Le Mariage d’argent/Acte 4

La bibliothèque libre.

ACTE QUATRIÈME.

Séparateur



Scène PREMIÈRE.

Madame DORBEVAL, HERMANCE
entrant du fond.
HERMANCE.

Oui, ma cousine, c’est comme je vous le dis, c’est votre mari, c’est mon tuteur lui-même qui vient de me l’annoncer : je vais me marier.

MADAME DORBEVAL.

Je t’avoue que je ne m’y attendais pas.

HERMANCE.

Ni moi non plus. Aussi cela produit un singulier effet.

MADAME DORBEVAL.

Tu as donc commencé enfin à réfléchir ?

HERMANCE.

J’ai commencé par être enchantée. Jugez donc : moi, qui ai à peine dix-huit ans, c’est charmant ; je serai mariée avant Victorine et Louise, mes amies de pension, qui sont presque majeures et qui ont de plus belles dots que moi ! Aussi, vous sentez bien que j’ai accepté sur-le-champ.

MADAME DORBEVAL.

Et tu sais quelle est la personne….

HERMANCE.

Oh ! oui, je l’ai demandé tout de suite après.

MADAME DORBEVAL.

Tu connais son esprit, son humeur, son caractère ?

HERMANCE.

Oui, ma cousine, il est agent de change ; il vient d’acheter la charge de monsieur Lajaunais, celui qui donnait de si beaux bals.

MADAME DORBEVAL.

Monsieur Lajaunais ?

HERMANCE.

Je sens bien que, d’abord, nous ne pourrons pas faire comme lui ; car nous n’aurons que trente ou quarante mille francs par an. C’est exister, mais il faut être bien raisonnable. Je ne donnerai que trois bals dans l’hiver, et nous n’aurons point de loges aux Bouffes la première année. Que voulez-vous ? on vit de privations, quitte à s’en dédommager plus tard.

MADAME DORBEVAL.

Et ton futur ?

HERMANCE.

Oh ! si vous saviez comme cela se rencontre ! c’est un bonheur admirable ! Moi, je voulais un établissement, ce qu’on appelle un mari, et il se trouve que j’épouse quelqu’un qui me convient très-bien, un homme charmant, très-aimable.

MADAME DORBEVAL.

J’entends : c’est déjà une inclination !

HERMANCE.

Une inclination ! oh ! non, ce n’est peut-être pas celui-là que j’aurais préféré. Mais il ne faut pas y penser ; on ne peut pas tout avoir.

MADAME DORBEVAL.

Tu as raison, et pourvu qu’il te rende heureuse….

HERMANCE.

S’il me rendra heureuse ! Mais j’y compte bien. Savez-vous que j’ai cinq cent mille francs de dot, et qu’il n’a rien que sa charge ; ce qui est un grand avantage, parce qu’il n’aura rien à me refuser ; il sera obligé de faire toutes mes volontés, ou, sans cela, dans le monde on crierait aux mauvais procédés, n’est-il pas vrai ? Moi, d’abord, je le dirais partout.

MADAME DORBEVAL.

Voilà déjà un commencement de bon ménage ! Et le nom du jeune homme, tu ne me l’as pas encore dit, est-ce que tu ne le saurais pas, par hasard ?

HERMANCE.

Si vraiment… c’est que mon tuteur m’avait défendu de vous en parler encore ; mais c’est égal.

MADAME DORBEVAL.

Je te remercie de cette marque de confiance.

HERMANCE.

Oh ! oui, parce qu’il faut que ce soit vous qui vous chargiez de la corbeille ; je vous dirai ce que je veux, pour que vous vous entendiez avec lui.

MADAME DORBEVAL, avec impatience.

Et le futur ? et son nom ?

HERMANCE.

C’est vrai, je n’y pensais plus ; je l’avais oublié ; mais vous ne connaissez que cela, un ami de la maison, un ami de votre mari, monsieur de Poligni.

MADAME DORBEVAL.

Poligni ?… que dis-tu ?

HERMANCE.

Qu’avez-vous donc ?

MADAME DORBEVAL.

Ce n’est pas possible ! ce n’est pas lui, tu te trompes !

HERMANCE.

Eh bien ! par exemple, est-ce qu’on peut se tromper de mari ?

DUBOIS, annonçant.

Monsieur Poligni.

HERMANCE.

Et tenez, tenez ! je suis sûre, ma cousine, qu’il vient vous faire la demande.


