Le Mari passeport/XIX

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Éditions Jean Froissard (p. 157-167).

LA PRISON


Je me penche sous le lit pour appeler doucement M… fils. Mais ma voix ne sort pas. Ma bouche est sèche comme un four et ma langue adhère au palais. Du doigt, je la décolle. Certes, devant le danger, on se multiplie. J’ai répondu avec aisance. Mieux, j’ai trouvé dans ma mémoire des mots arabes qui ne font pas partie de mon vocabulaire coutumier, assez restreint. Le péril donne de la vigueur et j’ai fait face. Mais rien n’est fini et les heures prochaines m’épouvantent. M… fils me fait l’inouïe proposition de faire une sortie. Il brandit un poignard arabe et mime des gestes offensifs. J’ai du mal à le calmer et à lui prouver que, s’il parvient au mieux à abattre deux ou trois hommes, et encore ont-ils tous l’habitude de ces corps à corps, il en restera vingt ou trente pour nous tuer.

M… fils me dit alors gentiment : « Reposez-vous pendant que je veillerai, demain vous aurez besoin de toutes vos forces. »

C’est la seule chose à faire en effet. Nous nous allongeons côte à côte, très doucement et tout habillés, sur le même lit, pour pouvoir converser avec le minimum de bruit. La veillée commence, angoissante.

Mon compagnon me dit que, la semaine précédente, le gouverneur de Médine a attaché par les bras à la queue d’un cheval un homme coupable d’adultère. Il va de soi que le malheureux a été horriblement mutilé.

À deux heures l’appel du muezzin est accompagné par des bruits d’armes dans notre couloir. La police prie aussi. Devant mes fenêtres, des soldats vont et viennent et dans le hall des conversations se poursuivent à voix basse. Sans doute les chefs de la police prennent-ils le café ou jouent-ils aux dés.

Par un vasistas grillagé, les gardes qui occupent la chambre voisine plongent chez moi. Mais ils ne peuvent nous voir dans le noir et sous la moustiquaire. Chaque fois que je parle, je tire la tête de M… fils par les cheveux et murmure, la bouche appliquée à son oreille.

L’aube pointe enfin. Saïd Bey trouve que le moment des politesses est passé. À travers la porte il m’interpelle. J’entrebâille la porte et glisse ma tête terrifiée dans le couloir.

Il crie :

— Prépare-toi. Je t’emmène.

Je dis fiévreusement :

— Soit. Allons voir Soleiman et tu verras qu’il ne m’accusera pas.

— Plus tard, maintenant il te faut seulement me suivre.

Pas de discussion, il est buté et dur comme un roc. Je repousse la porte et arrange mon voile. J’arrange aussi ma valise. Mon camarade me reproche de ne l’avoir point présenté au chef de la police. Je souris malgré moi, comme si l’heure était aux présentations quand le pire nous guette.

On ne sait pas qu’il est là. Si cependant je pouvais habituer Saïd Bey à sa présence et agir de telle sorte qu’il la trouve normale… Ensuite, il pourra paraître aux yeux de la garde sans provoquer, du moins je l’espère, les réactions de courroux qui finiraient par notre commun lynchage.

Je rentr’ouvre la porte et, par un signe du doigt, j’appelle Saïd Bey. Deux ou trois fidèles policiers le suivent. Je les repousse en leur faisant comprendre que je veux parler en tête-à-tête avec leur chef. Dès qu’il est entré, le plus naturellement du monde, je lui indique mon compagnon qui prend un air sauvagement renfrogné. Il semble à peine pouvoir se tenir de bondir. Il oublie que, dans une telle situation, les secours de la diplomatie sont notre seule chance de salut.

— « Shouf » !… regarde…

Et Saïd Bey regarde, de tous ses yeux écarquillés qui fixent M… fils. Un rictus cruel découvre ses dents noires comme sa peau, l’expression de sa figure se durcit encore, sa haine, sa colère, sa stupeur sont intenses. Le corps crispé, la tête tendue en avant, il articule par saccades : « Min… Min ?… Qui est-ce ?… Quel est cet homme ? Que fait-il dans ta chambre ? »

— C’est le fils du Délégué de France, il est venu passer la soirée avec moi. J’avais peur toute seule et il n’a pu repartir puisque tu étais là.

