Le Mariage d’argent/Acte 1

La bibliothèque libre.

ACTE PREMIER.

Le théâtre représente un premier salon : porte au fond, et de chaque côté deux portes à deux battans. La première porte, à droite, conduit au cabinet de Dorbeval, la seconde à son salon de réception ; les deux portes à gauche conduisent aux appartemens de madame Dorbeval. À droite, un guéridon ; à gauche, et sur le premier plan, une table et ce qu’il faut pour écrire. Sur un plan plus éloigné, une riche cheminée et une pendule.

Scène PREMIÈRE.

DUBOIS, OLIVIER.
OLIVIER.

Personne dans le salon, personne dans les antichambres qui d’ordinaire sont encombrés de parasites et de solliciteurs ! Est-ce qu’il serait arrivé quelque malheur à mon ami Dorbeval ? Non, non ; voilà un valet, l’hôtel est encore habité. (À Dubois.) Monsieur Dorbeval ?

DUBOIS, à moitié endormi, et sans le regarder.

Il est sorti, monsieur.

OLIVIER.

Sorti a neuf heures du matin ! à qui croyez-vous parler ? Apprenez que je suis un ami, un camarade de collège qui le visite rarement ; mais quand je viens, je vous prie de vous arranger pour qu’il y soit.

DUBOIS.

C’est différent, monsieur ; il y est.

OLIVIER.

À la bonne heure.

DUBOIS.

Je demande pardon à monsieur ; je le prenais pour un agent de change ; nous en avons une douzaine qui viennent tous les matins demander les ordres de monsieur.

OLIVIER.

Vraiment ; il y a du plaisir à être un des premiers banquiers de Paris : c’est un bel état.

DUBOIS.

Oui, monsieur, pour les domestiques ; aussi j’ai refusé deux ministères et une place de suisse au faubourg Saint-Germain. Je vais voir si monsieur est levé.

OLIVIER.

À l’heure qu’il est !

DUBOIS.

Vous ne savez donc pas que la nuit a duré jusqu’à ce matin. Nous avions hier un bal, une fête, et un monde ! ce qu’il y a de mieux en France : des Anglais, des Russes, des Autrichiens ; tous ambassadeurs. Je vais réveiller monsieur.

OLIVIER.

Et non ; s’il en est ainsi, garde-t’en bien : il y aurait conscience ; viens seulement m’avertir quand il fera jour chez lui ; j’attendrai.

DUBOIS.

Monsieur va peut-être s’ennuyer.

OLIVIER.

Ça me regarde.

DUBOIS.

Comme monsieur voudra.

(Il sort.)

Scène II.

OLIVIER, seul.

M’ennuyer ! Ah bien oui ! c’est bon pour un millionnaire ; mais un artiste ne donne pas dans ce luxe-là ! il n’en a pas le temps, surtout s’il a de l’imagination et s’il est amoureux. C’est agréable d’être amoureux : on n’est jamais seul ; car dès que je suis seul, je suis avec elle. Ma protectrice, mon ange tutélaire, toi dont je n’ose prononcer le nom, viens avec moi, viens me tenir compagnie ! Ce sont, par exemple, les seuls rendez-vous, les seuls tête-à-tête que j’aie encore obtenus ; mais cet égal. (Se retournant.) Hein ! qui vient nous déranger ? On a déjà peur que je ne sois trop heureux. Que vois-je ! c’est Poligni !


Scène III.

OLIVIER, POLIGNI.
POLIGNI.

Cher Olivier, c’est toi que je rencontre chez Dorbeval !

OLIVIER.

Et je m’en félicite ; car nous ne nous apercevons maintenant que par hasard, et nos entrevues ont toujours l’air d’une reconnaissance.

POLIGNI.

C’est vrai, je me le reproche souvent ; car nous nous aimons toujours.

OLIVIER.

Mais nous ne nous voyons plus, et c’est mal.

POLIGNI.

Que veux-tu ? les affaires, les occupations.

OLIVIER.

Les miennes, je le conçois : un peintre, un artiste qui a son état à faire ! mais toi, qui n’as d’autre occupation que de t’amuser.

POLIGNI.

C’est justement pour cela. Si tu savais combien les plaisirs vous donnent d’affaires ! et puis, tu demeures si loin : au haut de la rue Saint-Jacques.

OLIVIER.

Puisque tu as équipage… Tiens, conviens-en franchement : si, au lieu d’habiter cette rue Saint-Jacques que tu me reproches, ce modeste quartier où s’éleva notre enfance, je possédais, comme notre camarade Dorbeval, un bel hôtel à la Chaussée-d’Antin, tes occupations te laisseraient quelques momens pour me voir.

POLIGNI.

Quelle idée ! tu pourrais le supposer !

OLIVIER.