Scène II.

Les précédens, POLIGNI, habillé en noir,
entrant du fond.
POLIGNI, après avoir salué profondément d’un ton solennel.

Mesdames, l’objet de ma visite va sans doute vous surprendre, et de moi-même je n’aurais peut-être pas eu la hardiesse de me permettre une pareille démarche, si je n’y avais été encouragé et presque autorisé par Dorbeval, mon meilleur et mon plus ancien ami.

HERMANCE, à madame Dorbeval.

Vous l’entendez ! (Elle va pour sortir.)

POLIGNI.

De grâce, mademoiselle, daignez rester. Vous pouvez, en présence de votre cousine, de votre tutrice, assister à une conversation dont vous êtes l’objet.

HERMANCE, baissant les yeux.

Monsieur, je ne comprends pas.

POLIGNI, gravement.

Je venais, mademoiselle, demander votre main.

HERMANCE, jouant la surprise.

Ô ciel ! que dites-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Il est donc vrai ! vous, monsieur !

POLIGNI, froidement.

Oui, madame, j’ai l’honneur… d’aimer mademoiselle, et de vous la demander en mariage.

(Un instant de silence.)
HERMANCE, bas à madame Dorbeval.

Mais, ma cousine, répondez donc !

MADAME DORBEVAL, regardant alternativement Poligni et Hermance.

Je vous avoue, monsieur, que je suis très-surprise, je veux dire très-flattée de votre recherche ; mais elle me semble un peu prompte. D’ailleurs l’âge d’Hermance, qui a à peine dix-huit ans….

HERMANCE, bas.

Et demi… ma cousine.

MADAME DORBEVAL.

Enfin, je pensais qu’on ne pouvait mettre trop de réflexion….

POLIGNI.

Toutes les miennes sont faites, madame ; il ne nous manque plus que l’aveu de mademoiselle y et s’il est vrai que ses sentimens….

HERMANCE, baissant les yeux.

Monsieur, ce n’est pas moi, c’est ma famille que cela regarde, et ma cousine vous dira….

MADAME DORBEVAL, vivement.

De ce côté-là, monsieur, je vous atteste que ses sentimens sont conformes aux vôtres, et que tout ce que vous éprouvez elle le partage.

POLIGNI, froidement.

Alors rien n’égale mon bonheur, et j’aurai l’honneur de venir prendre jour avec madame, si toutefois cette alliance a aussi l’avantage de lui convenir.

MADAME DORBEVAL, avec ironie.

À moi, monsieur ! comment ne me plairait-elle pas ? Je connais depuis long-temps les brillantes qualités que l’on estime en vous. On me parlait aujourd’hui encore de votre franchise, de votre loyauté ; une de mes amies, madame de Brienne….

POLIGNI.

Madame de Brienne !

HERMANCE.

Cette dame à qui monsieur de Nangis voulait parler, et qui a eu avec lui cette longue conférence….

POLIGNI, vivement.

Ah ! il est resté long-temps ici ?

HERMANCE.

Plus de trois quarts d’heure, lui qui n’avait pas trouvé un seul mot à m’adresser, et il paraît qu’il n’avait pas tout dit, car vingt-cinq minutes après son départ un domestique à sa livrée a apporté ici une lettre.

POLIGNI.

Une lettre ! en êtes-vous bien sûre ?

HERMANCE.

Qu’est-ce que je dis une lettre ? il y en avait deux : une pour madame de Brienne, et l’autre pour ma cousine. Vous savez, je vous les ai remises tout à l’heure, et vous les avez encore.

POLIGNI, avec ironie.

Il suffit. En remettant à madame de Brienne celle qui lui est adressée, je vous prie, madame, de vouloir bien lui faire part de mon mariage avec mademoiselle.

MADAME DORBEVAL.

Je n’y manquerai pas, monsieur. (Bas à Hermance.) Hermance, laissez-nous un instant.

HERMANCE, de même.

Est-ce que vous allez lui parler de la corbeille ?

MADAME DORBEVAL, de même.

Oui, sans doute.

HERMANCE, de même.

Je voudrais bien rester.

MADAME DORBEVAL, de même.

Du tout, ce n’est pas convenable.

HERMANCE.

C’est cependant moi que cela regarde.

MADAME DORBEVAL.

Laisse-nous, te dis-je, je le veux.

HERMANCE, à part.

