Le Maroc, notes et souvenirs

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Le Maroc, notes et souvenirs
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 888-924).
LE MAROC

NOTES ET SOUVENIRS

Voici longtemps déjà que voyageurs et artistes déplorent, par tous pays, la disparition de la couleur locale, et l’altération profonde que le développement des relations commerciales et l’invasion des produits de l’industrie moderne ont fait subir aux anciennes mœurs, aux costumes, à l’aspect des campagnes, à la physionomie intime des villes, à tout ce qui donnait autrefois aux voyages leur charme pittoresque. S’il ne s’agissait que de l’Europe, si vieille, si activement fouillée en tous ses recoins, les esprits curieux de couleur locale en feraient aisément leur deuil : mais, dans tout le reste du monde comme à nos portes, la vie moderne a tout envahi, tout recouvert d’un enduit uniforme sous lequel apparaissent, par places, les teintes anciennes à demi effacées. Il semble désormais impossible de rencontrer un pays où la civilisation européenne n’ait déjà plus ou moins marqué son empreinte, où il soit permis de goûter sans mélange l’illusion d’être transporté loin de notre monde moderne où l’on puisse retrouver intacts les traits caractéristiques d’un peuple ou d’une société, et vivre en plein XIXe siècle de la vie que menaient des générations mortes depuis longtemps. Le Caire est déparé par de larges quartiers européens, et ses tramways, ses réverbères, ses trottoirs alignés ont fait perdre à la vieille cité arabe le charme poétique que dix siècles d’une existence grandiose et dramatique avaient jeté sur elle ; en Asie, un chemin de fer longe les ruelles du bazar de Smyrno, franchit le pont des Caravanes que les poètes arabes ont chanté, et mène en quelques heures aux ruines d’Éphèse et de Magnésie ; les rues de Téhéran sont éclairées à la lumière, du gaz ; l’Inde est sillonnée de voies ferrées, et il n’est pas une de ses villes, une de ses populations sur laquelle l’industrie britannique n’ait appliqué sa marque ; le Japon s’est livré tout entier, sans réserve, à la civilisation qui l’a déjà transformé ; l’Empire du Milieu lui-même, « la grande momie chinoise, » comme l’appelait Herder, se dégage lentement de ses bandelettes après tant de siècles écoulés, et malgré ses résistances accepte un à un les produits de la science et de l’industrie européennes : un chemin de fer est concédé à Shanghaï, le télégraphe étend son réseau jusque dans les murs de Pékin, les armes et la flotte de guerre ont été exécutées sur les modèles les plus perfectionnés des arsenaux d’Europe ; des missions chinoises étudient à Paris, Londres et Berlin nos procédés, nos inventions et nos lois.

Seul, par un étrange privilège, un pays situé aux portes de l’Europe, à quarante kilomètres de la côte d’Espagne, le Maroc, est resté impénétrable à la civilisation moderne. Replié sur lui-même, ne demandant rien aux pays qui l’entourent, isolé du reste de l’islam par l’établissement de la France au nord de l’Afrique, protégé jusqu’à ce jour contre toute conquête européenne ou toute influence exclusive par la jalousie rivale des puissances qui le convoitent, le vieil empire du Maghreb est demeuré ce qu’il était il y a cinq cents ans. Aucune invention moderne ne l’a entamé. Il ne possède à l’heure qu’il est ni télégraphes, ni chemins de fer, ni ports, ni routes, ni mines, ni usines, ni armes perfectionnées, ni colons européens. Comme si un arrêt s’était produit pour lui seul dans la marche du temps, le Maroc nous offre exactement le tableau qu’il présentait il y a plusieurs siècles ; et si sa vie morale et intellectuelle a subi la décadence sans retour où la race arabe est entraînée à grands pas, du moins, rien n’est changé à son existence extérieure : ses institutions sont encore celles qui le régissaient sous ses premiers chérifs, ses mœurs, ses traditions, les pratiques de sa vie journalière, ses cérémonies religieuses et militaires, l’aspect de ses villes et de ses habitans n’ont pas varié. Si, par quelqu’un de ces miracles que les Orientaux aiment à se figurer, Ibn Batouta, l’intrépide voyageur marocain du XIVe siècle, revenait aujourd’hui, il ne trouverait certes pas, après cinq cents ans, son pays plus transformé que lorsqu’après vingt-cinq années de voyage en Perse, aux Indes, à Sumatra et en Chine, il rentra dans sa patrie et s’en vint mourir à Fez.

C’est l’impression que je retrouvais en feuilletant une liasse de notes prises, il y a plus d’un an, pendant un séjour de plusieurs mois que je fis au Maroc, comme attaché à la légation de France. Ces notes ont été écrites au jour le jour, sur des feuillets détachés, dans la seule intention de fixer mes souvenirs : elles n’ont d’autre mérite que leur sincérité.


De Gibraltar à Tanger, 4 janvier.

Il est midi : la Manoubia, steamer de la Compagnie transatlantique, lève l’ancre, sort lentement du port et se glisse entre les cuirassés de l’escadre anglaise mouillés en rade. On voit encore distinctement les maisons et les casernes, les rues et les squares de la ville, assise au pied du rocher qui derrière elle s’élève, à pic, de 1,300 pieds.

Sur ce roc stérile, brûlé du soleil, hérissé de batteries, les Anglais ont accumulé les ressources du confort britannique et tous les perfectionnemens de l’édilité moderne afin de se donner au moins l’illusion de la patrie absente. Terre, arbres et plantes, ils ont tout apporté, puis ils ont rempli de verdure les crevasses du rocher et tapissé de gazon et de fleurs les talus des ouvrages fortifiés. Aussi, du haut de la passerelle, à 150 brasses en mer, Gibraltar, avec ses cottages, ses villas, ses jardins et ses promenades, prend un aspect riant qui rappelle une des villes privilégiés de la côte de la Corniche.

A mesure que la Manoubia s’éloigne, les lignes et les teintes se confondent ; quelque temps encore le factionnaire anglais apparaît comme un point rouge sur le môle blanc ; mais le roulement de la vague nous fait sentir que nous sommes sortis de la baie d’Algésiras, et déjà nous apercevons la ligne des montagnes du Maroc, une ligne bleu cendré, noyée dans la vapeur.

C’est alors seulement, si l’on se retourne pour envoyer un dernier adieu à la terre d’Europe, que Gibraltar apparaît en entier, se dressant de toute sa hauteur et masquant de sa masse la plage étroite et basse qui le relie à l’Espagne. De près, dans le port, l’œil n’en pouvait saisir l’ensemble ; mais d’ici, à un mille en mer, le spectacle est d’un effet saisissant : le rocher a la forme d’un lion gigantesque, couché, mais la tête fièrement dressée, et le monstre de pierre s’avance jusqu’au milieu du détroit pour en garder l’accès.

Après deux heures de marche, alors que Gibraltar dessine encore vaguement son profil dans le lointain, la Manoubia ralentit sa vitesse et entre dans le golfe au fond duquel apparaît Tanger. Ce n’est d’abord qu’une tache blanche brillant au soleil. Mais peu à peu l’on distingue la forme de la ville arabe étagée sur deux collines, la masse compacte de sa kasbah, ses vieux remparts, le rideau noir d’un bois de plus maritimes et de cèdres qui la domine, ses maisons aux toits plats, ses minarets et ses palmiers émergeant des terrasses.

En débarquant à terre, la première impression est toute d’étonnement ; on se sent transporté brusquement, sans transition, dans un monde nouveau : Arabes de l’intérieur à la peau basanée, drapés dans leurs haïcks noirs à larges dessins rouges ; Maures au teint clair enveloppés dans les plis superposés de leurs burnous blancs ; Riffains aux traits grossiers, la tête ceinte d’une corde en poil de chameau ; nègres du Soudan, à la face de brute ; femmes mystérieusement voilées dans leurs longs haïcks blancs, qui ne laissent voir de leur physionomie que l’éclat des yeux ; juifs en lévite sombre, babouches et calotte noires ; juives au visage découvert, encadré d’un foulard aux couleurs voyantes ; mendians superbement drapés dans des loques pouilleuses ; vieilles mendiantes accroupies tendant une main décharnée, ridées et tannées comme des momies ; charmeur de serpens, que toute une foule admire sur la place du Marché ; caravanes de chameaux s’avançant processionnellement à travers les rues étroites ; cavaliers en grand costume, montés sur des chevaux de fine race arabe, au harnachement brodé d’or et d’argent ; cortège religieux se rendant à une mosquée, précédé d’étendards verts et rouges, et hurlant ses chants étranges ; puis, mille autres tableaux de la vie orientale. Tout cela placé dans le cadre pittoresque de l’architecture arabe et baigné dans un air transparent, dans une lumière incomparable dont les murs blancs doublent l’éclat, éblouit les yeux comme au spectacle de quelque grande féerie. C’est la magie des pays d’Orient : elle frappe subitement l’esprit d’admiration sans l’y préparer par ce charme lent des impressions successives que l’Espagne, l’Italie ou tout autre de nos pays civilisés lui ménage et lui fait goûter graduellement à chaque pas.


… La nuit est venue, une nuit tiède et calme. La lune brille de tout son éclat ; sous ses rayons, le golfe de Tanger miroite comme une plaque d’argent, et la Manoubia, à bord de laquelle j’étais il y a quelques heures à peine, se balance là-bas lentement sur ses ancres. Les croissans dorés scintillent sur les minarets, et les toits blancs qui descendent en terrasses jusqu’à la mer sont inondés de lumière. Les jasmins en fleur embaument l’air d’un parfum pénétrant, un peu lourd.

On se sent envahi peu à peu par ce charme indéfinissable des nuits d’Orient, un grand apaisement se fait en vous et on oublie de penser. Les cris de joie qui s’élèvent tout à coup d’un coin de la ville, les coups sourds d’un tambourin qui accompagnent une mélodie monotone exécutée par une flûte, rappellent brusquement l’esprit à la réalité.


Tanger, le 11 janvier.

J’ai passé mes premiers jours à parcourir la ville en tous sens, m’amusant à me perdre dans le dédale de ses rues étroites, contournées et escarpées, où l’imprévu se montre à chaque pas. Par momens, les murs sont si rapprochés, que l’on ne voit au-dessus de sa tête qu’une mince bande de ciel bleu nettement découpée entre les arêtes vives des terrasses ; plus loin, un palmier émerge de la cour d’une mosquée, ou le grand minaret de Tanger se dresse tout à coup au-dessus des maisons avec son plaquage d’azulejos vert émeraude qui brillent au soleil ; ailleurs, à un tournant de rue, un coin de mer apparaît avec des miroitemens moirés et quelques voiles blanches à l’horizon.

A chaque instant, une scène de la vie orientale arrête les yeux et rappelle quelque toile de Delacroix, de Decamps, de Fortuny, de Regnault, de Fromentin ou de Benjamin Constant. Au bas de la ville est le marché, plein d’animation et de vie ; sous les auvens des baraques, des chapelets d’oignons et de pimens rouges pendent au-dessus de monceaux de tomates et de concombres ; plus loin, des gâteaux et des morceaux de viande frits dans de la graisse rance exhalent une odeur insupportable, tandis que par terre, dans la poussière, au milieu des immondices, des poissons, le ventre ouvert, sont étalés. La foule est compacte, bruyante, et ce n’est qu’à grand’peine, au milieu des cris et des bousculades, qu’une caravane de chameaux, pesamment chargés, fraie son chemin d’un pas grave et balancé.

Ailleurs, c’est un conteur qui a réuni, sur une place, deux cents auditeurs, assis devant lui sur le terrain en pente qui forme amphithéâtre. Seul, debout, un bâton à la main, gesticulant et mimant, il récite un de ces contes des Mille et une Nuits, qui, vieux de peut-être dix siècles, ont encore pour les imaginations orientales toute la fraîcheur et tout l’intérêt de la nouveauté. Tous écoutent avec une attention que rien ne distrait, et l’on peut suivre sur leur physionomie mobile chaque incident du récit.


Tanger, le 13 janvier.