Je ne t’en fais point de reproches ; je n’accuse point ton amitié, sur laquelle je compte, et que je trouverais toujours au besoin, je le sais ; mais c’est la faute de ton caractère, qui a toujours été ainsi : tu aimes tout ce qui brille, tout ce qui éblouit les yeux. Ainsi, en sortant du collège, tu t’es fait militaire, parce qu’alors c’était l’état à la mode, l’état sur lequel tous les regards étaient fixés. En vain je te représentais les dangers que tu allais courir, un avenir incertain : tu ne voyais rien que l’épaulette en perspective, et les factionnaires qui te porteraient les armes quand tu entrerais aux Tuileries. C’est pour un pareil motif que vingt fois tu as exposé ta vie, sans penser aux amis qui auraient pleuré ta perte. Depuis, la scène a changé : aux prestiges de la gloire ont succédé ceux de la fortune. Les altesses financières brillent maintenant au premier rang ; les gens riches sont des puissances, et leur éclat n’a pas manqué de te séduire. Ne pouvant être comme eux, tu cherches du moins à t’en rapprocher ; tu ne te plais que dans leur société ; tu es fier de les connaître, et souvent je l’ai remarqué, quand nous nous promenions ensemble, un ami à pied qui te donnait une poignée de main te faisait moins de plaisir qu’un indifférent qui te saluait en voiture

POLIGNI.

Voilà, par exemple, ce dont je ne conviendrai jamais. Permis à toi de douter de tout, excepté de mon cœur ; à cela près, j’avouerai mes faiblesses, mes ridicules, ce désir de fortune qui me poursuit sans cesse, non que je sois avide, car j’aimerais mieux donner que recevoir, et je n’ambitionne dans les richesses que le bonheur de les dépenser ; mais ces torts ne sont pas les miens, ce sont ceux du temps où nous vivons. Dans ce siècle d’argent, ceux qui en ont sont les heureux du siècle, et, sans aller plus loin, je te citerai notre ami Dorbeval, que j’aime de tout mon cœur, mais qui au collège n’a jamais été un génie, qui était même le moins fort de nous trois.

OLIVIER.

Tu t’abuses sur son compte ; Dorbeval est très fin, très adroit, et ne manque, quand il le faut, ni de talent, ni d’éloquence ; c’est plus que de l’esprit, c’est celui des affaires, et lu vois où en sont les siennes.

POLIGNI.

Aussi, et c’est où j’en voulais venir, tu vois l’estime dont il jouit, les hommages qui l’environnent ! À qui les doit-il ? à son opulence ; c’est de droit, c’est l’usage ; et, dans les sociétés brillantes où je passe ma vie, je suis tellement persuadé que la différence des fortunes doit en mettre dans les égards et la considération que, par fierté, je m’arrange, sinon pour être, du moins pour paraître leur égal.

OLIVIER.

Et voilà, il faut en convenir, une fierté bien plaire, Autrefois, tu t’en souviens, nous faisions bourse commune, et je connais ton budget. Tu as huit mille livres de rentes, et tu as équipage. Aussi, victime de ton opulence et de ta manie de briller, tu te gênes, tu te prives de tout. Chez toi, le superflu envahit le nécessaire : tu as un appartement de cinq cents francs et une écurie de cinquante louis. Selon toi, c’est presque une honte d’être pauvre ; tu en rougis, tu t’en caches ; moi, je m’en vante et je le dis tout haut. Orphelin et sans ressources, je dois tout aux bontés du meilleur des hommes, d’un brave et ancien militaire, monsieur de Brienne, qui m’avait fait obtenir une bourse au collège. Grâce à lui et à l’éducation que j’ai reçue, j’ai l’honneur d’être artiste, pas autre chose, et je ne vois pas pour cela que dans les salons où je te rencontre je sois moins bien accueilli. Je ne joue pas, c’est vrai ; mais tandis que vous perdez à l’écarté, je gagne, moi, une réputation d’homme du monde. Je fais ma cour aux dames, je danse avec les demoiselles, et cette année, en l’absence des gens aimables, j’ai eu des succès dont ma modestie s’effrayait. Oui, mon ami, l’autre jour encore, à Auteuil, une maison de campagne délicieuse où nous jouions la comédie, je faisais répéter à une jeune demoiselle le rôle de Fanchette, dans le Mariage de Figaro… d’abord, mon élève était fort jolie, et puis cette pièce-là, je ne sais pas pourquoi, cela donne toujours des idées…

POLIGNI, niant.

Vraiment… eh bien ?

OLIVIER.

Eh bien ! c’était fort amusant, parce que ce rôle de Fanchette est une ingénuité, et que ma jeune écolière me semble appelée, par goût, à jouer les grandes coquettes.

POLIGNI.

Je comprends : et nouveau professeur d’une nouvelle Héloïse…

OLIVIER.

