Le Mariage de l’adolescent/Préface

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Bernard Grasset (p. v--).



PRÉFACE


Mlle Jeanne Marais a disparu en pleine jeunesse, dans l’éclat de sa beauté, au milieu d’une carrière brillante et qui semblait lui promettre de grandes satisfactions. Un talent chaque jour plus ferme et plus souple, une imagination riche en trouvailles, une frémissante sensibilité : voilà ce qui, le 20 mai 1919, fut anéanti. Les amis de Mlle Marais garderont d’elle un souvenir impérissable. Ils admiraient l’écrivain ; ils pleurent la femme douée de vertus viriles, en même temps qu’ornée de toutes les grâces, loyale, vaillante et tendre…

Elle s’appelait de son vrai nom Lucienne Marfaing. Elle naquit à Paris, le 12 février 1888. Elle était de bonne bourgeoisie. Son père, ayant acquit quelque bien dans le commerce, se retira de la vie active et vint se fixer sur la Côte d’Azur. Nice fut la patrie de l’enfant et l’ardeur de ce climat, l’air qu’on y respire, influencèrent profondément sa formation intellectuelle, morale et sentimentale. Elle eut d’abord sous les yeux le spectacle du luxe et des élégances cosmopolites. Elle se mêlait aux gens de lettres, aux artistes de passage. Elle apercevait le monde comme un champ de bataille où se déchaînent les désirs de jouissance sensuelle, les vanités et les intérêts. L’influence d’un tel milieu est un peu desséchante et corruptrice. L’adolescente, livrée sans défense à ses instincts, ignore la réserve et la modestie chrétiennes. Elle pousse en sauvageonne. Sa liberté d’allures, sa hardiesse d’esprit, son extrême indépendance, la vocation précoce qui l’entraîne vers la littérature et l’art font songer aux enthousiasmes et aux caprices de Marie Bashkirtseff. Bientôt, en elle, naît, le goût d’écrire. Elle envoie des vers et des nouvelles à la presse. Le Petit Journal, la Lanterne accueillent ces essais, signés du pseudonyme de Ludine. Le premier roman de Jeanne Marais, La Carrière Amoureuse, date de 1911. Il ne passa pas inaperçu. C’est un livre illuminé du soleil, imprégné des parfums, agité des effervescences de ce Midi, que la romancière débutante avait encore dans le cœur et dans les yeux. Il atteste une singulière maturité. L’histoire d’amour qui s’y déroule, s’accompagne de moroses réflexions, de remarques âpres, pessimistes, et d’ailleurs perspicaces, sur la condition humaine. J’en citerai quelques-unes.

« Les hommes sont tous les mêmes. Avec la dot de leurs femmes ils entretiennent leurs maîtresses. Il y a deux sortes de femmes : celles qui paient, celles qu’on paie. »

« Le danger des situations équivoques révèle trop clairement les petites bassesses, les faiblesses du cœur. Et c’est triste de penser qu’on méprise toujours un peu ceux que l’on aime d’un amour illicite. »

« Les années t’apprendront l’égoïsme douillet des âmes désenchantées, qui consiste à s’aimer beaucoup plus soi-même que le compagnon choisi. Ce jour-là, tu pourras te marier. Ce n’est pas toi qui souffriras. »

Quel peut être le philosophe désabusé qui s’exprime ainsi ?… Une jeune fille de vingt ans !… Elle a déjà souffert, connu la déception du rêve écroulé, l’amertume de l’illusion évanouie… Elle demande un réconfort au travail. Elle accomplit des prodiges d’activité. Jour et nuit, la plume à la main, elle, ne cesse de produire. En trois ans, elle publie quatre volumes : Nicole courtisane, La Maison Pascal, Les Trois Nuits de don Juan, Le Huitième Péché. Ce sont de jolis livres élégants et fringants, quelque peu cyniques. La réalité s’y allie à la fiction. L’auteur s’y raconte ; elle y met ce qu’elle a vu ou entendu… Ce qu’elle n’a pas directement observé, elle le devine et le décrit avec une merveilleuse assurance et une surprenante justesse.