Tanger ne possède d’autres monumens que la mosquée au minaret vert, qui est située au bas de la ville, et sa kasbah qui la domine. La kasbah, comme toutes les citadelles des villes musulmanes renferme dans ses murs une prison, un trésor, une mosquée, et la résidence du pacha. Cela forme une masse confuse de bâtimens délabrés ou en ruines, où l’on retrouve ça et là quelque gracieux détail d’architecture arabe, l’élégante ogive d’une porte, les enlacemens délicats d’une inscription du Coran qui se déroule sur une frise, un plafond en bois de cèdre sculpté d’où pendent des stalactites d’un merveilleux travail et qui eût pu décorer une salle de l’Alhambra.

C’est aussi à la kasbah qu’est situé le palais du ministre du sultan, chargé d’entretenir les rapports diplomatiques avec les représentans des puissances accrédités à Tanger. Le nom de palais est toutefois bien pompeux pour l’appliquer à la résidence de Si-Mohammed-Bargash.

Hier, pour la première fois, j’ai accompagné le ministre de France, M. Ordega, dans une visite qu’il rendait à ce haut personnage. On nous a introduits dans une petite salle prenant le jour sur un patio par une porte basse, découpée en ogive, si basse que pour entrer il nous a fallu incliner la tête. La pièce où nous nous trouvions et qui était le cabinet même du ministre, était simplement blanchie à la chaux et n’avait d’autre ornement qu’un coucou accroché au mur. Comme mobilier, des nattes, un divan, quatre chaises en paille dépareillées. Sur le sol, la correspondance était tout éparpillée, entre un bol plein d’eau et un chandelier ; dans un coin, un thaleb accroupi écrivait sur son genou. Si-Bargash était vêtu d’un caftan saumon et enveloppé de la tête aux pieds d’un large burnous fin, souple et d’une blancheur irréprochable. Pendant l’entretien, que la nécessité de se servir d’un drogman a rendu fort long, je n’ai pu me lasser d’étudier la physionomie expressive du vieux ministre, l’éclat perçant de ses petits yeux plongés dans l’ombre de son turban, son impassibilité dans le débat assez vif qui s’était engagé, la juste mesure de ses gestes et l’élégance de sa main blanche, aux doigts effilés et soignés comme des doigts de femme.


Tanger le 15 janvier.

Aujourd’hui, hunting party, chasse au sanglier, à lance. C’est la seule distraction du corps diplomatique accrédité à Tanger. Le grand chérif de Ouezzan et quelques officiers de Gibraltar ont été invités à se joindre à nous.

On part de bonne heure pour arriver vers neuf heures au lieu du rendez-vous, à Tchaf-el-Aka (le repaire du vautour). Sir John Drummond Hay, ministre d’Angleterre, dirige la chasse, place les cavaliers à l’affût la lance au poing, derrière des bouquets de chênes-liège, dispose les meutes de sloughis sur la lisière du bois, et fait rabattre les sangliers vers les chasseurs par des escouades d’Arabes.

Le grand chérif de Ouezzan, qui est après le sultan le personnage le plus respecté du Maroc et dont l’autorité religieuse s’étend jusque sur l’Algérie, est à côté de moi, vêtu de bleu et monté sur un cheval gris pommelé, dont le harnachement est d’un bleu plus clair, avec des tons gris d’argent. Un si grand personnage ne se déplace pas seul : aussi toute une escorte de cavaliers l’entoure, et les draperies de leurs vêtemens, les broderies de leurs harnachemens, la fine élégance de leurs chevaux, qui dressent la tête et gonflent leur encolure, sont du plus merveilleux effet.

Accroupis derrière des touffes de palmiers nains, des Arabes tiennent en laisse de grands sloughis aux pattes teintes de henné. Par momens, un des chiens aboie d’impatience et l’Arabe qui le retient étouffe ses aboiemens sous les plis de sa djillab.

Mais voici que trois sangliers débusquent de compagnie : les chasseurs partent au galop, la lance en arrêt ; les sloughis sont découplés, et la poursuite commence à travers la plaine, à travers les bois. Parfois le sanglier, s’arrêtant brusquement, fait tête, et les. chevaux effrayés se jettent de côté ou se renversent. Parfois aussi, dans l’ardeur de la chasse, la lance se prend dans les branches des chênes et le choc désarçonne le cavalier. Mais la bête traquée et harcelée de tous côtés est bientôt lassée ; elle ralentit sa course, et le chasseur le plus adroit ou le mieux monté lui plonge sa lance dans le corps : le tranchant en est si finement affilé et l’élan du cheval est si puissant que, sans effort, la pointe traverse la bête de part en part, et vient souvent se ficher dans le sol en brisant la hampe.

Dès qu’un sanglier est atteint et mis à bas, chacun reprend sa place d’affût sur la lisière de la forêt et, pendant cinq heures, la chasse continue.

Ce sport n’est pas sans danger : il exige d’excellentes montures, bien dressées, n’ayant pas peur de la bête et sautant franchement les obstacles ; car, s’il est peu agréable, quand le sanglier traqué tient tête, de ne pouvoir forcer son cheval à lui faire face pour se défendre de la lance, il l’est moins encore d’être pris brusquement entre un fossé à franchir et la pique en arrêt de quelque kaïd arabe qui vous serre de près au galop.

Vers trois heures, quand les fourrés épais de chênes-liège et de tamaris, où les sangliers cherchent refuge, ont été bien battus en tous sens, on songe au retour. On charge sur des mulets les dix ou douze sangliers abattus dans la journée et qui vont figurer sur les tables des mess d’officiers de Gibraltar ; on recouple les sloughis et l’on rentre, à petite allure, à Tanger.


Tanger, le 20 janvier.

Une des fenêtres de mon appartement regarde le cimetière arabe, étage en pente douce sur une des collines qui dominent Tanger.

Les lombes sont disséminées sans ordre au milieu des figuiers, des cyprès, des palmiers nains et des aloès, et derrière une touffe d’oliviers apparaît la coupole ogivale de la kouba dédiée à Si-Mohammed-el-Hadji, patron de Tanger.

Il n’est presque pas de jour où, de la ville, ne monte lentement un cortège funèbre : précédé d’ulémas et suivi des parens et amis, tous psalmodiant un chant traînant et monotone, le mort est porté sur une civière découverte, et le suaire léger qui l’enveloppe dessine les formes du corps.

Tous les vendredis, les femmes viennent là et restent, pendant des heures entières, assises sur les tombeaux ; elles demeurent immobiles, sans verser une larme, sans prononcer une parole, plongées dans une sorte de torpeur. Leurs longs haïcks blancs leur donnent, à l’heure où le soleil couchant jette ses derniers rayons sur les tombes, l’aspect de fantômes accroupis pour garder les morts. Les autres jours de la semaine, le cimetière est un lieu de passage ; les mulets et les chevaux le traversent en tous sens et, parfois, on les voit s’enfoncer dans la terre trop fraîchement remuée d’une tombe. C’est encore un lieu de promenade ; on vient s’y asseoir et causer, y dormir, y aspirer la fumée enivrante du hachich, tandis que des femmes y étalent du linge au soleil. Il en est ainsi, du reste, dans tous les pays musulmans : la vie et la mort n’y sont pas séparées, comme chez nous, et cette continuation de la vie active au lieu même où reposent ceux qui ne sont plus n’exclut nullement le sentiment du respect qu’on porte à leur mémoire et n’implique aucune idée de sacrilège ou de profanation. L’Orient d’ailleurs a toujours eu de la mort une tout autre conception que les races chrétiennes ; jamais il n’en a fait grimacer le spectre hideux, jamais peintre ou artiste musulman ne s’est figuré Azraël, l’ange impassible du koran, sous les traits du squelette à l’ossature décharnée, au rictus sinistre qu’Albert Durer fait chevaucher derrière son cavalier mélancolique, ou que le vieux peintre de Bâle a évoqué dans sa ronde funèbre.

Tanger, le 28 janvier.

Journée de pluie. Le vent d’est souille avec violence et amène de la Méditerranée des nuages épais. Sous l’averse, qui tombe serrée et sans interruption, Tanger a pris subitement un aspect singulièrement misérable et désenchanté. Tout s’est décoloré, le charme s’est évanoui : les murailles des remparts et des maisons apparaissent dans leur délabrement ; les terrasses, dont la blancheur éclatante faisait sur la ville comme un manteau de neige, deviennent grisâtres et sales ; la misère des habitans, hier si pittoresque, parait hideuse et repoussante. C’est comme un décor de théâtre vu en plein jour ; la lumière incomparable du soleil donnait seule à ces ruines, à cette misère l’aspect magique dont l’œil était charmé et ébloui. Mais, aujourd’hui, la représentation est terminée, la rampe et les frises sont éteintes, et il ne reste plus que l’impression froide et triste dont on se sent pénétré en entrant dans les coulisses, à l’heure où la scène déserte n’est plus éclairée que par un misérable quinquet.

Par le vent d’est la mer est démontée, et le détroit de Gibraltar demeure infranchissable à la chaloupe voilière qui, de la côte d’Espagne, nous apporte la poste. Aussi, comme le Maroc est encore en dehors de tout réseau télégraphique, voilà plusieurs jours que nous sommes sans nouvelles d’Europe et dans l’impossibilité d’en expédier. Ces jours-là, la vie à Tanger est triste : en dehors des dix ou douze personnes qui forment le corps diplomatique, il n’y a pas un Européen à fréquenter parmi les deux ou trois cents qui composent toute la colonie étrangère et dont les déserteurs algériens, les forçats espagnols échappés des bagnes de Ceuta, les aventuriers anglais de bas étage expulsés de Gibraltar constituent la majorité. C’est alors surtout que j’apprécie la cordialité avec laquelle le ministre de France, M. Ordega, et mon excellent collègue et ami, M. M…, m’ont ouvert leurs maisons, où je retrouve le charme d’une société féminine et tout le confort des intérieurs parisiens.


Tanger, le 6 février.

A chaque pas, dans mes promenades, je vois un tableau à esquisser, un type à fixer. J’en veux noter, entre vingt autres, deux qui m’ont frappé.

Sur la place du Sokho, des charmeurs de serpens captivent l’attention de deux cents spectateurs qui font un large cercle autour d’eux. Au milieu se tiennent trois Arabes du Sud, basanés, les lèvres fortes et découvrant de larges dents blanches, vêtus de burnous bruns en poil de chèvre. L’un, debout, d’une haute stature, joue d’une flûte formée d’un long roseau et qui rend des sons assez doux ; les deux autres, qui ne sont que des comparses, frappent en mesure sur des tambourins. Devant eux, à terre, un panier de jonc, en forme de hotte, recouvert d’une peau de chèvre, renferme les reptiles.

Le charmeur exécute d’abord une pantomime désordonnée, puis s’arrête, prononce des paroles mystérieuses et reprend sa danse, qu’il accompagne de sa flûte. Brusquement il se baisse, plonge son bras nu dans le panier et en retire un serpent long de 2 mètres. La tête de l’animal est forte, et sa gueule ouverte laisse voir des crochets affilés. L’Arabe enroule le reptile autour de ses bras, le saisit entre ses dents, se fait mordre à la main jusqu’au sang, mais de telle sorte, avec une telle habileté que les dents seules de l’animal et non point ses crochets entament la peau. Il noue ensuite l’animal en deux endroits de son corps long et flexible ; mais, après quelques contorsions, le serpent, se dénouant de lui-même, glisse le long des bras de son maître, et, comme le python de Salammbô, « lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laisse pendre sa tête et sa queue comme un collier rompu dont les deux bouts traînent à terre. »

Le reptile est replacé dans son panier, et un autre, de plus petite dimension, en est retiré, avec la même pantomime, les mêmes paroles d’incantation. Le charmeur reprend sa flûte, joue un air doux, plaintif, et regarde avec fixité le serpent posé à terre. Alors, sous l’influence des sons et sous la fascination du regard, l’animal, hésitant d’abord, se dresse à demi sur sa queue, suit en se balançant de droite et de gauche la cadence de la musique, puis s’avance en rampant, et, tout à coup, la flûte se taisant, retombe et se replie sur lui-même.

