Le Maroc et la politique européenne à Tanger

La bibliothèque libre.
Le Maroc et la politique européenne à Tanger
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 681-692).
LE MAROC
ET
LA POLITIQUE EUROPEENNE A TANGER

De tous les pays musulmans de l’Afrique méditerranéenne, le plus mystérieux est le Moghreb-el.-Aksa, l’empire de l’extrême couchant. Si proche qu’il soit de l’Europe, dont il n’est séparé que par un détroit de 15 kilomètres, il a su se rendre presque inaccessible, et les voyageurs ont besoin de circonstances particulièrement propices ou de puissantes recommandations pour pouvoir y promener leurs curiosités sans s’exposer à de redoutables hasards. Il en est du Maroc comme de la Chine : les représentans qu’y entretiennent les gouvernemens étrangers habitent une ville du littoral qui n’est pas la capitale et où le souverain ne réside jamais. Ce n’est pas une petite affaire que de se transporter de Tanger à Fez ; cela demande de huit à dix jours de marche dans un pays où il n’y a pas de routes. Aussi ne se voit-on pas. A-t-on quelque chose à se dire, il faut recourir à l’entremise d’un dignitaire accrédité à cet effet, qui se charge de transmettre les demandes, les réponses, les communications plus ou moins agréables qu’on peut avoir à se faire.

Le mystérieux Maroc est aussi, en apparence du moins, le plus tranquille des pays musulmans, le plus recueilli en lui-même. Il a eu jadis une grosse querelle avec l’Espagne, après quoi il est rentré dans son repos, et on pourrait croire par momens que c’est un de ces empires fortunés où il n’arrive jamais rien. Mais les sociétés improgressives ne connaissent pas le vrai repos ; leur condition est plutôt l’immobilité dans la fièvre, et quand l’Egypte, Alger, Tunis se taisent, l’inquiète Europe, prêtant l’oreille, croit entendre, entre le Rif et le Miltsin, comme le vague murmure d’une marmite qui bout. Qu’y a-t-il dans cette marmite ? Personne ne le sait. Ce n’est rien, disent les uns. C’est quelque chose, disent les tutres, — et les journaux s’empressent d’annoncer que le Moghreb s’agite, qu’il s’y passera avant peu des événemens qui pourraient bien mettre en danger la paix générale. On apprend aussi de temps à autre qu’un des souverains de l’Europe vient d’envoyer à Fez une ambassade chargée d’offrir quelque splendide cadeau au sultan Muley Hassan, que cette ambassade est parvenue heureusement à sa destination, que le sultan s’est donné le plaisir de la laisser se morfondre une heure durant, exposée tête nue aux ardeurs d’un soleil africain, qu’il a daigné paraître enfin, monté sur le cheval richement harnaché qui lui sert de trône, et qu’après quelques propos insignifians, il a tourné bride pour rentrer dans son harem. A quelques mois de là, le bruit se répand qu’un Maure ou qu’un juif, protégé par une puissance européenne, a eu des avanies à souffrir dans sa personne ou dans ses biens. Cet incident fâcheux donne lieu à une négociation que le flegme musulman s’applique à traîner en longueur. Tout se termine par une indemnité accordée de mauvaise grâce, acceptée sans reconnaissance ; encore, pour l’obtenir, faut-il parfois se fâcher, et on apprend par un télégramme parti de Tanger que tel ministre plénipotentiaire se dispose à amener son pavillon. Mais aussitôt les autres ministres s’entremettent pour accommoder ce procès, car chacun d’eux a pour principe que le premier devoir d’un diplomate est de se procurer des affaires qui fassent parler de lui, et que de second est d’empêcher les autres d’en avoir.

