Le Mariage d’Hermance/01

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Paul Lacomblez, éditeur (5p. 7-24).


I


Ce matin-là, Pierre Dujardin eût bien voulu s’étirer quelques minutes encore dans ce demi-sommeil conscient et voluptueux de la paresse bien portante.

Mais un si beau soleil dorait le store de sa fenêtre, les moineaux faisaient un tel tapage dans la gouttière qu’il craignit de s’être desheuré :

— Diable, se dit-il, j’ai rudement dormi ! Je vais arriver en retard au ministère…

Néanmoins, il s’accordait quelques secondes de grâce quand il s’avisa qu’un délicieux parfum de café vaguait par la chambre :

— Oh, oh !

Il sauta du lit, s’habilla prestement et descendit dans la salle à manger où un magnifique « pain à corinthes » lui fit pousser une exclamation de joyeuse surprise :

— Du cramique ! Hé, que je suis bête ! Parbleu, mais c’est dimanche !

Aussitôt, toute hâte le quitta et il déploya sa serviette avec un soupir d’aise.

Il aimait que ce fût dimanche ; cela l’enchantait plus que les autres fois, tant il se sentait aujourd’hui d’humeur à flâner.

— Monsieur n’attendra pas Monsieur et Madame ? demanda un vieux domestique en petite livrée.

— Ni Mademoiselle ! repartit vivement le jeune homme. Non, non, mon bon Félix, servez tout de suite.

Il déjeuna lentement, de grand appétit, heureux d’être seul ; il parcourut ensuite quelques revues ; puis, la cigarette aux lèvres, il descendit le perron pour saluer les premières pousses des lilas et les jeunes rhubarbes.

Malgré que le petit jardin fût emmuré et plein d’ombre, il y régnait une bonne tiédeur ; ravi de la température, Pierre inspecta le ciel bleu et pensa qu’il faisait un admirable temps pour la photographie :

— Allons charger mon kodak, se dit-il, et partons pour la ville ; grand’mère ne m’attend tout de même qu’à midi…

Pierre Dujardin était un jeune homme de vingt-cinq ans, bien proportionné, d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne. Il avait des cheveux blonds, des yeux gris ou verts selon la couleur du temps.

Sans être régulier ni d’une bien fine arête, son nez ne déparait rien. Les joues étaient modérément pleines et colorées. Sa moustache, tirant sur le fauve, ombrait une bouche charnue, un peu large, mais qui s’ouvrait sur des dents soignées.

Enfin, une courte barbiche allongeait cette figure banale qui n’eût certainement fait se retourner personne.

À ce portrait sommaire, les gens qui jugent vite reconnaissent sans doute un plébéien. Ils n’ont pas tout à fait tort et ne se trompent qu’à demi.

Pierre Dujardin était né dans une opulente demeure du Quartier-Léopold, qu’il habitait avec ses parents et sa sœur cadette Adrienne.

Son père, issu de riches bourgeois vaguement apparentés à des hobereaux de province, avait servi jadis dans la cavalerie ; ruiné par une vie de luxe et de parade, réduit à ses maigres appointements d’officier, il avait démissionné à trente-quatre ans pour épouser Mlle Vermeulen, fille d’opulents brasseurs établis autrefois dans les environs de la place Saint-Géry, tout contre la Senne.

Ce mariage, sans abolir ses grands airs, avait du moins tempéré la fougue d’une jeunesse dissipatrice ; le prodigue s’était amendé jusqu’à devenir un habile administrateur, qui avait su doubler le bien de sa femme en l’espace de quelques années.

Aujourd’hui, âgé de soixante ans, il posait au gentilhomme terrien et faisait belle figure dans le monde ; personne ne lui tenait plus rigueur d’une mésalliance qui lui avait donné la richesse en même temps qu’une femme avouable et non dépourvue d’ambition. De fait, la vanité de Mlle Vermeulen s’était tout de suite accordée avec la sienne ; quelques mois de mariage avaient suffi pour déjargonner cette fille de petits bourgeois et lui apprendre le baragouin de la bonne société.

Mme Dujardin était bien accueillie dans le noble quartier. Elle avait un salon fort suivi où ne se débitaient pas plus de lieux communs que dans les autres. Elle recevait sans parcimonie ; on dînait, on ballait chez elle deux ou trois fois par hiver. L’embonpoint de ses quarante-cinq ans se contenait encore dans les limites d’une certaine élégance ; elle avait même un brin de majesté. Au surplus, elle conservait une fraîcheur de teint, une sorte de printemps de visage qui prévenait en sa faveur. Au fond, et malgré ses glorioles, elle était assez bonne dame, suffisamment maternelle, surtout à l’égard de sa fille qui était bien la plus prétentieuse petite personne que l’on pût imaginer.

