Le Mannequin d’osier/XIV

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Calmann-Lévy (p. 258-270).


XIV


Le fiacre qui portait madame Worms-Clavelin dans Paris franchit la porte Maillot entre les grilles couronnées civiquement de fers de piques, près desquelles sommeillaient au soleil les gabelous poudreux et les bouquetières hâlées. Laissant à sa droite l’avenue de la Révolte, dont les cabarets bas, barbouillés de rouge, moisis, et les maigres tonnelles regardent la chapelle Saint-Ferdinand, agenouillée seule et petite au bord du morne fossé militaire plein d’herbe pelée et malade, il s’engagea dans la rue de Chartres, triste sous son éternelle poussière de pierres qu’on taille, et parvint aux belles voies ombreuses qui s’ouvrent dans le parc royal découpé maintenant en minces propriétés bourgeoises. Sur la chaussée paisible où le fiacre roulait pesamment entre deux rangs de platanes, par moments, dans le silence et la solitude, des bicyclistes, vêtus de clair, l’échine courbée, la tête fendant l’air, glissaient aux allures des bêtes rapides. En sa fuite aisée, leur vol allongé de grands oiseaux atteignait presque à la grâce par l’aisance des mouvements, presque à la beauté par l’ampleur des courbes décrites. Entre les troncs des arbres en bordure, madame Worms-Clavelin découvrait, derrière les grilles, les pelouses, les petits bassins, les perrons et les marquises de goût mince. Et elle rêvait vaguement d’habiter dans ses vieux jours une maison comme celles dont elle apercevait le plâtre clair et l’ardoise dans le feuillage, car elle était sage et modérée en ses désirs, et elle sentait naître au fond de son cœur le goût des poules et des lapins. Çà et là, dans les larges avenues, de grands bâtiments s’élevaient, chapelles, maisons d’éducation, maisons de retraite, maisons de santé, l’église anglicane et ses pignons d’un gothique froid ; les demeures pieuses, d’une gravité placide, une croix sur la porte et une cloche toute noire contre le mur, avec sa chaîne qui pendait. Puis le fiacre s’enfonça dans la région basse et déserte des pépiniéristes où les vitrages des serres brillent au bout des étroites allées de sable, où tout à coup se dressent les kiosques absurdes des constructeurs rustiques et les troncs d’arbres morts, imités en grès par un ingénieur ornemaniste pour jardins. On sent dans ce Bas-Neuilly la fraîcheur de la rivière prochaine, les vapeurs d’un sol humide encore des eaux qui y dormaient à une époque toute récente, disent les géologues, les exhalaisons des marécages sur lesquels le vent courbait les roseaux, il y a mille ou quinze cents ans à peine.

Madame Worms-Clavelin regarda par la portière : elle était près d’arriver. Devant elle, la pointe fine des peupliers qui longent le fleuve se levait au bout de l’avenue. La vie recommençait diverse et pressée. Les hauts murs, les toits à crête découpée se suivaient sans interruption. Le fiacre s’arrêta devant une grande maison moderne, construite avec une parcimonie visible et même avec lésine, au mépris de la grâce et de l’art, et pourtant décente et d’assez bon air, percée de fenêtres étroites, parmi lesquelles celles d’une chapelle se reconnaissaient au réseau de plomb qui reliait les pièces du vitrail. Sur cette façade plate et sans ornements, les traditions de l’art national et chrétien étaient rappelées très discrètement à la charpente du toit par les lucarnes en triangle surmontées d’un trèfle. Au fronton de la porte d’entrée, une ampoule était sculptée, figurant la fiole où fut renfermé le sang du Sauveur emporté dans un gant par Joseph d’Arimathie. C’était l’écusson des Dames du Précieux-Sang dont la congrégation, fondée en 1829 par madame Marie Latreille, fut reconnue en 1868 par l’État, grâce à la volonté favorable de l’impératrice Eugénie. Les dames du Précieux-Sang se vouaient à l’éducation des jeunes filles.

