Le Marquis de Villemer/Chapitre XXIV

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Calmann-Lévy (p. 333-350).
XXIV


Justine suivit Caroline, qui s’enfuyait dans sa chambre, et elle fit signe à Peyraque de recevoir le marquis et d’avoir du sang-froid.

Peyraque n’en manquait pas. Il reçut M. de Villemer avec le calme et la dignité d’un homme qui a la plus austère notion du devoir. Il n’était plus question de le mettre en relations avec la prétendue Charlette ; il fallait l’éloigner sans qu’il conçût de soupçons, ou, s’il en avait, les lui ôter. Il vit, dès les premiers mots, que M. de Villemer ne se doutait de rien. Voulant repartir dans peu de jours avec son fils, qu’il comptait placer plus près de lui, il avait profité d’une belle matinée pour venir à pied s’acquitter d’une dette de cœur envers une généreuse inconnue. Il ne croyait pas que la distance fût aussi grande, il arrivait un peu tard. Il avouait être un peu fatigué, et sa figure révélait en effet une lassitude douloureuse.

Peyraque s’empressa de lui offrir à boire et à manger, l’hospitalité devant passer avant tout. Il appela Justine, qui avait eu le temps de se remettre, et on servit M. de Villemer, qui, saisissant l’occasion de récompenser largement ses hôtes, accepta de bonne grâce. Il apprenait avec regret que la Charlette était partie ; mais il n’avait aucune raison pour faire beaucoup de questions sur son compte. Il pensait laisser son présent, que Justine conseillait tout bas d’accepter, afin qu’il ne s’étonnât de rien. Caroline trouverait toujours le temps de le lui renvoyer. Peyraque n’y vit pas de nécessité : son orgueil se révoltait contre l’idée de paraître accepter de l’argent pour son compte.

Caroline entendait, de sa petite chambre, ce combat de délicatesse. La voix du marquis lui faisait passer des frissons. Elle n’osait bouger. Il lui semblait que M. de Villemer reconnaîtrait son pas à travers le plancher. Quant à lui, espérant trouver sous une autre forme le moyen de s’acquitter, il essaya et feignit de manger un peu, après quoi il demanda s’il pourrait trouver un cheval de louage pour s’en retourner. La nuit était noire et la pluie recommençait. Peyraque se chargea de le reconduire et sortit pour apprêter sa carriole ; mais auparavant il monta doucement chez Caroline. — Ce pauvre monsieur me fait peine, lui dit-il à voix basse. Il est bien malade, je vous en réponds ! On voit la sueur perler sur son front, et cependant il se fourre dans le feu comme un homme qui a la fièvre. Il n’a pas pu avaler deux bouchées, et quand il respire, on dirait que ça lui déchire le cœur, car il y met sa main, tout en souriant d’un bon courage, mais en la reportant à son front, comme quand on souffre beaucoup.

— Mon Dieu ! dit Caroline effrayée, quand il est malade, c’est si grave !… Il ne faut pas le reconduire ce soir, ta carriole n’est pas douce, et les chemins d’ailleurs !… puis le froid, la pluie, avec la fièvre ! Non, non, il faut qu’il passe la nuit ici… Mais où ? Il aimerait mieux coucher dehors qu’à l’auberge, qui est si malpropre ! Il n’y a qu’un moyen ! Garde-le, retiens-le. Donne-lui ma chambre. Je vais rassembler mes effets, ce ne sera pas long, et j’irai chez ta belle-fille.

— Chez ma bru ou dans le village, c’est trop près ; Il se trouverait un peu plus malade dans la nuit que vous viendrez malgré vous le soigner…

— C’est vrai ! Que faire ?

— Voulez-vous que je vous dise ? Vous avez du courage et de la santé ; je vais vous conduire à Laussonne, où vous passerez la nuit chez ma belle-sœur : c’est aussi propre qu’ici, et j’irai vous chercher demain quand il sera parti.

— Oui, tu as raison, dit Caroline en faisant son paquet à la hâte. Fais-le consentir à rester, et en passant tu diras à ton fils d’atteler Mignon.