Les cent premières pages de Nicole courtisane constituent un tableau étincelant et intuitif du Paris galant, brossé à la façon d’Alphonse Daudet. Dans La Maison Pascal, le sujet est d’une audace inouïe, les détails précis, exacts, notés d’après nature. Là où la gauloise impudeur d’un Armand Silvestre eût hésité, la témérité ingénue de Jeanne Marais va de l’avant ; elle échafaude la plus monstrueuse hypothèse ; mais sur cette trame paradoxale, apparaissent, épinglés, de chauds paysages, de malicieux croquis de mœurs, la vivante peinture d’une petite cité méridionale, avide de s’enrichir par tous les moyens, et soucieuse d’honorer publiquement la vertu…

Le retentissement de cet ouvrage risquait d’égarer Jeanne Marais en la poussant à ne demander le succès qu’à des publications libertines et à flatter, dans un but commercial, les goûts licencieux du public. Elle valait mieux que cela. Elle se ressaisit. Elle composa un roman de haute allure. Amitié Allemande, qui eut le bonheur et le malheur de paraître au mois de juillet 1914. Le bonheur, puisque les événements mettaient en lumière le sens prophétique du volume ; le malheur, puisqu’ils étouffaient son éclosion. Cette fois, il ne s’agissait plus d’une autobiographie amalgamée au récit d’aventures romanesques. C’était une solide étude de mœurs et de caractères, la description précise et spirituelle d’un coin de la société parisienne, l’analyse d’un état d’âme spécial, la vision lucide des prochaines catastrophes. L’Allemand qui s’insinue parmi nous, use de notre hospitalité, nous dupe par sa feinte bonhomie, puis retourne contre ses hôtes d’hier les armes qu’il tient de leur confiante naïveté après avoir largement profité d’eux — ce type pullulait en France avant 1914. Il est ici modelé de main de maître. Autour de lui grouille la multitude des snobs inconscients du péril, inattentifs aux sourdes rumeurs qui précèdent la tempête… Édité plus tôt ou plus tard, ce livre puissant aurait eu beaucoup de lecteurs. Il mérite de n’être pas oublié.

La guerre éclata… Ce fut pour Jeanne Marais une période de dures épreuves, dans l’ordre matériel et l’ordre sentimental. Elle perdit, à peu d’années d’intervalle, ses parents. Atteinte par des revers de fortune, elle subsistait presque exclusivement de son labeur littéraire qui devait alimenter la maison. Elle vivait auprès de sa mère devenue veuve. Les deux femmes formaient un petit ménage modeste et charmant. Mme Marfaing entourait sa fille d’une ardente sollicitude ; la fille puisait dans cette adoration un divin appui contre les mécomptes et les énervements du métier.

J’ai sous les yeux des lettres adressées par elle, depuis 1911, à son cousin, son camarade et son confident, qu’elle aimait en sœur aînée. Dans cette correspondance révélatrice, elle apparaît, telle qu’elle était réellement, sans feinte et sans pose, travailleuse, impatiente d’arriver, scrupuleuse et sincère, difficile, visant à la perfection, désolée de n’y pas atteindre autant qu’elle l’eût voulu. On la voit agitée, inquiète, courant du libraire au bureau de rédaction, puis rentrant en toute hâte au logis, où l’attend le manuscrit commencé. Elle entasse article sur article, roman sur roman.

« Je doute que ma nouvelle soit acceptée — de par ses intentions tendancieuses — et, à tout hasard, je vais en préparer une autre. Je m’aperçois, tous les jours un peu plus, que le temps passe vraiment trop vite et que je travaille bien lentement. Quand je suis restée tout un jour à mon bureau, ne le quittant que pendant l’intervalle des repas, je suis effarée, le soir, en constatant quel résultat minime m’ont apporté ces heures de travail. Aussi suis-je navrée lorsqu’une course indispensable m’oblige à sortir et je deviens d’une compagnie plutôt vague pour mon infortunée maman qui, grondée d’une part par son fils, délaissée de l’autre par sa fille qui se cloître dans sa chambre, se trouve dans une situation peu joyeuse, qui la punit ainsi de son entêtement persistant.

