Le Maroc et les Puissances européennes

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Le Maroc et les Puissances européennes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 781-813).
LE MAROC
ET
LES PUISSANCES EUROPÉENNES

Le voyageur qui vient de quitter Oran, sur le bateau de la « Compagnie de navigation mixte, » et qui vogue lentement vers Tanger, en côtoyant le littoral méditerranéen du Maghreb, éprouve une étrange impression. Pas un port, pas une jetée, pas un phare ! Rien que quelques îlots, quelques rochers où les Espagnols ont établi des pénitenciers, et, partout ailleurs, une côte sauvage, avec de hautes montagnes qui ferment l’horizon et des populations farouches, dont les villages se montrent au loin, tout hérissés de cactus et d’aloès. La mer, souvent furieuse, brise sur les récifs et parfois empoche le bateau de mouiller en face de Melilla ou de Tetuan et de communiquer avec la terre. Mare sævum, littus importuosum ! C’est le Rif, le seul rivage du monde où une mort certaine attend l’audacieux qui s’y hasarde. Et la côte de l’Océan Atlantique, plus exposée encore aux vents du large, n’est guère plus hospitalière ! Et cette terre n’est pas la Papouasie ; elle est à quelques heures d’Oran, à deux jours de Marseille ; on la voit distinctement de Gibraltar et tous les bateaux qui pénètrent dans la Méditerranée en longent les bords : c’est le Maroc !

Aucun des Européens qui se sont enfoncés dans les profondeurs mystérieuses du Maghreb, aucun de ceux qui, moins audacieux ou moins curieux d’inédit, n’ont fait qu’en effleurer les rivages et qu’en visiter les villes ouvertes, n’a échappé à cette sensation, dont M. Pierre Loti a rendu, avec tant de charme et d’émotion, l’originale saveur, d’une plongée subite en plein moyen âge, d’une magique transposition des temps et des choses, qui ferait revivre l’Espagne des Maures à quelques heures de nos grandes villes modernes. Et telle est l’impression saisissante produite par cette apparition, qu’elle amène sous la plume de tous ceux qui ont vu et décrit le Maroc le mot d’anachronisme L’empire du Chérif prolonge sous nos yeux un passé très lointain. L’histoire, ailleurs, se précipite, emportant les peuples vers des destins nouveaux ; ici, l’évolution interne est si lente qu’à peine est-elle sensible, et, si elle paraît aujourd’hui à la veille de s’accélérer, c’est sous la pression de forces étrangères.


I

Même dans le monde de l’Islam, qui n’a de l’immobilité que les apparences, mais qui, en réalité, se transforme, le « Pays du couchant » apparaît comme une anomalie ; il est le Maghreb-el-Aksa, « l’ultime Occident, » non seulement dans l’espace, mais encore dans le temps ; tandis qu’autour de lui de puissans chocs extérieurs altéraient profondément la physionomie des pays musulmans, le Maroc n’a subi que de très faibles modifications ; il s’est enfermé, plus étroitement que jamais, dans son isolement volontaire.

Dans la plupart des pays soumis à la loi du Coran, le contact de l’étranger a provoqué, au XIXe siècle, des altérations plus ou moins graves des croyances et des rites[1]. Stamboul, la capitale du Commandeur des croyans, est devenue une ville cosmopolite ; à demi peuplée de chrétiens, elle a un chemin de fer, des journaux, elle a eu un Parlement ! L’Egypte « s’européanise » de plus en plus ; la Perse s’organise comme un État civilisé ; l’Algérie, la Tunisie sont dominées par les Français. Le Maroc seul reste réfractaire à toute pénétration : c’est qu’il ne renferme pas, comme la Turquie d’Europe ou la Syrie, une couche de populations chrétiennes qui vit et s’agite sous une suzeraineté musulmane, ou, au contraire, comme l’Algérie-Tunisie, une population musulmane gouvernée par des chrétiens. Point de mélange ni de relations avec les mécréans dans l’empire du Chérif ; l’on n’y trouve que des Juifs, si méprisés et si accoutumés, par une longue soumission, à l’infériorité de leur état, qu’ils ne constituent point, dans le monde marocain, un élément hétérogène. Les étrangers ne sont tolérés qu’à grand’peine à Tanger ; et encore est-ce « Tanger la chienne, » honnie des vrais croyans, pour avoir subi la souillure du contact des infidèles.

Le mouvement religieux, au siècle dernier, s’est traduit ici par quelques édits de Mouley-el-Hassan et par l’éclosion de sectes nouvelles ; les uns comme les autres tendaient à rendre plus rigides les prescriptions rituelles, les abstinences plus rigoureuses, les pratiques plus étroites. Les coutumes qui règlent le mariage et la condition des femmes, qui se sont modifiées si profondément en Turquie et en Égypte, n’ont subi au Maghreb aucune altéra-lion : garder les habitudes et les traditions d’autrefois, éviter toute compromission avec les civilisations chrétiennes modernes, telle a été la tendance constante, sinon toujours des sultans, du moins des populations et des confréries marocaines. Et, si l’on invoquait au Maghreb l’exemple de Constantinople et de son Padischah, l’on entendrait la réponse : le sultan de Stamboul n’est pas chérif ; il n’est pas, comme les descendans authentiques d’Ali et de Fatime qui règnent au Maroc, le petit-fils du Prophète ; c’est au cimeterre de ses ancêtres, non à leur noble origine et à leur piété, qu’il doit son pouvoir ; c’est donc aux Chérifs de Fez et de Marrakech qu’il appartient de conserver, dans leur intégrité et leur pureté, les mœurs et les rites musulmans et d’observer à la lettre la loi du Coran.

Le sultan, descendant de Mahomet, possède l’autorité canonique ; mais l’influence mystique appartient surtout aux chefs des confréries et aux saints locaux. Cette puissance des ordres religieux atteste la vitalité de l’Islam marocain ; la plupart des grandes confréries qui recrutent leurs adeptes jusqu’au Touât, jusqu’au Sénégal et au Soudan, ont, au Maroc, leur centre dans quelque zaouia où affluent les aumônes et d’où partent des mots d’ordre aveuglément obéis jusqu’aux extrémités du Sahara. Le Maghreb est un foyer d’où la foi musulmane rayonne au loin. Ce sont les Tidjaniya et les Kadriya qui ont, au XIXe siècle, conquis au Croissant tant de peuplades africaines. La fameuse confrérie de Mouley-Taïeb étend ses ramifications jusque dans nos départemens algériens, et ses chefs, les chérifs d’Ouazzan, sont plus vénérés dans les sauvages provinces du Rif que le sultan lui-même. Quant aux saints locaux, ils sont légion : ascètes ou mendians, fous ou pauvres d’esprit, charlatans ou hallucinés, se partagent la vénération et les aumônes de la multitude ; vivans, ils sont respectés, écoutés, nourris ; morts, leur tombeau devient un lieu d’asile, leur nom une protection ; mais, en général, la renommée de leurs vertus et l’efficacité de leur intercession ne dépassent pas les limites d’une tribu. Chacune d’elles, comme les cités antiques avaient leur héros, a son marabout, gardien de l’indépendance de la tribu, palladium de son particularisme irréductible.

Révélateur d’une activité religieuse très intense, le pullulement des confréries ni la popularité des santons sont aussi l’indice et la conséquence de celle passion pour l’autonomie de leurs tribus, qui semble être le trait caractéristique des populations berbères. C’est leur humeur sauvage, plus encore que l’intolérance de leur foi, qui ferme le Maroc aux étrangers ; souvent ces Berbères sont d’assez mauvais musulmans, qui connaissent à peine le Prophète et se montrent rétifs aux préceptes du Coran ; certaines tribus du Rif ne se font pas faute de boire le vin qu’elles récoltent ; il en est même qui ignorent les prières sacrées, oublient la pratique des ablutions et poussent l’audace jusqu’à tourner en ridicule la liturgie rituelle. Sans cesse occupées de guerre et de pillage, de dévotions superstitieuses et de débauches infâmes, les tribus berbères, surtout celles du Rif et des Djebala, vivent isolées les unes des autres, gouvernées par leurs djemad et plus dociles aux conseils des marabouts que soumises à l’autorité du sultan ; dans la montagne, les marchands ne s’aventurent guère d’une tribu à l’autre ; seuls s’y risquent les pauvres diables qui n’ont à perdre qu’une escarcelle vide et une djellaba rapiécée, mendians que protègent leurs loques, rapsodes aveugles qui vont débitant des prières et des poésies, charlatans qui amusent la foule sur les marchés, tolba et derviches, comme cet extraordinaire Mohammed-ben-Taïeb dont M. Mouliéras a recueilli et traduit les souvenirs, amassés pendant de longues et aventureuses pérégrinations à travers le Maghreb[2].

Les grandes confréries, les cultes locaux, répondent suffisamment aux besoins religieux, ou plutôt superstitieux, des indigènes, mais ils n’élèvent ni leur moralité, ni leur intelligence. Le temps n’est plus où les grandes mosquées de Fez, Mouley-Idris et Karaouïn, rivalisaient avec Cordoue et attiraient les étudians de tout le monde musulman, où les sciences et les lettres, avec des hommes comme Ibn-Batouta et Averroès, jetaient un si vif éclat que la chrétienté elle-même en recueillait les reflets. Coupées du reste de l’Islam, privées de l’afflux rénovateur des idées et des sciences de l’Orient, volontairement isolées de tout contact avec les civilisations chrétiennes, les universités marocaines ne sont plus guère occupées qu’à relire et à apprendre par cœur le Livre du Prophète et les écrits de ses commentateurs les plus autorisés, comme Sidi-el-Boukhari.

Ainsi le Maroc d’aujourd’hui, impénétrable à toute infiltration des idées et des influences extérieures, en même temps qu’il est une citadelle et un centre de propagande de l’Islam, est aussi, dans l’Islam même, une anomalie et un anachronisme, comme il est une anomalie et un anachronisme au seuil de cette Méditerranée, qui a été le berceau et qui reste l’un des foyers les plus actifs de nos civilisations chrétiennes.