Quelque incident qui se produise dans l’empire de l’extrême couchant, l’Europe s’en émeut ; ce qui l’émut plus que tout le reste, ce fut l’apparition d’une escadre française dans les eaux du Maroc. A Madrid comme à Londres, et à Rome encore plus qu’à Madrid, on s’empressa de dénoncer avec indignation les insatiables convoitises, les perfides menées de la France, qui se disposait à mettre la main sur le Moghreb. Les assurances données par notre gouvernement calmèrent les esprits échauffés ; mais, pour les échauffer de nouveau, il suffit d’un faux bruit, d’un rapport controuvê qui donne lieu à des conjectures hasardeuses, d’une entre-mangerie de consuls ou d’envoyés extraordinaires. L’autre jour, un journal français portait de graves accusations contre le représentant de la Grande-Bretargne à Tanger. Lord Granville fut interpellé à ce sujet dans la chambre haute. Notre ministre, M. Ordega, qu’on soupçonnait d’avoir inspiré l’article, a démenti ce bruit injurieux, et honorable, sir John Hay s’est déclaré satisfait. Nous avons pu croire quelque temps que nous avions de sérieuses difficultés avec le gouvernement de Fez. Nous savons depuis hier qu’on nous a fait des excuses, que tout s’est arrangé. « Qu’on dise ce qu’on voudra, écrivait il y a deux mois, dans la Gazette de Cologne, un célèbre voyageur allemand, M. Gerhard Rohlfs, il y a une question marocaine. On s’applique peut-être à l’étouffer, à l’assoupir ; cela n’ira pas longtemps. » Heureusement le Maroc est un pays où les choses qui vont mal peuvent aller longtemps encore. Quand la marmite menacera de faire sauter son couvercle, il se trouvera quelqu’un pour l’écumer, après quoi elle recommencera à bouillir à petit feu.

Anglais, Allemands ou Français, les voyageurs qui ont réussi à visiter le Maroc s’accordent à déplorer que ce grand pays, plus grand que l’empire d’Allemagne, soit si mal gouverné, si mal administré. Il a sur l’Algérie, la Tunisie et la Tripolitaine l’avantage de faire front sur deux mers, d’avoir des ports et dans la Méditerranée et dans l’Océan. Il jouit encore de cet avantage que, possédant les massifs les plus élevés de l’Atlas, il a plus d’eau courante, et que nombre de ses fleuves ou de ses rivières ne tarissent jamais. On y trouve presque partout un climat sain et des terres fertiles, qui, selon les latitudes, se prêtent aussi bien à la culture des céréales qu’à celle des dattes. On affirme que ses montagnes sont riches en minerai ; on le saurait mieux s’il était permis de s’en assurer. En matière d’industrie, les Marocains vivent sur leur passé ; mais ce passé était si beau que les restes en sont bons. On sait combien ils excellent dans la fabrication des tapis, dans le travail des cuirs, dans la poterie. Leurs pères étaient de grands maîtres en architecture comme dans l’art de canaliser un cours d’eau ou d’irriguer des jardins. On jouit de ce qu’ils ont fait, mais on ne s’entend pas même à le conserver, témoin les palais qui tombent en ruine et les canaux qui se dégradent.

Le Moghreb est naturellement si riche, que dans les districts où la funeste influence de l’administration ne se fait pas trop sentir, il y a de la prospérité, presque du bonheur. Tout récemment, un audacieux explorateur français, M. de Foucauld, a trouvé moyen de parcourir dans toute sa longueur la région de l’Atlas marocain. Il n’a pas ménagé ses pas ; en additionnant les distances, qu’il a franchies, on arrive à un total de 3,200 kilomètres. Nous lisons dans le journal encore inédit de son voyage, qu’on a bien voulu nous communiquer, que le grand et le petit Atlas renferment « des vallées profondément encaissées et le plus souvent à pic, dont le fond est entièrement couvert de cultures, de jardins, au milieu desquels se succèdent une multitude de riches villages, souvent si rapprochés les uns des autres qu’on a peine à les distinguer. » Plusieurs des tribus qui les habitent, ont conquis leur entière indépendance, et leur gouvernement est une démocratie tempérée par le Coran. D’autres ont des cheiks héréditaires et envoient chaque année au sultan, à titre d’hommage, un présent d’une valeur de 4 ou 500 francs ; mais là se borne leur sujétion. Elles ne reçoivent ni caïd ni soldats, elles ne paient pas d’impôts et elles s’administrent comme il leur convient. Ainsi s’explique leur prospérité.

Ennemi de tout progrès, le gouvernement de Fez, partout où s’étend sa lourde main, semble prendre à tâche de décourager l’industrie, l’agriculture. Par un sot attachement à d’antiques traditions, il interdit l’exportation des céréales. A quoi bon mettre en valeur des terres incultes et s’imposer le pénible travail d’un défrichement ? Ne pouvant envoyer ses grains en Europe, que ferait-on de l’excédent de sa récolte ? On se contente de cultiver tant bien que mal son petit champ, en employant les plus vieilles méthodes et les outils les plus primitifs. Dans les districts du Sud, le grand obstacle aux entreprises agricoles est le brigandage. Mainte vallée, telle que l’Ouad-Sus, jadis province aussi productive que populeuse, est aujourd’hui infestée par des malandrins qui tiennent la campagne et qu’aucun gendarme n’inquiète dans l’exercice de leur lucratif métier. Les troupeaux y sont gardés par des pâtres qui ont toujours l’œil aux aguets et le fusil au poing, et les caravanes qui les traversent doivent s’armer jusqu’aux dents. A l’égard des provinces qu’épargnent les brigands, le commerce y languit, faute de moyens de communication. Il n’y a pas une seule route dans tout l’empire, et, s’il existe quelque part des ponts, quiconque a quelque souci de sa vie s’arrange pour passer à côté. Les rivières sont moins dangereuses.