Blonde, rose comme un Saxe, Mlle Adrienne passait pour jolie, bien qu’elle eût la bouche mince et perfide. À peine sortie de pension, elle s’était élancée dans le monde où sa réputation d’héritière lui avait tout de suite valu une cour empressée. Éducation de couvent, c’est-à-dire dénuée de toute culture intellectuelle, elle se tenait néanmoins pour une demoiselle accomplie parce qu’elle portait la toilette à ravir et savait tous les pas de danse, jusqu’au stupide Washington Post. C’était la frivolité même. On la rencontrait aux premières, aux ouvertures de salons, au concours hippique, partout où les femmes paradent, paonnent et perruchent. Il va sans dire qu’elle affectait un petit accent anglais et que rien ne lui plaisait comme se promener à travers la ville avec une raquette de tennis, ce qui est un signe de noble désœuvrement dont s’irrite parfois le travailleur qui passe, à moins qu’il n’en sourie de pitié.

Avec cela, hautaine, contredisante, dure de regard et de cœur.

Infatuée de son nom et de ses grâces, elle s’était promis de n’épouser qu’un homme à particule.

Tout autre était son frère. On a vu que Pierre Dujardin ne se distinguait par aucun « chic » de tournure ni de visage, qu’il était en somme le premier venu. Sous le rapport moral, il pouvait paraître tout aussi fongible aux yeux des gens inattentifs ou qui ne rangent pas la simplicité au nombre des plus belles vertus.

Pierre ne s’en faisait pas plus accroire sur ses mérites intellectuels qu’il n’était vain de son médiocre physique. De bonne heure, il s’était jugé avec assez de clairvoyance pour s’interdire sévèrement d’avoir jamais aucune prétention. Il avait médité en classe sur le « quid ferre recusent, quid valeant humeri » d’Horace.

Écolier studieux, assez épris de littérature et d’art, toute son application ne réussit qu’à lui faire obtenir et garder une place honorable dans le juste milieu de sa division.

Son père désirait qu’il fît carrière dans les armes ; mais il avait pour le chiffre une aversion instinctive dont il se blâmait sans parvenir à la surmonter ; donc, il préféra terminer ses humanités et faire son droit, bornant plus tard son ambition à se « caser » dans un ministère : déchéance grave au regard des siens qui n’admettaient point qu’un fils de famille asservît son existence dans une profession vulgaire.

Pierre Dujardin s’acquittait de ses besognes bureaucratiques avec ponctualité ; ses chefs l’estimaient pour son humeur égale et son bon sens. Sérieux, réservé jusqu’à en paraître froid au premier aspect, il n’avait pas le moindre goût pour les habitudes des jeunes gens de son âge et de sa classe. Figurez-vous qu’il dédaignait le jeu, les courses, les femmes ! Le monde lui était insupportable ; il fuyait les bals et les soirées.

Sa garde-robe n’était composée que d’un très petit nombre de costumes d’une coupe simple, rationnelle. Il ne voulait connaître aucun des raffinements de toilette du dandy moderne. Foin du paletot évasé en cloche ; foin surtout de ce col rabattu qui vous emprisonne le cou jusqu’aux oreilles et semble un supplice mandchou. Il nourrissait contre le haut de forme — terrible casque qui marque les tempes comme le serre-tête de la question espagnole — une antipathie voisine de l’horreur et ne s’en coiffait avec dégoût qu’à la toute dernière extrémité.

Enfin, chose encore plus digne de remarque, il ne tenait jamais sa canne ou son parapluie à l’envers mais bien par le côté de la pomme ou du manche.

Bref, Pierre Dujardin était tout le contraire d’un chicard. Il ne faisait rien à rebours ni à contre-sens, selon la méthode moderne. On eût dit qu’il s’étudiait à ce que dans son vêtement, dans son attitude comme dans son caractère, nul détail ne tranchât sur l’ordinaire et ne le fît remarquer. Tout en lui était aisé, naturel, de sorte qu’il semblait, pour les siens, un être parfaitement saugrenu, une manière de paysan incorrigible.

Son père s’était nettement désintéressé d’un bureaucrate qui ne pouvait lui faire honneur ; personne ne le rencontrait jamais avec cet « employé ». Sa mère, moins froide à son égard, plus indulgente à cette simplicité qu’elle considérait comme une tare de nature, ne lui témoignait cependant qu’une affection mesurée et intermittente.