Madame Worms-Clavelin sauta de voiture, sonna à la porte qui s’entr’ouvrit avec prudence et circonspection et pénétra dans le parloir, tandis que la sœur tourière avertissait par le tour que mademoiselle de Clavelin était appelée auprès de madame sa mère. Le parloir n’était meublé que de chaises de crin. Sur le mur blanc, dans une niche, une sainte Vierge, peinte de couleurs tendres, l’air mièvre, ouvrait les mains, debout, les pieds cachés. La pièce, grande, froide, blanche, avait un caractère de calme, d’ordre, de rectitude. On y sentait une force secrète, une puissance sociale qui ne se montrait pas.

Madame Worms-Clavelin respira avec une grave satisfaction l’air de ce parloir, un air humide, mêlé d’une odeur de cuisine fade. Ayant traîné son enfance par les petites écoles bruyantes de Montmartre, sous des barbouillages d’encre et de confitures, dans un échange perpétuel de vilains mots et de vilains gestes, elle tenait en haute estime l’austérité de l’éducation aristocratique et religieuse. Elle avait fait baptiser sa fille pour qu’elle pût être admise dans un couvent distingué. Elle avait pensé : « Jeanne sera mieux élevée, et elle aura chance de faire un meilleur mariage. » Jeanne avait reçu le baptême à onze ans, dans un grand secret, parce qu’on était alors sous un ministère radical. Depuis, la République et l’Église s’étaient rapprochées l’une de l’autre. Mais, pour ne point mécontenter les purs du département, madame Worms-Clavelin cachait que sa fille fût élevée chez des religieuses. Le secret pourtant en avait été surpris, et parfois la feuille cléricale du département publiait un filet que le conseiller de préfecture, M. Lacarelle, mettait, entouré d’un trait de crayon bleu, sous les yeux de M. le préfet, qui lisait :


Est-il vrai que le juif persécuteur, placé par les francs-maçons à la tête de l’administration départementale pour combattre Dieu parmi nos populations fidèles, fait élever sa fille dans un couvent ?


M. Worms-Clavelin haussait les épaules et jetait le journal au panier. Le surlendemain, le rédacteur catholique insérait un nouveau filet, comme on pouvait s’y attendre après avoir lu le premier.


J’ai demandé au préfet juif, Worms-Clavelin, s’il était vrai qu’il fît élever sa fille dans un couvent. Ce franc-maçon ne m’ayant pas répondu, pour cause, je ferai moi-même la réponse à ma question. Ce juif honteux, après avoir fait baptiser sa fille, l’a mise dans une maison d’éducation catholique.

Mademoiselle Worms-Clavelin est à Neuilly-sur-Seine, élevée par les dames du Précieux-Sang.

C’est plaisir de voir comme ces gaillards-là sont sincères !

L’éducation laïque, athée, homicide, c’est bon pour le peuple qui les nourrit !

Que les populations sachent de quel côté sont les tartufes !


M. Lacarelle, conseiller de préfecture, encadrait le filet au crayon bleu et mettait la feuille déployée sur le bureau du préfet, qui la jetait dans sa corbeille. M. Worms-Clavelin avertissait les feuilles officieuses de ne point engager de polémique. Et cette petite affaire tombait dans l’oubli, dans l’insondable oubli, dans la nuit sans mémoire où s’enfoncent tour à tour, après un moment d’éclat, les hontes et les gloires, les beautés et les scandales du régime. Madame Worms-Clavelin, considérant la force et la richesse de l’Église, avait tenu la main énergiquement à ce que Jeanne fût laissée à ces religieuses qui donnaient à la jeune fille des principes et des manières.

Elle s’assit, très modeste, cachant ses pieds sous sa robe, comme la Vierge blanche, rose et bleue de la niche, et tenant du bout de ses doigts, par le fil, la boîte de chocolat qu’elle apportait à Jeanne.

Une grande fillette entra en coup de vent dans le parloir, longue dans sa robe noire, ceinte du cordon rouge des « moyennes ».

— Bonjour, maman !