Je le veux ! toujours je le veux ! ah ! le vilain mot ! qu’il me tarde d’être mariée pour l’employer à mon tour !

(Elle fait à Poligni une grande révérence ; et sort par le grand salon.)

Scène III.

Madame DORBEVAL, POLIGNI.
MADAME DORBEVAL.

Rien ne peut-il donc changer votre résolution, et ce mariage, monsieur, est-il définitivement arrêté ?

POLIGNI.

Ce n’est pas moi, c’est votre mari qui en a eu l’idée : il a ma parole, j’ai la sienne, sans vous parler ici d’autres engagemens que maintenant rien ne peut rompre ; car ce soir après le dîner nous signons le contrat. Dorbeval que j’attends doit tout à l’heure m’en apporter les articles.

MADAME DORBEVAL.

Ô ciel ! Mais monsieur, de bonne foi, est-ce que vous aimez Hermance ?

POLIGNI.

Non, madame ; nous savez mieux que personne qu’il n’y avait au monde qu’une seule femme que je pusse aimer ; mais ce bonheur que je m’étais promis, il faut y renoncer.

MADAME DORBEVAL.

El si vous étiez dans l’erreur, si vous vous abusiez ?

POLIGNI.

M’abuser ! moi ! d’après ce que je viens d’entendre, ce serait lui faire injure que de douter de ses propres aveux ! et monsieur de Nangis….

MADAME DORBEVAL.

Eh bien ! monsieur, puisque je ne puis la justifier qu’en m’exposant moi-même, j’aurai le courage de faire pour elle ce qu’elle a fait pour moi. Vous êtes l’ami de mon mari, je le sais ; mais avant tout vous êtes un honnête homme, et quelque idée que vous ayez de moi, vous ne m’accuserez pas du moins d’avoir manqué à la reconnaissance, d’avoir sacrifié à mon repos le bonheur d’une amie.

POLIGNI.

Que dites-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Que vous m’obligez à un aveu bien cruel ; que vous me forcez à m’abaisser, à m’humilier à mes propres yeux : eh bien ! j’accepte cette honte, cette humiliation ; qu’elle soit la première punition de mes torts. Cette lettre de monsieur de Nangis, surprise par mon mari, elle était pour moi ; elle m’était adressée.

POLIGNI.

Ô ciel !

MADAME DORBEVAL.

C’est pour me sauver que madame de Brienne s’est avouée coupable ; et si vous en doutez encore, tenez, monsieur, voici cette lettre dont Hermance vous parlait tout à l’heure.

POLIGNI, refusant de la prendre.

Ah ! madame !

MADAME DORBEVAL.

Non monsieur, lisez. Il faut que vous connaissiez celle que vous avez soupçonnée.

POLIGNI, lisant.

« Je vous aime et pourtant je m’éloigne : c’est madame de Brienne, c’est votre généreuse amie, qui pour votre bonheur, qui au nom même de mon amour exige ce départ… Adieu donc ! j’accepte une mission importante que j’avais d’abord refusée. »

MADAME DORBEVAL, à part et laissant échapper un soupir.

Ah !

POLIGNI.

Qu’avez-vous ?

MADAME DORBEVAL.

Rien, monsieur, continuez.

POLIGNI.

« Si jamais je peux oublier mon amour, je demanderai à vous et à madame de Brienne de m’admettre en tiers dans votre noble amitié. En attendant, donnez-lui cette lettre qui lui prouvera que je me suis occupé de ses intérêts, et qu’avant de réclamer le titre de son ami, j’ai voulu d’abord en acquérir les droits. Adolphe de Nangis. »

Ah ! que je suis coupable ! comment implorer mon pardon ? comment oser me présenter à ses yeux ? Madame, je n’ai plus d’espoir qu’en vous : suppliez, la de m’accorder un instant d’entretien : surtout ne lui parlez pas de ces projets que j’abandonne, de ce mariage que je déteste et que je vais rompre.

MADAME DORBEVAL.

Qu’elle l’ignore à jamais ! Vous ne savez pas comme moi de quelle fierté, de quelle énergie son âme est capable ! L’honneur, le devoir….. voilà les seules règles de sa conduite : elle leur sacrifierait tout ; et perdre son estime, ce serait perdre son amour.

POLIGNI.

Ah ! ne tardez plus, partez, courez près d’elle ; je vous confie mes plus chers intérêts.