Ô ciel ! peux-tu avoir de pareilles idées ! Une jeune personne du grand monde, une riche héritière !

POLIGNI.

Elle est à marier ! c’est charmant ! Quelle perspective pour le futur ! Mais dis-moi, je t’en prie, le nom de ta passion d’Auteuil ; car cette jeune Fanchette, cette coquette de village, j’ai idée que je la connais.

OLIVIER.

Peut-être bien, et c’est pour cela maintenant que je suis fâché de t’avoir parlé de mes succès comme professeur, parce que tu as tout de suite une manière d’interpréter, et qu’en voulant faire une plaisanterie, j’ai l’air d’avoir fait une indiscrétion.

POLIGNI.

Avec moi ?

OLIVIER.

Avec toi, comme avec tout autre, je me reprocherais toute ma vie d’avoir pu faire du tort à une femme qui le mériterait ; ainsi, à plus forte raison… Mais tiens, je t’en prie ; ne parlons plus de cela. Apprends-moi plutôt qui t’amène de si bonne heure chez notre ami Dorbeval.

POLIGNI, soupirant.

Ah ! j’en aurais trop à te dire ! En d’autres lieux, dans un autre moment, je t’ouvrirai mon cœur ! Qu’il te suffise de savoir qu’il est des espérances, bien éloignées sans doute, mais qui, un jour enfin, peuvent se réaliser ; qu’il est au monde une personne à qui est attachée ma destinée, et si j’ai désiré la fortune, c’était pour la lui offrir ; c’était pour la partager avec elle. Voilà pourquoi j’ai sollicité une place brillante, qui, chaque jour, m’était promise, et qui m’échappait toujours ; voilà pourquoi j’ai fréquenté ces hautes sociétés où j’espérais trouver des protecteurs, et où je n’ai trouvé que des occasions de dissipations et de dépenses. Ce faste, cet éclat, ces salons dorés qu’ils habitent, ce luxe qui les environne, et auquel peu à peu je me suis habitué, tout cela est devenu pour moi un tel besoin que je ne puis plus m’en passer ; c’est mon être, c’est ma vie ; je suis là chez moi ; et le soir, en rentrant dans mon humble demeure, je me crois en pays étranger. Aussi le lendemain, j’en sors à la hâte pour briller de nouveau et pour souffrir, pour haïr les gens plus riches que moi et pour tâcher de les imiter. Voilà mon existence, et malgré les privations intérieures, que je m’impose, malgré l’ordre et l’économie qui règlent ma conduite, je ne peux pas m’empêcher souvent d’être arriéré. Tiens, c’est ce qui m’arrive en ce moment, et ne voulant point entamer mes capitaux, je venais prier Dorbeval de me prêter cinq ou six mille francs dont j’ai besoin.

OLIVIER.

Il se pourrait ! Eh bien ! mon ami, je viens ici pour un motif tout oposé. J’ai fait des économies, et, par prudence, je venais les placer chez notre ancien camarade.

POLIGNI.

Toi, des économies !…

OLIVIER.

Eh ! oui vraiment ! Un peintre, cela t’étonne ! Je sais que ce n’est pas la mode, et qu’autrefois les financiers, les spéculateurs, et les sots de toutes les classes, se croyaient le privilège exclusif de faire fortune, et nous laissaient toujours dans leurs bonnes plaisanteries l’hôpital en perspective. Mais depuis quelque temps les beaux-arts se révoltent, et sont décidés à ne plus se laisser mourir de faim. Girodet et tant d’autres se sont enrichis par leurs pinceaux. Nous avons des confrères qui sont barons ; nous en avons qui ont équipage, qui ont des hôtels, et j’en suis fier pour eux. Trop long-temps la peinture a habité les mansardes ; dans ce siècle-ci, elle descend au premier, et elle fait bien. Je n’en suis pas encore là : je ne suis qu’au troisième, j’y ai mon atelier, et si tu y venais quelquefois, tu verrais quelle gaieté, quelle franchise, quelle ardeur y président ; tu sentirais le bonheur d’être chez soi ; lu comprendrais quelles sources de jouissances on trouve dans l’amitié, la jeunesse, et les arts ; tu me verrais enfin le plus heureux des hommes, car je dois à mon travail mon aisance, ma liberté, et plus encore, le plaisir d’obliger un ami. (Tirant un portefeuille.) Tiens, voilà mes fonds ; c’est chez toi que je les place.

POLIGNI.

Que fais-tu ?

OLIVIER.

Ne venais-tu pas t’adresser à un ami ? me voilà ! Il te fallait six mille francs : il y en a huit dans ce porte-feuille. Accepte-les, ou je me fâcherai. Il me semble que l’argent d’un artiste vaut bien celui d’un banquier.