Madame Worms-Clavelin l’examina avec une tendresse maternelle et aussi l’instinct de maquignonnage qu’elle avait, l’attira à elle, lui regarda les dents, la fit tenir droite, observa la taille, les épaules, le dos, et parut satisfaite.

— Mon Dieu ! que tu es grande ! Tu as des bras d’une longueur !…

— Maman, ne m’intimide pas. Je ne sais déjà pas où les mettre.

Elle s’assit et joignit sur ses genoux ses mains rouges. Elle répondit avec ennui et gentillesse aux questions que sa mère lui fit sur sa santé, aux instructions hygiéniques, aux recommandations relatives à l’huile de foie de morue. Puis elle demanda :

— Et papa ?

Madame Worms-Clavelin fut presque surprise qu’on lui demandât des nouvelles de son mari, non qu’elle eût elle-même de l’indifférence pour lui, mais parce qu’elle n’imaginait point qu’on pût rien dire de nouveau sur cet homme stable, immuable, permanent, qui n’était jamais malade et qui ne faisait, ni ne disait jamais rien de singulier.

— Ton père ? Qu’est-ce que tu veux qui lui arrive ? Nous sommes de première classe. Et nous n’avons pas envie de changer.

Elle songea tout de même qu’il faudrait bientôt penser à s’assurer une retraite convenable, soit une trésorerie générale, soit plutôt le conseil d’État. Et ses beaux yeux se voilaient de rêverie. Sa fille lui demanda à quoi elle pensait.

— Je pense qu’un jour, nous pourrions revenir à Paris. J’aime Paris, moi. Mais nous y serions si peu de chose !

— Pourtant papa a des capacités. Sœur Sainte-Marie-des-Anges l’a dit en classe. Elle a dit : « Mademoiselle de Clavelin, votre père a déployé de grandes capacités administratives. »

Madame Worms-Clavelin secoua la tête.

— C’est qu’il faut beaucoup d’argent pour avoir un état de maison à Paris.

— Tu aimes Paris, toi, maman. Moi j’aime la campagne.

— Tu ne la connais pas, ma chérie.

— Mais, maman, on n’aime pas que ce qu’on connaît.

— Il y a tout de même quelque chose de vrai dans ce que tu dis là.

— Tu ne sais pas, maman ?… J’ai eu le diplôme d’honneur pour ma composition d’histoire. Madame de Saint-Joseph a dit que j’étais la seule qui avais traité le sujet à fond.

Madame Worms-Clavelin demanda mollement :

— Quel sujet ?

— La Pragmatique Sanction.

Madame Worms-Clavelin demanda, cette fois avec l’accent d’une surprise véritable :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est une faute de Charles VII. C’est même sa faute la plus grave.

Madame Worms-Clavelin trouvait cette réponse obscure. Elle s’en contentait néanmoins, ne prenant aucun intérêt à l’histoire du moyen âge. Mais Jeanne, pleine de son sujet, poursuivit gravement :

— Oui, maman. C’est la faute capitale de ce règne, une violation flagrante des droits du Saint-Siège, une spoliation criminelle du patrimoine de Saint-Pierre. Cette faute fut heureusement réparée par François Ier… À propos, tu ne sais pas, maman ? la gouvernante d’Alice, nous avons découvert que c’était une ancienne cocotte…

Avec une pressante énergie madame Worms-Clavelin invita sa fille à ne plus faire, avec ses compagnes, des recherches de cette nature :

— Tu es parfaitement ridicule, Jeanne ; tu dis des mots sans te rendre compte…

Jeanne garda un silence mystérieux ; puis soudain :

— Maman, j’ai à te dire que mes pantalons sont dans un état que c’est une horreur. Tu sais, le linge, ça n’a jamais été ta préoccupation dominante. Je ne t’en fais pas un reproche ; on est pour le linge, ou pour les robes, ou pour les bijoux. Toi, maman, tu es pour les bijoux. Moi, je suis pour le linge… Et puis nous avons fait une neuvaine. J’ai bien prié pour toi et pour papa, va ! Et puis j’ai gagné quatre mille neuf cent trente-sept jours d’indulgences.