MADAME DORBEVAL.

Oui, oui : c’est à moi de réparer le mal que j’ai fait !….

(Elle sort et Poligni la reconduit jusqu’à la porte de son appartement.)

Scène IV.

POLIGNI, seul.

Et j’ai pu la méconnaître ! j’ai pu l’outrager ! Moi l’oublier ! moi renoncer à tant de vertus ! non, c’est elle-même qui m’a tracé mon devoir.


Scène V.

POLIGNI, plongé dans ses réflexions, DORBEVAL,
entrant gaîment et tenant des papiers à la main.
DORBEVAL.

Toutes nos affaires sont terminées, le reste de la journée est maintenant au plaisir. J’ai invité ce soir, pour la signature du contrat, tous nos parens paternels et maternels, et je te promets de l’agrément. Pour le notaire, je l’ai retenu à dîner, il n’y a pas d’autre moyen de les avoir de bonne heure ; quant aux articles que je t’apporte, nous les aurons bien vite examinés. Veux-tu lire ?

POLIGNI, se levant et lui prenant la main.

Dorbeval, ma conduite va te paraître bien bizarre, bien extraordinaire ; c’est reconnaître bien mal ce que tu as fait pour moi ; et au point où en sont les choses, tout autre qu’un ami ne verrait dans un pareil procédé qu’un affront impardonnable ; mais je te connais : je sais que tu ne veux que mon bonheur.

DORBEVAL.

Je n’ai pas d’autre but.

POLIGNI.

Eh bien ! mon ami, il ne peut exister pour moi dans ce mariage. Quelque brillant, quelque avantageux qu’il soit, il ferait le malheur de ma vie, car j’aime toujours madame de Brienne. (Voyant qu’il peut parler.) Je devine les objections que tu vas me faire, et j’y répondrai d’un mot. Je suis certain qu’elle m’aime, qu’elle m’est fidèle. Peu importe comment j’en ai acquis la preuve, ma conviction me suffit ; et douter de sa vertu quand j’en suis persuadé, élever à ce sujet le plus léger soupçon, serait me faire une offense dont je demanderais compte à mon meilleur ami.

DORBEVAL.

Comme tu voudras, tu es le maître, et je ne dis plus rien.

POLIGNI.

Tu sens bien alors que je renonce à tous mes projets, à toutes mes espérances ; que je ne peux plus être agent de change.

DORBEVAL.

Franchement, je commence à croire que tu feras aussi bien ; car si tu dois toujours, comme aujourd’hui, changer d’idée à chaque instant, n’écouter que ton cœur ou ton imagination Ce n’est pas avec de l’imagination qu’on réussit à la Bourse.

POLIGNI.

C’est pour cela, mon ami, qu’il faut que tu viennes à mon secours. Voilà déjà trop long-temps que je suis agent de change, j’en ai assez, je me retire ; vends-moi ma charge, c’est le dernier service que j’attends de ton amitié.

DORBEVAL.

Puisque tu le veux absolument, je verrai, je chercherai : mais je ne te cache pas que le moment n’est pas favorable.

POLIGNI.

Il l’était ce matin !

DORBEVAL.

Pour acheter, mais non pour vendre. Que diable ! tu te lances dans des spéculations inusitées : tu achètes le matin une charge pour la revendre le soir ; ce n’est pas bien, mon cher : c’est de l’agiotage, cela surprend, cela effraie, cela peut faire baisser les charges.

POLIGNI.

Peu m’importe ! j’y perdrai : cela m’est égal.

DORBEVAL.

Tu y perdras au moins un sixième, comme Lajaunais te le disait ce matin. Et puis nous avons aussi notre opération où je venais de t’associer, nos indemnités : ça perd aussi.

POLIGNI.

Comment ?… déjà ?

DORBEVAL.

Cela perd….. pour gagner. Tu n’entends pas la Bourse ; et dans ce moment la différence à payer irait pour ta part seulement de cinquante à soixante mille francs ; il faut donc ne pas se presser, et attendre les événemens.

POLIGNI.

Attendre ! Je ne le peux pas, je ne peux vivre ainsi ! Je veux tout quitter, tout revendre, aujourd’hui, à l’instant ; à quelque prix que ce soit.

DORBEVAL.

S’il en est ainsi, si telle est ta résolution, je n’ai plus rien à répondre. Malheureusement tous nos fonds sont engagés, et je ne puis venir à ton secours… Il faut alors partir ce soir même.