POLIGNI.

Oui certainement. Mais je crains que cela ne te gêne.

OLIVIER.

Je te répète que je venais les placer, et si j’aime mieux qu’ils soient chez toi qu’à la banque, tu ne peux pas m’empêcher d’avoir confiance. Tu me les rendras le jour de mon mariage, si je me marie jamais !

POLIGNI.

Je ne sais comment te remercier. Mais Dorbeval..

OLIVIER.

Je lui aurai enlevé le plaisir de te rendre service ! Pourquoi se lève-t-il si tard ? Cela lui apprendra… Eh ! le voilà ce cher Crésus. Arrive donc !


Scène IV.

OLIVIER, DORBEVAL, POLIGNI.
DORBEVAL.

Bonjour donc, mes chers et anciens camarades ! bonjour, Poligni ! suis-je heureux de te rencontrer ! j’allais envoyer chez toi ; mais si je m’étais douté d’une pareille surprise, je me serais bien gardé de vous faire attendre.

OLIVIER.

Est-ce que tu étais éveillé ?

DORBEVAL.

Toujours. Est-ce que je repose jamais ? est-ce que j’ai le temps ? je travaille même pendant mon sommeil. J’ai souvent fait des spéculations en rêves ; et la fortune, comme on dit, me vient en dormant. C’est drôle, n’est-ce pas ?

OLIVIER.

Sans contredit.

DORBEVAL, leur prenant la main.

Y a-t-il long-temps que nous ne nous étions trouvés tous trois réunis en tête-à-tête !

POLIGNI.

Cela ne nous est pas arrivé, je crois, depuis le collège !

DORBEVAL.

C’est vrai, et avec quel plaisir je me rappelle ce temps-là ! Quel beau collège que celui de Sainte-Barbe ! y ai-je reçu des coups de poing ! C’était toujours Poligni qui me défendait, parce qu’il a toujours été brave… Moi, j’avais de l’esprit naturel, mais je n’étais pas fort : j’étais toujours le dernier. Il est vrai que depuis j’ai pris ma revanche. Et le rappelles-tu, Olivier, quand tu me dictais mes versions grecques ? parce que moi, le grec, je ne l’ai jamais aimé, quoique maintenant je sois un philhellène. Du reste toujours ensemble, toujours unis, nous mettions en tiers les peines et les plaisirs. On nous appelait les inséparables, et pour parler en financier, notre amitié offrait l’emblème du tiers consolidé. (Riant.) C’est joli !

OLIVIER.

Oui, si tu veux. Mais je te trouve ce matin d’une gaieté !

DORBEVAL.

C’est vrai. Le matin quelquefois ; mais si tu m’entendais ici le soir, j’ai bien plus d’esprit encore.

OLIVIER.

Je crois bien : le soir, dans ton salon, tu es sûr de ta majorité.

DORBEVAL.

Il est vrai que mon salon… (Avec volubilité.) Il est magnifique mon salon ; je l’ai fait arranger : il me coûte quarante mille écus. C’est un goût exquis : de la dorure du haut en bas !… Demande à Poligni, car toi, il est impossible de t’avoir ; je réunis souvent cinq ou six cents amis, et j’ai beau t’inviter, tu ne viens jamais. Moi, je te le dis franchement, cela me fait de la peine, surtout depuis quelque temps. Sais-tu que tu commences à percer, à avoir de la réputation. On se dit déjà : Ce petit Olivier ne va pas mal, ce gaillard-là aura un beau talent, et moi je réponds : Je crois bien, c’est mon camarade de collège ; je l’attends ce soir, vous le verrez… ; et puis tu ne viens pas ! C’est très désagréable, cela m’ôte même de ma considération : j’ai l’air de ne pas aimer les arts.

OLIVIER.

Pardon, mon cher, je suis un ingrat. Je te remercie, toi et tes amis, de la bonne opinion que vous avez de moi ; mais je pense que les artistes, s’ils sont sages, doivent fuir le grand monde, dans l’intérêt même de leur réputation. Pour te parler à mon tour en style des beaux-arts, ils sont comme ces peintures à fresque qui gagnent toujours à être vues de loin. Quand on les regarde de trop près, on se dit : Comment, ce n’est que cela ?… et c’est par amour-propre que je reste chez moi : j’aime mieux qu’on me voie par mes ouvrages.

DORBEVAL.

Tu as tort : tu y perds des protecteurs.

OLIVIER.

Des protecteurs !… Grâce au ciel nous ne sommes plus dans ces temps où le talent ne pouvait se produire que sous quelque riche patronage ; où le génie, dans une humble dédicace, demandait à un sot la permission de passer à la postérité à l’ombre de son nom. Les artistes d’à présent pour acquérir de la considération et de la fortune n’ont pas besoin de recourir à de pareils moyens : les vrais artistes, j’entends ; ils restent chez eux, ils travaillent, et le public est là qui les juge et les récompense.