« Vous aussi, vous devez vous apercevoir que le temps coule rapidement ; et la perspective de votre retour doit se rapprocher à vue d’œil, hein ? L’utilité de nos ennuis, c’est qu’ils ralentissent les heures : sans eux, on vivrait trop vite. Remarquez que j’ai évité, à dessein, de me féliciter que les vacances touchent à leur fin en songeant au plaisir de vous revoir. C’est pour vous empêcher de répondre hypocritement que la rue des Marais servira de compensation au regret de Saint-Jean-de-Luz. »

(17 septembre 1911.)

Ce perpétuel effort l’épuise. Astreinte à une inaction momentanée, elle dévore toute une bibliothèque, relit ses classiques. Un moment, elle s’éprend de la misanthropie de Jean Jacques :

« Je commence néanmoins de me sentir reposée, et je pense que cela va durer. Je relis lentement, par petites portions, afin d’éviter la fatigue, les Confessions. Que j’aime Rousseau ! Je crois qu’il m’est plus cher encore par ses défauts — voire ses vices — que par ses mérites. Son hypocondrie, son amertume, sa façon âpre de fustiger ses faux amis et ses contemporains m’enchantent. Quel camarade divin ce devait être, pour qui comprenait son cœur ardent et sa sensibilité. Je commence à comprendre Mlle Strauss (ma première institutrice) qui était amoureuse de lui.

« Je me sens hors d’état de travailler ; je vais bientôt oublier à écrire, si cela continue. »

(22 septembre 1912.)

En août 1914, le jeune cousin mobilisé part pour le front. Il se bat. Il est blessé. Jeanne Marais le félicite et le plaint. Puis elle lui communique ses impressions, au sujet du dénouement éventuel de la guerre. Elle se montre, ainsi quelle l’avait été dans Amitié Allemande, excellente psychologue :

«… J’ai toujours eu l’intuition d’une paix brusquée, d’une paix arrivant sans préparation dans un moment où personne ne l’aurait prévue. Je ne sais si mon idée se réalisera. J’avais eu, avant la guerre des prévisions sur les Boches, qui se sont étrangement réalisées par la suite : des personnes ont remarqué la singulière exactitude de mes déductions. Si le reste pouvait s’accomplir également !…

« Car enfin, les gens qui prédisent la paix pour une date fixe… de l’année prochaine, m’amusent. Connaissent-ils le jeu de l’adversaire ? Après s’être illusionnés sur sa faiblesse, ils peuvent se tromper sur sa force.

« Il me semble qu’on oublie un peu trop que l’issue de la guerre dépendra aussi des Austro-Allemands. Sait-on où ils en sont ? Les brutes qui se servent de nos pauvres populations du Nord comme d’un moyen de chantage, me semblent plus touchés par ce blocus presque oublié de nous aujourd’hui, que les armées allemandes de 1914, que l’on nous représentait comme affamées par ce même blocus — après six semaines de guerre. Je ne croit pas que l’Allemagne voudra tenir « jusqu’au bout » comme on le prétend. Nous avons le tort d’assimiler la mentalité allemande à la notre et de lui prêter notre propre esprit de race. Je suppose, au contraire, qu’après une forte défaite orientale, l’Allemagne voudra finir en beauté et faire hâtivement la paix avant d’avoir évacué le territoire quelle occupe sur son front occidental. Vous trouverez peut-être que je vois l’avenir en rose. Mais je me base sur le caractère allemand qui se résigne mieux que nous aux parties perdues, qui met plus de persévérance aussi à préparer sa revanche… Et je crois que le joueur méthodique voudra quitter le jeu avant d’avoir perdu tout ce qu’il a dans sa poche. »

(30 juillet 1916).

Cependant, un coup terrible menace Jeanne Marais… La santé de sa mère décline. Le tourment qu’elle en ressent l’abat, lui enlève le courage et la foi en l’avenir. Une noire tristesse l’envahit. Ces crises se multiplieront plus tard. Le premier assaut du mal qui l’emportera la brise.