POLIGNI.

Et pourquoi ?

DORBEVAL.

Parce que c’est samedi, que tu as devant toi la journée de dimanche, et que lundi tu seras en Belgique.

POLIGNI.

Mais c’est une faillite que tu me proposes !

DORBEVAL.

Quand il y a force majeure, quand on doit cinquante à soixante mille écus, et qu’on n’a rien pour les payer.

POLIGNI.

Grand Dieu ! Perdu de réputation ! (Jetant les yeux sur sa boutonnière.) Indigne de porter ce signe de l’honneur ! Et Olivier ! ses économies qu’il m’a confiées, et que je n’ai plus ! Voilà donc où m’ont conduit le désir des richesses, ma cupidité, l’ambition ! Mon ami, je n’y survivrai pas.

DORBEVAL.

Y penses-tu ?

POLIGNI.

Oui, je me tuerai.

DORBEVAL.

Beau moyen pour payer ses dettes ! Mais qu’as-tu à le désoler, à te désespérer ? où est la nécessité de prendre des partis extrêmes ? Reviens à toi un instant, réfléchis avec calme et sang-froid, examine un peu ta position : elle est superbe ! Tu épouses ma pupille, tu touches ce soir, en signant le contrat, cinq cent mille francs comptant que je remets entre tes mains ; tu t’acquittes envers Olivier, tu paies à Lajaunais la plus grande partie de ta charge ; le temps et tes bénéfices feront le reste : demain, après-demain nos trois pour cent remontent ; nous réalisons, et te voilà millionnaire ! Tandis que de l’autre côté, errant, fugitif, forcé de t’expatrier, exposant un nom honorable aux reproches, au mépris….

POLIGNI.

Jamais. Laisse-moi, je ne veux plus t’écouter, et madame de Brienne !

DORBEVAL.

Dis-lui la vérité ; veux-tu que je m’en charge ?

POLIGNI.

Non, non, ne t’en mêle pas ; ne t’en mêle plus : moi-même, tu le vois, je ne sais que faire, que résoudre : par grâce, laisse-moi quelques instans de réflexion, et après cela, je te le jure, ma résolution sera irrévocable.

DORBEVAL, froidement.

Je te laisse : mais songe qu’il faut te décider, et que tu n’as plus qu’un moment. Adieu.

(Il sort par le grand salon.)

Scène VI.

POLIGNI, seul, et regardant autour de lui avec effroi.

Une faillite ! ce mot retentit encore à mon oreille. Moi, avili, déshonoré, n’osant plus regarder un honnête homme ! Jusqu’ici je n’avais vu de la fortune que ses brillans prestiges, je n’avais jamais pensé qu’elle dût conduire à la honte, à l’infamie ! Car, il a raison, c’est le sort qui m’attend : mais ne puis-je m’y soustraire qu’en sacrifiant mon bonheur ? N’ai-je donc point d’autres moyens de m’acquitter ? Je vais devoir une somme énorme, soixante mille écus ! mais en abandonnant tout ce que j’ai, tout ce que je possède, je puis encore les payer. Il ne me restera rien, il est vrai ; mais avec mon travail… Travailler vingt-cinq ou trente ans pour expier les folies d’une matinée, et être malheureux toute sa vie pour avoir été agent de change un seul jour ! Non, je n’en ai pas la force, je n’en ai pas le courage. Dorbeval a raison, il faut tout avouer à madame de Brienne. Quand elle connaîtra ma situation, elle ne pourra m’en vouloir, et je cours à l’instant même… (S’arrêtant.) Mais comment lui expliquer cette situation ? comment lui apprendre que je l’abandonne, que je renonce à elle ? pourquoi ? Pour un mariage d’argent, pour une femme que je n’aime pas ! Comment lui dirais-je que je me vends moi-même, que je vends mon bonheur ? et si elle demande combien ! Ah ! quel supplice de s’humilier devant celle qu’on aime ! Si au moins elle pouvait ne pas me mépriser. (Vivement.) Et pourquoi lui avouer que je fais ce mariage par intérêt ? Si elle pouvait croire que j’ai cessé de l’aimer, je n’aurais point à rougir à ses yeux… On n’est pas maître de son cœur : depuis trois ans que nous sommes séparés, ce n’est pas ma faute si je suis infidèle, si j’aime Hermance….. Ah ! le difficile est de me le persuader à moi-même, et surtout de le lui dire ; mais il n’y a pas d’autre moyen : il le faut… On vient ; c’est elle, je l’entends. (Tremblant.) Allons, du courage ! Dieu ! quel bonheur ! madame Dorbeval est avec elle ; (Avec joie) grâce au ciel, je ne puis encore lui parler, et mon supplice du moins est différé d’un instant.