Pas de réponse, mais la figure devient de plus en plus féroce… et petit à petit, derrière lui, on pousse la porte. Quelques policiers entrent, je veux les renvoyer, mais Saïd Bey me fait signe de les laisser venir. Les figures sont expressives, sauvages. Toutefois le chef ne bouge pas, et tous, à son exemple, se maîtrisent. Silence, mépris plus tragique que des injures ou des coups. Par la porte, dans la pénombre du jour naissant, brille le filet argenté des baïonnettes.

Je fais l’interprète, car Saïd Bey demande :

— Me connaît-il ?

Buté, M… fils répond : « Non ».

Saïd Bey articule :

— Moi, je le connais, monte-t-il à cheval ?

M… fils : « Oui ».

— Il a monté le cheval du directeur de la police, le mien, et, puisque je le connais, je sais qu’il a un passeport diplomatique. Il est libre.

Mon camarade ne bouge pas, j’ai envie de pousser, c’est une chance inespérée que celle de pouvoir prévenir le consulat.

— Je ne veux pas vous laisser seule, insiste-t-il doucement. Dieu sait où ils vont vous emmener et ce qu’ils feront de vous.

— Évidemment, mais vous n’y pouvez rien. Mon seul espoir de salut est M. votre père, partez vite lui dire tout, je vous en supplie.

Puis je me révolte contre le mudir Cherta qui veut me saisir et je m’écrie :

— Où vas-tu m’emmener ? Que vas-tu faire ? Je ne veux pas partir avec toi, j’ai peur !

Avec son effrayant sourire et l’inaltérable politesse de l’Oriental, il me répond : « N’aie pas peur avec mol, tu es ma sœur ! » (sic).

Quelle résistance opposer à cette forte douceur ? Cet homme convaincu de ma culpabilité, convaincu de ma prochaine exécution m’appelle : « ma sœur » !

Je souris et, voulant être à hauteur d’une situation sans issue, je pose ma main sur son bras en ajoutant :

— J’ai confiance en toi, je te suis.

Les policiers bourrent avec moi les valises (j’ai celle de Soleiman et la mienne), tassent tout avec leurs poings ou leurs talons, le mur d’armes s’entr’ouvre.

Je traverse le hall, la tête haute, je descends des marches et je réalise assez mal ce qui se passe, jusqu’au moment où je me trouve dans une auto. Saïd Bey est à côté de moi. Près du chauffeur, sur les marchepieds, des grappes de soldats et de policiers s’installent, armés jusqu’aux dents.

L’auto démarre, nous longeons la légation de l’Irak, celle de France… puis-je m’échapper, sauter de l’auto ? Mais, en admettant que je ne me casse pas une jambe en tombant, je serais immédiatement abattue par ces gens armés.

En outre, il est si tôt que les portes sont encore fermées et il me faudrait, pour réussir, entrer en trombe. D’ailleurs, c’est fini, le consulat de France n’est plus devant moi, l’auto est arrêtée devant une petite maison blanche, surplombante, appuyée dans la mer Rouge par quelques pilotis. Le premier étage est encerclé d’un balcon qui lui donne l’aspect inattendu d’une petite villa.

La garde m’entoure immédiatement, tandis que je franchis le seuil de la prison. Je passe la première, les soldats se mettent au garde-à-vous quand j’accède au premier balcon-terrasse. Une sentinelle me fait alors signe de continuer plus loin. J’escalade un escalier ajouré, une véritable échelle, pour aboutir dans une grande pièce, aveuglante de soleil et de lumière. Aucun moucharabieh ne diminue le jour. Cette clarté me donne un âpre sentiment de liberté et de vie en comparaison des derniers jours du harem. Et pourtant, cette fois-ci, je suis prisonnière pour de bon.

Saïd bey s’avance, puis, solennel, s’assied derrière son bureau. Il m’indique d’un geste la fenêtre sur la mer où il me conseille de respirer : « Awa koyes », le bon vent.

J’en use à profit. Assise sur le rebord, j’aspire à pleins poumons cet air salin. N’ai-je pas à m’approvisionner de forces pour la lutte que je vais avoir à soutenir ?