« Ce que ces questions littéraires m’inspirent d’indifférence à mon point de vue personnel ! Margaritas ante porcos : voilà la devise de l’écrivain convaincu et — vaincu. Si vous saviez quelle désespérance se trouve au bout de la route parcourue. Quand on a bûché comme un forcené, appris patiemment son métier, possédé enfin cette admirable langue française, on constate que rien ne sert, si on a la fierté d’arriver seulement par son travail sans intrigue malpropre. Et lorsque enfin, à force d’années alignées les unes auprès des autres, comme les grains d’un triste chapelet, on connaît néanmoins une certaine notoriété : quelle déception sur la récompense escomptée ! Ceux qui vous apprécient n’ont que du fiel à répandre sur vous ; ceux qui vous aiment sont incapables de vous comprendre. Jean Lorrain me répétait un jour un mot qu’il avait entendu dire à Daudet : « La gloire est un bon cigare que l’artiste fume du côté de la cendre : il ne lui reste qu’un goût âcre dans la bouche. » À ce moment-là, mes seize ans naïfs restaient sceptiques devant ce désenchantement de l’homme arrivé qui regrettait sa jeunesse. Aujourd’hui je comprends que ce n’était pas du « chiqué ». Ah ! dire que j’ai perdu quinze ans de jeunesse avant de m’apercevoir que, seule, la jeunesse compte dans une vie de femme. Oui, vous avez compris, en effet, que ce n’est pas uniquement la guerre qui me plonge dans l’état où je suis. J’ai toujours eu la manie de prévoir l’avenir : j’avais songé à me préparer une auréole qui compenserait ma jeunesse perdue. Et bien ! ce n’est pas vrai, c’est un faux calcul. La femme ne peut pas remplacer ça. Pour une femme, la seule existence enviable, c’est d’être jeune, belle, et de vivre ! Et j’ai vingt-huit ans ; j’ai usé mes belles années à travailler, comme peu de femmes travaillent, je vous l’assure. Moi j’ai un peu la nature de votre père : je ne sais que m’atteler à ma tâche, à mon devoir, du matin au soir ; sans être capable d’envisager un autre moyen de réussite qu’un labeur acharné : et ça vous fatigue rudement, ces vices-là.

« Vingt-huit ans : c’est seulement maintenant que je comprends certaines choses. Est-on bête quand on est de tempérament rêveur ! Vous pouvez compter combien il me reste d’années de jeunesse à passer. Or, je ne suis pas de celles qui ne savent pas vieillir, et, d’autre part, je ne veux pas vieillir. Ne vous étonnez pas de mon amertume ; je compte les morceaux de la « Peau de Chagrin » ; chaque jour en emporte un peu sans résultat.

« Je crois que les êtres trop ardents et trop exigeants sont appelés à gâcher leur vie. La vie, c’est un vin qu’on ne boit pas dans n’importe quel verre. »

(11 septembre 1916)

Mais on ne se détache pas de la littérature quand on en a fait son but et son souci coutumier. L’accès de neurasthénie passé, la romancière revient à ses chères études, et, à l’occasion de deux volumes nouveaux qui lui ont été envoyés, elle donne du roman, tel qu’elle le conçoit, une assez originale définition :

« Ce qui a diminué mon intérêt pour ces deux livres, c’est l’invraisemblance et le romanesque, sans caractères. Je ne déteste pas qu’un roman soit romanesque, sans aller jusqu’à la définition péremptoire de George Sand. Mais ce que j’aime, c’est que l’auteur — en s’abandonnant entièrement à son imagination pour inventer des péripéties ingénieuses — n’en observe par moins un souci scrupuleux de vérité en ce qui concerne l’esprit des personnages. La vie renferme une telle part de hasard et d’étonnantes coïncidences que le récit d’événements extraordinaires ne semble jamais ennuyeux ni absolument invraisemblable. Les existences ordinaires, où il ne se passe rien, sont les exceptions de ce monde. Prenez la vie du plus simple bourgeois : elle dissimule son drame, son mystère, parfois même son crime. Je vous assure que je n’exagère point.

« Toutes les variétés de caractères humains peuvent se résumer en quelques types. L’originalité même d’une nature à part, agit et s’exprime suivant les lois d’une immuable logique.