Quant à sa sœur, elle lui en voulait rageusement d’une inélégance qui pouvait rejaillir sur sa personne, croyait-elle, et lui causer le plus grand tort. Elle avait toujours rêvé d’un frère pareil à ceux de ses amies, d’un dameret précieux et musqué qui accompagne sa sœur au bal et favorise ses petits manèges de Célimène. Mais que faire d’un tel lourdaud qui ne savait rien dire, qui s’obstinait à se cravater comme un bourgeois et, dans sa stupidité, ne trouvait aucun agrément aux jolis plaisirs du high-life ! Impossible de le « décrasser », de le convertir à la mode ; aussi Mlle Adrienne avait-elle renoncé à l’utiliser, tant le sans façon de ce rustaud lui donnait à rougir.

Conscient de la déplaisance qu’il inspirait à sa famille, le jeune homme ne s’en attristait pas outre mesure. Il lui suffisait de penser que ses parents ne le comprenaient guère, pour qu’il pardonnât à leur froideur. Que lui importait du reste d’être choyé par ces personnes dont la vanité primait tous les sentiments et qui l’eussent peut-être volontiers renié comme on fait d’un bâtard !

Et puis, n’avait-il pas une grand’maman, bonne vieille femme, bien bourgeoise elle, dont la vive tendresse l’aurait consolé, à supposer que l’indifférence des siens l’eût comblé de peine ?

En vérité, Pierre Dujardin n’était pas en communion de nature ni de sentiments avec la classe de la société où le hasard l’avait fait naître. Pour tout dire, il avait une âme peuple que décelaient avec évidence sa figure placide, ses allures ingénues, ses aspirations raisonnables et bornées. Il se sentait comme dépaysé dans ce quartier aristocratique, coupé de grandes rues solennelles. C’est la ville basse qu’il aimait, qui l’attirait invinciblement ; c’est à elle qu’il consacrait ses loisirs, toutes ses errances de promeneur. Là, sa poitrine se dilatait, respirait plus large.

Muni de son kodak, il partait à la découverte dans l’ancien Bruxelles : il en photographiait les rues pittoresques, les demeures patrimoniales, les marchés fourmillants, la multitude et ses types tranchés. L’une de ses plus chères distractions, par les dimanches de gai soleil, était de se baigner dans la foule qui inonde la Grand’Place et les rues avoisinantes. Ce contact avec le populaire dégourdissait sa pensée, lui communiquait une sorte de fièvre heureuse ; il jouissait intensément et s’exaltait à la vue de l’admirable décor au milieu duquel bruyait cette marée humaine.

Puis, il gagnait des lieux plus tranquilles, tels que la place Saint-Géry où le ramenaient sans cesse des souvenirs de sa plus lointaine enfance. C’était là que s’élevaient jadis la maison et la brasserie de ses grands-parents maternels, bâtiments séculaires que l’exécution du plan Anspach avait rasés avec bien d’autres, pour édifier sur leur emplacement tout un quartier nouveau.

Il se rappelait ses visites, ses jeux dans le grand jardin margé par la Senne. Comme il s’était voluptueusement roulé dans l’herbe de ses larges pelouses ! Avec quelle douceur il se souvenait des « tours de jardin » auxquels le conviait son grand-père !

Il allait, suspendu à la veste du brave homme. Et le vieux lui nommait tous les arbres, comme faisait Laërte en se promenant avec le petit Ulysse dans son verger d’Ithaque. Il lui disait :

— Tiens, Fiston, je te donne ce gros poirier qui porte de si bonnes bergamotes. Et je te donne ce pommier dont les fruits rouges ressemblent à de belles joues de demoiselle. Et je te donne surtout ce petit cerisier qui n’a pas fleuri, étant trop jeune encore, mais qui m’est pourtant le plus cher de tous, car il a germé juste le jour de ta naissance !

Quelle joie aussi, le matin de Pâques, d’aller à la recherche des œufs multicolores déposés aux pieds des arbres par les cloches des Riches-Claires revenues de voyage !

Tout cela n’était plus ; n’importe, son âme attendrie ressuscitait le passé et subodorait encore, en ce coin de ville, les fragrances d’autrefois.

Cette affection pour la vieille ville était un sentiment atavique qui lui venait certainement de ses aïeux maternels ; la vieille maman Vermeulen l’entretenait toujours vivace et l’augmentait par les récits qu’elle faisait à son petit-fils ; lui seul pouvait les aimer et les comprendre. Une tendresse spéciale l’unissait à cet enfant que personne n’aimait chez lui : sans doute lui ressemblait-il beaucoup trop de caractère et de visage ?

Tel était donc Pierre Dujardin, jeune homme doux, positif, sans passions et sans rêves, voué à des besognes modestes, vivant autant que possible en dehors de sa famille et du monde, partageant ses loisirs entre sa grand’mère et quelques camarades, bureaucrates comme lui, dont il appréciait la rectitude d’esprit et le cœur serviable.

En somme, un garçon heureux, mais heureux sans bonheur, peut-être parce que son âme était vacante, c’est-à-dire parce qu’il n’aimait pas encore…