Un peu plus loin, je vois chaque jour en revenant de ma promenade à cheval un vieil hadji, vêtu de vert, accroupi sous la porte d’un café et fumant des pipes de hachich. La drogue enivrante l’a ravagé. Il a le teint plombé, les traits tirés, les narines pincées comme un mort, et, sur sa face éteinte, ses yeux cernés d’un grand cercle de bistre, brillent par momens d’un éclat étrange. Muet et méditatif, il semble endormi dans un rêve sans fin. L’amaigrissement de sa figure, l’impassible immobilité de tout son corps font penser à quelque fakir de l’Inde cherchant dans l’extase divine la paix de l’âme et l’oubli de la douleur.

Tanger, le 15 février.

Il y a trois ans, pendant un voyage en Espagne, je lisais la correspondance qu’Henri Regnault adressait de Grenade et de Tanger à sa famille. Ses lettres, débordantes d’enthousiasme, écrites d’un style chaud et brillant, m’avaient donné la vision d’un pays éblouissant de lumière, pittoresque sous tous ses aspects, n’ayant rien perdu encore de son originalité, et, de ce jour, j’avais conçu le plus vif désir de connaître le Maroc.

C’est à Tanger qu’il a terminé la Salomé. Cette toile avait été commencée à Rome, d’après un modèle italien ; la tête seule n’était qu’ébauchée. Une juive qu’il rencontra dans les ruelles du quartier israélite le frappa par sa beauté étrange, par la fascination de son regard et par la grâce bizarre et sauvage de sa physionomie. Elle posa devant lui, et pendant les deux premiers mois de son séjour au Maroc il ne cessa de travailler d’après elle : « Depuis mon arrivée à Tanger, écrivait-il, je me suis occupé exclusivement de finir ma figure d’Hérodiade. »

Cette juive est encore vivante ; malgré ses trente-cinq ans (ce qui est presque la vieillesse pour les juives et les femmes d’Orient), ses traits sont restés délicats, ses yeux sont superbes de profondeur et d’éclat, et sa chevelure ébouriffée, noire comme l’encre, encadre son visage, où l’on retrouve encore quelque chose du charme sauvage qui avait séduit l’artiste. Par un jeu étrange de la destinée, Salomé, que je revois toujours drapée dans sa tunique jaune, les hanches serrées par une large ceinture violette, les jambes enveloppées dans une jupe transparente de gaze rayée d’or, est aujourd’hui la cuisinière du ministre de France, et, chaque matin, quand je ramène mon cheval dans la cour de la Légation, je l’aperçois occupée à sa prosaïque besogne.

Tanger est plein de souvenirs de Regnault ; on les heurte à chaque pas. L’Exécution sans jugement sous les rois maures, qui est aujourd’hui au Louvre, a été faite ici, ainsi que le Départ pour la Fantasia et la Sortie du pacha. La plus belle part de son œuvre a été inspirée par le Maroc, et c’est ici vraiment qu’il faut venir l’apprécier et l’admirer.

J’ai cherché en vain la maison mauresque qu’il habitait avec Clairin et qu’il nous a décrite tout au long dans sa correspondance. Cet atelier a été détruit après la guerre de 1870-1871. C’était la volonté pieuse d’une personne qui lui était chère et qui n’a pas voulu que la demeure où il avait vécu le meilleur de sa vie d’artiste fût louée ou vendue au premier venu. - D’autres ont suivi l’exemple d’Henri Regnault et sont venus aussi demander au Maroc sa vive lumière, ses types variés et originaux, et le cadre toujours changeant de la vie des pays d’Orient.

Hier encore, Maurice Bompard était ici, mettant à profit la récompense qu’à son deuxième envoi il a obtenue au Salon. Comme Regnault, avant de venir au Maroc, il a fait son pèlerinage à Grenade et à Cordoue, ces deux merveilles de l’art arabe, puis il s’est installé à Tanger, travaillant sans relâche, appliquant à tout ce qui l’entoure sa curiosité de voir et d’apprendre, me faisant partager son enthousiasme et ses jouissances d’artiste par sa spontanéité entraînante et sa chaleur méridionale.

A peu de jours de distance, Benjamin Constant lui a succédé. Il n’en est plus à son premier voyage au Maroc ; il y a longtemps vécu, et ses longs voyages dans l’intérieur lui ont livré tous les secrets de ce pays lumineux.

C’est ma grande distraction de rester des heures entières près de son chevalet, au milieu de ses étoffes soyeuses et chatoyantes, de ses armes précieuses, de ses vieux tapis, à admirer la délicatesse de ses dons de coloriste, la merveilleuse facilité et la précision de son pinceau. Il vient de terminer un superbe Kaïd drapé de bleu, qui va partir pour le Salon par le prochain paquebot, et il travaille aujourd’hui à une Fatmah que l’Amérique va nous enlever. C’est une jeune Mauresque vêtue d’un caftan saumon broché d’or, sanglée dans une ceinture violette, les yeux cerclés de khôl, la tête couverte d’un foulard que serre un ruban orné de pierreries et d’où s’échappent les mèches ébouriffées de ses cheveux. Elle est assise sur le rebord d’une terrasse, les reins cambres, s’appuyant en arrière sur les mains, et sa physionomie exprime une lassitude rêveuse, un peu voluptueuse.


Tanger, le 19 février.

Ma promenade favorite, celle dont mon cheval prend de lui-même le chemin au sortir de l’écurie, est le sentier qui, longeant la mer, aboutit au cap Spartel. Le chemin, par endroits, est à peine tracé, il gravit les falaises qui dominent à pic l’entrée du détroit de Gibraltar et en suit toutes les anfractuosités. On traverse d’abord le plateau du Marshan, à l’extrémité duquel un cimetière arabe abandonné, aux tombes effondrées, aux pierres tumulaires renversées, descend en gradins jusqu’à la mer au milieu de bouquets de palmiers et de tamaris. Plus loin, le sentier s’enfouit sous la verdure : des figuiers, des oliviers, des chênes-liège, sous lesquels des touffes de lentisques odorantes tapissent le sol, forment une charmille épaisse. A 150 mètres plus bas, les lames de l’océan viennent se briser et enveloppent le rocher d’une ceinture d’écume. Mais ce qui donne à cette promenade un charme particulier, c’est la variété des aspects et la délicatesse de coloration de la côte d’Espagne que l’on aperçoit à 35 ou 40 kilomètres au nord. Certains jours, une vapeur argentée flotte sur elle et ne laisse voir que quelques points fortement éclairés, un village bâti en pierre blanche, une cassure de rocher ; d’autres fois, le soleil et un vent plus favorable dissipent cette brume légère, et toutes les sinuosités de la côte apparaissent distinctement, ceintes d’écume ; les plaines qui s’étendent au-delà sont d’un vert clair et velouté, les rochers ont des teintes rosées, avec des parties ombrées de violet d’une nuance très délicate, et là-bas, très haut, vers l’ouest, le cap Trafalgar se dessine dans un lointain grisâtre.

À voir ainsi la côte ibérique si rapprochée de la terre d’Afrique et séparée d’elle par une étroite bande de mer, on comprend que le Maroc exerce sur l’Espagne une séduction aussi irrésistible que celle qui entraîne la Russie vers Constantinople et l’Autriche vers Salonique. C’est le singulier privilège des pays d’Orient : on dirait qu’il plane sur eux un mirage enchanteur qui attire invinciblement toutes les nations de la vieille Europe en leur faisant entrevoir un monde merveilleux à la conquête duquel elles sont prêtes à dépenser, sans compter, hommes et capitaux. Des considérations historiques prédisposaient d’ailleurs l’Espagne à se laisser entraîner en cette illusion : elle a toujours considéré les états du Maghreb comme une province détachée de l’empire des Maures sur lesquels elle a mission de la revendiquer, comme autrefois elle a reconquis sur leurs ancêtres les beaux royaumes de Tolède, de Cordoue et de Grenade. Le Maroc est l’irredenta des Espagnols, et sur leur imagination le mot seul de « Maruecco » n’a pas un prestige moins éblouissant que « Trenta et Trieste » sur l’esprit des Italiens. Ils affectent de ne voir dans les présidios de Ceuta, de Pefñn de Velez et de Melilla que des points de débarquement pour la conquête rêvée, et, de même qu’aux yeux des vieux musulmans il ne pouvait y avoir à l’égard des puissances chrétiennes que des suspensions d’hostilités et jamais de paix, de même estime-t-on en Espagne que, dans la lutte contre les Maures, il ne peut y avoir que des trêves plus ou moins prolongées pendant lesquelles la prescription ne s’accomplit pas et les haines subsistent.

Un jour, en 1850, l’Espagne a cru qu’elle allait enfin achever la grande œuvre, les « croisades » qui du XIIe au XVe siècle emplissent son histoire. La guerre avait été déclarée au sultan du Maroc, une armée avait été débarquée à Ceuta, et dans toute la Péninsule un mouvement d’enthousiasme s’était produit, passionné, unanime comme ceux qui ont toujours secoué l’Espagne chaque fois qu’une question nationale a été en jeu. Le général O’Donnel s’était déjà emparé de Tétuan et marchait sur Tanger, quand brusquement il reçut l’ordre de s’arrêter et de traiter avec l’ennemi en déroute Que s’était-il passé ? — Le représentant de l’Angleterre à Madrid s’était présenté au ministère des affaires étrangères et, d’ordre de son gouvernement, avait remis une déclaration simple et catégorique. Il y était dit : 1° qu’aux yeux du cabinet britannique une occupation de Tanger par l’Espagne était absolument incompatible avec la sécurité de Gibraltar et que les troupes espagnoles devaient, en conséquence, renoncer à y entrer, — et 2° que le gouvernement espagnol était invité à acquitter dans le plus bref délai une dette de plusieurs millions, contractée d’ancienne date envers l’Angleterre, et dont celle-ci avait depuis longtemps paru elle-même oublier l’existence.

En cette occasion, les lignes de la politique suivie par le gouvernement de la Grande-Bretagne à l’égard du Maroc se sont nettement dessinées, et il n’y a pas lieu de croire qu’à l’heure actuelle il en ait modifié le tracé : son but est, aujourd’hui encore, de maintenir libre à son profit le détroit qui unit la Méditerranée à l’océan et il considère qu’il n’en serait plus maître le jour où l’Espagne, où quelque autre nation, s’établirait sur la côte africaine en face des canons de Gibraltar. C’est dans cette vue qu’il s’est fait depuis plus de quarante ans le protecteur du sultan du Maroc, le garant de l’intégrité de ses états. Certes, personne moins que lui ne se fait illusion sur l’état d’irrémédiable décadence où est tombé l’ancien empire des chérifs et sur l’impuissance de la domination arabe à l’en jamais relever ; mais il a contribué plus que personne à le maintenir dans sa barbarie, à l’isoler de la civilisation, à le défendre contre toute ingérence européenne, à élever pour ainsi dire entre les nations civilisées et lui une barrière infranchissable. L’Angleterre est si fermement convaincue de la vérité de ces principes qu’elle les applique jusqu’en leurs dernières conséquences, et le Maroc offre l’exemple unique au monde d’un pays où les sujets britanniques ne reçoivent de leur gouvernement qu’une insuffisante protection. À ce prix, le cabinet de Saint-James est sûr d’être tout-puissant à la cour chérifienne, d’y être tenu pour le seul allié fidèle du sultan et d’y battre victorieusement en brèche les influences étrangères.

Au point de vue pittoresque et artistique, ne faut-il pas s’estimer heureux que la politique de l’Angleterre au Maroc soit jalouse, mesquine et intéressée ? Un coin de terre nous est ainsi conservé avec la physionomie originale d’une civilisation partout ailleurs disparue avec toute la poésie et tout le charme d’un passé lointain.

Tanger, le 27 février.