« Voilà pourquoi l’invraisemblance des caractères me déplaît dans un livre parce qu’aussitôt, les héros me paraissent « faux » et cessent de m’intéresser.

« Sujet romanesque, personnages réalistes : voilà ma définition personnelle du roman, fort discutable comme toutes les définitions.

(16 novembre 1916.)

Le désastre redouté approche… Jeanne Marais sait que sa mère est condamnée. Elle dit sa douleur dans une lettre poignante qui n’est qu’un cri d’angoisse :

« Mon ami, vous êtes le seul qui sachiez ce qu’était mon union intime d’esprit avec la « dame » que vous aimiez aussi, en tiers entre nous. Les bonnes causeries de la rue des Marais… Vous devez comprendre ma douleur mieux que les autres : j’aurai un certain soulagement à en parler avec vous, quand vous viendrez. J’ai fermé ma porte à tous les gens que je connais, sauf vos parents. M…, comme d’habitude, s’est montrée obligeante et compatissante.

« Vous m’aimez bien, André, ainsi que vous aimez aussi maman. Moi qui ne pleure jamais, je ne peux pas retenir mes larmes en pensant à ce que vous éprouverez en revoyant maman ; c’est un tout petit enfant, le mien. Je la lève, je la fais manger, je la veille la nuit. K… heureusement, me témoigne un dévouement que je n’attendais pas de lui : je le croyais un peu égoïste et il me montre un grand cœur, une générosité rare. J’avais fait appel au médecin, et c’est un ami qui m’a répondu. J’ai vu ses yeux se mouiller devant mon chagrin. Mais il ne me comprend pas comme vous, car il blâme mon désespoir, tandis que vous, n’est-ce pas, vous sentez qu’il n’y a rien à me dire ?… On va vous envoyer mon livre. Quelle dérision ! Après trois ans d’attente où des bouquins de moi qui devaient paraître, attendent encore pour diverses causes de force majeure, ce petit roman[1], dont maman se réjouissait, me serre le cœur, publié à un tel moment ! Chaque page me rappelle un souvenir commun du travail exécuté par moi sous ses yeux… ma pauvre petite mère. M… à qui j’ai téléphoné mon malheur, a eu la bonté d’envoyer un employé et une voiture de livres chez moi pour le service de presse. Et cette pauvre chérie, qui ne peut plus parler, tend ses mains vers le volume quelle attendait avec fièvre. Il était annoncé pour le 8 août. Mon malheur m’a empêchée de m’en occuper à cette date. Eh bien, dans son lit depuis ce jour-là, tout le temps, elle faisait signe à M…, à moi, à K… Nous ne comprenions pas. Le docteur a fini par saisir : c’était le livre qu’elle réclamait dont elle voulait des nouvelles. Alors, voyez-vous, pour moi, c’est atroce.

« Ma vie va être maintenant une longue souffrance. Tout ce que je souhaite, c’est de garder assez de forces pour la soigner car je suis un peu faible et je ne veux pas qu’une main étrangère la touche. D’ailleurs, elle ne se laisse approcher que par moi et le Dr K… On ne peut même pas me laisser souffrir en paix. Tout me tombe sur la tête et m’accable. La responsabilité du budget, la direction d’une maison, les soucis d’argent qui ne cessent pas pour cela ; la bonne qui vole, et qu’on supporte pour ne pas avoir les tracas d’une autre domestique. Je n’ai d’espoir qu’en mon éditeur. Je ne peux plus travailler facilement, mais je profite du petit matin pour travailler pendant qu’elle dort, car c’est à cette heure-là qu’elle s’assoupit. Et j’espère que M… élèvera peut-être mes mensualités si le livre se vend et que je lui en donne un autre. Parce que — vous me comprenez bien — je ne veux pas « qu’on me prête de l’argent » ; je veux en gagner. Sans cela, on m’offre bien, mais accepter, c’est s’enfoncer davantage. »

(17 août 1917.)