Aux maux que produit dans toute l’étendue du Moghreb l’apathique indolence des gouvernans s’ajoutent les abus dont souffrent la plupart des contrées qui vivent sous la loi de l’islam. C’est d’abord une justice vénale, administrée par des cadis qui ne subsistent que de la libéralité des plaideurs. Comme les cadis, le plus grand nombre des amils ou gouverneurs et de leurs secrétaires ou chalifas, à la réserve de l’indemnité qu’ils reçoivent pour l’entretien de leurs chevaux, ne touchent aucun traitement et en soit réduits à se payer par leurs mains. C’est dans la répartition de l’impôt qu’ils trouvent leurs plus gros profits en exigeant des contribuables une somme bien supérieure à celle qu’ils doivent verser au trésor. Le Maroc est un pays où il est prudent de paraître pauvre, sous peine d’être pressuré et pillé par des percepteurs sans appointemens et sans vergogne.

Le sultan seul peut faire impunément étalage de sa richesse. Il reçoit beaucoup ; la caisse de l’état est sa caisse particulière et elle est toujours pleine. Il n’a rien à dépenser que pour l’entretien de sa cour, pour les favoris qu’il pensionne, pour quelques fondations ecclésiastiques, pour quelques-uns de ses soldats. Quant aux travaux publics ; il n’en est pas question : Les prisons mêmes ; qui ne sont que d’infects cloaques, ne coûtent pas un centime, puisque les pauvres diables qu’on y loge et qui n’ont souvent commis que des péchés fort véniels, sont tenus de se nourrir à leurs frais et que sans la charité des bonnes âmes, ils mourraient de faim. On estime, autant qu’il est possible de se reconnaître dans le grimoire des finances marocaines, que le souverain encaisse chaque année 12 ou 13 millions de francs, qu’il n’en dépense que la moitié et que le reste est déposé dans le fameux caveau de Miknâs, gardé nuit et jour, s’il en faut croire la légende, par trois cents nègres qui n’en peuvent sortir vivans et à qui il sert de sépulcre. D’autres prétendent avec plus de vraisemblance que c’est dans l’oasis de Tafilalet, dont il est originaire, que Muley-Hassan enfouit ses économies. On ne peut l’accuser d’imprévoyance ; il s’occupe d’assurer sa vieillesse contre tous les genres d’accidens.

Le plus grand mal dont souffre le Maroc comme tous les pays musulmans, c’est le fanatisme. Nulle part il n’enfante tant de sottises et de haines ; nulle part le chrétien ou rumi n’est plus méprisé ; nulle part le juif n’est condamné à une existence plus humble, plus outragée et plus précaire. Cependant, le Moghreb aurait grand’peine à se passer de ses 80,000 israélites, qui détiennent dans leurs mains presque tout le commerce intérieur et qui arrivent souvent à la fortune, comme en témoigne le luxe de leurs demeures et de leurs vêtemens, quelquefois même l’éclat des fêtes qu’ils célèbrent entre quatre murs quand Mahomet n’a pas l’œil sur eux. Mais sortent-il s du quartier où on les relègue, à peine ont-ils quitté les rues étroites de leur mellah, ils doivent se résigner à toutes les avanies. Le regard inquiet, la tête basse, ils se coulent le long des maisons comme des gens qui ont tout à craindre. Hommes et femmes sont obligés de marcher pieds nus, portant leurs pantoufles sous leur bras ; malheur à celui qui oublierait un instant la bassesse de sa condition ! Pour s’être pris de querelle avec un musulman, l’un d’eux fut brûlé vif sur une des places de Fez, le 16 janvier 1880. Sans doute, la bourgeoisie maure, qui s’enrichit par son industrie dans les grandes villes de l’empire, a des mœurs plus douces, elle n’est pas étrangère à tout sentiment de tolérance. Mais si elle s’avisait d’ouvrir ses bras et son cœur à quelque chien d’infidèle, elle serait bien vite rappelée à son devoir par les saintes confréries qui pullulent dans tout le pays, principalement par les terribles Senussi, ces convulsionnaires de l’islam, pour lesquels la religion n’est qu’une sublime épilepsie et qu’on voit à de certains jours courir les rues, l’écume aux lèvres, déchirant de leurs ongles tous les animaux qu’ils rencontrent et se repaissant de leurs chairs saignantes en l’honneur d’Allah et de son prophète.