DORBEVAL.

Dans le public, au moins, tu comprends tes amis de collège, tes anciens camarades.

OLIVIER.

Oui, mes amis, il n’y a que ceux-là sur lesquels on puisse compter.

DORBEVAL, lui prenant la main.

Et tu as bien raison !… Si je vous racontais, à propos d’amitié de collège, ce qui m’est arrivé à moi-même, hier, au café de Paris, sans que j’y fusse.

POLIGNI, à part.

Comment sait-il déjà cela ?

OLIVIER.

Qu’est-ce donc ?

DORBEVAL.

Un monsieur qui, sans doute, ne me connaissait pas, et qui s’est permis de me traiter de faquin… moi ! Heureusement c’était en présence d’un de nos anciens camarades, qui a pris si vivement ma défense, que la discussion a fini par un soufflet et par un coup d’épée… Voilà ce que j’ai appris ce matin ; et ce généreux protecteur, ce vaillant chevalier, qui, se rappelant le temps heureux des coups de poing du collège, se croyait encore obligé de me défendre, c’était Poligni.

OLIVIER.

Il se pourrait !

DORBEVAL.

Lui-même.

POLIGNI.

N’en parlons plus. Ce n’était pas toi, c’est moi seul que cela regardait. Insulter un ami absent ! cela devient une injure personnelle.

OLIVIER, allant à lui, et lui prenant la main.

Je te reconnais là.

DORBEVAL.

Et me l’avoir laissé ignorer !… Je n’ai plus qu’un désir, c’est de m’acquitter avec toi ; et j’en trouverai les moyens. Oui, mes amis, oui, quoi qu’on en dise, la fortune n’a point gâté mon cœur ; je suis toujours avec vous ce que j’étais autrefois : un bon enfant, et pas autre chose. Si avec d’autres, par fois, je suis un peu orgueilleux, un peu… faquin, puisque l’épithète est connue, c’est que dans ma position il est bien difficile de résister au contentement de soi-même. On peut s’aveugler sur son esprit, mais non sur ses écus. Ils sont là dans ma caisse : un mérite bien en règle, dont j’ai la clef ; et quand on peut soi-même évaluer ce qu’on vaut à un centime près, ce n’est plus de l’orgueil, c’est de l’arithmétique.

POLIGNI, riant.

Il a raison : il faut de l’indulgence.

DORBEVAL.

C’est ce que je dis tous les jours : il faut bien nous passer quelque chose à nous autres pauvres riches. Mais il y a des gens intolérans : ceux surtout qui n’ont rien ; ils ont tort.

OLIVIER.

Très grand tort ! Il faudrait pour bien faire que tout le monde fût millionnaire.

DORBEVAL.

Voilà comme j’entends l’égalité. Ah ça ! qu’est-ce que nous faisons aujourd’hui ? Je vous tiens ; je ne vous quitte pas : nous passons la journée ensemble.

POLIGNI.

Je ne demande pas mieux.

OLIVIER.

Impossible ! Il faut que je rentre chez moi.

POLIGNI.

Et pourquoi donc ? Le salon a ouvert cette semaine, (à Dorbeval.) et il paraît qu’Olivier a exposé un tableau magnifique, un sujet tiré d’Ivanhoe, la scène de Rébecca et du Templier, le moment où la belle Juive va se précipiter du haut de la tour.

OLIVIER, vivement.

Tu l’as vu ?

POLIGNI.

Non, pas encore, mais, allons-y aujourd’hui.

DORBEVAL, à Olivier.

À merveille ! Tu nous y mèneras, parce que, moi, j’ai le sentiment des beaux-arts, mais j’ai besoin de quelqu’un qui me fasse comprendre les beautés. Auparavant nous irons au bois de Boulogne avec ces dames, ma femme et Hermance, ma pupille : une cavalcade magnifique ! De là nous déjeunerons au pavillon d’Armenonvilie, ou chez Leiter, ou chez Véry ; enfin ce que nous autres, bonne compagnie, appelons aller au cabaret. Et puis ce soir à l’Opéra… Poligni, tu prendras une loge.

POLIGNI.

Volontiers ! ce sera charmant.

OLIVIER, à voix basse.

Y penses-tu ? voilà encore une journée à te ruiner.

POLIGNI, de même.

Une fois par hasard… (Haut.) Et, tu as beau dire, tu viendras.

DORBEVAL.

Oui, oui, c’est décidé.

OLIVIER.

Non vraiment ; vous me proposez là une journée d’agent de change, et je ne suis qu’un artiste. Plus tard j’irai peut-être au salon ; mais dans ce moment, je vous l’ai dit, il faut que je vous quitte.