II

La conception d’une unité nationale, l’idée d’un État, au sens où nous l’entendons, sont inconnues dans le Maghreb-el-Aksa. La communauté de religion est le seul lien qui unisse les divers groupemens humains qui y vivent juxtaposés ; les uns et les autres connaissent et surveillent jalousement les frontières de leur petit territoire, mais ils n’ont aucune notion d’un organisme politique qui s’appellerait le « Maroc, » et dont le chef serait un « empereur. » Ce sont là des fictions créées par nos imaginations européennes.

« Un empire qui croule, » c’est le titre que l’on a donné à un ouvrage sur le Maroc ; mais, bien plutôt qu’un empire en décadence, le Maroc n’est pas encore un empire ; il est, si l’on veut, un empire en formation, un empire qui tend à sortir de la forme féodale et théocratique pour devenir un État moderne. Mais cette évolution est loin d’être achevée et l’histoire entière du Maghreb est là pour faire douter qu’elle puisse s’achever jamais, s’il est vrai que, depuis les Romains, tous les maîtres du pays ont usé leurs forces contre le particularisme indomptable des Berbères. Il semble bien que ni les Romains, ni les Vandales, ni les Byzantins, n’ont jamais soumis les massifs montagneux du Rif et de l’Atlas ; leurs fonctionnaires ne gouvernaient que les côtes et les plaines. — Les Berbères adoptèrent le christianisme, mais leur esprit d’indépendance se manifesta par le succès rapide des hérésies ; incapables de s’élever à l’idée d’unité, pas plus à celle d’Eglise qu’à celle d’Etat, ils embrassèrent avec ardeur le donatisme et l’arianisme ; et, plus tard, quand, après une longue résistance, ils eurent accepté l’islamisme, l’apparition, parmi eux, de dynasties nouvelles, la naissance et le succès de sectes hérétiques vint encore fournir à leurs passions autonomistes l’occasion de prouver leur invincible persistance. M. H. de la Martinière a montré, ici même[3], que l’idée directrice du gouvernement de Mouley-el-Hassan avait été la lutte contre le particularisme des tribus ; toute sa vie se passa à combattre l’influence de Mohammed-ben-el-Arbi-el-Derkaoui, fondateur de la confrérie des Derkaoua, qui incarnait à ce moment les résistances berbères.

Le sol du Maghreb, avec ses hautes montagnes, ses plateaux sauvages, a favorisé ces tendances à un farouche ! isolement, en offrant aux tribus des forteresses naturelles ; quelques-unes d’entre elles, dans le Rif surtout, ne parlent ni ne comprennent l’arabe ; d’autres, qui ont adopté la langue des conquérans, n’en jouissent pas moins d’une indépendance à peu près complète ; si elles révèrent, dans la personne du sultan, l’héritier du Prophète, ces très platoniques et très lointains respects ne suffisent pas à créer un lien politique solide. Les populations des plaines et les habitans des bonnes villes, qui obéissent aux caïds nommés par le sultan et payent régulièrement l’impôt, constituent le « pays de l’administration, » le bled-el-maghzen ; les autres, qui ne le payent pas du tout ou attendent, pour s’exécuter, qu’une armée chérifienne envahisse leur territoire, ravage leurs moissons et ruine leurs villages, et qui vivent dans leurs montagnes au gré de leur humeur sauvage, sous le gouvernement patriarcal de leur djemaà, forment le bled-es-siba ou « pays du vol. » Il est vrai que telle tribu, obéissante hier, se révoltera demain contre l’avidité d’un caïd, que telle autre, hier rebelle, aujourd’hui décimée, foulée par les troupes du sultan, fait sa soumission jusqu’à ce qu’elle trouve un moment favorable pour secouer le joug ; mais la distinction entre le pays soumis et le pays insoumis n’en subsiste pas moins et elle explique toute la politique des « empereurs » du Maroc. Leur tactique se résume en un mot, qui sera toujours le programme des maîtres, quels qu’ils soient, du Maghreb : augmenter autant que possible l’étendue du bled-el-maghzen aux dépens du bled-es-siba, substituer partout l’autorité du caïd à celle de la djemaâ. En d’autres termes, les souverains du Maroc ont cherché à accroître la part facilement exploitable de leurs domaines. Une exploitation, c’est bien en effet le mot qui caractérise le gouvernement des sultans : ils administrent leurs États comme un domaine, dont les caïds seraient les fermiers, mais des fermiers dont la redevance ne serait pas fixée ; dépouillés et ruinés quand ils viennent à la cour, les caïds, à leur tour, sont sans pitié pour leurs administrés ; leurs exactions sont telles que, dans les plaines qui entourent Marrakech, les paysans découragés ne cultivent plus que les grains et les légumes strictement nécessaires à leur entretien. A quoi bon épargner pour les agens du caïd ou pour les soldats du Maghzen ?

Quant au bled-es-siba, le sultan en parcourt tantôt une partie et tantôt une autre ou y envoie son armée ; les troupes vivent sur le pays, tant qu’elles y trouvent leur subsistance ; elles mangent et ravagent tout, et elles se retirent enfin, chargées de tout le butin quelles ont pu ramasser et des têtes rebelles qu’elles ont pu moissonner, emmenant les bestiaux et traînant de lamentables files de prisonniers, enchaînés, dix par dix, à une énorme chaîne de fer qui use leurs jambes et scie leurs clavicules. Le butin ira grossir le trésor du sultan ; les têtes, salées par les soins des juifs, se dessécheront sur les crocs qui ornent les portes des palais impériaux et des kasbahs des grandes villes ; quant aux captifs, entassés dans d’épouvantables prisons, dont les cachots chinois peuvent seuls égaler l’horreur, ils périront lentement de fièvre, de misère et de faim, tandis que, pour leur procurer quelque nourriture, leurs femmes iront rôder autour des camps et offrir leur corps à tout venant.

Sur cet agrégat anarchique de tribus, sur cette société théocratique et féodale, ce sont les diplomates européens, les nôtres surtout, qui ont dessiné la trompeuse façade d’un État centralisé et d’un pays unifié. Une tribu des frontières, une troupe de pillards venait-elle faire une incursion sur notre territoire algérien, razzier quelques-uns de nos indigènes, notre diplomatie adressait une plainte au sultan et lui demandait une indemnité, comme s’il avait été vraiment le maître de tout le territoire que nous appelons « Maroc. » Si cette étrange procédure n’avait eu d’autre inconvénient que de retarder indéfiniment la solution des affaires les plus simples, et de faire naître, entre le Maghzen et nous, d’incessantes difficultés, le mal eût été réparable. Mais ce sont les procédés de notre politique et les formules de nos chancelleries qui, peu à peu, ont donné, à cette fiction de « l’empire marocain, » un commencement de réalité ; c’est nous qui avons, de nos propres mains, dressé à côté de l’Algérie le fantôme d’un État organisé, nous qui, sur l’édifice fragile et lézardé de « l’empire » des Chérifs avons appliqué cette couche de chaux qui, au pays du Maghreb, prête aux masures croulantes et aux bicoques en pisé l’aspect monumental d’édifices de pierre capables de défier les siècles.

Sans cesse rendus responsables de méfaits qu’il leur était impossible de prévenir, les sultans, peu à peu, comprirent la nécessité d’augmenter leur autorité sur les marches lointaines de leurs domaines, d’avoir du moins les réalités avantageuses du pouvoir, puisqu’ils n’en pouvaient esquiver les responsabilités gênantes. « Je paye, donc je règne, » fut, si l’on ose dire, le raisonnement qui, d’instinct, s’ébaucha dans l’esprit des Chérifs ; et c’est ainsi que leur autorité réelle a quelque peu grandi, et que la conception qu’ils avaient de leur propre pouvoir, s’est, dans une certaine mesure, modifiée. Mouley-el-Hassan, par exemple, dans sa vie agitée, toujours à cheval et en campagne, comme nos rois capétiens, toujours en lutte contre la résistance berbère, a augmenté l’étendue du bled-el-maghzen, installé des caïds dans la riche vallée du Sous, tenté de rattacher « l’archipel » du Touât à sa domination. Quand, de sa dernière expédition, ses serviteurs eurent ramené à Rbât son cadavre à demi décomposé, mais maquillé, maintenu sur son cheval et faisant encore figure d’empereur, et quand, à la faveur de ce subterfuge, on eut proclamé son second fils Mouley-Abd-el-Aziz, l’énergique Ba-Hamed, organisateur de cette macabre mise en scène, continua la politique vigilante du sultan défunt.

La mort du grand vizir laissa sans guide l’empereur actuel ; très jeune, semblant plus soucieux de ses plaisirs que des affaires, regardé avec défiance par les anciens serviteurs de son père, à cause de son penchant pour des récréations peu conformes aux habitudes marocaines, comme la bicyclette, le cinématographe, l’automobile, les feux d’artifices, Mouley-Abd-el-Aziz marqua d’abord sa prédilection pour un Berbère, venu jadis comme otage à la cour et devenu l’homme de confiance de Ba-Hamed, El-Menebhi, et pour un aventurier anglais nommé Mac-Lean, qui est devenu l’organisateur des plaisirs du jeune sultan. Ce sont ces deux personnages qui ont été chargés, en juillet 1901, d’une ambassade à Londres et à Hambourg ; mais, soit qu’El-Menebhi se soit mal acquitté de sa mission, soit que ses adversaires aient profité de son absence pour ruiner son crédit, son retour fut suivi d’une demi-disgrâce. Les conseillers expérimentés de Mouley-el-Hassan, le grand vizir Si-Feddoul-Gharnitet Si-Abd-el-Krim-ben-Sliman, le beau vieillard que Paris et Saint-Pétersbourg ont vu l’été dernier à la tête de l’ambassade marocaine, parurent un moment avoir repris une autorité prépondérante ; ils ont conduit les négociations et aplani les difficultés avec la France et avec l’Espagne. Mais les plus récentes nouvelles permettent de croire que l’ancien favori, appuyé par le « caïd » Mac-Lean, et fort de la venue d’une ambassade solennelle de la Grande-Bretagne, a reconquis toute la faveur du maître ; c’est lui qui semble diriger le voyage à Rbât et à Fez, la ville sainte, où le sultan n’a pas encore paru, et dont l’accueil est comme la consécration d’une autorité bien affermie.

