Le Mannequin d’osier/X

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Calmann-Lévy (p. 173-186).


X


M. Worms-Clavelin avait retenu à déjeuner son vieux camarade, Georges Frémont, inspecteur des beaux-arts, en tournée dans le département. Quand ils s’étaient connus à Montmartre, dans des ateliers de peintres, Worms-Clavelin était très jeune et Frémont encore jeune. Ils n’avaient pas une idée commune et ne s’entendaient sur rien ; Frémont aimait la contradiction, Worms-Clavelin la supportait ; Frémont était abondant et violent en paroles, Worms-Clavelin cédait à la violence et parlait peu. Ils devinrent camarades, puis la vie les sépara. Mais, chaque fois qu’ils se retrouvaient, ils redevenaient familiers et se querellaient avec plaisir. Georges Frémont vieillissant, alourdi, décoré, pourvu, gardait encore quelque reste de sa première ardeur. Ce matin-là, assis à table, entre madame Worms-Clavelin en peignoir et M. Worms-Clavelin en veston de chambre, il contait à son hôtesse qu’il avait découvert dans les greniers du musée, où elle dormait dans la poussière et les décombres, une petite figure en bois de pur style français, une sainte Catherine habillée en bourgeoise du xve siècle, mignonne, d’une finesse d’expression merveilleuse et l’air si raisonnable et si honnête qu’il avait eu envie de pleurer en l’époussetant. Le préfet demanda si c’était une statue ou un tableau. Georges Frémont, qui le méprisait affectueusement, lui répondit avec douceur :

— Worms, n’essaie pas de comprendre ce que je dis à ta femme ! Tu es absolument incapable de concevoir le beau sous quelque forme que ce soit. Les lignes harmonieuses et les nobles pensées seront toujours inintelligibles pour toi.

M. Worms-Clavelin haussa les épaules :

— Tais-toi donc, communard !