Les jours, les semaines s’écoulent, sans allègement. La garde-malade trouve une sorte de stimulant dans l’immensité de sa peine. Elle se raidit contre la catastrophe inévitable. Un stoïque effort de volonté la soutient. Elle n’a pas, comme d’autres, le secours de la prière. Elle ne tire que d’elle-même la force de lutter. Mais cette fermeté ne la dessèche point. Son besoin d’aimer domine les pires souffrances. Toutes ces choses délicates et profondes, une admirable lettre les exprime :

« Je sais trop combien vous participiez à mes angoisses pour ne pas vous rassurer dès que je le puis en vous disant : j’ai plus de forces que ces jours derniers. Il y a en moi un fond d’énergie qui m’aide à reprendre le dessus. Ce qui me sauve, c’est justement ce qui m’est pénible : cette affreuse responsabilité, cette perspective de jours noirs, ces difficultés sans issue, — et, au bout, la douleur suprême. Devant cet entassement de malheurs il se lève un instinct de lutte qui me pousse à résister, à faire en sorte qu’elle soit heureuse pour le temps qui lui reste à vivre. La vie est bien dure, mon cher ami, mais je crois que c’est son inclémence même qui nous apprend à savoir vivre. Depuis quelques jours, j’ai compris le sens du mot « devoir » et j’ai éprouvé des sentiments bien sincères chez une créature sans préjugés, sans religion et sans principes. Je ferai ce que je dois faire, parce que je sens qu’il faut que je le fasse, que ce ne serait pas bien de déserter, d’une manière ou d’une autre. Je sens que j’ai une morale ; et cette morale, c’est l’instinct, l’instinct bestial et naturel qui me l’inspire ; et non l’hypocrisie d’une doctrine apprise.

« Je crois que je pourrai être pour vous une amie utile dans l’avenir. Le peu d’années qui nous séparent ne mettent pas entre nous l’écart d’une génération ; et, pourtant, je suis assez votre aînée pour avoir toujours une petite avance d’expérience sur vous dont je vous ferai profiter, en camarade, sans pédantisme. Je passerai, par mon âge, avant vous, sur la même route, et ça me permettra de vous donner le bon tuyau sur le tournant dangereux. Je vous souhaite bien d’être heureux. Il y a entre nous, maintenant, un lien : vous êtes le seul à avoir vraiment connu le seul être que j’aie aimé sans déception et dont j’aie été aimée sans ingratitude. Cet être va m’être enlevé soit dans son cerveau, soit entièrement. Vous restez pour moi comme le cher et unique témoin : nous ne parlerons jamais plus d’elle, quand elle ne sera plus là ; cela me ferait trop de mal ; mais je sentirai que nous y penserons ensemble, à certains moments qui nous rappelleront des souvenirs communs. Vous devenez, en quoique sorte, mon frère. Croyez-moi, quand je tâcherai de vous servir, effectivement ou moralement. Je vous confie aujourd’hui une impression parce que je la ressens très profondément et que je crois qu’elle renferme une vérité naturelle et sociale : il y a une sorte de bonheur à vivre durement. Il ne faut pas être égoïste et n’aller que vers la jouissance. On a une grande paix à agir sans but personnel et à accepter les sacrifices ; rien ne peut plus vous atteindre quand on s’est imprégné de cette conviction. J’ai l’air de vous prêcher ou de vous débiter des lieux communs. Sur le papier, les mots n’ont plus de valeur. Mais voyez-vous, dans cette dernière épreuve, j’ai trouvé mon chemin de Damas ; et je vous dis cela comme je l’éprouve, pour vous faire voir la même lumière, vous sur qui je vais reporter mon intérêt de famille. J’ai eu la force, la nuit dernière, de terminer un travail, entre deux heures d’insomnies où cette malheureuse qui se plaignait, était un peu soulagée par les compresses chaudes que je lui appliquais. K… ne veut pas la soulager, car le remède serait pis que le mal ; et on ne la soulagera que lorsqu’il n’y aura plus que cela à faire. »

(13 août 1917).

Mme Marfaing succomba le 13 octobre… Ainsi qu’il arrive au lendemain de ces tragiques secousses, les nerfs crispés se détendent, l’énergie s’écroule. C’est la dépression qui suit le sursaut de volonté.