Ainsi, malgré tous les obstacles, le gouvernement du Maghreb va se fortifiant peu à peu et s’organisant lentement. Les troupes chérifiennes, mieux armées de fusils imprudemment vendus par le commerce européen, sont plus redoutables aux populations berbères ; c’est ainsi qu’à l’extrême sud de l’empire, le caïd El-Guellouli, qui vient de mourir, commandait des troupes qui tiennent sous leur surveillance toute la région du Sous ; c’est ainsi encore que, depuis plus d’une année, une mahalla d’un millier de soldats réguliers circule, sans rencontrer de résistance, à travers le Rif, terrorisant les tribus et levant des impôts.

Mais il faut se garder d’exagérer les conséquences de ces succès et la portée de ces réformes ; elles peuvent modifier quelque peu la physionomie extérieure du Maghreb-el-Aksa, elles n’altèrent pas sa constitution organique. C’est de l’état social et de l’état religieux des peuples que découle leur organisation politique, et, le sultan lui-même, à supposer qu’il le voulût, qu’il pût même en concevoir l’idée, serait impuissant à réformer l’un ou l’autre ; il se heurterait invinciblement aux résistances de la vieille race berbère, si attachée à ses coutumes et à ses traditions ; il susciterait une de ces formidables révolutions, fréquentes dans l’histoire marocaine, qui emporterait la dynastie et installerait à sa place quelque chérif populaire, peu suspect de mépriser les vieilles mœurs. Une réforme radicale du gouvernement marocain ne pourrait être réalisée qu’avec l’aide et sous l’inspiration d’une puissance étrangère, qui prêterait au sultan son concours pour briser les résistances intérieures ; mais alors le Maroc ne serait plus qu’en apparence le Maroc ; le sultan continuerait de faire les gestes qui commandent, les caïds ne cesseraient pas d’exercer leurs fonctions, mais l’impulsion directrice et la force régulatrice viendraient du dehors : le Protectorat serait fait.

Appelée par un sultan réformateur ou provoquée par une crise intérieure, l’introduction d’un élément étranger dans les destinées du Maghreb-el-Aksa paraît probable. Abandonné à lui-même, soit à cause de l’inertie, soit à cause des rivalités jalouses des grandes puissances, le Maghreb pourrait demeurer indéfiniment dans ce moyen âge où il s’endort ; et peut-être, peu à peu, des sultans énergiques et éclairés parviendraient-ils à lui faire faire, dans le monde, figure d’Etat moderne. Mais le Maroc n’évolue pas en vase clos : riche et fertile, seul intact dans un continent ; partagé, seul inexploité dans une Afrique partout mise en valeur, il est l’objet d’ardentes convoitises qui ne laisseraient pas à une évolution spontanée le temps de s’y achever.


III

À notre époque d’impitoyable concurrence, vivre comme un anachronisme parmi les hommes et les choses de son temps, c’est se condamner à une claustration rigoureuse ou s’exposer au péril d’une domination étrangère. L’exemple du Maroc le prouve, lui qui, à cheval sur l’Atlantique et la Méditerranée, dans l’une des positions les plus avantageuses du monde, et recelant tant de richesses dans son sol et son sous-sol, reste plus fermé qu’une Chine, plus inaccessible qu’un Thibet. À mesure que nos civilisations s’avancent dans la voie du progrès matériel, et que des inventions nouvelles rendent toujours plus faciles et plus rapides les échanges entre les peuples, le Maghreb, de plus en plus, s’isole. Jadis, ses bateaux légers allaient trafiquer jusqu’en Orient, ses pirates venaient piller jusque sur les côtes de Provence et d’Italie, ce qui, après tout, est encore une manière d’avoir des relations avec ses voisins. Il n’y a plus de flotte marocaine, que les trois bâtimens du sultan qui dansent sur leurs ancres dans la baie de Tanger. Quant aux ports, non seulement il n’en existe pas un seul, ni un seul phare (sauf le phare international du cap Spartel) ; non seulement il faut, quand le temps le permet, débarquer les marchandises dans des rades foraines, exposées à tous les vents ; mais encore quelques rades, notamment celle d’Agadir, le meilleur mouillage de toute la côte de l’Atlantique, sont complètement interdites au commerce. Quant aux chemins de fer, le Maroc refuse absolument qu’il en soit construit sur son territoire. Les routes sont de simples pistes, frayées par un usage séculaire, qui ne permettent l’emploi d’aucun véhicule lourd. Cette circonstance, à elle seule, serait un obstacle à toute exportation importante de céréales et de minerais, si les prohibitions légales ne suffisaient pas à l’entraver. Les « trois royaumes » de Fez, de Marrakech et du Sous, dont la, juxtaposition constitue ce que nous appelons « l’empire du Maroc, » ont chacun leur vie commerciale, leur activité économique particulière ; l’incommodité et l’insécurité des transports rendent les communications de l’un à l’autre si malaisées, que l’on a vu parfois l’un d’eux manquer de tout, tandis que les autres étaient dans l’abondance. De Marrakech, pour se rendre à Taroudant, dans le Sous, ou aux oasis du Tafilelt, il faut franchir des cols élevés, traverser des régions dangereuses ; de Fez à Marrakech, que nos livres de géographie appellent « les deux capitales du Maroc, » l’on ne va que par Rhât et la côte ; et il est plus aisé de se rendre de Fez à Tlemcen, par Oudjda, qu’à Marrakech ; le sultan n’entreprend que rarement ce dernier voyage, et encore se fait-il escorter par une véritable armée, car l’antique Fez est une cité capricieuse où les tulba s’agitent volontiers et qui n’ouvre pas toujours de bon gré ses portes à « l’empereur. » A plus forte raison le voyage est-il pratiquement presque impossible aux commerçans et aux marchandises.

Le Maroc, aux portes de l’Algérie et de l’Espagne, est actuellement l’un des pays les plus inconnus du globe, celui sans doute où il est le plus dangereux de pénétrer. Un voyageur chrétien, reconnu dans les régions de l’intérieur ou dans le Rif, est à peu près sûr de ne jamais revoir sa pairie. Les traités stipulent, il est vrai, la liberté pour les Européens de circuler dans toute l’étendue de l’empire, de même qu’ils leur garantissent le droit de propriété ; mais ce ne sont là que de vains textes, que le Maghzen, à supposer qu’il en eût la volonté, est totalement impuissant à faire respecter. Dernièrement encore, M. Forret, parti pour le Rif, avec une mission de la Société de géographie commerciale de Paris, n’a pas reparu. Le vicomte de Foucauld n’a pu accomplir ses admirables explorations que déguisé en juif marocain, en se résignant à subir toutes les avanies et tous les mauvais traitemens réservés aux enfans d’Israël. La protection menu ; des plus puissans personnages n’est pas toujours une sauvegarde suffisante : Duveyrier a dû, malgré le patronage du chérif d’Ouazzan, renoncer à explorer le Rif ; et M. de Segonzac n’a pu, tout récemment, visiter cette province que sous la djellaba d’un marchand tripolitain. Ainsi, ce n’est qu’au prix des plus grandes fatigues et des pires dangers, que d’intrépides voyageurs, parmi lesquels l’on n’est pas surpris de trouver beaucoup de Français, ont pu se risquer hors des pistes battues et des villes de la côte, pour arracher au Maghreb-el-Aksa les secrets qu’il cache si jalousement.

Théoriquement, le commerce, au Maroc, est libre ; mais, en fait, une infinité de restrictions, de prohibitions, de taxes, entravent les échanges. Les marchandises étrangères sont frappées à l’importation d’un droit de 10 pour 100 ad valorem, qui a été adouci en notre faveur par l’accord commercial du 24 octobre 1892[4]. La plupart des transactions se font par l’intermédiaire des juifs qui, protégés aussi bien par le mépris qu’ils inspirent que par les services qu’ils rendent, s’insinuent dans les coins les plus reculés du Maghreb, se font « les hommes, » au sens féodal du mot, de quelque puissant musulman et deviennent les courtiers indispensables, souvent pillés, mais prompts à s’enrichir de nouveau, de toutes les affaires.

En outre, les Puissances étrangères exercent sur certains sujets marocains un droit de protection, réglementé par la Convention de Madrid, de 1880, et qui leur permet de soustraire à l’arbitraire de la justice et de l’administration locales, les individus qui sont en relations avec elles ou dont elles se servent pour la défense de leurs intérêts. Malgré l’entremise des juifs et des « protégés, » l’apathie des indigènes des campagnes, la mauvaise volonté du gouvernement, l’impossibilité pratique de voyager et de posséder, réduisent à des chiffres très faibles le commerce d’un pays que la nature a créé l’un des plus riches et des plus fertiles de toute l’Afrique.

Bien arrosé par les pluies de l’Océan qu’attirent les hautes montagnes, irrigué, dans ses parties les plus sèches, par les eaux des ouadi qui dévalent des sommets de l’Atlas, le Maroc est, par son climat et sa situation, plus favorisé que l’Algérie et la Tunisie. À l’est, le bassin de la Moulouïa n’est guère qu’un prolongement de l’Oranie ; au pied des montagnes, les oasis du Tafilelt et de l’oued Draâ participent des conditions géographiques du Sahara et ressemblent à nos plus belles oasis du Sud-algérien ; mais à l’ouest, le long de l’Océan, s’étend, depuis Tanger jusqu’à l’Atlas, une longue bande, large de 50 à 100 kilomètres, composée de terres noires, qui pourrait devenir, si des colons européens y mettaient la charrue et si un gouvernement régulier y assurait la paix et une juste répartition des impôts, une riche terre à céréales. Entre cette zone côtière et les montagnes, c’est la steppe herbeuse, capable ; de nourrir des troupeaux de bœufs et de chevaux et susceptible d’être, çà et là, transformée par l’irrigation. Sur les flancs des montagnes, dans les hautes vallées abondamment pourvues de pluie, l’olivier, la vigne, les arbres fruitiers méditerranéens croissent presque sans culture. Plus au sud, enfin, entre les deux branches terminales de l’Atlas, la vallée des Sous étale ses vergers et ses champs. Si l’on ajoute que l’étude géologique du Maghreb et les indices recueillis par les voyageurs permettent de croire que le sous-sol renferme des mines de charbon et de différens métaux, l’on s’étonnera plus encore que tant de ressources naturelles restent inexploitées, et l’on se souviendra sans surprise que, selon Diodore, les Phéniciens avaient fondé sur la côte africaine, au-delà des colonnes d’Hercule, trois cents comptoirs dont ils tiraient toute sorte de richesses, et qu’au temps des Romains, des villes florissantes, comme Volubilis, prospéraient dans les plaines de l’Ouest.