Pendant près d’une heure, tout le monde semble avoir oublié ma présence. Je compte le temps que mettent à mourir les ondulations marines, je regarde au loin. Il y a des navires en rade et je réfléchis à la possibilité de les rejoindre à la nage. Mais c’est un rêve vain. Ils sont à trois, quatre, six kilomètres… Et, en vérité, je divague tout à fait, car quelle distance me laisseraient franchir les requins ?

Mais M… fils a été libéré. Il est rentré au Consulat et son père va venir. Toute mon espérance repose sur lui.

Puis je pense à mon petit carnet rouge, qui contient toutes mes impressions et mes pensées sur chacun. C’est le résumé de mon voyage. Je demande à disparaître un court instant. On me le permet, mais deux sentinelles m’accompagnent et m’encadrent. J’allais oublier que je suis arrêtée. Cela me rappelle ma situation.

Une fois seule, au lieu dit, je glisse toutefois sur mon ventre le petit carnet rouge tenu par ma ceinture.

De nouveau une agitation inimaginable emplit le bureau de police. Ce sont des allées et venues de soldats, accompagnées du vacarme qui est en tous pays proprement militaire : chocs de crosses, appels du pied, claquement de talons, répétés chaque fois que le directeur de la police entre ou sort.

Le téléphone sonne sans répit. Ce doit être l’hôpital, les médecins, les gens au chevet de Soleiman…

J’entends des phrases entrecoupées :

— Vous venez ?

— Oui, elle est ici.

— On lui a saisi sa valise.

— Elle nie le crime.

Maintenant, ce sont des grincements de voiture qui montent du dehors, avec des voix nombreuses et des résonances de klaxons. On gravit pesamment l’escalier et trois hommes entrent dans la pièce où je suis.

Tous trois sont grands, soignés, élégants, ils ont la peau fine et le visage encadré de boucles noires… L’un d’eux est étonnant, avec son teint trop pâle, son nez pincé, ses yeux vitreux à fleur de tête. L’instinct qui me trompe rarement me dit que c’est un redoutable ennemi. Ce sont des médecins. Ils se réunissent avec Jaber Effendi, sous-directeur de la police, et se mettent à chuchoter loin de moi en me jetant de temps à autre des regards pleins de menaces.

Je les écoute et crois comprendre que Soleiman irait mieux. Nouveau bruit d’auto et tumulte renouvelé dans l’escalier.

Voici le Moudir Cherta lui-même.

Il est calme et impassible. Au moment où il rentre, tout le monde se rue vers lui. Et moi, je fais de même et je m’accroche à son bras que je secoue pour qu’il me réponde.

— As-tu vu Soleiman ?

Tous sont stupéfaits de mon audace. On me regarde évidemment avec une horreur mitigée de respect.

Le Moudir Cherta est le grand chef de la police. Il consent à me répondre :

— Oui, je l’ai vu. Il a même vomi devant moi.

Et il mime la nausée.

— Pourquoi ne me mènes-tu pas le voir ?

— Il a la tête fatiguée et la fièvre.

— Dit-il toujours que c’est moi qui l’ai empoisonné ?

— Oui, il t’accuse toujours.

— Alors, il est très fâché contre moi ?

— Non, il parle très bien de toi.

Je n’y comprends rien. Les docteurs écoutent, bouche bée, l’air féroce, prêts à punir mon impudence. L’un d’eux s’avance et, me regardant droit dans les yeux, articule :

— Soleiman t’accuse de l’avoir empoisonné. De plus, trois camarades de chambre certifient l’avoir vu prendre vers dix heures du soir une poudre rouge délayée dans de l’eau. Ces trois Arabes s’informant de ce qu’il avalait, il a répondu : « Zeînab m’a donné cela pour me purger ».

— Sans hésiter, je réponds : C’est faux. Je suis sûre que Soleiman n’a jamais dit cela.

— En plaisantant, Soleiman a aussi ajouté : « Peut-être que Zeînab aime un autre homme et qu’elle me donne cela pour se rendre libre ».

C’est trop bête et je questionne, indignée :

— Les témoins ont-ils dit cela avant ou après mon arrestation ?

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’ils l’ont certes inventé après coup. S’il avait craint quelque chose, il n’aurait évidemment pas bu. Il se méfie de tout au monde. Maintenant, l’imagination aidant, des témoins vont affirmer comme vrai tout ce qu’on voudra leur faire dire.