— Non pas Mignon ! il a marché toute la journée. Nous prendrons la mule.

Peyraque, ayant donné ses ordres, retourna dire au marquis que le temps était à la pluie pour toute la soirée, ce qui était vrai, et, s’entendant de l’œil avec Justine, il insista si cordialement pour le garder, que M. de Villemer accepta. — Vous avez raison, mes amis, leur dit-il avec un sourire navrant ; je suis un peu malade, et je suis de ceux qui n’ont pas le droit de vouloir mourir.

— Personne n’a ce droit-là, répondit Peyraque ; mais vous ne serez pas malade à mourir chez nous, je vous en réponds ! Ma femme vous soignera bien. La chambre de là-haut est bien propre et bien chaude, et si vous vous sentiez mal, vous n’auriez qu’à frapper un petit coup : on l’entendrait.

Justine monta préparer la chambre et embrasser sa pauvre Caroline, qui était vraiment éperdue. — Eh quoi ! lui dit-elle en lui parlant bien bas, je le sais malade et je vais le laisser ainsi ! Non, j’étais folle ! je reste.

— Ah ! voilà ce que Peyraque ne souffrira jamais, répondit Justine. Peyraque est dur ; mais que veux-tu ? Il a peut-être raison. Si vous vous apitoyez, vous ne pourrez plus vous quitter. Et alors… Je sais bien que vous ne ferez certainement rien de mal, mais la mère… Et puis ce qu’on dira !

Caroline n’écoutait pas : Peyraque monta, lui prit la main d’un air d’autorité et la fit descendre. Elle avait mis son pauvre cœur sous la gouverne du protestant des Cévennes ; il n’y avait plus moyen de le reprendre.

Il la conduisit dehors vers la carriole et y jeta son paquet. En ce moment, Caroline qui avait réellement perdu la tête lui échappa, s’élança par la porte de derrière dans la maison, et vit M. de Villemer, qui avait le dos tourné. Elle n’alla pas plus loin, la raison lui revint. Et puis son attitude la rassura un peu. Il n’avait pas l’air brisé qu’elle lui avait vu à la veille de sa crise. Il était assis devant le feu et lisait dans la bible de Peyraque. La petite lampe de fer accrochée au manteau de la cheminée éclairait ses cheveux noirs, ondulés comme ceux de son fils, et le coin de sa tempe, toujours pure et ferme. M. de Villemer souffrait beaucoup sans doute, mais il voulait vivre : il n’avait pas perdu l’espérance.

— Me voilà, dit Caroline en retournant vers Peyraque. Il ne m’a pas aperçue, et moi je l’ai vu ! Je suis plus tranquille. Partons ; mais tu vas me jurer sur ton honneur, ajouta-t-elle en s’approchant du marchepied de la carriole, que, s’il était pris cette nuit d’un étouffement, tu viendrais me chercher, quand tu devrais crever ton cheval ! Il le faut, vois-tu ! Moi seule je sais soigner ce malade-là. Et vous autres, vous le verriez mourir chez vous ! Vous auriez cela sur la conscience à tout jamais !

Peyraque promit, et ils partirent. Le temps était affreux et le chemin effroyable ; mais Peyraque en connaissait tous les trous et toutes les pierres. D’ailleurs la distance était courte. Il installa Caroline chez sa parente et fut de retour chez lui à onze heures.

Le marquis s’était senti mieux, il s’était couché après avoir causé avec Justine de si bonne amitié qu’elle en était ravie. — Vois-tu, Peyraque, cet homme-là, disait-elle, c’est un cœur comme celui de… Et je comprends bien, moi…

— Tais-toi ! dit Peyraque, qui savait le peu d’épaisseur du plancher ; puisqu’il dort, c’est à nous de dormir aussi.