La nature, dans ces contrées privilégiées, n’a pas changé ; elle n’est devenue plus avare ni de ses eaux fécondantes, ni de son soleil vivifiant ; mais la rage des hommes s’est appesantie sur elles ; le musulman est venu, et le grand silence de l’Islam s’est étendu sur le pays ; il a fermé ses portes à la vie. Ce sont les brigandages, l’anarchie, les impôts écrasans et les exactions des caïds qui condamnent ce sol fécond à une stérilité artificielle.

Que le « Maghreb sombre « reste étroitement confiné dans son isolement » afin qu’il y ait un dernier pays où les hommes fassent leur prière[5], » un dernier pays où l’argent ne soit pas tout et où il soit permis au vagabond, drapé dans ses loques, de circuler au hasard de sa fantaisie, sans crainte du gendarme, nourri dans les mosquées et accueilli comme l’hôte envoyé d’Allah ! Sur quelles lèvres d’artiste ou de poète, au retour d’un voyage au Maroc, ne viendrait naturellement un pareil souhait ? Mais il serait dangereux qu’un sentimentalisme vague, et d’ailleurs discutable, vînt cacher à nos yeux les réalités du tableau, moins séduisantes que lorsqu’elles apparaissent à travers le prisme de l’imagination d’un Loti. Or, c’est un fait certain que notre civilisation européenne est, par vocation et par nécessité, conquérante, que la loi de sa vie économique l’oblige à chercher sans cesse des débouchés nouveaux et des terres vierges. Il semble impossible qu’au milieu du torrent de l’expansion européenne, qui bat ses cotes et qui l’entoure de toutes parts, le Maghreb puisse demeurer isolé, comme un îlot d’archaïsme. Alors que, jusqu’aux confins du monde, les peuples civilisés vont porter les produits surabondans de leur industrie et implanter des provins de leurs races, il paraît invraisemblable qu’il puisse toujours subsister, aux portes de la Méditerranée, un Maroc où ne pénètrent ni nos idées, ni nos voyageurs, ni nos marchandises.


IV

Ne pas agiter les problèmes qui dorment encore, c’est sans doute une sage maxime que l’Europe, engagée, en Orient et en Extrême-Orient, dans d’interminables complications, l’applique volontiers ; mais refuser de regarder en face les difficultés qui surgissent, attendre pour les résoudre qu’elles se soient envenimées, c’est s’acculer de gaieté de cœur à des situations inextricables et se préparer de pénibles surprises. Ne nous payons donc pas d’illusions ; quoi qu’on fasse aujourd’hui, la « question marocaine » est posée ; le fait même de l’isolement du Maroc dans une Afrique partagée, les événemens du Touât et surtout le bruit qu’en a fait la presse européenne, l’affaire Pouzet, les ambassades marocaines à Londres et à Hambourg, à Paris et à Saint-Pétersbourg, les récens démêlés avec l’Espagne, les ambassades britannique et française actuellement en route, ont poussé peu à peu la « question d’Occident » au nombre des préoccupations actuelles de l’opinion et des gouvernemens. La solution que, l’année dernière, certains journaux étrangers affectaient de croire imminente, peut être encore très éloignée, comme elle peut être très proche ; mais, dès maintenant, les intérêts en présence apparaissent nettement et le moment est venu de les étudier. Pour l’honneur et la paix de l’Europe, il serait néfaste que les affaires marocaines pussent dégénérer en une de ces sempiternelles « questions » autour desquelles s’essoufflé, depuis si longtemps, la diplomatie des grandes nations.

Toutes les Puissances, ou presque toutes, ont quelque intérêt à sauvegarder dans les parages du Maroc, soit qu’elles continent à ses frontières, comme la France et l’Espagne, soit qu’elles fassent avec lui du commerce, comme l’Angleterre et l’Allemagne surtout, soit que leurs bâtimens de guerre et de commerce passent en vue de ses côtes. Et voilà, dans cette simple énumération, énoncés les trois aspects de la « question marocaine. »

Si l’opinion publique, dans la plupart des grands pays, se montre inquiète et nerveuse dès qu’un incident survient au Maghreb ; si les représentans des Puissances, à Tanger, se surveillent les uns les autres avec tant de jalouse âpreté, c’est que le passage le plus fréquenté du monde, le détroit de Gibraltar, est marocain par l’une de ses rives. Le Djebel-Mousa, qui domine, de plus de 850 mètres, l’étranglement le plus étroit du canal, est en territoire marocain. Aussi voit-on toutes les nations commerçantes, alors qu’elles auraient un intérêt évident à l’ouverture de l’empire des Chérifs au trafic universel, s’opposer avec énergie à ce que l’une d’elles assume la charge de l’administrer, d’y faire régner la sécurité, d’y créer des ports et des voies ferrées ; toutes redoutent que celle qui dominerait au Maroc, ne soit tentée, en cas de guerre, d’entraver la navigation dans le détroit.

Ainsi, la « question du détroit » est impliquée dans celle du Maroc. Aucune puissance ayant une flotte et des intérêts sur mer, pas plus les États-Unis ou le Japon, que l’Allemagne, la France ou l’Italie, ne peut admettre que la Grande-Bretagne, assise sur son rocher de Gibraltar, occupe la côte marocaine du détroit, ou même un seul point de cette côte, et possède ainsi la mâchoire inférieure de cette bouche formidable dont Gibraltar est la maîtresse dent. Et de même, il est certain qu’actuellement, la Grande-Bretagne ne permettrait pas qu’une grande puissance maritime prît position en face de Gibraltar et que Tanger, d’où la garnison anglaise tire chaque jour ses subsistances, appartînt à une nation rivale, car ce serait abdiquer cette royauté qu’elle prétend exercer sur les mers.

Mais la « question marocaine » et celle du détroit, si elles se touchent et s’impliquent, se débordent aussi mutuellement. Simples l’une et l’autre, si on les envisage séparément, elles se compliquent dès qu’on les confond ; ce sont, en effet, des problèmes de nature différente et, s’ils ont entre eux des points de contact, ils peuvent être, dans une certaine mesure, isolés l’un de l’autre. La « question du détroit » intéresse la politique internationale ; elle ne saurait trouver de solution définitive que dans une entente des puissances maritimes pour la garantie de la liberté de la navigation. Mais il suffirait que les nations intéressées se missent d’accord en vue d’assurer la neutralité des quelques lieues de côtes escarpées qui forment, en face du Djebel-Tarik et « le Tarifa, l’une des colonnes d’Hercule, pour calmer les anxiétés de l’Angleterre et les appréhensions des Puissances maritimes ; la « question marocaine » se trouverait, du coup, dégagée de tout ce qui la fait, a première vue, paraître inquiétante pour la paix du monde ; elle apparaîtrait ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire très simple. La France, qui est la voisine immédiate du Maroc et qui partage avec lui la domination des pays barbaresques, l’Espagne, qui allonge ses rivages en face des montagnes ri faines, qui possède Ceuta et les Presidios, ont, vis-à-vis de l’empire chérifien, une situation hors de pair ; elles y ont de grands intérêts politiques, qui ne sauraient être mis en balance avec les intérêts économiques des autres pays. Ceux-ci, éloignés du Maroc par leur position géographique, n’ont avec lui que des rapports commerciaux ; ce serait, par conséquent, leur avantage que le Maghreb entrât dans la voie des progrès matériels, s’ouvrit au commerce et aux voyageurs, devînt un pays consommateur et producteur ; il semble donc qu’ils ne devraient voir qu’avec plaisir une intervention européenne au Maroc, à la seule condition que, pendant un certain nombre d’années au moins, les droits de douanes actuellement en vigueur ne seraient pas augmentés.

L’Angleterre, la France, l’Allemagne, tiennent le premier rang sur la liste des nations qui font des échanges commerciaux avec le Maroc[6]. La Grande-Bretagne garde encore la première place, malgré la rude concurrence que lui font les produits allemands ; elle a fait, en 1899, un commerce d’environ 29 millions et demi de francs ; elle vend des cotonnades, des cotons en rame, des bougies, des thés, des draps ; elle achète des denrées alimentaires destinées surtout au ravitaillement de Gibraltar. Mais tandis que les échanges de l’Angleterre restent à peu près stationnaires, l’Allemagne réussit à lui enlever une partie du marché marocain ; le grand effort fait par les Allemands au Maghreb coïncide avec l’essor général des industries germaniques ; en quête de débouchés pour la pléthore de leurs produits, ils ont envoyé des missions pour étudier les ressources du pays et en préparer la mise en valeur. C’est ainsi que M. Théobald Fischer, le géographe bien connu de l’Université de Marbourg, a fait successivement, sur l’initiative des sociétés de géographie de Berlin et de Hambourg, deux voyages d’études dans les plaines de la côte ouest. Les bateaux allemands apportent des draps, des papiers ; ils exportent des laines, des huiles, des peaux, de la cire ; ils faisaient déjà, en 1899, un commerce de 7 millions et demi de francs, en augmentation notable sur les années précédentes ; ces chiffres ont été depuis en s’accroissant très rapidement. Les maisons allemandes, très actives et très avisées, ont envoyé des agens dans tous les ports de la côte ; elles ont su se plier aux goûts et aux besoins des indigènes, elles ont colporté ces articles médiocres, mais à bon marché, qu’elles fabriquent en masse pour l’exportation, et, déjà, elles ont enlevé aux vieilles maisons anglaises et françaises une part de leur clientèle. Ces succès rapides du commerce de l’empire devaient naturellement suggérer, parmi les « coloniaux » allemands, quelques aspirations plus ambitieuses ; peu à peu l’idée est apparue d’acquérir un port sur la côte de l’Atlantique et même d’occuper toutes ces plaines du Vorland qui bordent l’Océan et qui pourraient se transformer en un pays de culture et de colonisation. Ce serait, insinue-t-on quelquefois chez nos voisins, au cas d’un partage du Maroc, le lot de l’Allemagne, la part du lion ! car l’Espagne n’aurait que l’extrême-nord avec Tanger et le détroit ; et quant à la France, elle se devrait contenter de la vallée de la Moulouïa et des oasis sahariennes ! Ces tendances conquérantes, qui se l’ont jour dans les revues et dans la presse coloniale, l’activité de la diplomatie allemande à Tanger, révèlent le courant d’opinion qui grandit dans l’empire et nous montrent que, si la France et l’Espagne n’y prennent pas garde, elles ne manqueront pas de concurrens pour les devancer à Fez et à Marrakech. Mais ce serait, malgré tout, faire fausse route, que d’attribuer trop d’importance à ces indices ; dans tous les pays, les « coloniaux » ont l’appétit insatiable ! Mais, autant le gouvernement impérial paraît soucieux d’ouvrir à ses nationaux des débouchés nouveaux pour leur industrie, autant il semble peu enclin à entrer dans la voie des conquêtes lointaines. Les difficultés d’une pareille entreprise au Maroc sautent aux yeux, mais l’on voit moins bien ce que les commerçans et les industriels allemands y gagneraient ; il n’est pas nécessaire, pour que leurs exportations augmentent, que les soldats de l’Empereur occupent une partie du pays, il suffit que le marché du Maghreb soit ouvert à la libre concurrence. Il est à croire, en outre, que le gouvernement ne se laisserait pas entraîner, pour un avantage assez mince, à léser très gravement les intérêts essentiels de la France et à créer, dans l’Afrique du Nord, une nouvelle frontière d’Alsace. Dans les circonstances actuelles, il n’apparaît pas que l’Europe soit sous la menace de quelque Kiaotcheou marocain.