POLIGNI.

Et quel soin si important ?… que vas-tu donc faire ?

OLIVIER.

Je vais travailler ! Adieu, mes amis ; allez au bois de Boulogne, je retourne, moi, à mon atelier.

(Il sort.)

Scène V.

DORBEVAL, POLIGNI.
DORBEVAL, le regardant sortir.

Ce pauvre Olivier ! ce ne sera jamais qu’un homme de talent, et pas autre chose. Ah ça ! nous avons commencé par les plaisirs, c’est dans l’ordre ; maintenant parlons d’affaires. Je t’ai dit, il y a quelques jours, que j’espérais te donner de bonnes nouvelles ; je comptais sur le neveu du ministre, monsieur de Nangis, un charmant jeune homme, qui est l’ami de la maison ; mais depuis quelques jours on ne le voit plus : je ne sais ce qu’il devient ; et cette préfecture que nous sollicitions…

POLIGNI.

Eh bien ?

DORBEVAL.

Eh bien ! nous ne l’aurons pas.

POLIGNI.

Ah ! mon Dieu !

DORBEVAL.

J’ai du crédit à la banque, mais peu au ministère ; et plus j’y pense, plus je suis enchanté que nous n’ayons pas réussi.

POLIGNI.

Vraiment !

DORBEVAL.

Je te parle dans ton intérêt. Comment peut-on courir la carrière administrative ? rien de certain, rien de positif : des appointemens ne sont pas des rentes. Un négociant qui fait faillite n’est souvent pas ruiné pour cela : au contraire ; mais un préfet qui n’est plus préfet, qu’est-ce que c’est ?

POLIGNI.

C’est vrai ; mais quel parti prendre ?

DORBEVAL.

Rester libre, indépendant. J’avais déjà réfléchi à ta position, et n’avais pas attendu pour cela le service que tu m’as rendu ; mais maintenant à plus forte raison. Oui, mon ami, j’y suis engagé d’honneur ; c’est à moi de songer à ta fortune, à ton avancement, et j’ai deux partis à te proposer. Le premier, c’est de faire valoir tes fonds, et je m’en charge.

POLIGNI, avec embarras.

Mais pour faire valoir ses fonds, il faut en avoir.

DORBEVAL.

Je sais bien que tu n’es pas comme moi, que tu n’as pas des millions ! Mais tu es riche, tu es à ton aise, tu mènes dans le monde une belle existence, et quand le diable y serait, tu as bien cent mille écus ! Qu’est-ce qui n’a pas cent mille écus ?

POLIGNI, embarrassé.

Mais moi… par exemple.

DORBEVAL.

Est-ce que tu n’aurais que deux cent mille francs

POLIGNI, à part.

Quelle humiliation ! (Haut.) Je ne sais comment te l’avouer, mais avec toi qui es mon ami, et qui ne me trahiras pas, je suis obligé de convenir que je n’ai pas même deux cent mille francs.

DORBEVAL, d’un air de compassion.

Pas même deux cent mille francs ! Ce pauvre Poligni ! (Lui prenant la main.) Je n’en dirai rien, mon ami, et cela restera là, tu peux en être sûr ! Mais alors il faut prendre l’autre parti, il faut te faire agent de change.

POLIGNI.

Y penses-tu ? Des charges dont le prix est énorme !

DORBEVAL.

Le moment est excellent : elles sont diminuées de beaucoup ; elles ne valent plus que huit cent mille francs, et elles baisseront encore.

POLIGNI.

Mais comment veux-tu ?…

DORBEVAL.

Il ne faut pas que tu paraisses là-dedans. Tu me feras tantôt ta procuration bien en règle ; et moi qui suis à même de savoir tout ce qui se passe, je saisirai la première occasion. Il y en a qui veulent vendre, je le sais, et demain, après demain, d’un instant à l’autre, cela peut-être terminé.

POLIGNI.

Mais réfléchis donc : huit cent mille francs ! comment veux-tu que je les paye ?

DORBEVAL.

Tu feras comme tout le monde : tu feras un beau mariage. Voilà maintenant comme on achète une charge : celles d’avoué, de notaire, ne se paient pas autrement, et je n’aurais rien fait pour toi si, en te conseillant une pareille acquisition, je ne te donnais pas les moyens de la payer. Je ne te proposerai pas de t’avancer les fonds, parce qu’il faudrait toujours que tu me les rendisses, et que cela reviendrait au même ; mais je te proposerai un fort beau parti, une jeune héritière fort agréable. Je ne te dis pas que ce soit une beauté…

POLIGNI.

J’entends : elle est laide à faire peur.

DORBEVAL.

Du tout ! elle a cinq cent mille francs, et je réponds d’avance de son consentement, car il dépend de moi.

POLIGNI.

Comment ?

DORBEVAL.