(Il entre dans le cabinet à droite.)

Scène VII.

Madame DORBEVAL, Madame DE BRIENNE,
entrant par le salon à gauche et causant vivement.
MADAME DORBEVAL.

Oui, ma chère amie, tu te laisseras fléchir, tu lui pardonneras !

MADAME DE BRIENNE.

C’est possible ! mais dans bien long-temps.

MADAME DORBEVAL.

Non ; aujourd’hui même, et sur-le-champ, car tu en as autant d’envie que lui !

MADAME DE BRIENNE, souriant.

Qui le l’a dit ?

MADAME DORBEVAL.

C’est que j’en ferais autant, et que je ne pourrais laisser attendre une grâce que je serais décidée à accorder.

MADAME DE BRIENNE.

C’est bien ce que je me disais : c’est plus noble, plus généreux ! Il y a cependant un certain plaisir à s’entendre appeler cruelle, inexorable, à se laisser prier, là, à genoux ! C’est bien le moins qu’il prenne cette peine-là, et nous verrons. Je ne réponds de rien quand il y sera.

MADAME DORBEVAL.

À la bonne heure !

MADAME DE BRIENNE.

Mais tu es bien sûre au moins qu’il revient de lui-même, qu’il ne me croit plus coupable ? C’était si mal à lui de m’avoir soupçonnée. Il est vrai que quand on aime bien… et puis la présomption était si forte ! Je lui soutenais moi-même que j’étais infidèle, et malgré cela, j’aurais désiré qu’il me soutînt le contraire, qu’il me le prouvât. En pareil cas, on n’est pas fâché d’avoir tort.

MADAME DORBEVAL.

Eh ! mon dieu ! pour une femme en colère je te trouve bien gaie !

MADAME DE BRIENNE.

C’est vrai, je ne m’en défends pas, et j’ai peine à me taire : le bonheur est diffus, il cause beaucoup, si tu savais !

MADAME DORBEVAL, avec intérêt.

Qu’y a-t-il donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Un grand secret ! c’est-à-dire, non : c’est connu de tout le monde ; mais un événement inattendu pour moi, un incident de roman, qui vient du ministère ! Ces indemnités dont ton mari parlait ce matin, cela me regarde, j’y suis comprise ; non pas moi, mais monsieur de Brienne dont je suis l’unique héritière.

MADAME DORBEVAL.

Il serait possible ! lui qui n’avait rien !

MADAME DE BRIENNE.

Comment rien ? Il avait un frère aîné et deux oncles, qui avaient eu le malheur….. non, je veux dire l’avantage de tout perdre à la révolution, et depuis leur décès, tous leurs biens, ou du moins la perte de ces biens appartient à mon mari, qui ne l’avait jamais réclamée, tu devines pourquoi ? Mais aujourd’hui que cela rapporte, c’est bien différent ! on a eu des malheurs, on les fait valoir. Moi, je n’y aurais jamais songé ; mais monsieur de Nangis pense à tout : il me donne avant de partir les renseignemens, les instructions nécessaires ; il s’est déjà entendu avec le premier commis, et je n’ose te dire à combien ils évaluent ce qui doit me revenir.

MADAME DORBEVAL.

Qu’est-ce donc ?

MADAME DE BRIENNE.

Huit ou neuf cent mille francs.

MADAME DORBEVAL.

Une pareille fortune ! quel bonheur !

MADAME DE BRIENNE.

Oui, tu as raison, quel bonheur de la lui offrir !


Scène VIII.

Les précédens ; POLIGNI, qui entre en rêvant.
MADAME DORBEVAL.

Tais-toi, le voilà !

MADAME DE BRIENNE.

Crois-tu que je ne l’aie pas vu ?

MADAME DORBEVAL, bas.

Ne lui fais pas acheter trop cher son pardon ; il a l’air si repentant, si malheureux !

MADAME DE BRIENNE, voulant courir à lui et s’arrêtant.

Malheureux ! tu crois !