Si à l’Angleterre, à l’Allemagne et à la France, l’on joint l’industrieuse Belgique qui, pour les sucres, fait une concurrence dangereuse aux produits français, et même, pour les draps, aux produits allemands et anglais, l’on ne trouve plus, sur les tableaux statistiques, que l’Espagne et le Portugal qui ne vendent presque rien au Maroc[7], mais qui lui achètent une notable quantité de produits alimentaires : les Etats-Unis qui demandent au Maroc des peaux de chèvres ; l’Egypte qui s’y fournit de babouches et de haïks ; l’Italie qui en tire des peaux et de la cire ; quant aux autres pays, les chiffres de leurs échanges sont insignifians.

Ainsi, pour toutes les puissances, la France et l’Espagne exceptées, la « question marocaine, » dès qu’on l’isole du problème du détroit qui peut et doit en être séparé, se résout en une question de commerce et de « porte ouverte. »


V

Entre le « Pays du couchant » et la péninsule ibérique, la nature a créé des affinités. Les montagnes du Rif et la Sierra Nevada sont nées d’un même plissement qui, infléchi en demi-cercle et presque tordu par la résistance des massifs plus anciens, s’est brisé à la charnière, séparant par une profonde fissure les deux colonnes d’Hercule. Le détroit de Gibraltar n’est pas une frontière géographique ; c’est le même climat, la même végétation, les mêmes paysages que l’on retrouve sur ses deux rives et, durant sept siècles, loin d’isoler, comme aujourd’hui, deux civilisations, deux mondes violemment disparates, elles ont obéi aux mêmes maîtres et accepté la même foi. Longtemps, avant de porter vers les cieux la croix victorieuse, la Giralda de Séville, sœur jumelle de Kétibia de Marrakech, a proclamé comme elle qu’il n’y a qu’un seul Dieu dont Mahomet est le prophète et elle atteste encore la puissance et la splendeur des Almoravides. La croisade espagnole, continuée, longtemps encore après que Boabdil eut pleuré sur les ruines de Grenade, jusqu’à ce que le dernier Maure eut disparu des Alpujarras, a définitivement chassé l’Islam du sol ibérique ; mais, d’un côté du détroit comme de l’autre, le souvenir des grandes luttes héroïques est resté vivant ; c’est l’épopée nationale de l’Espagne ; et quant aux Maures et aux Berbères eux-mêmes, l’un des rares souvenirs qu’ils aient gardé de leur histoire jadis si brillante, c’est la douceur de vivre dans les plaines fertiles que fécondent les eaux de l’Oued-el-Kébir, c’est le regret des palais de Grenade et de ses sources jaillissantes, et c’est aussi une aversion instinctive contre leurs vainqueurs, ces chrétiens, si longtemps leurs sujets, qui ont fini par les expulser impitoyablement. La haine, de part et d’autre, a survécu aux causes qui l’avaient provoquée ; elle continue sourdement une lutte de sept siècles. L’horreur du moro est innée parmi le peuple espagnol, et quant aux Marocains, ils éprouvent en face de l’Espagnol un sentiment de répulsion très différent de la défiance hostile qu’ils témoignent à tous les étrangers. Le contact, qui n’a jamais cessé d’exister sur les côtes, dans les Presidios, entre les deux peuples, n’a fait que raviver et envenimer les rancunes réciproques.

Quand les rois catholiques eurent achevé d’unifier l’Espagne et atteint ses frontières géographiques, il y eut, dans sa destinée une heure d’indécision. Quelle politique allait remporter, la croisade nationale qui entraînerait au-delà du détroit les successeurs d’Isabelle et de Ferdinand, à la poursuite des Maures vaincus, ou la politique dynastique qui jetterait l’Espagne hors de ses voies traditionnelles, dans des luttes sans finaux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie ? Le monde put croire, un moment, que Charles-Quint et Philippe II seraient de taille à conduire de front la double bataille et à justifier une domination universelle par une lutte sans repos contre les ennemis de la chrétienté ; mais, à cette trop lourde tâche, les énergies de l’Espagne s’épuisèrent ; la guerre contre le Maure ne fut plus qu’un épisode secondaire et passager de son histoire ; les rois catholiques, peu à peu, en vinrent à d’humiliantes négociations avec le sultan et l’on vit Charles II envoyer un grand d’Espagne à Meknez pour obtenir du Chérif qu’il n’inquiétât pas les galions chargés d’or et d’épices, à leur retour des Amériques ! Chaque fois que l’idée de la croisade nationale, profondément enracinée dans l’âme du peuple espagnol, sembla réapparaître, des querelles européennes vinrent distraire l’attention de l’Espagne et paralyser son effort. Mais, des luttes d’autrefois, les Espagnols ont gardé quelques postes fortifiés sur les côtes du Maghreb, Ceuta et les Presidios, qu’ils regardent comme les têtes de pont qui leur permettront, un jour, de reprendre, la guerre sainte contre l’Islam. Les hommes qui ont eu le sens de la tradition nationale, un penseur comme Donoso Cortès, des généraux comme O’Donnell et Prim, ont tenté d’orienter l’Espagne vers cette politique. O’Donnell, en 1859, a réalisé un moment la réconciliation de tous les partis dans un même sentiment patriotique, quand il a conduit la grande expédition qui s’empara de Tetuan ; il se produisit alors une explosion du sentiment national, qui montra combien est populaire encore la guerre contre l’ennemi héréditaire.

Depuis la perte des colonies surtout, des hommes d’Etat, des publicistes, des géographes ont tenté de répandre cette idée que l’activité nationale, délivrée du poids mort des Antilles et des Philippines, doit se porter vers le Maroc ; ils espèrent faire renaître les jours heureux et restaurer la concorde, en accommodant aux besoins de l’Espagne d’Alphonse XIII, les grands souvenirs et les traditions héroïques des temps d’Alphonse le Saint et d’Isabelle ; des brochures, des conférences, une pétition aux Cortès, ont fait quelque bruit autour de ce dessein généreux. Soucieux de tenir compte du changement des temps et des idées, ce n’est plus une croisade que demandent les partisans de ce renouveau politique, mais l’établissement d’une sorte de protectorat sur le Maroc. Invoquant la parenté des races, malgré la différence des civilisations et des croyances, ils répètent volontiers qu’à eux est réservée la tache de civiliser le Maghreb, de le pousser dans la voie du progrès matériel et de le transformer en un grand État musulman protégé et dirigé par l’Espagne.

Malheureusement, ces nobles aspirations, si elles font honneur au patriotisme de ceux qui les ont conçues, ne tiennent peut-être pas assez compte de l’état politique et financier actuel de la péninsule et de ses intérêts au Maroc ; les plus intransigeans défenseurs des « droits » de l’Espagne reconnaissent eux-mêmes qu’aujourd’hui elle n’est pas prête à jouer, au Maghreb, un rôle prépondérant ; augurant mieux de l’avenir, ils se contentent de veiller à ce que, pour emprunter le jargon diplomatique, le statu quo soit strictement maintenu ; ils semblent ne pas s’apercevoir qu’ils travaillent ainsi contre les vrais intérêts de leur patrie et que le temps, en rendant de plus en plus difficile la survivance d’un Maroc indépendant et fermé à toute influence du dehors, ménagerait à l’Espagne, si elle écoutait leurs craintes et suivait leurs conseils, de cruelles déceptions.