Oui, mon cher, c’est Hermance, ma petite cousine et ma pupille. Comme son tuteur, je dois veiller à ses intérêts, et, par respect pour l’opinion, je ne peux pas la donner à quelqu’un qui n’a rien ; mais je peux la donner à un agent de change ; vois si tu veux le devenir.

POLIGNI.

Je suis confus de tant de bonté, de tant de générosité. Mais d’abord, je connais fort peu ta pupille. Je l’ai vue quelquefois chez ta femme, a tes soirées, et j’ai dansé hier avec elle deux ou trois contredanses.

DORBEVAL.

Eh bien ! l’entrevue est faite ! La contredanse de rigueur ! l’usage n’en veut qu’une ; vous êtes donc en avance. Du reste, si dans ces mariages-là tu veux savoir la marche à suivre, la voici : on parle aux parens, tu m’as parlé ; on demande : combien a-t-elle ? je te l’ai dit ; est-ce que je ne t’ai pas dit cinq cent mille francs ?

POLIGNI.

Si, mon ami, mais je te ferai observer que son caractère… non pas qu’il ne soit excellent : mais il m’a paru bien léger, bien futile.

DORBEVAL.

Je conviens qu’elle a été, pendant huit ans, dans un des premiers pensionnats de Paris ; malgré cela, il n’est pas impossible… Il y a de bons hasards, des naturels qui résistent ; et puis, écoute, elle a cinq cent mille francs.

POLIGNI.

J’ai bien entendu ; mais il me semble qu’à son goût pour la parure, à la manière dont elle reçoit les hommages des jeunes gens, il se pourrait bien qu’elle fût un peu coquette.

DORBEVAL.

C’est possible ! Je n’en sais rien ; mais, ce que je sais, c’est qu’elle a…

POLIGNI, avec impatience.

Eh ! j’en suis bien persuadé.

DORBEVAL.

Eh bien ! alors, pourquoi hésites-tu ? car dans toutes les objections que tu m’as faites, il n’y en a pas qui ait apparence de raison.

POLIGNI.

C’est qu’il en est une dont je n’osais pas te parler, une qui est la plus forte de toutes, ou plutôt la seule véritable : j’aime quelqu’un.

DORBEVAL.

Toi ! c’est différent : si tu me parles d’amour quand je te parle raison, nous n’allons plus nous entendre. Qu’est-ce que je voulais ? agir en ami, m’acquitter envers toi, faire ta fortune ; mais si tu préfères un mariage d’inclination, je ne prétends pas te tyranniser, et je ne dis plus rien ; d’autant que moi-même aussi, tu le sais, j’ai autrefois donné dans les mariages d’inclination. Il est vrai que la position était bien différente : j’avais de la fortune ; j’ai enrichi une femme qui n’avait rien, ce qui m’a fait de l’honneur dans le monde, et ce qui de plus, j’ose le dire, était fort bien calculé ; car, quoique nous ayons souvent des discussions, elle est obligée, par devoir, de me complaire en tout, de m’aimer, de m’adorer ; je n’ai pas besoin de m’en mêler, ni de rien faire pour cela : j’ai fait sa fortune. Mais toi, mon cher, qui, d’après ton propre aveu, n’as pas même deux cent mille francs !…

POLIGNI.

Et qu’importe ? Plût au ciel que je fusse le maître de n’écouter que mon cœur ! plût au ciel qu’elle fût libre ! je serais trop heureux de lui offrir, avec ma main, le peu de bien que je possède.

DORBEVAL.

Comment ! elle est mariée !

POLIGNI.

Hélas ! oui ; sacrifiée par sa famille, elle a épousé un vieillard, un ancien militaire, monsieur de Brienne, qui l’a emmenée en Russie, où elle est depuis trois ans.

DORBEVAL.

Elle est mariée ! elle est en Russie ! et c’est pour une pareille chimère que tu compromets ton avenir, que tu refuses un mariage superbe ! Mais si elle était ici, elle serait la première à t’y engager, ou cette femme-là ne t’aime pas ; elle en a épousé un autre par devoir, suis son exemple ; et quand le devoir nous ordonne d’être heureux, d’être riche, d’être considéré, il est doux, il est beau de lui obéir, et c’est ce que tu feras. Tu es décidé ? tu n’hésites plus ?

POLIGNI.

Nous en reparlerons ; nous verrons.

DORBEVAL.

Non, mon cher, il faut brusquer la fortune, la saisir au passage ; je te parle en homme qui la connaît et qui a souvent affaire à elle.

POLIGNI.

Dorbeval, de grâce !

DORBEVAL.

Il faut te prononcer : oui, ou non.

POLIGNI.

Eh ! morbleu ! laisse-moi, fais ce que tu voudras.

DORBEVAL.