La nuit fut parfaitement tranquille à Lantriac. Le marquis reposa réellement et s’éveilla à deux heures, débarrassé de la fièvre. Il se sentait pénétré d’un calme agréable qu’il n’avait pas connu depuis longtemps, et qu’il attribua à quelque doux rêve déjà effacé, mais dont l’impression devait être restée en lui. Ne voulant pas réveiller ses hôtes, il se tint immobile, regardant les quatre murs de la petite chambre qu’éclairait en plein la lampe, et résumant sa situation mieux qu’il ne l’avait encore fait depuis la disparition de Caroline. Il avait agité en lui-même mille partis extrêmes, puis il s’était dit qu’il se devait à son fils, et la vue de cet enfant lui avait rendu la volonté de combattre le mal physique qui recommençait à le menacer. Depuis vingt-quatre heures il s’était arrêté à un plan définitif. Il voulait conduire Didier chez madame Heudebert, laisser à celle-ci une lettre pour Caroline, et quitter la France pour quelque temps, afin que, rassurée par son absence, mademoiselle de Saint-Geneix revînt se fixer près de sa sœur à Étampes. Pendant quelques semaines de calme, la marquise s’éclairerait peut-être, ou peut-être laisserait-elle pénétrer son secret au duc, qui avait juré de le lui arracher par surprise. Si le duc échouait, Urbain n’abandonnait pas la partie. Il reviendrait sans bruit au château de Mauveroche, où sa mère devait passer l’été chez sa belle-fille, et il ne ferait savoir son retour à Caroline que lorsqu’après l’avoir justifiée auprès de sa mère, il aurait de nouveau levé tous les obstacles.

L’important et le plus pressé était donc de faire sortir mademoiselle de Saint-Geneix de sa mystérieuse retraite. Le marquis supposait toujours qu’elle était à Paris dans un couvent. Il se voyait obligé de passer encore quelques jours à Polignac pour bien s’assurer de la guérison de la Roqueberte avant de lui causer le chagrin de lui reprendre son fils, et ce retard l’agitait plus que tout le reste. Pour tromper son impatience, il se demanda pourquoi il n’écrirait pas à madame Heudebert, et surtout à Caroline, pour qu’elles fussent préparées à se réunir aussitôt après son départ pour l’étranger. C’était peut-être gagner quelques jours. Il ferait partir sa lettre dans la journée en passant au Puy pour retourner à Polignac.

Ce qui lui donna cette idée d’écrire de Lantriac, ce fut surtout la vue du petit bureau où Caroline avait laissé des plumes, de l’encre dans une tasse et quelques feuillets de papier épars. Ces objets où sa vue se fixait machinalement semblaient l’inviter à suivre son inspiration. Il se leva sans bruit, mit la lampe sur la table, et écrivit à Caroline.

« Mon amie, ma sœur, vous n’abandonnerez pas un malheureux qui, depuis un an, avait mis en vous l’espoir de sa vie. Caroline, ne vous méprenez pas sur mes intentions. J’ai à vous demander un service que vous ne pouvez pas me refuser. Je pars.

« J’ai un fils qui n’a plus de mère. Je l’aime passionnément, je vous le confie. Revenez !… Moi, je vais en Angleterre. Vous ne me reverrez jamais si vous manquez de confiance en moi… mais cela est impossible ! Quand donc ai-je été indigne de votre estime ? Caroline… »

Le marquis s’arrêta brusquement. Un objet de peu d’importance avait frappé sa vue. Le papier commun, les plumes de fer, n’offraient aucune particularité ; mais une perle noire se trouvait sur la table entre sa main et l’encrier, et cet objet insignifiant portait en lui tout un monde de souvenirs. C’était un grain de jayet taillé et percé d’une certaine façon inusitée. Cela faisait partie d’un bracelet sans valeur que portait Caroline à Séval, et qu’il connaissait bien, parce qu’elle avait l’habitude de l’ôter pour écrire, et que lui-même, tout en causant, avait coutume de jouer avec ce bracelet. Il l’avait touché cent fois, et un jour elle lui avait dit : — Ne le cassez pas, c’est tout ce qui me reste de l’écrin de ma mère ! — Il l’avait regardé avec respect et retenu dans ses mains avec amour. Au moment de quitter sa petite chambre de Lantriac, Caroline, dans sa précipitation, avait brisé ce bracelet ; elle en avait ramassé vite toutes les perles, une seule était restée.