L’opinion espagnole redoute, il faut bien le constater, les entreprises françaises au Maroc ; et cependant la France s’est toujours montrée respectueuse des glorieuses traditions de sa voisine ; elle a compati à ses malheurs, elle apprécie ses efforts pour rentrer dans sa voie historique ; elle ne méconnaît ni ce que réclament les intérêts, ni ce qu’exige l’honneur d’une nation généreuse et fière de son passé. Un accord avec l’Espagne est toujours apparu, chez nous, comme la condition de toute solution équitable de la « question marocaine. » Mais, surtout à notre époque d’impitoyable concurrence, les traditions les plus nobles et les plus généreuses ambitions sont donc d’un médiocre poids auprès du chiffre des affaires ou du nombre des cuirassés. Les Espagnols font grand état de leurs Presidios ; ce sont, disent-ils, des « pierres d’attente » pour la conquête future. Étranges « pierres d’attente » en vérité, qui attendent depuis les temps d’Isabelle et de Charles-Quint et qui, depuis lors, n’ont servi à leurs possesseurs ni à étendre leur influence ni à augmenter leur négoce ! Et de quelle valeur peuvent être des « têtes de pont, » qui ne sont que des impasses d’où l’on ne peut s’élancer pour la conquête ou pour le commerce ? Il suffit de parcourir les Presidios pour y constater l’état d’abandon où ils ont été laissés trop longtemps. Ceuta, dans une position magnifique et qui pourrait être un autre Gibraltar, n’est qu’une médiocre forteresse ; du côté du Maroc, son territoire, très exigu, et fermé par des montagnes, n’est le point de départ d’aucune route naturelle de pénétration vers l’intérieur ; en 1859, l’armée d’O’Donnell éprouva les plus grandes difficultés à en sortir. Le Penon-de-Velez-de-la-Gomera et Alhucemas sont des pénitenciers ; juchés sur des rochers, dans des îlots stériles de la côte rifaine, ils reçoivent tout d’Espagne, jusqu’à l’eau douce ; avec les tribus du voisinage, ils n’échangent que des coups de fusil ; les indigènes haïssent tellement les Espagnols, qu’ils refusent même de leur vendre des vivres et qu’ils se relayent pour monter une garde continuelle et les empêcher de débarquer sur le rivage. Melilla, plus importante, a quelques commerçans juifs et pratique en grand la contrebande ; les Rifains y viennent s’approvisionner de poudre, d’armes, de marchandises de toute sorte qu’ils colportent, ensuite, dans tout le Maroc oriental et jusqu’aux oasis du sud. Mais, peu intimidés par la nombreuse garnison qui s’exerce et parade, entre les murs croulans de la vieille cité et la ligne de grosses tours rondes qui en défendent les approches, les indigènes empêchent absolument tout Européen de franchir les limites du Presidio ; et malheur à l’Espagnol qui s’égarerait au-delà de l’enceinte des tours ! Au moindre incident, les gens des tribus voisines accourent en armes, comme en 1893, où, grâce à leurs fusils espagnols, ils tinrent en échec l’armée du général Margallo et tuèrent son chef. Les îles Zaffarines abritent un bon mouillage et occupent une situation stratégique avantageuse ; mais les Espagnols n’en ont fait qu’un pénitencier. Quant à Santa-Cruz-de-la-Mar-Pequeña, sur la côte de l’Atlantique, que le traité de 1860 cédait à l’Espagne, l’on a fini par s’apercevoir que ce nom ne s’appliquait qu’à un banc de sable poissonneux ; une commission mixte se réunit et identifia le point désigné par le traité avec Ifni, qui ne répond en rien à la description et où, d’ailleurs, les Espagnols n’ont encore que des droit » théoriques. Voilà, il était nécessaire de le constater, la situation des Espagnols sur les côtes du Maroc. Cramponnés, depuis des siècles, à quelques îlots et à quelques presqu’îles du littoral, ils n’en ont tiré profil ni pour agrandir, ni même pour faire respecter leur territoire ; à cette longue domination, ils n’ont gagné que les haines inexpiables des tribus du voisinage ; cette possession précaire de quelques rochers ne leur confère guère plus de droits sur la masse du pays, que d’accrocher leurs nids aux fenêtres n’en donne aux hirondelles à la propriété d’un édifice.

Que de significatifs enseignemens encore dans les chiffres qui résument le mouvement d’échanges entre l’Espagne et le Maroc ! La plus proche voisine du Maghreb est la seule nation qui soit sa tributaire commerciale, qui lui achète beaucoup plus qu’elle ne lui vend[8] !

Il est de la dignité de l’Espagne de regarder en lace les réalités ; dans l’état politique, financier, économique où elle est aujourd’hui, elle ne saurait assumer seule la tâche très lourde de protéger et d’organiser le Maroc. La parenté des races, qu’invoquent volontiers les partisans d’une politique d’action en Afrique, leur serait plutôt, à supposer qu’elle fût réelle, un obstacle qu’une aide, car il n’est pas de pires ennemis que les frères ennemis. Le souvenir des victoires d’O’Donnell, en 1859, s’est effacé ; il n’est resté que les fermens de haine laissés, notamment à Tetuan, par les troupes espagnoles. Dans de pareilles conditions, ce qui serait possible à la France, par exemple, puissance africaine, habituée à gouverner des musulmans, connue d’eux pour garantir à tous ses sujets une complète liberté religieuse, serait impraticable à l’Espagne, quand même elle s’y appliquerait loyalement. Sept siècles d’histoire et l’implacable éloquence des morts s’insurgeraient contre une pareille tentative.

Le Maroc du Nord est aujourd’hui la seule terre où l’Espagne pourrait trouver un jour une expansion naturelle : le sentiment populaire dans la péninsule se révolterait si cette possibilité d’un avenir conforme à ses traditions nationales lui était enlevée. La France devrait tenir compte, au cas où les événemens l’amèneraient à intervenir au Maroc, de susceptibilités si légitimes : elle pourrait voir sans jalousie l’Espagne occuper les côtes septentrionales du Maghreb, jusqu’à Melilla, sous la seule garantie que le gouvernement de Madrid s’engagerait à ne jamais céder ses possessions africaines à quelque autre puissance et à respecter la liberté du détroit. Dans un article qu’il a publié récemment et qui a pris toute l’importance d’un événement politique[9], le chef du parti conservateur, M. Silvela, a donné à ses concitoyens les conseils les plus sages auxquels son expérience ajoute un prix infini. Méconnaissant que la « question marocaine » est à la veille de s’ouvrir et que l’Espagne ne saurait de longtemps assumer une tâche aussi vaste que le protectorat ou la domination du Maroc tout entier, il montre dans la France l’alliée naturelle de l’Espagne ; résolument adversaire d’un statu quo impossible à prolonger, comprenant que « la situation actuelle du Maroc, fermé au commerce, à la civilisation, à toute augmentation de la population, à l’exploitation de ses mines, à la consommation et à l’échange des produits, n’est pas un bénéfice ni une richesse, mais bien une raison de pauvreté, de stérilité et de stagnation pour l’Espagne, » il cherche le moyen, pour son pays, de n’être pas exclu d’un partage éventuel, et ce moyen, il le trouve dans une entente avec la France, où l’Espagne « trouvera l’appui le plus sûr, non certes pour la guerre, mais pour un partage équitable et raisonnable. »

Les Espagnols méditeront les paroles si sages de l’éminent homme d’Etat ; ils rappelleront les souvenirs de 1859 et de 1860 ; quand lord John Russell arrêta brutalement, sur la route de Tanger, l’avant-garde de Prim, victorieuse à Tetuan, et arracha à O’Donnell le fruit de trois victoires, l’Espagne obtint au contraire de la France un loyal appui. Ici, comme partout dans le monde, l’on saisit sur le vif le jeu, toujours renouvelé mais toujours efficace, de l’Angleterre : froisser l’amour-propre espagnol en lui montrant une France prête, à conquérir le Maroc, tenter de brouiller les deux voisines pour jeter l’Espagne dans l’alliance britannique. Implantés, par la force, dans ces parages où leur présence sur le rocher de Gibraltar a bouleversé les conditions naturelles de la politique, ils n’y peuvent garder une situation prédominante qu’en excitant Tune contre l’autre la France et l’Espagne. De trop vastes ambitions et un orgueil démesuré n’empocheront pas, il faut l’espérer, les Espagnols d’écouter les avis si clairvoyans et si patriotiques de M. Silvela ; l’Espagne et la France ont seules des intérêts territoriaux au Maroc : c’est par leur entente amicale que, sans heurts et sans secousses, la « question d’Occident » sera un jour résolue.


VI

Entre la France algérienne et le Maroc, il n’existe ni une frontière naturelle ni un de ces contrastes de climat ou de relief qui, parfois, incline vers des voies divergentes les destinées de deux peuples voisins. Les chaînes de montagnes, parallèles à la côte, ouvrent des passages naturels d’un pays à l’autre. Le Maroc, plus proche de l’Atlantique, dominé par des massifs plus élevés, est plus arrosé ; ses plaines sont plus fertiles, ses steppes plus faciles à irriguer ; mais il n’y a pas, d’une contrée à l’autre, de différence-de nature. L’Algérie-Tunisie est un prolongement du Maroc. Les pays barbaresques, géographiquement, sont un tout indivisible et ils l’ont souvent été politiquement ; les conquérans qui en ont soumis l’une des parties, sont presque toujours devenus, tôt ou tard, les maîtres de toutes les autres, tout au moins des côtes et des plaines. Les Romains, quand ils abattirent Carthage, n’avaient pas l’ambition de dominer toute l’Afrique du Nord ; la force des choses les y entraîna peu à peu. Venus, comme eux, par l’est, les Arabes absorbèrent, tout le Maghreb et le convertirent à l’islamisme ; plusieurs fois, des dynasties musulmanes le réunirent tout entier sous leur autorité.

Quand Charles X fit occuper Alger, personne, en France, ne soupçonnait jusqu’où nous entraînerait cette conquête : hier, jusqu’à Carthage et jusqu’au Touât, un jour, peut-être, jusqu’à l’Océan. La frontière actuelle entre Maroc et Algérie est toute conventionnelle ; elle ne suit même pas la limite historique de la Moulouïa ; dans le Sud, il n’existe aucune frontière. De pareilles limites ne sauraient être que provisoires. Le seul fait de l’existence d’un Maroc indépendant, d’un Maroc où l’autorité du sultan n’est obéie que par endroits et par intermittences et où s’agitent librement les confréries religieuses, est un danger pour notre puissance algérienne et un obstacle à nos efforts. Nos dissidens sont assurés de trouver, dans le Maghreb, un asile sûr ; des excitations à la révolte en viennent continuellement, colportées par des marabouts, des derviches, impossibles à surveiller. Le fanatisme musulman de nos indigènes trouve un encouragement et un aliment dans la masse, toujours en fermentation religieuse, des tribus marocaines. Notre œuvre est démolie à mesure que nous y travaillons. Malgré notre désir sincère de vivre en paix et en bonne intelligence avec « l’empire du Maroc, » un jour viendra où nous serons amenés à y intervenir, soit pour consolider l’autorité du sultan, soit pour la remplacer. Nous n’aurons achevé notre tâche, dans les pays Barbaresques, que le jour où nous aurons atteint l’Atlantique, où nous aurons amené jusqu’au bord de l’Océan notre grand chemin de fer du Nord-Afrique, comme jadis Okba-ibn-Nafé, le conquérant arabe du Maghreb, ne crut avoir accompli son œuvre qu’après avoir poussé son cheval jusque dans les flots de l’Atlantique.