Un médecin s’avance :

— On a trouvé près de son lit une pilule très petite. Il dit en avoir avalé une semblable. Il les tenait de toi. Dis-nous ce que c’est.

Je hausse les épaules, je sais que rien de tout cela n’est vrai. Soleiman n’aurait pas pris des drogues remises par d’autres, et il y a huit jours que je lui ai donné pour le mal de tête un cachet de kalmine et des pastilles purgatives achetées à Suez.

Ce n’est pas cela qui a pu l’empoisonner.

Mais les médecins aperçoivent ma valise :

— Ce sont tes affaires ?

— Oui !

Ils se jettent dessus. Là se trouve certainement la preuve de mon crime. Ils farfouillent hâtivement, s’arrachant les objets des mains.

Enfin, l’un d’eux brandit une boîte de cacao :

— La poudre brune qui était destinée à Soleiman. La voilà.

Je leur expose, comme je puis, que c’est une nourriture très concentrée, qui se délaye dans le lait ou l’eau chaude et que j’emportais pour la traversée du désert.

Je veux en manger devant eux, pour prouver ainsi que c’est innocent, mais ils m’arrachent la boîte.

Maintenant ils me questionnent sur ma poudre de visage. Je leur secoue en manière de démonstration la houpette sous le nez.

Il faut également expliquer le bâton de rouge, le fard, et même le vernis à ongles. Ils sont sidérés de l’utilisation de tous ces produits.

Saïd bey me regarde hautainement et dit avec mépris :

— Tout pour la figure…

Enfin, on met la main sur une centaine de cachets de Kalmine, et voici les pastilles laxatives. Elles sont saluées par des cris de triomphe, féroces et exaltés.

Je continue mes explications qui, en d’autres circonstances, seraient comiques, mais je ne dois pas oublier que je joue ma vie.

Je prends le purgatif et me tape l’estomac en criant :

— « Botné nédif » (ventre propre).

Il est plus ingrat de fournir une explication valable des propriétés de la Kalmine. Je tente d’exposer, en faisant des signes cabalistiques sur ma tête, que cela calme la migraine.

Ils ne sont pas convaincus, tout ce que je leur dis leur semble louche.

Mais le contenu des cachets est peut-être la soi-disant poudre rouge qui empoisonna Soleiman ? J’ouvre un cachet. La poudre est en effet rose pâle. Stupeur. Je demande de l’eau. Qui sait, si la poudre ne deviendra pas plus foncée une fois dissoute ?

Le chef demande au chaouich (agent de police) d’apporter une tasse à café, avec quelques gouttes d’eau…

La couleur s’accentue.

Je me sens si désireuse de prouver mon innocence que je ferais n’importe quoi pour cela. Et, afin d’établir sans conteste l’innocuité de la Kalmine, je vais avaler le contenu de la tasse.

Je ne suis pas assez prompte. Trois mains terrifiées me retiennent, et on jette avec précaution le tout à la mer.

Pour persuader ces hommes emplis de doute et de soupçons, je voudrais tout prendre ensemble, le cacao, les cachets, les pastilles… Mais on craint les accidents et le suicide. Enfin, un chaouich, avec de risibles précautions, comme s’il s’agissait de dangereux explosifs, emporte tous mes produits de beauté, mes remèdes et mes aliments…

La fouille de ma valise continue. Mais le médecin pâle me surveille et me bouscule. Il s’imagine que je veux dissimuler quelque chose.

Je me recule en l’injuriant : méchant, imbécile, tu ne comprends rien. Je voulais faciliter votre travail et vous faire comprendre toutes ces choses qui vous sont inconnues.

Comme on me tâte pour voir si je ne cache rien, on me saisit mon fameux carnet rouge. J’arrache deux petits talismans que je porte toujours sur le cœur et je les jette par terre de dépit, d’impuissance en m’écriant : « C’est pour la (bart) chance, je n’en veux plus ».

Ces hommes dignes se mettent à quatre pattes, pour ramasser ces gris-gris, tandis que j’éclate d’un rire nerveux, à la pensée des réactions que vont provoquer les signes cabalistiques qui recouvrent le parchemin. Après avoir enfin retourné dans tous les sens mes porte-bonheur incompréhensibles, ils font semblant de croire les explications que je donne.