Les beaux et admirables pays de l’Afrique, que le ciel a favorisés de tous ses dons et où règne un fanatisme farouche, font penser à ces lacs limpides, aux eaux d’azur, qu’habitent des crocodiles. Cette impression a été ressentie par plus d’un voyageur et, tout récemment encore, par M. le docteur Oscar Lenz, qui, au péril de sa vie, a accompli la prouesse de se rendre à Timbouctou à travers le Maroc, l’Atlas et le Sahara. Chemin faisant, il s’arrêta à Miknâs, et les quelques ; jours qu’il y passa dans une maison entourée d’un jardin plein de roses lui ont laissé de délicieux, souvenirs ; : « Quand, par une belle nuit, nous étions couchés sur la terrasse de notre maison, l’oreille bercée par le chant plaintif d’un rossignol solitaire ; quand nos amis, maures entamaient ensuite leurs longs discours sur l’antique magnificence de cette cité déchue, sur les sultans féroces qui avaient opprimé le peuple et sur les grands conquérans qui furent la terreur de la chrétienté ; quand, s’accompagnant de leurs instrumens, aussi primitifs que monotones, ils chantaient avec des paroles de feu la beauté des filles et des femmes de Miknâs, nous nous croyions transportés dans un conte des Mille et une Nuits. J’oubliais entièrement que je me trouvais dans un endroit dont la population s’est rendue célèbre par sa haine pour les chrétiens. Je ne voyais que la beauté de la nature et, à demi grisé par l’odeur pénétrante des jasmins et des orangers fleuris, je m’abandonnais à la jouissance de l’instant présent, sans penser à ces mendians fanatiques de la secte des Senussi, dont les hurlemens sauvages arrivaient jusqu’à nous, apportés par la brise de l’ouest, qui caressait nos fronts,[1]. » Le docteur Lenz oubliait le crocodile, mais le crocodile ce l’oubliait pas. Il eut plus d’un compte à régler avec lui.

On peut admettre sans difficulté que le souverain du Moghreb est plus éclairé que ses sujets. Du haut de son cheval, qui lui sert de trône, il aperçoit beaucoup de choses que la canaille convulsive et hurlante de Fez, de Marakesch, de Tarudau est incapable de voir. Ce chérif, ce descendant de Fatime, fille de Mahomet, est en principe le maître absolu de ses peuples, n’étant soumis à aucune autre loi que celle du Coran, qu’il interprète à sa guise. En réalité, comme l’a remarqué. M. Rohlfs, s’il est tout-puissant pour faire le mal, il est très impuissant pour faire le bien[2]. Il ne tient qu’à lui de raccourcir de la tête un ministre qui a perdu sa confiance ; mais il ne sait comment s’y prendre pour supprimer une coutume, une habitude ou un abus. Le père du sultan actuel avait accordé aux juifs le droit de garder leurs pantoufles à leurs pieds en sortant de la mellâh, et il fit décapiter quelques hauts fonctionnaires qui y trouvaient à redire. Le clergé et la populace frappèrent son décret de nullité, et les juifs continuent à marcher pieds nus. Il projetait aussi de créer une armée régulière en prenant à son service, des officiers européens. Tous les théologiens de son empire furent transportés de fureur à la pensée que d’impurs chrétiens commanderaient désormais à des musulmans, et le fanatisme prévalut sur les volontés impériales. Son fils a été plus heureux Sans quelques-unes de ses réformes. Il a fait venir d’Europe des officiers instructeurs ; il a autorisé quelques capitalistes anglais à fouiller l’atlas pour y découvrir du charbon, et on assure que celui qui a vu Tanger il y a vingt ans ne le reconnaît plus. Il caresse d’autres projets encore ; mais, tour à tour audacieux ou timide, après avoir avancé, il recule. Ses inquiétudes, ses terreurs paralysent ses bonnes intentions. Il se défie des Intrigues de cour, plus encore des intrigues de harem. N’a-t-on pas essayé une fois déjà de l’empoisonner ? Personne n’est plus dépendant qu’un monarque absolu quand il n’a pas de génie ; c’est une consolation pour ceux des souverains de l’Europe qui ont des difficultés avec leur parlement.