MADAME DORBEVAL.

Je vois que ma présence pourrait gêner ta sévérité, je vous laisse.

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! tu t’en vas ? (Lui serrant la main.) Je te remercie.

(Madame Dorbeval sort.)

Scène IX.

Madame DE BRIENNE, POLIGNI.
MADAME DE BRIENNE, à part, le regardant.

Il hésite, il n’ose m’aborder… Élise a raison, il est trop malheureux ! Allons à son secours. (Timidement.) Poligni !…

POLIGNI, troublé et cherchant à se remettre.

Ah ! c’est vous, madame !

MADAME DE BRIENNE.

Oui, monsieur, c’est moi qui ai à me plaindre de vous, et c’est pour cela que je fais les premiers pas.

(Après un instant de silence allant à lui et lui tendant la main.)

Mon ami, croyez-vous encore que je sois coupable ?

POLIGNI.

Moi ! conserver une pareille idée ! ah ! je ne me pardonnerai jamais d’avoir pu vous soupçonner un instant… Je sais tout : madame Dorbeval m’a tout appris.

MADAME DE BRIENNE, avec douleur.

Quoi ! monsieur, il vous a fallu son témoignage ! ce n’est pas de vous-même ! et cet entretien que vous m’avez demandé ?…

POLIGNI.

Il était nécessaire pour un aveu, que depuis ce matin je n’ose vous faire, et qu’il ne m’est plus permis de différer.

MADAME DE BRIENNE.

Qu’est-ce donc ? vous me faites frémir. Achevez…

POLIGNI, à part.

Allons ! pour mon bonheur, ayons le courage de la tromper.

MADAME DE BRIENNE.

Eh bien !

POLIGNI.

Eh bien ! ce matin à votre arrivée, mon trouble, mon embarras, ces combats intérieurs, ces tourmens que je n’ai pu vous cacher, tout doit vous dire assez qu’en proie aux regrets et aux remords, me rappelant mes sermens et votre amour, m’accusant moi-même, je lutte en vain contre un sentiment qu’il n’a pas été en mon pouvoir ni d’empêcher, ni de vaincre.

MADAME DE BRIENNE.

Ô ciel ! vous en aimez une autre !

POLIGNI, hésitant.

Oui, madame.

MADAME DE BRIENNE, prête à se trouver mal.

Ah ! je me meurs !

POLIGNI, courant à elle pour la soutenir.

Amélie !

MADAME DE BRIENNE, revenant à elle.

Qu’avez-vous ? je ne me plains pas, je ne vous en veux pas ; est-ce moi qui vous accuse ?

POLIGNI.

Ah ! c’est moi-même, c’est mon propre cœur qui vous chérit encore plus que je n’ose le dire !

MADAME DE BRIENNE.

Je le crois… (Avec tendresse.) moi je vous aimais tant ! (Froidement.) Mais pendant mon absence, une autre a su vous plaire, cela ne dépendait pas de vous, vous n’avez pas voulu me tromper, vous avez agi en honnête homme, et je vous en remercie.

POLIGNI, prêt à se trahir.

Ah ! si vous saviez !

MADAME DE BRIENNE.

Plus tard peut-être je pourrai vous entendre ; mais dans ce moment, je ne veux rien savoir… rien… que son nom ; par pitié, dites-le-moi.

POLIGNI.

C’est une personne… qu’ici même, je crois, vous avez déjà vue : la pupille de Dorbeval.

MADAME DE BRIENNE.

Ô ciel ! c’est Hermance ! un pareil choix.. Pardon ; j’ai tellement l’habitude de m’occuper de vous, qu’il me semble que votre bonheur m’appartient encore, et je pensais que son caractère…

POLIGNI.

Il se peut, en effet, que son caractère… mais je l’aime.

MADAME DE BRIENNE.

Ah ! vous dites vrai, voilà qui répond à tout ! On ne raisonne pas avec son cœur, et ce matin encore, pour vous, j’ai rendu bien malheureux un honnête homme qui, plus que vous, méritait mon amour. Pauvre Olivier ! le voilà vengé de mon injustice ! mais je ne croyais pas que-ce fût à vous de m’en punir.

POLIGNI.

Amélie !

MADAME DE BRIENNE.

Épousez-la, soyez heureux ! et surtout que mes chagrins ne troublent point votre bonheur : je vous les pardonne ; ce que je n’aurais jamais pardonné, c’eût été de me tromper.