Georges Frémont était, en effet, un ancien communard. Parisien, fils d’un fabricant de meubles du faubourg Saint-Antoine, élève des Beaux-Arts, ayant vingt ans lors de l’invasion allemande, il s’était enrôlé dans un corps de francs-tireurs que la défense n’employa point. Frémont ne pardonna pas à Trochu ce dédain. Lors de la capitulation, il fut des plus exaltés et cria avec les autres que Paris était trahi. Comme il n’était pas sot, il entendait par là que Paris avait été mal défendu, ce qui n’était pas douteux. Il était pour la guerre à outrance. Quand la Commune fut proclamée, il se mit de la Commune. Sur la proposition d’un ancien ouvrier de son père, le citoyen Charlier, délégué aux Beaux-Arts, il fut nommé sous-directeur adjoint au musée du Louvre. Ses fonctions n’étaient pas rétribuées. Il les remplit botté, avec des cartouches à la ceinture et, sur la tête, un chapeau tyrolien à plumes de coq. Les toiles avaient été roulées dès les premiers jours de l’investissement, mises dans des caisses et transportées en des magasins où il ne put jamais les découvrir. Il ne lui restait qu’à fumer des pipes dans les galeries transformées en corps de garde et à converser avec les citoyens gardes nationaux auxquels il dénonçait Badinguet comme coupable d’avoir stupidement détruit les Rubens par des nettoyages qui avaient emporté les glacis. Il portait cette accusation sur la foi d’un journal et sur la parole de M. Vitet. Les fédérés l’écoutaient assis sur des banquettes, leur flingot entre les jambes, et ils buvaient des litres dans le palais, car il faisait chaud ; mais lorsque les Versaillais eurent pénétré dans Paris par la porte démontée du Point-du-Jour, tandis que la fusillade se rapprochait des Tuileries, Georges Frémont vit avec inquiétude les gardes nationaux fédérés rouler des tonneaux de pétrole dans la galerie d’Apollon. Il les dissuada à grand’peine de badigeonner les boiseries pour les faire flamber, leur donna à boire et les congédia. Après leur départ, assisté des gardiens bonapartistes, il fit dégringoler les tonnes incendiaires au pied des escaliers et les poussa jusqu’à la berge de la Seine. Le colonel des fédérés en fut avisé et, soupçonnant Frémont de trahir la cause du peuple, il donna ordre de le fusiller. Mais les Versaillais approchaient, et, dans la fumée des Tuileries incendiées, Frémont s’enfuit fraternellement avec son peloton d’exécution. Dénoncé le surlendemain aux Versaillais, il fut recherché par la justice militaire comme ayant participé à une insurrection contre le gouvernement régulier. Et il sautait aux yeux que le gouvernement de Versailles était régulier, puisque, ayant succédé à l’Empire le 4 septembre 1870, il avait pris et conservé les formes régulières du précédent gouvernement, tandis que la Commune, qui n’avait jamais pu obtenir les communications télégraphiques sans lesquelles un gouvernement ne se régularise pas, se trouvait, défaite et massacrée, dans un état d’extrême irrégularité. De plus, la Commune était issue d’une révolution accomplie devant l’ennemi, et le gouvernement de Versailles ne pouvait lui pardonner cette origine qui rappelait la sienne. C’est pourquoi un capitaine de l’armée victorieuse, occupé à fusiller les insurgés du quartier du Louvre, fit rechercher pour le fusiller Georges Frémont qui, caché pendant quinze jours avec le citoyen Charlier, membre de la Commune, sous un toit du quartier de la Bastille, sortit ensuite de Paris, en blouse, un fouet à la main, derrière une voiture de maraîcher. Et tandis qu’un conseil de guerre, siégeant à Versailles, le condamnait à mort, il gagnait sa vie à Londres, en rédigeant pour un riche amateur de la Cité le catalogue de l’œuvre complet de Rowlandson. Intelligent, laborieux, très honnête, il se fit connaître et estimer de l’Angleterre artiste. Il aimait l’art avec passion, et la politique ne le tentait guère. Il restait communard par loyalisme et pour ne pas se donner la honte d’abandonner ses amis vaincus. Mais il s’habillait avec élégance et fréquentait l’aristocratie. Il travaillait rudement et savait tirer parti de son travail. Son Dictionnaire des monogrammes consacra sa réputation et lui rapporta un peu d’argent. Quand le dernier haillon des discordes civiles fut écarté, sur la proposition du bon Gambetta, quand l’amnistie fut votée, un gentleman débarqua à Boulogne, fier et souriant, sympathique, un peu fatigué par le travail, jeune, avec quelques cheveux gris, en tenue correcte de voyage et faisant porter une valise pleine de dessins et de manuscrits. Georges Frémont s’installa modestement à Montmartre et se fit très vite des amitiés d’artistes. Mais les travaux dont il avait largement vécu en Angleterre ne lui rapportaient en France que des satisfactions d’amour-propre. Gambetta lui fit donner une place d’inspecteur des musées. Frémont s’acquitta de ses fonctions avec beaucoup de conscience et d’habileté. Il avait un goût sincère et fin des arts. La sensibilité nerveuse qui, adolescent, l’avait ému devant les blessures de la patrie et qui, vieillissant, le troublait encore en face des misères sociales, l’intéressait aux expressions élégantes de l’âme humaine, aux formes exquises, à la belle ligne, à la tournure héroïque des figures. Avec cela, patriote même dans l’art, ne plaisantant pas sur l’école de Bourgogne, fidèle à la politique de sentiment, et comptant sur la France pour porter la justice et la liberté dans l’univers.

— Vieux communard ! répéta M. le préfet Worms-Clavelin.

— Tais-toi, Worms ! Tu as l’âme basse et l’esprit obtus. Tu ne signifies rien par toi-même. Mais tu es représentatif, comme on dit aujourd’hui. Juste ciel ! tant de victimes furent égorgées durant un siècle de guerres civiles pour que monsieur Worms-Clavelin devînt préfet de la République ! Worms, tu es au-dessous des préfets de l’Empire.

— L’Empire, reprit M. Worms-Clavelin, je le flétris, l’Empire ! D’abord il nous a conduits aux abîmes, et puis je suis fonctionnaire. Mais, enfin, on fait le vin, on cultive le blé, comme sous l’Empire ; on travaille à la Bourse, comme sous l’Empire ; on boit, on mange, on fait l’amour, comme sous l’Empire. Au fond, la vie est la même. Comment l’administration et le gouvernement seraient-ils différents ? Il y a des nuances, tu m’entends bien. Nous avons plus de liberté, nous en avons même trop. Nous avons plus de sécurité. Nous jouissons d’un régime conforme aux aspirations populaires. Nous sommes maîtres de nos destinées, dans la mesure du possible. Toutes les forces sociales se font équilibre, à peu près. Montre-moi un peu ce qu’on pourrait bien changer. La couleur des timbres-poste, peut-être… Et encore !… comme disait le vieux Montessuy. Non, mon ami, à moins de changer les Français, il n’y a rien à changer en France. Sans doute, je suis progressiste. Il faut dire qu’on marche, ne fût-ce que pour se dispenser de marcher. « Marchons ; marchons !… » Ce que la Marseillaise a dû servir à ne pas aller à la frontière !…

Georges Frémont regarda le préfet avec un mépris affectueux, cordial, attentif et profond :

— Tout est parfait, hein, Worms ?