Muley-Hassan, fils de Sidi Mohammed, est d’autant plus tenu de respecter les préjugés de ses sujets qu’il y a dans ses vastes états beaucoup de mécontens. S’il pactisait trop avec les puissances étrangères, on lui rappellerait peut-être qu’il est lui-même un étranger, que la dynastie aujourd’hui régnante des Filali est originaire de l’oasis de Tafilalet, royaume jadis indépendant, et qu’elle a usurpé le trône sur ses légitimes possesseurs. Le docteur Lenz assure que le sultan évite de se rendre à Miknâs parce qu’il ne pourrait se promener dans les environs sans y rencontrer des ennemis de sa famille, qui chauds partisans de l’antique maison des Idrid, contestent à l’usurpateur jusqu’au droit de se proclamer chérif. Les prétendans au trône du Maroc sont nombreux. Le plus inoffensif de tous était ce pauvre Abdallah-Ben-Ali, lequel venait de mourir à Tanger quand le voyageur allemand y passa. Dans son beau temps, il marchait en grand appareil, escorté de sa femme, de son secrétaire, de son adjudant et de ses domestiques. Il ne manquait ni d’audace ni d’adresse. Il soutira au roi d’Espagne quelques milliers de duros et se fit avancer une somme considérable par une maison anglaise à laquelle il avait commandé 50,000 fusils au nom du gouvernement marocain. Après avoir ri de ses manèges, le sultan finit par s’en émouvoir, et Abdallah fut incarcéré. Son étoile venant à pâlir, sa femme s’enfuit avec son secrétaire. On ne tarda pas à découvrir que ce prétendant n’était qu’un ex-sous-officier français, nommé Ferdinand-Napoléon Joly, qui avait été condamné pour escroquerie à Paris et à Bruxelles. On lui offrait de le laisser courir à la seule condition qu’il consentirait à s’appeler Joly. Il s’y refusa noblement et il mourut dans sa fétide prison.

Abdallah était inoffensif ; mais on trouverait facilement au Maroc plus d’un cheik ambitieux, prêt à combattre les combats du Seigneur et qui, s’autorisant de vagues prophéties, se considère comme le sauveur prédestiné de l’islam. M. Lenz rencontra sur sa route un de ces énergumènes, qui ne demandait que 2,000 hommes et un million de francs, pour devenir le sultan d’un grand empire, Dans tous les pays musulmans gouvernés par un prince qui rêve de civiliser ses états, on voit paraître tôt ou tard quelque mahdi, persuadé qu’il ferait œuvre pie en détrônant l’hérétique. Si jamais l’un de ces dangereux conspirateurs se procurait les ressources nécessaires pour tenter un coup, tous les mécontens se rangeraient sous son drapeau vert, et il ne faut pas oublier que dans une grande partie du Moghreb, le sultan n’exerce qu’un pouvoir nominal. Les Berbères des montagnes qui reconnaissent encore son autorité ne s’y soumettent qu’à contre-cœur. M. de Foucauld a traversé dans l’Atlas des bourgades où réside un caïd qui ne sort jamais de chez lui, qui se refuse le plaisir de prendre l’air, n’osant affronter le mauvais vouloir des populations qu’il est chargé de régir. Enfermé dans sa forteresse et dans sa mélancolie, il emploie son existence à dire des chapelets du matin au soir.

Muley-Hassan n’a pas un sort enviable. C’est une triste condition que celle d’un souverain qui sent la nécessité des réformes et dont les sujets regardent tout progrès comme la plus impie des infidélités. Pour briser leurs résistances, il faut avoir une âme fortement trempée, et Muley-Hassan n’est pas un Mahmoud ni un Méhémet-Ali. Un écrivain italien, M. de Amicis, qui a eu l’honneur de l’approcher, célèbre avec enthousiasme la délicatesse de ses traits, la douceur de son regard, la noble courbe de son nez aquilin, finement découpé, et il nous représente le fils de Sidi Mohammed comme le plus beau jeune homme dont une odalisque puisse rêver. Le chroniqueur de la mission allemande, qui passa quelques jours à Fez, a été plus frappé de la mélancolie empreinte sur son visage au teint bistré, de l’éclat sombre de ses yeux, dont le blanc est taché de jaune, indice trop certain d’une maladie de foie qui commence. N’est-il pas naturel qu’un souverain soit travaillé par la bile quand il juge que les réformes qu’il médite sont à la fois très nécessaires et très dangereuses ?