Une dépêche est arrivée de Paris : le premier secrétaire, de la légation et moi, nous avons l’ordre de nous rendre en mission à Maroc, à la cour du sultan, pour y régler directement avec lui une question pendante entre les deux gouvernemens. Mon collègue et ami, M. Monfraix, premier secrétaire, aura la direction de la négociation. Nous emmenons un drogman, un médecin militaire français, tout un personnel de domestiques. C’est un voyage qui sera long et pénible ; car la ville de Maroc est à près de 200 lieues dans l’intérieur des terres. Un navire qui est en partance sur la rade de Tanger nous mènera jusqu’à Mazagan, à 130 lieues vers le sud, le point de la côte le plus voisin de la capitale des chérifs. Là, les autorités marocaines nous prépareront une caravane officielle avec une escorte pour nous faire franchir les six ou sept journées de marche qu’il nous restera à parcourir. Au retour, aucun navire ne sera sans doute en vue sur la côte ; la voie de mer nous sera donc fermée et nous nous verrons obligés de revenir par terre jusqu’à Tanger, soit environ vingt jours de marche.


28 février, 4 heures du soir.

L’appareillage est terminé ; la Meurthe lance un coup de sifflet et arbore au grand mât un pavillon tricolore pour signaler la présence à son bord d’une mission diplomatique. La légation de France hisse à son tour son pavillon et nous en salue par trois fois.

La vague courte et brisée du détroit de Gibraltar secoue fortement notre navire et fait craquer sa forte charpente. Mais bientôt nous entrons dans l’Océan-Atlantique, et ce n’est plus qu’un lent balancement sous la poussée de la grande houle qui vient du large. Le cap Spartel est déjà dépassé et n’apparaît plus que vaguement dans la brume qui se lève sur les côtes. Tout à coup, au moment où le soleil, là-bas vers l’ouest, se plonge dans la mer, une lueur rouge brille sur le cap : c’est le phare que quelques puissances européennes ont construit et entretiennent à leurs frais sur cette pointe extrême de l’Afrique où tant de vaisseaux sont venus se jeter et se perdre.


1er mars, 5 heures 1/2 du matin.

Le jour se lève. Nous sommes à quelques milles à peine de la terre : une ligne violette se dessine faiblement au-dessus de la mer à travers des vapeurs flottantes. Bientôt ce brouillard léger se déchire : les contours de la côte apparaissent, et les premiers rayons du soleil levant éclairent d’une lueur rose les sables de la plage et les collines basses qu’on aperçoit au second plan.

Le soleil est déjà haut sur l’horizon et nous nous sommes rapprochés de la terre. On distingue maintenant avec une grande netteté les sinuosités de la côte, la surface rocailleuse des collines et la verdure de la campagne, qui disparaît par endroits sous de larges taches jaunes. L’eau de la mer est comme du lapis-lazuli, et, dans le sillage du navire, les dauphins viennent s’ébattre. Cependant, à l’approche de la terre, la mer prend une teinte verte, puis gris argenté, qui va se fondre avec la bande jaune des sables.

Vers midi, nous apercevons enfin une grande tache blanche miroitant au soleil. Ce sont les deux villes de Rabat et de Salé, les villes saintes du Maroc. Elles sont situées, se faisant face, à l’embouchure d’une rivière. Les fortifications, avec leurs angles précis, leurs arêtes nettement dessinées, se découpent sur le bleu du ciel, et les pierres des murailles ont toute une gamme de tons qui va du rouge brique aux roses les plus délicats du corail.

Rabat et Salé n’ont pas de port, et les navires qui, à de rares intervalles, viennent y faire le commerce, doivent rester sur leurs ancres à près d’un mille de la côte. Tandis que la Meurthe débarque les quelques marchandises qu’elle doit y déposer, je regarde les marins arabes qui sont venus les chercher à son bord, sur leurs barcasses plates ; ce sont de vrais types de forbans, le teint basané, la physionomie sauvage, la tête couverte d’un turban qui accentue leurs traits. Ils sont vêtus de loques rouges, jaunes ou vertes, dont les couleurs ont pris, sous la double influence du soleil et de l’eau de la mer, des tons passés ou roussis qui feraient les délices d’un peintre. Ces marins descendent des fameux pirates salatins qui, jusqu’au commencement de ce siècle, cannaient les parages du Maroc. Les navires hollandais ou anglais qui venaient des Indes ou de l’extrême Orient savaient par une dure expérience que, depuis les îles Canaries jusqu’à hauteur du détroit de Gibraltar, ces forbans les guettaient an retour et qu’il faudrait chèrement leur disputer le passage. Le produit de leurs déprédations venait s’accumuler dans leur château de Rabat, où la tradition locale veut que d’immenses trésors soient encore enfouis. C’est par eux certainement qu’ont été introduits au Maroc ces merveilleux plats de Chine que’ l’on y trouve si fréquemment et auxquels leurs possesseurs attachent tout juste autant de prix qu’à la plus grossière faïence de Fez ou de Tétuan.

… Ce n’est que tard dans la nuit que nous appareillerons, de manière à arriver le lendemain soir à Mazagan, le terme de notre voyage maritime. La Meurthe se balance très lentement sur ses ancres, et ses chaudières, où la pression monte, ronflent sourdement. La nuit est claire ; dans le ciel, la voie lactée trace une large zone d’opale ; la lune apparaît à son premier quartier, et son reflet, comme celui des étoiles, scintille sur l’eau en longues traînées de feu. Une rosée saline couvre le pont. Par places, la mer devient phosphorescente.

Le grand calme de cette nuit lumineuse et le balancement doux et régulier du navire produisent sur l’esprit un effet d’engourdissement délicieux, d’où, d’heure en heure, le son de la cloche qui « pique » les divisions du quart aux matelots, vient le tirer brusquement et le rappeler pour quelques instans à la réalité.


Mazagan, 2 mars, 6 heures du soir.

On débarque à terre nos caisses de provisions, nos équipemens de voyage et notre matériel de campement. Le pacha de la ville a été secoué de sa torpeur et de sa quiétude habituelles par notre arrivée. Il fait réquisitionner des chevaux, des mules, des chameaux et des conducteurs pour nous composer une caravane. Tous les cavaliers disponibles à Mazagan nous serviront d’escorte.


Pays des Ouled-Zied, le 5 mars.

Voici trois jours que nous marchons, traversant un pays désolé, sans culture, sans chemin et campant chaque soir en pleine campagne.

Pendant que l’on décharge les mules et les chameaux et que les hommes de l’escorte dressent nos tentes, — de vastes tentes marocaines ornées d’arabesques bleues et surmontées, au sommet du mât, de deux sphères de cuivre, — des cavaliers vont réquisitionner dans un douar peu éloigné la mouna ou diffa. C’est une contribution en nature, prélevée au nom du sultan dont nous sommes les hôtes, et consistant en tout ce qui est nécessaire à l’entretien et à la subsistance de notre caravane.

Nos cavaliers reviennent bientôt, ramenant le cheikh du douar et une douzaine d’Arabes porteurs de la mouna. Nous les recevons debout, au pied de la tente, et tandis que le cheikh nous prodigue ses salamalecs que le drogman nous traduit, on dépose devant nous des corbeilles de pain, des jattes de lait, du beurre, de la farine, des sacs d’orge, des volailles étiques et deux moutons. C’est un lourd impôt que nous prélevons ainsi sur ce douar misérable, mais un impôt sans lequel il nous serait impossible de vivre dans ce pays désert et ruiné.

… Nous sommes restés tard hors de notre tente, à fumer et à causer. La nuit est venue, assombrie par quelques nuages. Par momens, des hommes circulent entre les tentes et les chevaux ; dans un coin du camp, un chamelier psalmodie un chant plaintif. Mais bientôt tout se tait. On ne voit plus que la lueur tremblotante d’un feu qui s’éteint et l’on n’entend plus que le bruit des chameaux qui broutent des pousses de mauve, des chevaux et des mules qui broient l’orge.


Le 6 mars.

… Il est midi, nous faisons halte dans un défilé, auprès d’un puits, pour prendre quelques instans de repos à cette heure brûlante. A quelques pas de la margelle, un chameau mort est étendu, à moitié dévoré par une bande d’oiseaux de proie qui s’est envolée à notre approche. Toute la route est ainsi jalonnée par des squelettes d’animaux ; c’est, d’ailleurs, le seul indice qui marque le chemin.

On nous annonce qu’une caravane, marchant en sens inverse de la nôtre, est en vue et que, à en juger par l’importance de son escorte, ce doit être quelque grand personnage en voyage.

Ce sont des femmes du sultan qui se rendent à un pèlerinage. Des cavaliers viennent en tête, avec de longs fez très pointus entourés d’un turban blanc et portant horizontalement sur la selle leurs fusils enveloppés dans des étuis de drap rouge. Au-delà, à 20 mètres de distance, six femmes les suivent, montées sur de grands mulets noirs, mais mises en selle comme des hommes, les jambes pendantes de chaque côté de la monture. De larges burnous bleus les enveloppent de la tête aux pieds, et leur visage est caché par un voile blanc fendu à hauteur des yeux ; des eunuques noirs du Soudan, à face de brutes, les entourent. Elles sont suivies par une vingtaine de négresses juchées sur le paquetage des mules de bât, et, par derrière, on voit se balancer sur le dos des chameaux des charges énormes renfermant tout l’attirail d’un harem en voyage.

Nous avions espéré pouvoir surprendre, entre les plis de leurs voiles, quelque chose de la physionomie de ces femmes quand elles passeraient près de nous pour franchir le défilé où nous faisons halte ; mais, sur un ordre de leurs eunuques, elles ont brusquement tourné la tête du côté opposé et nous n’avons même pas vu leurs yeux.


Le 7 mars.

Cinquième jour de route. Notre voyage se continue, monotone et fatigant. Le pays est devenu accidenté. Nous avons à franchir un contrefort détourné de l’Atlas qui détermine à l’ouest le bassin de l’Oued-Tensift, le grand fleuve près duquel est situé Maroc.

Par des sentiers rocailleux où nos bêtes de charge se blessent les pieds et s’abattent à chaque instant sous leurs fardeaux, nous gravissons à grand’peine la première ligne de faite. Le soleil darde de tout son éclat sur le roc dont la réverbération devient vite insupportable aux yeux. Nos casques indiens et nos grands haïcks blancs ne suffisent plus à nous protéger de la chaleur qui nous accable. Les ravins succèdent aux ravins, plus escarpés et plus rocailleux : une crête se dresse encore devant nous. Enfin, nous l’avons gravie, il est cinq heures et demie du soir, et voilà douze heures que nous sommes en marche.

Alors se développe subitement devant nous un tableau qui nous a bientôt fait oublier les fatigues de la route. Au pied de la montagne s’étend une plaine fertile de 5 kilomètres environ de largeur ; au-delà, une immense forêt de palmiers sous lesquels coule l’Oued-Tensift, fait une tache d’un vert sombre. Plus loin encore, au troisième plan, la ville de Maroc apparaît avec ses hauts minarets émergeant des jardins ; et enfin, dans le fond, très loin, s’élève l’Atlas comme argenté de lames de neige. Et sur ce splendide spectacle, le soleil, qui commence à baisser, met des teintes d’une délicatesse exquise : au-dessus de la ligne verte des palmiers, les minarets sont d’un rose pâle et leurs placages d’azulejos ont des reflets d’émeraude ; les terrasses, qui apparaissent au milieu de massifs touffus de verdure, sont d’un blanc sans éclat, presque laiteux ; une lumière douce est épandue dans l’air et enveloppe toute chose d’un voile léger ; seuls, les murs qui ceignent la ville conservent les tons chauds du rouge brique brûlée.

Un dernier effort, une heure de marche encore, et nous voici à la lisière de la forêt de palmiers, sur les bords de l’Oued-Tensift. Nous faisons halte près du vieux pont d’El-Kantara, à 10 kilomètres de Maroc, et tandis qu’un cavalier de l’escorte va jusqu’à la ville porter la nouvelle de notre arrivée, on dresse nos tentes, on décharge les bêtes, on prépare notre repas du soir.