La France n’a pas attendu, pour exercer son action dans tout le Maghreb, que ses soldats eussent débarqué sur la plage de Sidi-Ferruch ; la prise d’Alger, si elle a été le premier acte de la conquête, est aussi la conclusion d’une histoire déjà longue. Dès le XVIIe siècle, le pavillon fleurdelisé était respecté sur les côtes barbaresques. Le sultan Mouley-Ismaël, dont l’empire comprenait Tlemcen et Tombouctou, envoyait une ambassade saluer en Louis XIV le plus puissant prince de la chrétienté ; il lui faisait demander la main de Mlle de Conti, fille du Roi et de La Vallière. Le baron de Saint-Amand, à son tour, se rendait à Marrakech pour conclure, de la part du Roi Très-Chrétien, un traité d’amitié avec le grand empereur du Maroc. A maintes reprises, les vaisseaux de nos rois se montrèrent sur les côtes du Maghreb ; la France, ramassant lèpre que l’Espagne avait laissée choir, devenait, en face des infidèles, en Orient comme dans l’Afrique du Nord, la gardienne des intérêts de la chrétienté. Si l’Espagne peut rappeler avec orgueil les souvenirs de sa croisade séculaire contre les Maures, nous ne devons pas oublier la longue tradition, ininterrompue depuis les temps de François Ier, de notre politique orientale et chrétienne, dont notre action au pays du Maghreb n’a été qu’un chapitre.

Survint Trafalgar, où les flottes de France et d’Espagne succombèrent en vue des côtes marocaines. Notre prestige dans les pays barbaresques en fut ébranlé durant quelques années, jusqu’à ce que la monarchie des Bourbons, au moment de disparaître de l’histoire eut, en s’emparant d’Alger, indiqué à la France, avec cette étrange clairvoyance qu’ont parfois ceux qui vont mourir, les voies d’un magnifique avenir.

La prise d’Alger, et, plus tard, la bataille de l’Isly, le bombardement de Tanger et de Mogador, ont mis fin à la légende de la puissance barbaresque. Le canon de Bourmont, de Bugeaud et du prince de Joinville a délivré les nations européennes des honteux tributs que, sous diverses formes, elles payaient au sultan des pirates. Le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la Suède, le Danemark donnaient régulièrement des cadeaux, en argent ou en armes, pour que leurs bateaux de commerce ne fussent pas pillés dans le détroit ; une courte guerre entre l’Autriche et le Maroc, en 1828, s’était terminée de façon peu brillante pour l’empire chrétien ; le sultan, en 1835, s’étant plaint que la garnison de Ceuta fît l’exercice du canon, les Espagnols aussitôt cessèrent de tirer. La prise d’Alger apparut donc, en son temps, comme un acte très audacieux, qui marqua la fin des longues humiliations de la chrétienté et la ruine définitive de la piraterie. En 1854, la campagne du Newton acheva de détruire les derniers brigantins des pirates du Rif ; il n’y a plus eu, depuis lors, que des actes isolés de pillage d’épaves ou d’attaque de petits bâti mens égarés tout près des côtes marocaines.

Prudemment avertis, en 1844, de la puissance de nos armes, les sultans du Maghreb n’ont pas cessé de vivre en paix avec la France. Mais, nous avons tenté de le montrer ici[10], une politique imprévoyante appliquée aux frontières franco-marocaines, en prolongeant les moindres conflits et en renouvelant sans cesse les causes de mésintelligence, troubla les bonnes relations des deux pays. Le gouvernement de l’Algérie, d’une part, les rapports entre la France et le Maroc, de l’autre, ont, jusqu’à ces derniers temps, constitué, pour ainsi dire, deux compartimens séparés de notre politique, si bien que, trop souvent, il n’y a eu ni entente en Ire les ministères intéressés, ni coordination des mouvemens, entre notre action diplomatique à Tanger et notre action militaire et administrative en Algérie. Notre présence en Oranie, au lieu d’être, pour nos représentans au Maroc, une cause unique de force et un moyen de parler haut, n’a été, la plupart du temps, qu’une source de stériles discussions et de misérables chicanes. En outre, la Conférence de Madrid, réunie en 1880 pour réglementer le droit de « protection, » eut pour conséquence pratique de mettre fin à la situation privilégiée dont nous jouissions encore au Maroc. Depuis lors, nos efforts n’ont pu parvenir à donner sans conteste, à la France la première place, que sa qualité de puissance africaine et de puissance musulmane aurait dû lui assurer depuis longtemps. Il semble que nous venons d’abandonner les fâcheux erremens d’autrefois ; souhaitons que ce soit pour n’y plus revenir !

Malgré cette incohérence de notre politique africaine, la force des choses a travaillé pour nous ; de fréquens rapports de voisinage se sont établis entre l’Algérie et le Maroc. En 1884, M. Ordega, notre ministre à Tanger, a accordé la protection personnelle au chérif d’Ouazzan, l’une des plus hautes personnalités religieuses du Maghreb, et la France l’a continuée à ses héritiers ; cette sorte d’alliance de la puissance qui domine en Algérie et des chefs de l’une des principales confréries du Maroc, est un premier pas dans une voie qui pourra nous mener aux meilleurs résultats, pour le maintien de notre autorité sur nos sujets musulmans et pour l’accroissement de notre influence chez nos voisins. Tous les ans, un grand nombre de travailleurs du Rif ou des Djebala viennent louer leurs bras à nos colons, au moment des récoltes : ils constatent et ils redisent à leur retour que les salaires, chez nous, sont élevés ; que l’argent gagné est ii l’abri de l’avidité des caïds ; que nos indigènes payent un impôt fixe ; que la religion musulmane est respectée et librement pratiquée. Parmi les caïds, les hauts personnages du Maghzen, dans l’entourage même du sultan, les bienfaits que nous avons répandus en Tunisie ne sont ni ignorés ni méconnus ; l’on sait comment nous y gouvernons sans supplanter les fonctionnaires indigènes, que nous savons récompenser ou punir avec impartialité. Le sort du bey de Tunis, jouissant de tous les honneurs du pouvoir, bien rente, garanti contre toutes les révolutions, peut fort bien sembler digne d’envie à un souverain obligé de courir sans repos d’un bout à l’autre de ses États et qui tremble sans cesse pour son trône et pour sa vie. Les juifs méprisés, les commerçans déplorant le manque de sécurité des transactions, les paysans des plaines eux-mêmes, réduits à ne plus semer par crainte des exactions du caïd, n’ignorent pas que, sous l’autorité des roumis, le commerce est libre, les routes sûres, les propriétés garanties, les impôts réguliers. Il serait très exagéré de dire que la France est aimée au Maroc, même en n’appelant de ce nom que le bled-el-maghzen, mais il est certain que nous sommes les chrétiens les moins détestés et les moins redoutés. L’année dernière, au moment du combat de Timimoun, le bruit se répandit à Marrakech que les années françaises allaient apparaître sur les crêtes de l’Atlas ; l’on attendait leur venue avec plus de curiosité que de crainte, et quelques personnages du Maghzen s’informèrent discrètement de nos intentions : savait-on, en France, qu’ils étaient de bons serviteurs de l’Etat et seraient-ils maintenus à leurs postes ?

Ainsi, malgré les erreurs passées, notre situation au Maroc était, l’été dernier, assez bonne et notre influence en progrès. Le règlement définitif des affaires du Sud, les mesures prises pour empêcher que de nouvelles difficultés de frontières ne surgissent ou, tout au moins, ne s’enveniment, ont fermé l’ère des continuelles discussions entre les deux gouvernemens. L’affaire Pouzet, rapidement réglée à notre entière satisfaction, grâce à la décision et à la fermeté de M. Paul Révoil ; l’apparition, à cette occasion, d’une escadre dans les eaux de Tanger, ont montré qu’une politique d’énergie et de franchise venait facilement à bout de toutes les difficultés. L’ambassade de Si-Abd-el-Krim-ben-Sliman en France et chez nos alliés de Russie marquera une date dans l’histoire de notre politique marocaine ; rapprochée des événemens qui l’ont précédée ou suivie, elle a montré que nous étions résolus à ce qu’aucune influence, sur cette terre du Maghreb qui touche à notre empire africain, ne l’emportât sur la nôtre. Respectueux de la force, quand elle se manifeste sans hésitation comme sans injustice, rassurés en même temps par l’accueil bienveillant et amical fait à leur ambassadeur, les Marocains ont dû comprendre que nous ne demandions qu’à vivre avec eux en bons voisins, mais que la France est décidément, dans l’Afrique du nord, la puissance prépondérante.

C’est à nous maintenant, par une politique très active, à développer nos intérêts au Maroc et à prouver qu’à tous les points de vue, nous entendons avoir, dans les pays Barbaresques, une situation hors de pair. Tout d’abord, un effort sérieux et persévérant est nécessaire pour le maintien et le développement de notre commerce au Maroc. Le chiffre de nos échanges (14 508 748 francs en 1899, dont 9 057 649 francs à l’importation) est encore relativement considérable ; mais le commerce allemand fait au notre une terrible concurrence et les maisons allemandes déploient une activité dont nous semblons avoir perdu le secret. La plus grande partie de nos importations consiste en sucre, dont les Maures consomment de grandes quantités dans leur thé à la menthe ; mais ce n’est qu’aux primes d’exportation que nous devons de conserver ce marché que nous disputent déjà les Belges, les Allemands et jusqu’aux Autrichiens. Nous ne vendons plus de bougies, parce que nos fabricans se sont refusés à fournir les modèles demandés ; pour les draps, les laines, nos manufactures pourraient lutter sans désavantage avec celles de Manchester, si elles consentaient à tisser les articles recherchés sur le marché marocain ; au lieu de cela, nous nous contentons de vendre quelques lainages de luxe pour les burnous des grands chefs et quelques étoffes de soie pour les haïks des belles dames. Il y a là une situation fâcheuse : notre commerce risque d’être vaincu par l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, en attendant les Etats-Unis et l’Italie. Il suffirait cependant que, sur la frontière de terre comme dans les ports, nous montrions quelque énergie, quelque esprit de suite, pour conjurer le péril et occuper bientôt la première place. Quelques mesures, prises sans retard, nous aideraient à lutter : sur terre, la prolongation du réseau algérien jusqu’à Lalla-Marnia et, s’il était possible, jusqu’à la première ville marocaine, Oudjda, est indispensable au double point de vue économique et militaire ; il est inouï que cette ligne n’ait pas encore dépassé Tlemcen, car c’est la future route de Fez, celle qui donnera un jour à l’Algérie son débouché sur l’Atlantique. Du côté de la mer, il est urgent de multiplier et d’améliorer nos services de bateaux, et notamment de subventionner une ligne partant de l’un de nos ports de l’Océan ou de la Manche et allant desservir la côte occidentale du Maroc[11]. L’exportation et l’importation ne suffisent pas à créer l’influence politique, mais il est certain qu’elles y contribuent largement.