Au milieu de ses tracas, de ses déplaisirs, de ses alarmes, l’empereur du Maroc a un sujet de joie, un bonheur dont il ne saurait trop remercier Mahomet. La meilleure garantie qu’il puisse avoir de son droit, de sa sûreté, de la conservation de son empire, ce sont les jalousies réciproques de trois puissances européennes, qui se surveillent d’un œil inquiet et dont chacune a juré qu’elle ferait tout pour empêcher que le Moghreb ne devienne la proie des deux autres. Quand on ne peut obtenir ce qu’on convoite, on trouve du moins quelque consolation dans les mésaventures d’autrui.

La première de ces puissances est l’Angleterre, qui est devenue une très proche voisine du Maroc, le jour où elle s’empara de Gibraltar. La garnison qu’elle entretient dans cette inexpugnable forteresse tire d’Afrique presque toute, sa subsistance, sa viande, ses légumes, ses œufs, son beurre, sa volaille. Il fut un temps où Tanger appartenait aux Anglais. Ils l’avaient reçu des Portugais ; Catherine de Bragance l’avait apporté en dot à Charles II. Les nouveaux occupans se fortifièrent, améliorèrent le port, construisirent un môle. Toutefois ils avaient tant d’ennuis avec les indigènes, qu’en 1684, après vingt-trois ans de possession, ils se résolurent à quitter la place, mais en se promettant que personne autre ne s’y installerait. En 1860, l’Angleterre vit avec terreur les Espagnols envahir le Maroc ; elle tremblait que l’idée ne leur vînt d’y rester. Elle s’empressa d’offrir des capitaux au vaincu pour lui faciliter le paiement de l’indemnité de guerre et pour hâter l’évacuation de Tétouan.

L’Angleterre n’entend pas qu’une puissance européenne élève sur la côte marocaine un contre-Gibraltar, que les canons de Tanger puissent fermer à ses vaisseaux la route de Suez et des Indes. Au surplus, elle trouve de sérieux bénéfices dans le maintien du statu quo. Elle fait de bonnes affaires avec le Maroc ; elle y accapare les deux tiers du commerce d’importation et d’exportation. Aussi la politique qu’elle y défend est une politique de conservation à outrance. Elle veille à ce que le sultan ne fasse pas de mauvaises connaissances, ne contracte de dangereuses liaisons avec qui que ce soit. On l’accuse même de décourager les réformateurs et les réformes ; on se plaint que c’est grâce à elle qu’il se vend encore des esclaves à Tanger, sous les yeux des représentans de l’Europe. Son ministre plénipotentiaire, sir John Drummond Hay, est fort bien vu du maître de la maison. Il est devenu l’un des rouages les plus importans de l’administration de l’empiré. Comme l’écrivait l’un de ses compatriotes : Sir John is part and parcel of the machine at the court of the Emperor. On le tient pour un ami fidèle, pour un excellent conseiller, pour un bon gendarme, qui garde la porte, qui la ferme aux aventuriers et aux aventures. On pourrait le considérer aussi comme un médecin qui s’applique consciencieusement à faire durer son vieux cacochyme de malade, non qu’il lui veuille beaucoup de bien, mais par antipathie pour les héritiers et dans l’espérance de reculer longtemps encore l’ouverture de la succession. Qu’importent les motifs ? Un malade a toujours du goût pour un docteur dont les ordonnances l’aident à prolonger sa vie.

Les Espagnols ne sont pas seulement les très proches voisins du Maroc, ils y possèdent des établissemens. Ceuta leur appartient depuis 1580, et en 1860 il ne tenait qu’à eux de conquérir Tanger après Tétouan. Ils se contentèrent d’exiger une indemnité de cent millions de francs, dont il leur reste dix millions à toucher. Les Marocains durent affecter au paiement de leur dette la moitié du produit de leurs douanes. A chaque échéance, l’Espagne vient encaisser son argent qu’elle emporte dans un bâtiment de guerre. L’an dernier, elle a occupé sur l’Atlantique le port de Santa-Cruz de Marpequeña, qui lui avait été cédé par le même traité de paix. En 1878, une commission savante fut envoyée cour visiter ce port, et on ne réussit pas à découvrir où il se trouvait. On a fini par le savoir.