Sous ces palmiers gigantesques dont les têtes se balancent à plus de 20 mètres de terre et forment comme un dôme de verdure, vingt ruisseaux, dérivés de l’Oued-Tensift, coulent à pleins bords, d’une eau claire qui laisse voir le fond. Le sol est tapissé d’une herbe épaisse que les rayons du soleil n’ont pu atteindre et dessécher à travers la toiture protectrice que l’entre-croisement des palmes fait au-dessus d’elle. Cette ombre, ces eaux vives, cette verdure intense, forment un contraste profond avec l’aspect brûlé et désolé des pays que nous venons de traverser ; une impression de fraîcheur, de bien-être et de repos s’en dégage et nous pénètre. C’est un plaisir de voir nos chevaux et nos mulets, qui n’avaient pour se désaltérer en route qu’un peu de l’eau terreuse des puits, boire avidement cette eau claire et froide, s’y plonger voluptueusement, puis se rouler sur l’herbe et la brouter avec bruit. Les chameaux, moins pressés, toujours solennels dans leurs mouvemens, s’agenouillent gravement au bord du ruisseau, arrondissent leur dos, allongent leur cou et boivent à si longs traits qu’ils en perdent la respiration et que, lorsqu’ils relèvent la tête, un souffle haletant, précipité, leur fait battre les flancs.

Aussitôt après le dîner, harassés de fatigue, nous nous sommes jetés sur nos lits. Vers onze heures du soir, on nous réveille : trois kaïds sont là, accourus de Maroc, pour nous porter la bienvenue au nom du sultan leur maître. A la lueur de deux lanternes, on les introduit sous notre tente. Ils sont en grand costume ; de très larges turbans leur ceignent la tête ; l’un est vêtu de bleu, l’autre de jaune, le troisième porte une djillab orange ; tous trois ont du sang nègre dans les veines, les lèvres fortes, le teint presque noir. Pendant qu’ils nous récitent leurs complimens. voici que dans la lumière blafarde qui les éclaire, je revois un tableau d’un très vieux maître allemand de l’école de Cologne, qui m’avait frappé autrefois : les trois rois mages, coiffés de turbans, richement vêtus, apportent à Nazareth les présens, la myrrhe et l’encens ; une lumière d’or pâle les enveloppe ; leurs robes chamarrées s’allongent en plis droits jusqu’à leurs pieds, et dans la physionomie du vieux kaïd, qui nous salue en ce moment, dans la raideur de ses gestes, je retrouve l’expression naïve et la rigidité archaïque du peintre rhénan.

Le lendemain matin, à sept heures, nous franchissons le pont d’EI-Kantara dont les quinze arches ogivales relient les deux rives de l’Oued-Tensift. Au milieu de la forêt de palmiers, une escorte d’honneur, envoyée au-devant de nous, nous attend pour notre entrée à Maroc. Ce sont d’abord les trois kaïds qui sont venus nous saluer la veille, puis une foule d’officiers du sultan, des soldats de la garde noire, des cavaliers de toute provenance. J’ai là sous les yeux un luxe inouï d’étoffes et de soieries, de broderies cousues sur les selles, de pièces d’or et d’argent appliquées sur toutes les parties du harnachement, d’armes anciennes, de beaux chevaux. Cela fait un assemblage harmonieux de toutes les couleurs, du rose sur du bleu argenté, de l’orange à côté du violet, du jaune citron sur du vert émeraude, du jaune feuille-morte sur du vert très pâle. Et ce tableau baigné de lumière, placé dans le cadre merveilleux de cette forêt de palmiers à travers laquelle la ville de Maroc et l’Atlas blanc de neige apparaissent au loin, est d’un effet si éblouissant que lion se sent pris de pitié pour les spectacles mesquins et décolorés des pays septentrionaux. Après une heure de marche, nous arrivons sous les murs de Maroc, sur cette grande esplanade où Benjamin Constant a placé son brillant tableau des Derniers Rebelles, qui est actuellement au Luxembourg. Nous longeons pendant quelque temps les remparts : puis on nous conduit au palais, où le sultan nous offre l’hospitalité. C’est un palais mauresque situé au milieu d’un jardin planté d’orangers, de figuiers et de cèdres sur lesquels s’enroulent des vignes et des jasmins. Le bâtiment où nous logeons est de forme carrée, avec une cour au milieu : sur trois côtés un portique se développe avec ses arcades ogivales soutenues sur d’élégantes colonnettes ; le quatrième côté est fermé par un mur haut de vingt pieds, sur lequel des cigognes ont fait leur nid. La cour intérieure est couverte de parterres de fleurs et de bassins d’eau claire.


Maroc, le 9 mars.

Hier, qui était le jour même de notre arrivée, nous nous sommes rendus solennellement, mon collègue et moi, à la Mamounia, résidence du grand vizir, pour y traiter l’affaire qui nous amène ici.

Le palais du premier ministre se compose de quatre pavillons, assez simples d’architecture, situés au milieu d’un parc merveilleux. A l’ombre d’un bois de palmiers et de platanes gigantesques, une petite forêt a poussé, composée de cédratiers, d’orangers, de citronniers, de jasmins, de cyprès et de figuiers, plantés au hasard dans un désordre touffu ; sur leur masse sombre, des bouquets d’oliviers mettent par place une nuance gris d’argent.

Sidi-Mohammed-ben-Larbi, prévenu de notre visite, nous attendait, assis les jambes croisées, sur le seuil de son palais, au fond d’une longue avenue d’oliviers si hauts qu’ils formaient charmille au-dessus de nos têtes et si touffus que pas un rayon de soleil ne les traversait. Du fond de cette allée sombre, le grand vizir immobile, accroupi en pleine lumière, avait l’air d’une idole et semblait quelque bouddha placé devant son temple sous les figuiers de Bénarès ou d’Ellorah.

Un maître des cérémonies nous précédait ; l’ampleur de ses burnous, la largeur de son turban donnaient à sa démarche une majesté extraordinaire. Nous nous sommes approchés respectueusement de l’idole, qui, de près, n’avait plus aucun caractère divin : une face brutale, des yeux sans éclat, un parler difficile, une voix éteinte. Un thaleb, enveloppé dans un burnous d’une blancheur de neige, son encrier à la main, son écritoire sur son genou, prenait des notes, tandis que le grand-vizir nous écoutait ou nous questionnait.

Maroc, le 10 mars.

Tout le temps que nos audiences avec le grand-vizir ou ses thalebs nous laissent libre, nous l’employons à courir la ville. Notre escorte est toujours à notre porte, prête à nous accompagner.

A la première impression, ce qui surprend le plus dans l’aspect général de Maroc, c’est son immensité. Par sa superficie et le nombre de ses habitans, Maroc est une des villes les plus considérables de l’Afrique. L’auteur de la Relation du royaume de Maroc, qui la visita au commencement du XVIIIe siècle, écrivait : « Marroque, ville plus grande que Paris, où le roi a son palais plus somptueux et plus magnifique qu’aucun autre du monde… Il peut y avoir cinq à six cent mille habitans. » La population a certainement décru de plus de moitié ; mais la ville a conservé ses vastes dimensions, et les murailles qui l’enferment se développent sur un circuit de trois lieues. La ville est tout entière bâtie en terre mélangée avec des cailloux et de la chaux ; seuls les palais, les mosquées et les maisons des gens riches ont quelques parties construites en pierre et sculptées dans le style arabe. Les maisons sont basses, et le plus souvent les murs mal entretenus menacent ruine. Point de fenêtres à l’extérieur, et peu de portes sur la rue : les maisons n’ont généralement d’issue que sur des ruelles aboutissant à une rue principale et munies d’un haut portail ogival que l’on ferme la nuit. Ce mode de construction donne à la ville une physionomie triste que n’animent ni le bruit des voitures (il n’y a pas dans le Maroc une seule paire de roues) ni l’agitation des habitans. La verdure intense des jardins et l’eau qui coule en abondance de tous côtés atténuent cependant cette impression de tristesse.

Maroc ne renferme qu’un monument important, le minaret de la mosquée de la Koutoubia, dont la Giralda de Séville est la copie. C’est une tour carrée haute de 250 pieds, percée à son étage supérieur d’une galerie de fenêtres mauresques. La décoration de ces fenêtres est un chef-d’œuvre d’élégance et de délicatesse qui rappelle les plus fines dentelures des rosaces gothiques. Sur le sommet de la tour, une seconde tourelle, plus étroite et peu élevée, a été construite, et le tout est surmonté de trois énormes sphères de cuivre, enfilées dans une forte tige de fer et qui scintillent dans le bleu du ciel. De merveilleuses légendes se racontent à leur sujet, et les habitans de Maroc voient en elles une sorte de palladium protecteur de leur cité. La tradition est ancienne, et j’en trouve le récit dans la relation d’un voyageur qui fut fait captif des Maures dans les premières années du XVIIe siècle : « Le corps des pommes de la Koutoubia est de cuivre couvert d’une grosse lame d’or de Tibar. Les historiens africains disent qu’une femme d’Almanzor vendit ses pierreries pour les faire exécuter. Mais le peuple croit qu’elles sont là par enchantement, sous la garde de certains esprits, qui ont empêché plusieurs roys de s’en accommoder dans la nécessité de leurs affaires. Comme j’estois captif en Maroc, le chérif Muley-Hamet, plus avare que religieux, fit oster la plus haute. Et l’ayant fait défaire par un orfèvre juif, on vit qu’elle n’estoit pas toute d’or et que le dedans estoit de cuivre. Mais il ne laissoit pas d’y avoir pour 25,000 pistoles d’or. Et, comme le peuple en murmurait, Muley-Hamet fit dorer le cuivre et remettre la boule à sa place. Quelque temps après, on vit le juif pendu un matin au haut de la tour, et les ulémas de la mosquée dirent que c’estoient les esprits, qui avoient les pommes d’or en garde, qui l’avoient enlevé pendant la nuit et l’avoient pendu. De sorte qu’on n’y a plus osé toucher. »


Maroc, le 11 mars.

Aujourd’hui, visite au bazar ou sokkho. Le bazar se compose d’un dédale de rues, ou plutôt de ruelles, bordées de petites boutiques à hauteur d’appui, larges de 1m, 50 à peine. Le marchand est accroupi sur son étal.

Ces ruelles sont recouvertes, sur tout leur parcours, de treillages auxquels s’accrochent des vignes, des figuiers ou d’autres plantes grimpantes : l’ombre que projettent leurs branchages entrelacés et leur feuillage touffu est assez épaisse pour que la rue soit presque obscure et qu’il y règne toujours une douce fraîcheur ; mais, de ci, de là, par quelque interstice, la lumière pénètre et projette sur le sol et sur les étals des boutiques des barres lumineuses ou des taches éclatantes qui produisent les plus curieux effets.

Chaque corps de métier est groupé et occupe un quartier à part. Voici le quartier des étoiles, et sur les comptoirs s’entassent les larges broderies de soie rouge aux dessins capricieux, les haïcks de laine blanche fins comme du cachemire, les ceintures de femmes en soie violette lamées d’or, les pièces de drap aux nuances les plus délicates, rouge saumon, rose pile, jaune d’or brûlé, vert olivâtre. Plus loin, voici le quartier des cuirs, la grande industrie de Maroc, la seule qui n’ait pas déchu dans ce pays, où tout est en décadence : les larges peaux de maroquin rouge, les piles de babouches, de coussins et de sacoches encombrent les boutiques. Ici sont les selliers, et les rayons de soleil qui filtrent à travers la toiture de feuillage font miroiter les broderies d’or et d’argent des selles, des poitrails et des brides, ou viennent frapper d’un vif éclat les ciselures et les incrustations des mors et des boucles ou le damasquinage des larges étriers à deux tranchans. Plus loin sont les parfums et les produits précieux ; le santal, le benjoin, l’aloès, l’ambre gris et toutes sortes de plantes aromatiques, — des flacons d’essence de jasmin ou de cédrat, d’eau de rose ou de fleur d’oranger, — le hachich, appelé ici kief, — des médicamens pour guérir tous les maux et des drogues étranges pour ranimer les sens et pervertir la volupté.