Enfin… Ce n’est pas sans peine. Voici ma femme et ma jeune pupille.


Scène VI.

Les précédens, POLIGNI, DORBEVAL,
Madame DORBEVAL, HERMANCE.
(Elles arrivent de l’appartement de Dorbeval, à droite du fond.)
DORBEVAL.

Arrivez, mesdames, nous avons de grands projets pour ce matin ; venez donner votre voix, car nous délibérons.

MADAME DORBEVAL, saluant.

Monsieur Poligni !

HERMANCE, de même.

Mon danseur d’hier au soir !

DORBEVAL.

Quand je dis que nous délibérons… c’est-à-dire que j’ai décidé. Nous irons au salon… C’est aujourd’hui samedi, un jour comme il faut : le jour où tout le monde y va… pour éviter la foule. De là, nous irons au bois. Ces dames essaieront ma nouvelle calèche, et nous, mes chevaux anglais ; car Poligni nous reste, il nous accompagne.

HERMANCE.

L’aimable tuteur ! il n’annonce jamais que de bonnes nouvelles. Cela se trouve d’autant mieux que j’ai un nouveau chapeau de Céliane ; oui, ma cousine, j’ai quitté votre marchande de modes ; avec elle rien de surprenant, rien d’inattendu : pas une pensée originale.

POLIGNI, riant.

Il est si difficile de trouver des idées neuves !

HERMANCE.

Surtout en chapeaux.

DORBEVAL, à sa femme.

Vous voyez, chère amie, que vous n’êtes pas prête ; tâchez de ne pas nous faire attendre, et surtout, je vous en prie, de ne pas affecter comme hier cette simplicité de mise et de toilette qui me fait tort. Je ne vous refuse rien pour vos dépenses ; mais ayez au moins la bonté d’en faire. Faites-moi le plaisir d’être heureuse : si ce n’est pour vous, que ce soit pour moi !

MADAME DORBEVAL, doucement.

Aujourd’hui, monsieur, vous ne vous plaindrez pas de moi : je vous demanderai la permission de ne pas vous accompagner…

DORBEVAL.

Y pensez-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Par goût, j’aime mieux rester.

DORBEVAL.

J’en suis bien fâché, chère amie ; mais je vous ai acheté une calèche de six mille francs, je veux qu’on la voie.

MADAME DORBEVAL.

J’avais des motifs qui me faisaient désirer de rester chez moi ; mais puisque vous l’exigez…

POLIGNI.

L’exiger !… Ah ! ce n’est pas, j’en suis sûr, l’intention de Dorbeval.

HERMANCE, allant à la table de droite et feuilletant un album.

Monsieur Poligni, venez donc voir.

DORBEVAL.

Non, sans doute. (À sa femme.) N’allez-vous pas, aux yeux de mes amis, me faire passer pour un despote, pour un tyran ! Vous savez bien que je n’exige jamais, et que vous êtes la maîtresse. (Appelant.) Dubois ! mes gants ! mon chapeau ; et qu’on attèle à l’instant. Nous n’irons qu’au salon, ce qui est fort désagréable… (S’approchant de madame Dorbeval pendant que Poligni et Hermance causent à voix basse a l’autre extrémité du salon.) Mais puis-je savoir, au moins, sans indiscrétion ni jalousie, quel est le motif si important qui vous retient ici.

MADAME DORBEVAL.

Une amie intime, une amie d’enfance qui était en pays étranger, et qui, après trois ans d’absence, revient demain à Paris, voilà pourquoi je désirais me trouver ici à son arrivée.

DORBEVAL, mettant ses gants.

C’est juste ! Je ne dis plus rien, surtout si elle est jolie, parce que la sensibilité… l’amitié… nous connaissons cela, n’est-ce pas, Poligni ? Eh bien ! Hermance ! est-ce qu’ils ne m’entendent pas ?

(Il va près d’eux.)
HERMANCE, sortant de sa conversation avec Poligni.

Pardon ! nous causions de beaux-arts, de peinture ; et en me parlant du salon, monsieur me l’avait fait oublier.

POLIGNI, vivement.

Quoi ! je serais assez heureux !…

DORBEVAL.

Assez heureux !… je te dis que tu l’es trop. Allons, donne-lui la main, et partons ; moi, je suis le surveillant, le tuteur, c’est mon emploi ! (À madame Dorbeval.) Adieu, chère amie, je vous laisse dans les expansions du sentiment. Je vais au salon, de là à la Bourse, m’occuper de mes intérêts et de ceux de Poligni, et j’aurai mené de front, dans ce jour, les affaires, les plaisirs, l’argent et l’amitié.

(Poligni, Hermance et Dorbeval sortent par la porte du fond, madame Dorbeval rentre à gauche dans son appartement.)

FIN DU PREMIER ACTE.