Cette perle noire bouleversa toutes les idées du marquis ; mais quelle rêverie était-ce là ? Ces jayets taillés pouvaient être une industrie du pays. Cependant il resta immobile et plongé dans des réflexions nouvelles. Il respira et interrogea le vague parfum de la chambre. Il regarda partout sans bouger. Il n’y avait rien sur les murs, rien sur la table, rien sur la cheminée. Enfin il avisa dans le foyer des parcelles de papier qui n’avaient pas entièrement brulé. Il se courba auprès des cendres, chercha minutieusement, et trouva un fragment d’adresse où ne restaient que deux syllabes : l’une, écrite à la main, c’était la dernière du mot de Lantriac ; l’autre, am, faisant partie du timbre de la poste. Le timbre, c’était celui d’Étampes ; l’écriture, c’était celle de madame Heudebert. Plus de doutes : la Charlette n’était autre que Caroline, et elle n’était peut-être pas partie, elle était peut-être dans la maison.

Dès ce moment, le marquis eut l’attention, la ruse, le calme et la finesse de perception d’un sauvage. Il découvrit le goulet de la petite fontaine qui communiquait avec le lavoir d’en bas. Le goulet était fermé, mais il y avait plus d’une fissure dans le plâtre qui l’entourait. Il y appliqua son oreille, et saisit la respiration égale et longue de Peyraque, qui dormait encore.

Aucune parole, si bas qu’elle fût dite, ne pouvait donc lui échapper. Quelques moments après, il entendit Justine se lever et prononcer ces mots distincts : — Allons, lève-toi, Peyraque ; notre pauvre Caroline n’a peut-être pas aussi bien dormi que nous !

— Une nuit est une nuit ! dit Peyraque ; d’ailleurs je n’irai la chercher que quand il sera parti, lui !

Justine écouta et reprit : — Il ne bouge pas, mais il a dit qu’il se levait avec le jour. Le jour n’est pas loin ; il doit s’en aller sans rien prendre, il l’a dit.

— C’est égal, reprit Peyraque, qui se levait et qu’on entendait encore mieux, bien qu’il parlât assez bas ; je ne veux pas qu’il parte à pied ; c’est trop loin ! Ton garçon lui sellera mon cheval, et, quand je le verrai en route, je partirai pour Laussonne.

M. de Villemer était fixé. Il fit du bruit pour annoncer qu’il se levait, et descendit après avoir glissé sa bourse dans le tiroir du bureau. Il se montra fort pressé de retourner à Polignac, et, jurant qu’il se sentait plein de force, il refusa obstinément le cheval. C’eût été un embarras pour la guerre d’observation qu’il voulait faire. Il serra affectueusement les mains de ses hôtes, et partit ; mais, à peine hors du village, il changea de direction, s’informa auprès d’un passant et s’enfonça dans un sentier qui conduisait à Laussonne.

Il pensait y arriver avant Peyraque, l’attendre sans se montrer, et le voir remmener Caroline. Quand il la saurait revenue à Lantriac, il aviserait. Jusque-là, voyant bien qu’elle le fuyait, il ne voulait pas s’exposer à perdre de nouveau sa trace. Mais Peyraque était fort diligent ; Mignon marchait vite, en dépit des chemins toujours plus difficiles qui montent sans désemparer vers Laussonne tout en franchissant plusieurs versants de montagnes. Le sentier coupait fort peu les angles de ce chemin, et le marquis fut devancé par l’équipage rustique. Il le vit passer et reconnut Peyraque, qui, de son côté, crut distinguer dans la brume matinale un homme autrement couvert qu’un paysan, et qui se dissimulait vite derrière un mur d’enclos en pierres sèches.