Assurément l’Espagne a de sérieux intérêts dans le Moghreb. La colonie étrangère qui en a forcé l’entrée se recrute surtout parmi ses nationaux ; sa monnaie circule jusque dans les provinces les plus éloignées de l’empire ; sa langue se parle dans tous les ports, ses missionnaires ont acquis le droit de dire la messe dans deux villes. Mais si l’Espagne est fort connue au Maroc, elle n’y est guère aimée. Les vaincus n’ont pas l’habitude d’adorer leurs vainqueurs ni les débiteurs de chérir leurs créanciers. D’ailleurs, pour être une puissance coloniale, il faut avoir plus d’argent que de préjugés, et l’Espagne a plus de préjugés que d’argent. Elle l’a bien prouvé en 1860, lorsque après sa brillante campagne, tous les juifs du Maroc, dont elle avait jadis chassé ses pères, lui demandèrent de les prendre sous sa protection et de les reconnaître pour ses enfans. C’était pour elle une occasion unique d’accroître son influence en réparant sa vieille injustice. Elle s’y refusa ; ses mépris prévalurent sur ses intérêts. Elle n’en regarde pas moins le Maroc comme son bien, comme un héritage qui doit lui revenir tôt ou tard. Elle n’est pas impatiente d’entrer en possession ; elle sait qu’un peuple qui a des finances embarrassées doit pourvoir au plus pressé et ajourner ses entreprises. La poire n’est pas encore mûre, elle ne la cueillera ni aujourd’hui ni demain. Mais elle ne la quitte pas des yeux, et tout maraudeur lui est suspect.

Quant à la France, pour qu’elle pût se désintéresser de ce qui se passe dans le Moghreb, il faudrait qu’elle renonçât à la possession de l’Algérie. Les affaires des deux pays sont étroitement liées. Il y a des tribus nomades qui campent tour à tour dans l’un et dans l’autre ; c’est au Maroc que se préparent les révoltes qui éclatent à l’heure marquée, dans nos tribus arabes ; c’est au Maroc que se réfugient les insurgés après leur défaite, sans que nous puissions les poursuivre dans les oasis de Figig, de Knetsa ou de Touat, où ils sont reçus à bras ouverts. Le sultan n’exerce aucune autorité, aucune police dans toute cette partie de son empire, et eût-il les meilleures intentions du monde, il est hors d’état d’y faire respecter le droit des gens.

La France soupire depuis longtemps après une rectification de frontières, et M. Rohlfs convient que ce vœu est fort légitime, qu’elle a commis une faute impardonnable en laissant à son voisin de l’ouest la vallée de la Muluya et plus au midi ces oasis qui sont des foyers de troubles et de complots toujours dénoncés et presque toujours impunis. Jusqu’au jour où nous pourrons conclure avec le Maroc un arrangement favorable à nos intérêts, nous aurons des affaires désagréables à démêler avec lui, de sérieux griefs contre son mauvais vouloir ou contre son impuissante. Le rôle que nous jouons à Tanger est le plus ingrat de tous. L’Angleterre est l'ami qui, fort de son désintéressement plus apparent que réel, donne des conseils toujours écoutés. L'Espagne est un créancier qui touche, en se promettant de mettre tôt ou tard la main sur tous les biens immeubles de son débiteur. La France est l'éternel réclamant, l'éternel plaignant, et on goûte peu les gens qui se plaignent sans cesse. Aussi sommes-nous en mauvais odeur à Fez, où notre ministre, M. Ordega, est regardé comme un fâcheux, comme un trouble-fète, comme un de ces hommes incommodes, épineux, processifs, qui selon les cas sollicitent, requièrent ou menacent.

A toutes les affaires que M. Ordega pouvait avoir à traiter avec le gouvernement marocain, il s'en ajoute beaucoup d’autres depuis que le fameux chérif de la ville sainte d'Ouezan, cheik de la confrérie des Muley-Thaïb, est devenu protégé français. Ce chérif, Sidi-el-Hatij-es-Salam, était jadis le plus grand personnage de l'empire après le sultan, dont il balançait souvent l’autorité et à qui il donnait de jalouses inquiétudes. Mais il a prouvé qu'il était un prophète très incomplet, qu'il secouait volontiers les servitudes attachées aux grandes dignités, qu'il cherchait avant tout les agrémens de la vie. Lorsqu'il fit le pèlerinage de La Mecque, il eut le déplaisir de s'y voir traiter sous jambe, comme un très petit chérif, et il rapporta de son voyage des aigreurs, des rancunnes, qui ont fermenté dans son cœur. Il en est venu à trouver baroques ou ridicules des choses qui lui avaient paru sacrées. « Si convaincu qu'il pût être de la divinité de sa nature, nous dit M. Rohlfs, il s'égayait aux dépens des naïfs qui baisaient dévotement le bord de sa robe, et quoiqu'il fût intimement persuadé que sa bénédiction procurait aux femmes stériles une heureuse fécondité et qu'il guérissait les malades en crachant sur eux, il se raillait quelquefois de la sottise de ses compatriotes. » Il prit bientôt en dégoût le séjour de la ville sainte, il éprouva le besoin de voir des Européens, de converser avec des gens d'esprit, et il transféra son domicile à Tanger, ce qui causa un grand scandale. On s'émut bien davantage encore quand on apprit que Hadj-es-Salam venait de répudier ses femmes pour épouser une institutrice anglaise. Tout le Moghreb en pâlit.