— Ne me fais pas parler comme un imbécile. Rien n’est parfait ; mais tout se tient, s’étaye, s’entre-croise. C’est comme le mur du père Mulot, que tu vois d’ici, derrière l’orangerie. Il est gondolé, lézardé, il penche. Depuis trente ans, cet imbécile de Quatrebarbe, l’architecte diocésain, s’arrête devant la maison Mulot et, le nez en l’air, les mains derrière le dos, les jambes écartées, il dit : « Je ne sais pas comment ça tient ! » Les petits polissons qui sortent de l’école crient derrière lui, en imitant sa voix enrouée : « Je ne sais pas comment ça tient ! » Il se retourne, ne voit personne, regarde les pavés, comme si l’écho de sa voix était sorti de terre, puis il s’en va en répétant : « Je ne sais vraiment pas comment ça tient ! » Ça tient parce qu’on n’y touche pas, parce que le père Mulot ne fait venir ni maçons ni architectes et surtout qu’il se garde bien de demander conseil à monsieur Quatrebarbe. Ça tient parce que ça a tenu jusqu’ici. Ça tient, vieil utopiste, parce qu’on ne réforme pas l’impôt et qu’on ne revise pas la Constitution.

— C’est-à-dire que ça tient par la fraude et l’iniquité, répliqua Georges Frémont. Nous sommes tombés dans une citerne de honte. Nos ministres des finances sont aux ordres des banquiers cosmopolites. Et ce qu’il y a de plus triste, c’est que la France, la France antique libératrice des peuples, n’a souci désormais que de venger, en Europe, les droits des porteurs de titres. Nous avons laissé massacrer, sans même oser frémir, trois cent mille chrétiens d’Orient dont nous étions constitués, par nos traditions, les protecteurs augustes et vénérés. Nous avons trahi nos intérêts avec ceux de l’humanité. Tu vois, dans les eaux de Crète, la République nager parmi les Puissances comme une pintade dans une compagnie de goélands. C’était donc là que devait nous conduire la nation amie !

Le préfet protesta :

— Frémont, ne dis pas de mal de l’alliance russe. C’est la meilleure de toutes les réclames électorales.

— L’alliance russe, reprit Frémont en agitant sa fourchette, j’en ai salué la naissance avec une joyeuse espérance. Hélas ! devait-elle nous jeter, à son premier essai, dans le parti du sultan assassin, et nous conduire en Crète pour lancer des obus à la mélinite sur des chrétiens coupables d’une longue misère ? Mais ce n’est pas à la Russie, c’est à la haute banque, engagée sur les fonds ottomans, que nous avions souci de complaire. Et vous avez vu la glorieuse victoire de la Canée saluée par la finance juive avec un généreux enthousiasme.

— La voilà, s’écria le préfet, la voilà bien la politique de sentiment ! Tu devrais pourtant savoir où elle mène. Et je ne vois fichtre pas ce qui peut t’exciter en faveur des Grecs. Ils ne sont pas intéressants.

— Tu as raison, Worms, reprit l’inspecteur des Beaux-Arts. Tu as parfaitement raison. Les Grecs ne sont pas intéressants. Ils sont pauvres. Ils n’ont que leur mer bleue, leurs collines violettes et les débris de leurs marbres. Le miel de l’Hymette n’est pas coté à la Bourse. Les Turcs, au contraire, sont dignes de l’intérêt de l’Europe financière. Ils ont du désordre et des ressources. Ils payent mal et ils payent beaucoup. On peut faire des affaires avec eux. La Bourse monte. Tout est bien. Voilà les inspirations de notre politique extérieure !

Vivement, M. Worms-Clavelin l’interrompit, et le regardant avec un air de reproche :

— Ah çà ! Georges, ne sois pas de mauvaise foi : tu sais bien que nous n’en avons pas, de politique extérieure, et que nous ne pouvons pas en avoir.