Nous n’avons pas ici pour but d’indiquer les nombreux moyens d’accroître les échanges de la France et de l’Algérie avec le Maroc ; mais le sens général de notre action, tant politique que commerciale et religieuse, est facile à résumer d’un mot : elle doit être algérienne. C’est le fait de posséder, et d’être seuls à posséder, aux portes du Maroc, un empire chaque jour plus florissant et où vivent 400 000 Français, qui donne à la France, vis-à-vis du Maroc, une situation sans seconde ; c’est de cet avantage que nous devons tirer parti pour devancer nos rivaux. Peser de tout le poids de la puissance algérienne sur le Maghreb-el-Aksa, appuyer pour ne pas avoir un jour à frapper, c’est toute la formule de notre action au Maroc, c’est le seul moyen d’arriver un jour, pacifiquement, à y exercer une influence telle qu’elle obligera le Maghzen à entrer dans des voies nouvelles et qu’elle équivaudra, en fin de compte, à un protectorat.

La France ne cherche pas à brusquer les événemens ; elle est disposée à respecter tous les droits légitimes. Elle ignore si la transformation du Maroc s’opérera lentement, par l’effet d’une pression extérieure continue, ou si une crise violente viendra obliger l’Europe à intervenir. Mais il est nécessaire de prouver, par l’activité de notre politique, que la France est et restera à tout prix dominante dans celle Afrique du Nord, où il n’y a pas place pour plusieurs grandes puissances, et d’affirmer qu’elle considérerait comme un acte « anti-amical » la mainmise, par une puissance quelconque, sur une portion quelconque du Maroc. Il ne s’agirait pas alors, en effet, d’une limitation gênante de notre expansion dans le Nord de l’Afrique, mais du maintien même de notre domination en Algérie-Tunisie ; c’en serait fait de notre empire barbaresque, qui nous a coûté tant de sang et tant d’or, où notre race se développe si heureusement et qui nous donne tant d’espérances, si nous devions nous trouver en contact, le long de la province d’Oran, avec des rivaux européens, devenus maîtres de la partie la plus fertile et la plus riche du Maghreb.

Les succès de notre politique ont suscité des envies et stimulé des concurrences. Habiles à profiter des intrigues de cour, les agens de l’Angleterre cherchent à entraîner le sultan dans la voie des réformes, et surtout des dépenses. Débiteur de la Grande-Bretagne, il aurait perdu, en fait, son indépendance. Déjà, en ce moment, une mission anglaise, composée de personnages de marque et voyageant avec un appareil inaccoutumé, est à Rbât, auprès du Chérif, et l’on parle d’avantages douaniers ou commerciaux, voire de concessions de chemins de fer, qu’elle chercherait à obtenir. Depuis quelques mois, des soldats réguliers paradent à Tanger, sous le commandement de sous-officiers anglais ; la mission militaire française semble réduite, de plus en plus, à son rôle de directrice de l’artillerie. Là est le danger actuel : nous ne doutons pas que l’Angleterre ne respecte, en ce moment surtout, le statu quo marocain ; mais, si nous la laissons prendre librement des hypothèques sur le Maghreb, si le gouvernement français, si l’ambassade que le Charlemagne vient de porter à Rbât, ne déjouent pas cette politique, la question marocaine, en dépit des apparences, ne sera plus entière. Nous aurons perdu la partie.

Néanmoins, nous ne pouvons croire, malgré ces symptômes alarmans, que pareil danger menace notre influence. Si le « partage de l’Afrique » n’est pas complètement achevé, les grandes lignes de démarcation sont déjà irrévocablement tracées et il semble admis que l’Afrique du Nord est le domaine réservé à l’expansion française, le « peculium de la France, » comme le disait naguère encore une revue anglaise, le Spectator[12], dans un article très curieux où elle suggérait une entente entre l’Angleterre, la France, l’Espagne pour une solution de la « question marocaine ; » l’auteur de cet intéressant travail conseillait à ses compatriotes de ne demander pour leur part aucun territoire, mais d’exiger la neutralisation des rives du détroit, dont la garde serait confiée à l’Espagne ; Tanger deviendrait port franc, et, pendant vingt ans au moins, les tarifs de douanes en vigueur ne seraient pas augmentés. Nous avons vu, d’ailleurs, que M. Silvela engage, lui aussi, son pays à une entente avec la France, seule capable de lui garantir qu’au cas d’un partage du Maroc, elle n’en serait pas exclue. La concordance de ces deux voix, parties l’une d’Espagne, l’autre d’Angleterre, est significative ; elle prouve que, de l’aveu même de ses rivales, la France-Algérie, avec son expérience déjà longue du gouvernement des pays musulmans, avec sa belle armée africaine, est seule en état, le jour où, d’une façon ou d’une autre, la « question marocaine » demanderait une prompte solution, exercer à Fez et à Marrakech une influence pacifique assez forte pour rétablir l’ordre dans l’empire, pour y assurer la sécurité du commerce et commencer d’arracher, au sommeil léthargique de l’Islam, la perle du Maghreb.


Lorsque mourut Ba-Hamed, le puissant ministre de Mouley-el-Hassan et de Mouley-Abd-el-Aziz, le splendide palais qu’il avait fait bâtir à Marrakech et où il avait entassé les merveilles de l’art arabe ancien et moderne, fut fermé pour toujours. Ainsi le veut la coutume, lorsque meurt un prince ou quelque très haut personnage ; les jardins qu’il a aimés, les tapis où il s’est reposé, les décorations dont il a pris plaisir à embellir sa demeure, tout est enfermé, condamné à tomber lentement en poussière. Loti a dit, en des pages exquises, la mélancolie profonde de ces splendeurs à jamais ensevelies sous leur suaire de chaux blanche… Il en est de tous les pays musulmans, il en est surtout du Maroc comme de ces palais merveilleux que la volonté des hommes a rendus muets et déserts ; l’Islam recouvre, sous un suaire d’inertie morale, de fatalisme et de dépravation, les vestiges des plus brillantes civilisations ; et, pour en retrouver les traces, il faut soulever le voile mortuaire qui les cache. Aujourd’hui le muezzin, du haut de son minaret, fait résonner son cri guttural sur La Mecque et sur Babylone, sur Memphis et sur Carthage, sur Tombouctou et sur Téhéran, sur Samarcande et sur Jérusalem, sur Sainte-Sophie et sur Alexandrie. L’Islam est un danger dont on a le sentiment très net en écoutant ces mélopées si impressionnantes, quand, à l’heure du Maghreb, elles retentissent sur les villes enveloppées de crépuscule et semblent voler sur les toits plats pour rejoindre, par-delà les campagnes indéfinies, d’autres voix lointaines qui jettent aux quatre vents la même prière. De nos jours, beaucoup des anciennes conquêtes du Croissant lui échappent et renaissent à une vie plus libre et plus féconde : le Maroc n’évitera pas un semblable destin ; l’étranger, qu’il redoute et qu’il éloigne de tout son pouvoir, finira par le pénétrer de toutes parts, il forcera les portes de l’antique citadelle de l’Islam africain et inaugurera, pour cette terre si belle, où donnent tant de richesses et de souvenirs, une ère nouvelle où le travail amènera la prospérité. Que la France doive être l’ouvrière de celle transfiguration prochaine, c’est, comme l’ont prédit quelques prophètes berbères, ce qu’Allah a écrit au livre des destinées.


RENE PINON.

  1. Sur tous ces mouvemens, qui ont agité le monde musulman, voyez le petit livre, déjà ancien, mais plein d’aperçus originaux, de M. A. Le Chatelier : l’Islam au XIXe siècle, 1 vol. in-18 : Leroux, 1888.
  2. Le Maroc inconnu, par Aug. Mouliéras. Paris, Challaniel. 2 vol. in-8o.
  3. Le règne de Mouley-el-Hassan. Revue du 15 septembre 1894.
  4. Sur tout le détail des conventions commerciales, voyez Rouard de Card : les Traités entre la France et le Maroc. Paris, Pedone, 1898, in-8o.
  5. Pierre Loti ; Au Maroc p. 357. Paris, Calmann Lévy.
  6. Notons ici que les chiffres fournis par les douanes marocaines ne méritent qu’une très médiocre confiance. Les commerçans sont d’accord pour dire qu’il Faut majorer ces chiffres d’un tiers pour avoir une approximation assez exacte.
  7. Bien entendu, nous ne faisons pas état, ici, du commerce de contrebande qui se pratique sur une large échelle.
  8. Voici les chiffres de 1899 : Importations espagnoles, 522 955 francs. Exportations marocaines, 6 178 784 francs, consistant en peaux, œufs, pois chiches, maïs, fèves, poisson salé, amandes, oranges. Nous mettons, à part, bien entendu, le commerce de contrebande.
  9. La Cuestion de Marruecos, dans la Lectura d’août 1901. L’article est signé : un diputado a Cortès. Il a été en partie traduit par M. R. de Caix dans le Bulletin du Comité de l’Afrique française de septembre.
  10. Voyez la Revue du 15 janvier,
  11. La pose, au printemps de 1901, d’un câble français de Tanger à Oran a été une heureuse mesure qui affranchit nos communications de l’obligation de passer par les fils anglais ou espagnols.
  12. Mai 1900.