A l’extrémité du sokkho, sur une petite place inondée de soleil et de poussière, grouille un foule compacte. C’est le marché aux esclaves. Une vingtaine de négresses sont là, exposées à demi nues, horriblement laides, mais fortement taillées pour les durs travaux auxquels elles sont destinées. Une d’entre elles cependant, très jeune, a les formes les plus délicates que l’on puisse voir, les reins cambrés, la taille souple et un peu longue, de fines attaches, un joli port de tête, des traits moins grossiers que ses compagnes, et dans tout son être une grâce un peu farouche qui lui donne un charme très original. L’impassibilité de ces créatures ne se laisse troubler ni par les cris du crieur public qui fait les enchères, ni par les attouchemens brutaux des acquéreurs, ni par l’idée qu’à cette heure leur sort se joue et qu’elles vont passer aux mains d’un maître nouveau. Leur physionomie ne reflète qu’une sorte de mélancolie animale. Elles ne sont ni révoltées ni résignées ; elles subissent leur condition, sans réfléchir à leur misère. Indifférentes, ne possédant plus qu’une conscience confuse d’elles-mêmes, elles se plaignent moins de leur sort que nous, dans notre naïveté, nous ne nous apitoyons sur elles.

Du marché nous sommes allés visiter les prisons. La grande prison de la ville se compose de salles voûtées, plus basses que le sol et éclairées par de petites ouvertures grillées. Plus de trois cents prisonniers sont là, les fers aux pieds, maigres, décharnés, malades. Le gouvernement marocain a trouvé une solution bien simple à l’un des plus délicats problèmes de la question pénitentiaire : il ne fournit aucune nourriture à ses prisonniers et laisse à leurs parens et amis, ou à la charité publique, le soin de leur faire passer des alimens. En revanche, il exige d’eux, à leur sortie, le paiement d’une taxe pour les fers, et d’un léger salaire pour le thaleb qui remplit les fonctions de greffier. Les femmes condamnées pour crimes et délits et les prostituées ramassées la nuit, par la ville, sont enfermées dans une prison spéciale, dont un quartier sert de lieu d’asile et de détention pour les fous. Quant aux juifs, ils sont détenus dans la grande prison, mais le cachot où on les jette n’est autre que la fosse d’aisance des prisonniers.


Maroc, le 12 mars.

Les juifs vivent encore au Maroc dans les conditions où ils étaient tolérés dans les pays d’Europe, au moyen âge. En butte au mépris et aux insultes de la race dominante, confinés dans des ghettos, obligés à ne circuler que pieds nus dans les quartiers musulmans, astreints à porter un costume spécial, ils mènent misérablement cette vie d’exil qui dure depuis plus de dix-huit siècles.

A Tanger, la fréquence des relations avec les nations civilisées, le contact permanent des Européens, la présence protectrice des autorités diplomatiques et consulaires, ont relevé les israélites des obligations infamantes qui leur étaient imposées, et, s’ils y portent encore la calotte, la lévite et les babouches noires, c’est plutôt par habitude que par obéissance. Mais, dans tout le reste de l’empire des chérifs, et à Maroc plus sévèrement peut-être que partout ailleurs, ils subissent la loi rigoureuse des maîtres du pays.

Nous sommes allés visiter leur ghetto ou « mellah, » qui forme un quartier à part dans Maroc. Nous y étions d’ailleurs invités, depuis le premier jour de notre arrivée, par un vieux juif qui a rendu autre-ibis quelques services à la France. Ce vieillard, presque centenaire, était venu avec son fils, ses petits-fils, ses arrière-neveux et deux fils déjà nés de ceux-ci, soit quatre générations de descendans, nous rendre visite et nous supplier d’accepter qu’il nous donnât une fête dans sa maison. Il était vêtu d’une lévite usée jusqu’à la corde et aussi vieille que lui, coiffé du mouchoir noir à pois blancs que portent ici tous ses coreligionnaires, et tenait encore à la main ses babouches qu’il avait enlevées pour venir pieds nus à travers toute la ville, faisant, malgré son grand âge, de longs détours pour éviter de passer devant les mosquées. Sous cette apparence misérable, c’est le plus riche Israélite du Maroc, riche d’une fortune de plus d’un million acquise à faire le commerce entre les tribus de l’intérieur et les ports de la côte.

Cette démarche nous avait touchés, et nous avons promis de nous rendre à l’invitation qui nous était adressée. Hier donc, qui était jour de sabbat, à la fin de la journée, nous nous sommes dirigés vers le mellah. De hautes murailles l’entourent ; et, chaque soir, des soldats viennent en fermer les portes, qui restent closes jusqu’au matin. En nous voyant entrer dans ce quartier damné, malgré le prestige que notre escorte eût dû nous donner, les Arabes nous regardaient et murmuraient sans doute leur éternelle injure : « Ce sont des chiens, fils de chiens (kelb ben kelb), qui vont voir des charognes, fils de charognes (djifa ben djifa). »

Le délabrement hideux et sordide de ce ghetto est indescriptible. La malpropreté des habitans ; les odeurs écœurantes qui, par bouffées, s’échappent des maisons ; la saleté des enfans, en guenilles, qui jouent au milieu de la rue, et des femmes, à moitié vêtues, qui cuisinent sur le pas de leur porte ; toute cette misère qui, — je ne sais pourquoi, — parait plus repoussante sur des types juifs que sur des types de race arabe, me rappelait le quartier infect de la Joeden-Straat d’Amsterdam, ses ruelles sombres, étroites, ses maisons aux portes basses laissant passer quelque tête au nez crochu et aux longs cheveux gras. Je revoyais les mêmes physionomies, et parfois, comme là-bas dans les brouillards de l’Amstel, une jeune fille montrait dans toute sa perfection le type de la beauté juive, qui exerce une si étrange et si puissante séduction.

La maison de notre hôte est d’apparence presque aussi misérable que toutes celles du mellah ; mais, après avoir traversé trois ou quatre cours remplies de ballots d’étoffes, de sacs de riz et d’orge, de caisses de sucre, d’outrés pleines d’huile, on arrive à un réduit assez proprement aménagé : des divans, quelques meubles venus d’Europe, de grandes tentures couvertes de broderies de soie rouge, des candélabres en cuivre ciselé, des lampes, curieusement travaillées, suspendues à des chaînettes.

Toute la famille et quelques invités nous attendaient : un souper nous était préparé. Quand nous eûmes échangé les complimens d’usage et pris place sur des divans, le maître de la maison fit signe à des musiciens d’entrer. L’orchestre se composait de quatre exécutans : trois d’entre eux jouaient d’une sorte de viole d’une forme bizarre, mais d’une sonorité très douce, le quatrième frappait sur un tambourin ; tous chantaient en s’accompagnant. C’était un chant d’une mélodie très simple, presque psalmodié, mais entrecoupé toutes les trois mesures par un cri guttural. Le motif du thème, ramené invariablement après quelques modulations, produisait d’abord sur l’oreille un effet d’agacement et de lassitude, mais s’imposait peu à peu à l’esprit et s’en emparait impérieusement. C’est une impression indéfinissable et que j’avais éprouvée autrefois déjà à Smyrne, dans le tekké des déniches hurleurs. Comme sous l’influence du hachich, mais avec une moindre intensité, le cerveau se sent lentement pris par ces ondulations sonores, toujours les mêmes, qui viennent le frapper dans le même rythme et dans le même ordre. Au bout d’une demi-heure de cette musique étrange, on se sent en un état d’esprit qui fait comprendre les longues extases des derviches ; on trouve un charme enivrant au chant que perçoit l’oreille, et toutes sortes d’images oubliées et de rêves lointains apparaissent à travers la fumée des brûle-parfums.


Maroc, le 13 mars.

Cinq fois le jour, dans chaque minaret de Maroc, le muezzin appelle les musulmans à la prière. C’est un chant lent comme toutes les mélodies arabes, très clair et d’une expression très énergique. La voix du muezzin qui chantait au haut du grand minaret de la Koutoubia nous avait frappés par la pureté de son timbre et l’élévation de son registre ; c’était une si belle voix de ténor, si douce et harmonieuse, si souple et sonore, et elle avait par momens des accens si passionnés que, du haut de notre terrasse, nous ne pouvions nous lasser de l’écouter. Nous avions remarqué en outre que, sur la galerie aux élégantes découpures qui couronne le sommet du minaret, le muezzin hésitait à trouver les points cardinaux vers lesquels il devait s’orienter pour crier sa prière, et que, comme s’il eût perdu la vue, ses mains semblaient chercher en tâtonnant quelque point de repère sur la balustrade. Il était aveugle en effet : un jour qu’il avait trop assidûment regardé dans les jardins du palais qui s’étendent au pied de la mosquée et où les femmes du sultan ont l’habitude de se promener à visage découvert, Mouley-Hassan lui avait fait crever les yeux.

Le kaïd qui nous racontait cette histoire mettait tant de simplicité dans son récit, il était si loin de penser à s’apitoyer ou à s’indigner, et cet acte de barbarie lui paraissait si naturel, qu’à l’entendre on mesurait à quel degré d’abaissement et de résignation servile onze siècles d’un despotisme sans frein et un fatalisme aussi écrasant que celui de la religion musulmane peuvent réduire un peuple.


Maroc, le 14 mars.

L’affaire que nous avons à traiter tirant en longueur, nous avons exigé du premier ministre qu’il nous donnât immédiatement audience. A huit heures du soir, notre escorte habituelle est venue nous prendre, et nous nous sommes rendus à cheval au palais de la Mamounia, précédés d’hommes portant de grandes lanternes que la clarté de la lune rendait d’ailleurs inutiles.

Par cette belle soirée, les cédratiers, les jasmins et les orangers de la Mamounia exhalaient un parfum pénétrant, et la lune donnait à leur verdure sombre des reflets magiques. Il y avait fête ce soir-là dans le harem du grand vizir, et le bruit de la musique venait jusqu’à nous. Cette musique, le parfum du jardin, l’éclat de la lune, la majesté des kaïds qui nous précédaient, tout ce qui nous environnait était d’un effet si féerique, que nous pouvions nous croire transportés dans un conte des Mille et une nuits ou égarés dans quelque rêve fabuleux.

L’entretien a duré une heure, et le grand-vizir s’est résigné à faire droit à nos demandes ; il ne nous reste plus qu’à recevoir de bouche du sultan la confirmation des réponses que nous avons obtenues. Nous avons pris alors congé de Si-Mohammed-ben-Larbi et nous l’avons laissé rejoindre ses femmes, ses tambourins, son thé à l’ambre et son hachich.


Maroc, le 15 mars.

Le sultan nous a reçus ce matin en audience. A neuf heures, un kaïd, en grand apparat, acccompagné d’une escorte nombreuse, est venu nous chercher à cheval et nous a conduits au palais. Au milieu de ce luxe de brillans costumes, de harnachemens chargés d’or et d’argent, d’armes étincelantes, nous faisions, mon collègue et moi, bien triste figure, serrés dans nos uniformes diplomatiques noirs bordés au collet et aux paremens d’une étroite broderie d’or.

La résidence du chérif marocain est à elle seule une ville, entourée de remparts, encombrée de constructions et coupée de jardins. Par les grandes portes ogivales qui découpent entre leurs parois rouge-brique des pans de ciel bleu, notre cortège entre dans la cour centrale, une vaste place carrée. Dans un coin, sous des arcades, les ministres, les kaïds et les hauts fonctionnaires se tiennent accroupis, traitant oralement les affaires publiques et prêts à se présenter à tout appel du maître. Au milieu de la cour attendent, les pieds entravés, des chevaux caparaçonnés de toutes couleurs et des mules couvertes de larges selles en drap rouge.

Le long des murs, en pleine lumière, trois ou quatre cents soldats du « Maghzen » et de la garde de l’empereur dorment ou fument, et tandis que la blancheur de leurs burnous se confond avec celle de la muraille, leurs longs fez pointus font une ligne rouge, comme des pimens séchant au soleil.