POLIGNI.

Ô ciel !

MADAME DE BRIENNE.

Maintenant, laissez-moi ! Plus tard, je l’espère, je vous reverrai ainsi qu’Hermance, ainsi que… votre femme. Je sais ce que prescrivent l’honneur et le devoir ; mais j’ai besoin de tout mon courage, et votre présence me l’ôte. Par pitié, par amitié, laissez-moi !

POLIGNI.

Ô fortune ! que je t’aurai payée cher !

(Il sort.)

Scène X.

Madame DE BRIENNE, seule.

Ah ! je respire… me voilà seule ! J’espérais pleurer, et je ne le puis. Accablée, anéantie par ce coup imprévu, je n’ai pas même la force de me plaindre ; je ne sens plus rien, sinon que tout est fini pour moi !


Scène XI.

OLIVIER, qui entend ces derniers mots, et qui entre vivement par le fond, Madame DE BRIENNE.
OLIVIER.

Qu’avez-vous ?

MADAME DE BRIENNE, poussant un cri et courant à lui.

Olivier !

OLIVIER.

Je partais, je venais prendre congé de vous ; mais vous souffrez, je reste : je réclame mes droits, je réclame vos chagrins ; parlez : qu’avez-vous ?

MADAME DE BRIENNE.

Olivier, je suis bien malheureuse : je perds tout ; ma vie était en lui, et le perdre, c’est mourir !

OLIVIER.

Que dites-vous ?

MADAME DE BRIENNE.

Vous savez si je l’aimais ! vous le savez, vous ! eh bien ! il me délaisse, il me trahit !

OLIVIER.

Ce n’est pas possible ! vous vous abusez ! Qui vous aime une fois ne doit plus cesser de vous aimer !

MADAME DE BRIENNE.

Il me l’a dit ; il a eu la franchise, le courage de me l’avouer, et je n’ai pas celui de l’oublier, et je le pleure, je le regrette encore ! Qu’allez-vous penser de moi ? n’allez-vous pas bien me mépriser ?

OLIVIER.

Moi !

MADAME DE BRIENNE.

Ne me condamnez pas cependant ; le courage et la fierté me reviendront. Je l’oublierai, je vous le promets, je vous le jure ; mais dans le premier moment, il est des sentimens dont le cœur n’est pas maître, dont on a honte, dont on rougit plus tard, et dans ce moment-là, on a besoin d’être seule, (La retenant par la main) ou avec un ami ; c’est ce que je voulais dire ! Oui déjà je me sens mieux, je suis plus calme, plus tranquille ; aidez-moi de vos avis, de vos conseils, et d’abord, je vous en prie, qu’il n’en soit plus question entre nous.

OLIVIER.

Oui, vous avez raison.

MADAME DE BRIENNE.

Il en aime une autre ! il veut l’épouser !

OLIVIER.

L’épouser ! et qui donc ?

MADAME DE BRIENNE.

La pupille de Dorbeval.

OLIVIER.

Hermance ! il se pourrait ! qui vous l’a dit ?

MADAME DE BRIENNE.

Lui-même.

OLIVIER.

Rassurez-vous  ! ce mariage ne se fera pas.

MADAME DE BRIENNE.

Que dites-vous ? et comment ? et qui pourrait l’empêcher ?

OLIVIER, avec chaleur.

Moi, qui suis votre ami, moi, dont le devoir est de vous consoler, de vous secourir ! moi qui veux votre bonheur aux dépens même du mien !

MADAME DE BRIENNE.

Olivier !

OLIVIER.

Il ne s’agit pas de moi, mais de vous ! il faut rompre cet hymen, et j’en ai les moyens ! Si vous saviez avec quelle légèreté, quelle coquetterie !… Mais ne restons point dans ces salons, où la foule va se rendre. Venez, vous saurez tout, vous déciderez vous-même, vous parlerez à Poligni ; et, après cela, j’ose le croire, il renoncera à ce mariage.

MADAME DE BRIENNE.

Ô le meilleur des amis ! que vous êtes bon ! que vous êtes généreux !

OLIVIER.

Non, je ne suis pas généreux, mais je vous aime, je ne vis que par vous, je souffre de vos chagrins, et les adoucir, c’est diminuer les miens ! venez, madame ; quittons ces lieux.

(Il rentre avec madame de Brienne dans son appartement.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.