« J’entre dans la phase redoutée ou, perdant le souvenir des heures affreuses de sa maladie, je n’ai plus que l’étonnement douloureux de ne plus l’avoir auprès de moi et j’en souffre terriblement, surtout à l’approche de la nuit.

Un aveu vous dépeindra mon état : je ne peux plus travailler, comme avant, et je me fiche de mon travail à un point qui m’inquiète. Tout cela me devient très indifférent depuis qu’elle n’y est plus associée, et s’il n’y avait pas la question d’argent qui m’oblige à me procurer l’indispensable par ma plume, je n’aurais même pas le courage d’écrire une ligne. À présent, je travaille avec un dégoût et une lenteur extrêmes, et je pousse un soupir de soulagement quand c’est fini. Vous me dites gentiment que vous seriez content de voir un conte de moi dans le Journal : je sais que L… en a fait mettre un sur le marbre : paraîtra-t-il ? Si vous saviez ce que cela me laisse froide ! Je me demande comment j’ai pu me passionner à ces choses : c’est que ma passion était partagée. Je n’ai pas eu le courage de mettre les pieds au journal.

« Je reste dans mon lit et je me suggestionne jusqu’à ce que je me la figure, comme avant. Mais quelle nuit, une fois endormie ! Pardonnez-moi, mon cher ami, de vous écrire ceci mais vous êtes le seul — pour bien des motifs — à qui je puisse me confier ; et ça me soulage. »

(3 janvier 1918).

Jeanne Marais ne se remit pas de ce bouleversement… On la crut, elle se crut guérie… Mais la blessure n’était pas cicatrisée et, au moindre choc, elle saignait. Toute contrariété, toute déception (et ces accidents abondent dans la vie littéraire) désespéraient la jeune artiste… Pourtant, elle eut encore des joies… La publication par Les Annales, de La Nièce de l’Oncle Sam, le succès de cette œuvre souriante et pathétique, lui rendirent le courage. C’est à cette occasion que je la connus. Ce roman m’avait plu à première lecture. Je demandai à l’auteur si elle consentait à modifier certains passages. Elle accepta mes avis avec une bonne grâce et opéra ces modifications avec un empressement qui me touchèrent. Je fus frappé de ce qu’il y avait en elle d’un peu fébrile, de tourmenté et de passionné. Elle ne s’attachait pas, ne se dévouait pas à demi. Bien qu’elle ne dût aucune gratitude au journal qui, en accueillant ce joli livre, ne s’était préoccupé que de plaire à ses lecteurs, elle se montrait envers lui reconnaissante. Elle se prit à aimer la maison et, bientôt, y fut indispensable. Elle accepta de se charger de l’examen des manuscrits. À cette ingrate besogne, elle apporta un zèle, une patience, une bienveillance qui lui valurent notre admiration et la confiance de ses innombrables correspondants, tous devenus des amis. Elle continuait néanmoins de composer des volumes. Elle en avait plusieurs sur le chantier, entre autres le Trio d’Amour, qui ne devait paraître qu’après sa mort. Elle se plaignait de la répugnance quelle éprouvait à écrire. D’intermittentes lassitudes accablaient l’intrépide travailleuse. Elle doutait de son talent, alors quelle bouillonnait de projets et d’idées. Nous nous élevions contre cet absurde pessimisme. Nous réussissions momentanément à la convaincre. Elle sortait, vaillante et forte, de ces accès d’abattement, puis y retombait. Il semblait qu’un mal intérieur la minât, empoisonnât par avance le bonheur que les dieux s’apprêtaient a lui donner. Comment imaginer que cet état maladif pût s’allier à tant de raison, de bon sens, à une sensibilité si saine, à un équilibre mental si parfait !…

Toutes ces qualités, nous les retrouvons à un degré éminent dans Le Mariage de l’Adolescent… C’est, en cent pages, un chef-d’œuvre de vérité psychologique, de sagesse, de compréhension émue des temps nouveaux, de sympathie humaine, de large et généreuse philosophie… L’âme et le cœur de Jeanne Marais y palpitent : âme très fière, cœur brûlant, inassouvi et irrésigné…

Adolphe Brisson.
  1. Pour le bon motif.