Nous traversons la cour jusqu’à une petite porte ouverte dans l’un des angles, et le kaïd-el-Mechouar, maître des cérémonies, court prévenir son souverain de notre présence, Et pendant que nous attendons là quelques instans, deux panthères apprivoisées s’approchent lentement de nous, tournant avec curiosité autour de ces inconnus dont les costumes sont différens de ceux auxquels elles sont habituées ; elles nous regardent fixement, s’étirent avec une nonchalance voluptueuse, ouvrent toute grande leur gueule écarlate, et, tirant leur langue râpeuse, arrachent de leur gosier un grognement fort déplaisant à entendre.

« Kallem-Sidna, notre maître vous appelle, » nous dit le kaïd-el-Mechouar en se prosternant à terre, et il nous introduit dans un petit pavillon en bois par-devant sa majesté.

Sa majesté chérifienne trône accroupie sur un large canapé tendu de soie verte. Le reste du mobilier est étrange : dans un coin, une grande pendule posée à terre, — en face, une armoire vitrée, présent de quelque souverain européen, — au pied du trône un crachoir en fer-blanc placé près des babouches du maître.

Mouley-Hassan parait avoir quarante-cinq ans ; ses traits sont réguliers, à l’exception des lèvres, qui sont lippues et qui témoignent que le sultan n’est pas de pure race arabe et que du sang nègre coule dans ses veines ; la peau est brune, tachetée par la petite vérole ; les yeux sont grands, clairs et très doux ; la physionomie est intelligente. Un haïck de laine blanche enveloppe la tête et recouvre tout le reste du corps, laissant entrevoir par endroits une robe de drap jaune, lisérée de vert sur les coutures. Les pieds, blancs et soignés comme des mains de femme, sont nus et découverts.

Le drogman explique longuement au sultan les motifs qui nous ont déterminés à venir conférer avec lui ; il expose nos griefs et, avec toute la phraséologie orientale, il rappelle à sa majesté que la France est une puissante nation et que son amitié vaut qu’on la mérite…

… L’entretien est terminé, nous allons nous retirer ; mais, d’une voix très douce et insinuante, Mouley-Hassan nous prie de retarder encore de quelques jours notre départ de Maroc, il veut que nous emportions d’agréables souvenirs de son hospitalité ; « d’ailleurs, ajoute-t-il avec un air mystérieux, vous ne pouvez pas partir avant deux jours. » Nous prenons enfin congé de sa majesté et nous rentrons avec la même solennité dans notre palais.


Maroc, le 16 mars.

De grand matin, le kaïd-el-Mechouar est venu nous chercher pour nous mener hors de Maroc dans un palais où le sultan nous a fait préparer un repas et une fête. L’Atlas, couvert de neige, s’élève au loin dans les vapeurs rosées du matin, le ciel est encore laiteux et noyé dans une brume transparente ; l’air est frais et vif.

Au fond d’un bois d’orangers et de citronniers, que dominent des bouquets de palmiers et que traversent en tous sens des eaux courantes, un pavillon est préparé et une table est dressée. A peine y avons-nous pris place qu’un caïd, en grand costume bleu d’argent, couvert de haïcks blancs, la tête ceinte d’un large turban, s’avance majestueusement. Il est suivi par cinquante esclaves nègres portant sur leurs têtes de larges plats, recouverts d’un couvercle conique en palmes tressées.

Tout ce cortège défile devant nous et fait face à la table sur quatre rangs ; puis, sur un geste du kaïd, les esclaves posent leurs plats à terre et les découvrent. Et voici l’étrange menu qui nous est offert :

Au premier rang, — des corbeilles de pain, de dattes, d’oranges, de figues et de bananes ; du couscoussou aux œufs, du couscoussou au poulet ; quatre plats de bœuf rôti ; deux plats de rôti de gazelle.

Au deuxième rang, — quatre plats de poulets au safran et aux œufs ; saucisses de mouton enfilées dans des baguettes ; tranches de mouton à l’huile et au safran saupoudrées d’amandes et de jaune d’œuf.

Au troisième rang, — fricassées de poulets, beignets de viande au safran, poulets aux cardons, quartiers de gazelle en ragoût.

Au quatrième rang, — quartiers de bœuf à l’huile et au safran ; poulets à l’huile ; confitures et gâteaux.

Pour boisson, du thé à la menthe, du thé à la verveine, du thé à l’ambre.

Tandis que nous touchons du bout des dents à ce menu effrayant, dont la rédaction a causé la mort de près de deux cents poulets, des musiciens chantent, jouent de la flûte ou frappent du tambourin.

Le maître des cérémonies, qui a pris place à notre table pour représenter le sultan, nous fait d’intéressans récits ; il nous parle avec terreur de la puissance de son maître. Il nous fait remarquer que le kaïd si brillamment vêtu, qui est là debout devant nous, au milieu des plats, dont il dirige le service, porte à la cheville un anneau de fer. Et il nous raconte à ce sujet une histoire qui fait assez honneur à l’esprit de Mouley-Hassan. Ce kaïd, nous dit-il, a été un jour favori du sultan ; mais la distinction dont il était l’objet lui a bientôt fait perdre le sentiment de son infimité, et son arrogance n’a pas tardé à lui faire perdre les bonnes grâces du maître. Ce jour-là, cependant, sa majesté était dans d’heureuses dispositions ; elle ne donna pas l’ordre, comme elle a accoutumé, de faire empoisonner le favori en disgrâce ou de l’envoyer mourir de faim dans le cachot de quelque casbah. On lui mit seulement une chaîne aux pieds et une guenille sur le dos, et, en ce triste équipage, on le mena au marché pour être vendu comme esclave. Mais, secrètement, le sultan avait ordonné de laisser tomber les enchères jusqu’à 10 onces et d’adjuger son ancien favori à ce prix dérisoire. La vente terminée, il fit ramener le kaïd par-devant lui et lui reprocha son orgueil de la veille : « Vois, l’on t’a vendu au marché et l’on ne t’a estimé que 10 onces. C’est là tout ce que tu vaux : avais-tu lieu d’être si fier ? » Puis il lui rendit la liberté, lui imposant en souvenir de sa disgrâce le port de l’anneau de fer qui lui avait été rivé à la cheville.

Maroc, le 17 murs.

Nous prenons notre dernier repas à Maroc ; demain, à la première heure, nous serons partis. Les charges de nos chameaux et de nos mules sont prêtes ; les caisses d’armes, d’étoffes, de tapis et de bibelots que nous emportons de la grande ville africaine où nous venons de passer dix jours sont arrimées sur les bâts ; nos montures sont ferrées à neuf ; la nouvelle escorte qui doit nous conduire campe à nos portes.

On vient nous prévenir qu’un kaïd est là qui, au nom du sultan, demande à nous parler. Nous allons à sa rencontre et nous recevons de lui les présens que Mouley-Hassan nous envoie en souvenir de notre mission : pour le premier secrétaire, un cheval et un sabre ; pour moi, un cheval. Ce sont deux bêtes splendides ; l’une gris pommelé, l’autre gris de fer, à longue crinière, les jarrets nerveux, l’encolure en gorge de pigeon, les pieds finement attachés.


Entre Azemour et Dar-al-Beïda, le 24 mars.

Nous avons refait toute la longue route qui sépare Maroc de la mer, campant aux mêmes endroits, puisque ce sont les seuls où l’on puisse trouver un peu d’eau, et maintenant nous remontons, par la voie de terre, les cent cinquante lieues de côte qui nous séparent encore de Tanger.

Le voyage cesse d’être monotone : de trois en trois jours environ, nous rencontrons une ville. C’est d’abord Azemour, avec ses vieux remparts qui dominent à pic un large fleuve, aux eaux profondes, ensablé à la barre de son estuaire, l’Oum-er-Rbia.

A Azemour, comme dans toutes les villes où il n’y a ni consuls ni comptoirs européens, le fanatisme est vivace ; et, aux injures que nous entendons sur notre passage à travers les rues, nous reconnaissons la sagesse du conseil qui nous a été donné de ne jamais sortir sans escorte. L’aspect général d’Azemour est le même que celui de toutes les villes de la côte. La misère y paraît cependant plus navrante que partout ailleurs. Près des portes de la ville, nous avons ramassé un enfant qui se mourait de faim, et voici que nous frôlons dans la rue une femme en haillons, à demi nue, dont tout le corps est couvert de pustules de variole et dont la tête, horriblement enflée, n’est qu’une plaie suppurante.

D’Azemour à Dar-al-Beïda, il y a deux jours de marche. Toute cette région, qui est aujourd’hui misérable et dévastée, fut autrefois l’une des plus florissantes du Maghreb. Les anciens géographes vantaient la richesse de ses habitans et le luxe de ses villes. L’un d’eux ajoutait : « Leurs femmes sont blanches et se piquent d’estre belles et bien parées, portant force joyaux d’or, d’argent, de perles et de cornalines aux bras, à la gorge et aux oreilles : elles sont fort amoureuses des estrangers. » Au lieu de ce séduisant tableau, je n’ai sous les yeux, dans ce douar que nous traversons, que des femmes hâves, décharnées, épuisées de travail, défigurées par la misère et les maladies, sans pudeur. Mais, comme si la coquetterie était le dernier sentiment qui survive en la femme, un bracelet grossièrement argenté cercle leurs bras de squelette et une chaînette ornée de pendeloques rattache sur leurs seins les plis d’un haïck en lambeaux.


Rabat, le 38 mars.

Pour remonter de Dar-al Beïda vers le nord et atteindre Rabat, il nous a fallu traverser une région habitée par les tribus berbères des Zaïrs, qui sont actuellement en insurrection contre le sultan. Le pacha de Dar-al-Beïda, qui répond de notre sécurité, ajoute une soixantaine de cavaliers à notre escorte et nous recommande de faire marcher notre caravane en bon ordre, de serrer les distances et de ne laisser en arrière ni homme ni bête. Le soir, au campement, quelques sentinelles de plus que de coutume veillent autour de nous ; grâce à ces précautions, le lendemain, sans encombre, nous entrons à Rabat.

Rabat est situé à l’embouchure de l’Oued-bou-Ragrag, en face de Salé, la ville sainte. C’est, après Fez et Maroc, la ville la plus considérable de l’empire du Maghreb. Elle a eu ses jours de splendeur, comme en témoignent les ruines superbes de sa casbah, dont les portes ogivales aux fines dentelures de pierre sont du plus pur style arabe, et le minaret de sa mosquée inachevée sur le modèle duquel ont été construits les minarets de la Koutoubia de Maroc et de la Giralda de Séville.

Du haut de cette casbah, la vue est admirable : à 100 mètres à pic, sous nos pieds, l’océan qui vient battre le rocher lentement en lames larges et régulières, — devant nous la ville de Salé avec ses mosquées et ses jardins touffus, — puis, vers la droite, les ruines de Chellah et le grand minaret de Rabat. Le soir, au clair de lune, par une nuit limpide et étoilée, ce spectacle est enchanteur et le scintillement de la rivière, qui se glisse comme un long serpent d’argent entre les remparts des deux villes, lui donne un aspect fantastique.

A Chellah, qui est situé sur le fleuve, à 3 kilomètres de Rabat, s’élevait autrefois la colonie carthaginoise de Sala, point extrême atteint par la colonisation punique. Les Romains, qui s’y établirent par la suite, ne plantèrent jamais plus loin leurs aigles et marquèrent là la frontière méridionale de la Tingitane impériale. A partir d’ici, nous rentrons donc dans les limites du monde ancien et nous en retrouvons les traces, puissamment imprimées, dans les débris antiques déterrés à Chellah : ce sont des murs recouverts encore de leur pavimentum, des voûtes construites en pierres de grand appareil, un aqueduc en ruines, des fragmens de statues.

Le fils du ministre des affaires étrangères, Sidi-Bargash, avisé de notre passage à Rabat, nous a invités à dîner. C’est pour nous une excellente occasion de voir un intérieur maure confortable et luxueux ; car les maisons que nous avions pu visiter précédemment à Tanger n’offraient que peu d’intérêt. Tanger est, en effet, considérée comme la ville impure du Maghreb, une cité où les chrétiens ont leur franc parler, où les juifs osent passer sans se déchausser devant les mosquées. Aussi, les seuls Maures qui consentent à y vivre sont ceux que leurs fonctions officielles y retiennent, et ceux-ci mêmes affectent de n’y avoir qu’un pied-à-terre : leur véritable installation, leurs femmes, leurs enfans demeurent à Tétuan, à Rabat, à Fez et à Salé.