Un prophète qui se permet, de s'ennuyer à Ouezan, un prophète qui rit et qui plaisante, un prophète qui tombe amoureux d'une institutrice compromet terriblement son crédit. Quand un saint personnage les scandalise par sa conduite, les Marocains n'osent pas dire qu'il est possédé du diable, ils insinuent seulement qu'il est possédé de la grâce, et le résultat est le même. Ils le proclament archisaint, et les archisaints sont regardés comme des irresponsables, à qui personne n'est tenu d'obéir. Hadj-es-Salam s'était si fort discrédité par ses incartades que les gouverneurs du sultan en usaient sans façons avec lui ; il n'y vit d'autre remède que de réclamer notre protection, que M. Ordega lui accorda facilement. Quoique déchu de sa grande autorité, ce cheik fantaisiste n’en demeure pas moins le plus riche propriétaire foncier de tout l’empire, et si on tentait de le dépouiller, on fournirait à notre ministre l’occasion de s’ingérer dans l’administration du Maroc. Avoir à protéger contre la mauvaise foi et contre l’avarice d’un gouvernement fanatique une frontière et un archisaint, cette double tâche peut sembler un peu lourde. Mais M. Ordega n’a pas l’amour des sinécures, il ne se plaindra jamais d’avoir trop d’occupations sur les bras. Il plairait davantage à Fez s’il était un de ces indolens qui ne quittent pas volontiers leurs pantoufles.

Quelque incident qui survienne, quelques chicanes qu’on lui cherche et quelle que soit la puissance européenne qui le tracasse, le sultan Muley-Hassan a cette bonne chance qu’il est sûr d’en trouver deux autres toujours prêtes à lui venir en aide. C’est grâce aux jalousies de l’Europe que le Maroc, comme la Turquie, conserve son indépendance. A cet égard, sa situation est encore meilleure que celle de l’empire ottoman. Il y a dans la Turquie d’Europe des populations chrétiennes, dont le chef de l’église orthodoxe, souverain de toutes les Russies, est le protecteur naturel et qui constituent un parti de l’étranger. L’empereur du Maroc n’a point de sujets chrétiens, et dans toute l’étendue de ses états l’étranger chercherait vainement à se créer un parti. La puissance qui voudrait s’en emparer ne pourrait s’y ménager aucune intelligence. Avant de se lancer dans son entreprise, le conquérant calculera tout l’argent qu’il faudrait dépenser, tout le sang qu’il faudrait répandre pour avoir raison d’un peuple que dévore le zèle de la maison d’Allah. Quiconque a gouverné des Arabes sait ce qu’il en coûte de réduire à l’obéissance cette race indocile et redoutable, qui, joignant la légèreté des pensées à l’obstination des rancunes, fidèle à sa haine et oublieuse de son malheur, puise dans la folie de ses espérances toujours promptes à renaître le courage des vaines tentatives et des éternels recommencemens.

M. Rohlfs parait croire que les destinées du Maroc se régleront avant peu. Quelle que soit sa compétence, nous nous permettons d’en appeler. Un diplomate français disait un jour qu’il y a trois sortes de questions, les questions latentes, les questions pendantes et les questions ouvertes. La question du Maroc n’est pas ouverte, elle n’est pas même pendante ; espérons qu’elle restera latente durant de longues années encore.


G. VALBERT.

  1. Timbuktu, Reise durch Marokko, die Sahara und den Sudan, von, Dr Oskar Lenz, 2 vol. to-8° : Leipzig, 1884.
  2. Det heutige Zustand von Marokko, von Gerhard Rohlfs (n° du 13 septembre 1884 de la Gazette de Cologne).