La demeure de Sidi-Bargash, à Rabat, est bâtie en pierres de taille, et, du dehors, elle a cet aspect triste de toutes les maisons arabes qui sont disposées de manière à cacher absolument la vie privée des habitans. Pas de fenêtres sur la rue, ou, tout au plus, deux ou trois lucarnes grillées. On n’aperçoit aucun de ces élégans moucharabiehs qui décorent d’une façon pittoresque les rues des villes musulmanes dans le reste de l’islam, mais dont l’usage est peu répandu au Maroc.

Par une porte ornée de ferrures on entre dans un long vestibule resserré, formant deux angles droits de façon que, de la rue, on ne puisse jamais rien apercevoir de ce qui se passe à l’intérieur ; une grosse lanterne, en forme de kouba, éclaire ce couloir et fait miroiter les faïences qui lambrissent les parois. On parvient ainsi dans une cour étroite, entourée de portiques sur les quatre côtés et rappelant tout à fait les dispositions de l’impluvium des maisons romaines ; elle est pavée de mosaïques ; les murs sont recouverts jusqu’à 1m, 50 du sol d’azulejos, vert émeraude, blanc laiteux, ou bleus, d’un bleu foncé jusqu’à paraître noir. Dans un coin, une fontaine verse continuellement une eau claire qui vient couler par des rigoles de marbre jusqu’en un bassin situé au milieu de la cour. Les pièces qui s’ouvrent et prennent jour sous ce portique sont uniformément blanchies à la chaux et n’ont d’autre décoration que les sculptures de leurs plafonds, où l’on peut admirer sans se lasser la merveilleuse fantaisie de l’imagination arabe. Des portières en soie jaune paille, brodées de mille couleurs, mais harmonieuses de ton, retombent devant les larges baies ogivales qui donnent accès sur la cour.

Le rez-de-chaussée est surmonté d’un étage où sont les appartemens des femmes. Elles y étaient naturellement enfermées quand nous nous rendîmes à l’invitation de Sidi-Bargash.

Un repas copieux et indigeste nous était servi dans la pièce principale qui sert de salon et qui avait été brillamment éclairée pour la circonstance. Ne touchant que du bout des dents aux plats qu’on me servait, laissant paresseusement à mon compagnon de voyage le soin de converser par drogman avec Sidi-Bargash, j’essayai, pendant les deux longues heures que dura le festin, de me représenter ce que devait être l’existence de notre hôte dans cette demeure retirée, ce que pouvait être une vie qui s’écoule sans autre occupation intellectuelle que les cinq prières du jour, sans autre distraction que quelques parties de chasse, sans autre société intime que celle de quelques parens rapprochés, car la réclusion imposée aux femmes a forcé les musulmans rigides à cloîtrer leur vie, sans autre émotion enfin que le souci toujours poignant de dissimuler ses richesses à l’avarice du sultan et à la cupidité de ses kaïds.

Vers le milieu du diner, mon ami me fit remarquer discrètement que, sur le balcon du premier étage situé de l’autre côté de la cour, trois femmes voilées, les épouses de Sidi Bargash, avaient soulevé la portière de leur appartement et regardaient avec curiosité les invités de leur maître. Un instant après, la portière retomba ; elles disparurent. Je pensai alors à l’existence bien plus misérable encore de ces créatures, que la vie monotone des harems déprave ou plonge à jamais dans une somnolence mortelle, dont rien ne les vient éveiller. Elles consument leurs jours à ne rien faire que prier, manger, se parer et dormir ; pour elles, il n’y a ni relations de société, ni culture d’esprit, ni conversation. Tout au plus, de temps à autre, leur seigneur et maître fait-il venir, afin de les distraire, des almées qui exécutent des danses, et quelles danses ! Je me rappelle encore avec quelle indignation deux jeunes femmes européennes, invitées à une fête de ce genre dans un harem de Tanger, s’enfuirent toutes scandalisées du spectacle qu’on leur avait offert. Tout le reste du temps, elles demeurent des heures entières immobiles, accroupies, perdues dans des rêves obscurs ou abandonnées à quelque égarement de sensualité. Comme en des corps sans âme, l’instinct tient lieu en elles de sensibilité et d’intelligence. Qui sait cependant si parfois un drame de passion silencieux et caché ne se joue pas dans ces consciences endormies, ou si l’une d’elles, réagissant contre le milieu qui l’enserre, ne se crée pas par l’imagination un monde moral meilleur, plus élevé et plus délicat ?

Les femmes arabes qui, durant les premières années de leur jeunesse, ont souvent un grand charme, une rare perfection de formes, de l’élégance dans la démarche et le maintien, et surtout une fascination étrange dans le regard, perdent vite leur beauté : de bonne heure, le défaut d’exercice, les grossesses ou les pratiques abortives ruinent leur santé et défigurent leurs traits ; et leur physionomie ne respire plus qu’une indifférence stupide, une apathie absolue et une grossière sensualité.

… Rabat est depuis des siècles le centre de l’industrie des tapis au Maroc, et ses artisans ont produit autrefois des chefs-d’œuvre qui peuvent rivaliser avec ceux du Kurdistan, de Mesched et de Ferhan. C’étaient des tapis d’un tissu ras et moelleux, d’une richesse de dessin qui, sans dégénérer jamais en mauvais goût, admettait la plus libre fantaisie, d’une ordonnance savante dans la composition et surtout d’une harmonie de couleurs qui éblouissait l’œil et le charmait à la fois. Les ouvriers de Rabat étaient, en outre, d’admirables chimistes, et les couleurs qu’ils employaient conservent encore une solidité, un éclat incomparables. La tradition de cet art s’est perdue ; les tapis que l’on fait aujourd’hui sont mal dessinés, les tons s’y heurtent sans transition, et, un an à peine après leur confection, les couleurs ont passé pour prendre une teinte jaune ou verdâtre.

… Près de Chellah sont enterrés les anciens sultans du Maroc. Leurs tombes en ruines sont enfouies dans des bouquets de figuiers et d’orangers qu’ombragent de hauts cyprès. L’endroit est abandonné ; la végétation a tout envahi. Il s’exhale de ce cimetière délaissé une grande mélancolie qui n’est pas sans charme. On se laisse aller à penser que ceux qui reposent là ont connu l’empire du Maghreb dans son éclat et sa puissance, que leur histoire a eu des pages non moins brillantes que celles des grands califes abbassides, et qu’il ne leur a manqué qu’un Maçoudi pour les chanter aussi dans ses Prairies d’or. On se rappelle enfin que cette race arabe, si avilie, si dégradée aujourd’hui, a été à d’autres époques une race d’artistes, de poètes et de savans, qu’elle eut un sentiment délicat du beau, une grande douceur de mœurs, des habitudes de société très raffinées, qu’elle réunit en un mot tous les élémens d’une civilisation brillante, a d’une civilisation, comme le dit M. Renan, où, en de certaines heures, on se surprend à désirer d’avoir vécu. »

Le 30 mars.

Nous quittons Rabat de grand matin, et toute notre caravane passe, en de larges barcasses, à Salé, sur l’autre rive de l’Oued-bou-Ragrag.

Salé, la cité sainte du Maroc, est une ville de fanatiques farouches où aucun chrétien n’a jamais demeuré et que quelques rares Européens ont pu traverser. Bien que le pacha soit venu en personne pour nous faire escorte, nous entendons murmurer contre nous, à plus d’une reprise, le kelb ben kelb, « chiens, fils de chiens, » et nous remarquons que l’on évite de nous faire passer devant les mosquées.

Pendant toute la journée, nous traversons la’ forêt de chênes-lièges de la Mamora, et devant nous, presque à chaque pas, se lèvent des outardes, des faisans et des courlis que nous saluons de coups de fusil. Et vers le soir, après avoir franchi l’Oued-Sebou, le plus grand fleuve du Maroc, qui roule majestueusement, à pleins bords, ses eaux limoneuses, nous dressons nos tentes près d’une kouba abandonnée, au milieu d’un champ d’asphodèles.

Voici déjà treize jours que nous avons quitté Maroc, poursuivant notre route à travers une région presque partout désolée, ne rencontrant en dehors des villes que quelques douars misérables perdus dans un pays désert, marchant dix heures par jour, obligés de nous orienter à vingt reprises pour trouver notre chemin, que rien n’indique, cherchant à chaque cours d’eau un gué où nos bêtes de somme, harassées et surchargées, ne risquent pas de se noyer et de perdre nos bagages, laissant à chaque étape un cheval ou un mulet fourbu ou mort de fatigue. Et nous-mêmes, la fatigue commence à nous abattre.

A Larache (El-Araish), où nous arrivons un jour plus tard, l’hospitalité de l’agent consulaire de France nous remet sur pied et nous rend courage. Larache est bâti à l’embouchure du Lixos, près de l’emplacement de la ville phénicienne de Loukhos, dont on retrouve encore quelques vestiges.

Là, de l’autre côté de la rivière, à 200 mètres devant nous, était situé le jardin fameux que gardaient les Hespérides, sous la protection d’un dragon. Un second bras de la rivière, desséché aujourd’hui, en faisait une lie. C’est là, suivant la fable, qu’Atlas vint ravir les fruits d’or pendant qu’Hercule soutenait à sa place, sur ses épaules, le lourd fardeau du monde. Pline, qui vivait en un temps où les dieux commençaient de partir pour leur éternel exil, ne croyait déjà plus à cette poétique tradition et, décrivant ce pays, il disait : « La mer pénètre dans l’estuaire du Lixos en trajets sinueux : aujourd’hui, on explique le dragon et sa garde par cette disposition des lieux. Dans cet estuaire est une Ile basse ; on y voit un autel d’Hercule, mais, du célèbre bois qui produisait des pommes d’or, il ne reste que des oliviers sauvages. »

C’est ce texte, appuyé de quelques autres, qui a permis à M. Tissot, ancien ministre de France au Maroc, de déterminer dans un savant mémoire l’emplacement exact du jardin de l’antiquité et de l’autel d’Hercule.

Et le lendemain, en me remettant en route, j’éprouvais une impression étrange de me trouver ainsi transporté en plein poème, en pleine mythologie, pendant que mon cheval brisait en marchant quelque branche d’olivier ou écrasait le tapis de mauves qui recouvre aujourd’hui le sol du bois sacré aux fruits merveilleux.


Le 3 avril 1883.

Il nous a fallu près de deux jours pour franchir les contreforts escarpés qui de l’Atlas vont aboutir au cap Spartel, et tout à coup, du haut d’une colline, nous apercevons enfin Tanger, nous revoyons son minaret vert, les pavillons de ses légations flottans au vent, son golfe où se balance une canonnière espagnole, et son merveilleux tableau de fond resté toujours admirable après ce que nous venons de voir : Gibraltar, baigné au loin dans une brume argentée, le détroit bleu moiré tacheté de voiles blanches, la côte d’Espagne vaporeuse et comme lavée de teintes rosées, et la petite ville de Tarifa qui brille là-bas et dont la blancheur éclatante miroite au soleil.

C’est le dernier décor de la brillante féerie à travers laquelle je viens d’accomplir cette longue promenade. Alors, tandis que ma pensée se reporte avec impatience vers les affections chères que j’ai laissées en France et dont je n’ai reçu depuis plus de trente-six jours aucune nouvelle, voici qu’involontairement, par contraste, sans doute, je songe aussi aux rigueurs de l’hiver qui enveloppait Paris de brouillards ou le couvrait de neige pendant que le soleil me versait sa chaleur et sa lumière ; et les vers de Dante me reviennent à la mémoire :


O setteatrional vedovo sito,
Poichè privato se’ di mirar quelle.


« O contrée du Nord, pauvre veuve puisque tu es privée de connaître les splendeurs du Midi ! »


MAURICE PALEOLOGUE.