Peyraque était méfiant. – Peut-être bien, pensa-t-il, qu’il s’est moqué de nous, ou qu’il a surpris quelque chose. Eh bien ! si c’est lui, et s’il n’est pas plus malade que ça, je vais le dégoûter de suivre à pied un cheval de montagne.

Il pressa Mignon et arriva près de Laussonne aux premiers rayons du soleil. Caroline, mortellement inquiète, après une insomnie cruelle, venait à sa rencontre.

— Tout va bien, lui dit-il. Je m’étais trompé hier ; il n’est guère malade, car il a bien dormi et il a voulu repartir à pied.

— Ainsi il est parti ? répondit Caroline en montant auprès de Peyraque. Ainsi il ne s’est douté de rien ? Et je ne le verrai plus jamais ? Allons, tant mieux ! — Et elle éclata en sanglots sous son capuchon, qu’elle ramena en vain devant son visage. Peyraque entendit que sa poitrine se brisait.

— Voilà donc que c’est vous qui allez être malade à présent ? lui dit il d’un ton sévèrement paternel. Voyons ! soyez raisonnable, ou votre Peyraque ne vous croira plus quand vous lui direz que vous êtes chrétienne  !

— Mon Dieu pourvu que je ne pleure pas devant lui !… Ne peux-tu me passer un instant de faiblesse ? Mais que fais-tu ? Pourquoi continuons-nous de marcher vers Laussonne ?

Peyraque avait cru apercevoir de nouveau le marquis avançant toujours. — Il faut que vous m’excusiez, dit-il, mais j’ai une commission à faire dans le village. C’est tout près.

Il entra dans le village, pensant bien que le marquis se tiendrait en observation à distance. Il alla échanger quelques paroles au bout de la rue avec un des habitants. Les prétextes ne pouvaient lui manquer. Puis, revenant à Caroline : — Voyons, ma fille, lui dit-il, vous avez trop de souci. Je veux vous secouer les esprits ; vous savez que la promenade vous remet toujours. Voulez-vous que je vous en fasse faire une, oh ! mais une belle ?

— Si tu as affaire quelque part, je ne veux pas te gêner. J’irai où tu voudras.

— Il me faudrait aller jusqu’au pied du Mezenc, au village des Estables. C’est un bel endroit, oui, et vous aviez tant d’envie de voir la plus grande des Cévennes !

— Tu disais que c’était difficile avant la fin du mois prochain ?

— Dame ! le temps est un peu nuageux et les chemins sont peut-être un peu gâtés. Je n’ai pas été par là depuis l’année dernière ; mais on dit qu’on y a travaillé, et d’ailleurs vous savez bien qu’avec moi il n’y a pas de danger.

— Je t’assure que je ne suis pas en humeur de me soucier du danger. Partons.

Peyraque anima son cheval, qui franchit Laussonne et descendit bravement la colline rocailleuse pour la remonter aussitôt plus rapide sur l’autre versant. Quand on eut gagné le haut, Peyraque se retourna, ne vit plus personne dans les sentiers derrière lui, et regarda en avant le chemin, qui prenait mauvaise mine. — Vous allez voir le désert, dit-il ; ça ne vous chagrine pas ?

— Non, non, répondit-elle ; quand on est désespéré, ça ne se chagrine plus de rien.

Peyraque avança, non sans avertir sa compagne à plusieurs reprises que le soleil ne se montrait pas bien décidé à luire, qu’il y avait quatre lieues à faire, et que peut-être le Mezenc serait embrouillé. Tout cela était fort indifférent à Caroline, qui ne devinait pas les hésitations et les remords de conscience de son vieil ami.

On traversa une montagne couverte de pins et tranchée d’une vaste clairière, résultat d’une ancienne coupe qui ouvrait comme une allée gigantesque où le chemin paraissait de loin une route pour faire passer cent chariots de front ; mais, quand la carriole y fut engagée, ce fut un travail terrible que de gravir cette terre détrempée et creusée en mille endroits d’ornières profondes. Plus loin, ce fut pis encore : la tourbe était parsemée de blocs de lave qui laissaient des fondrières dans leurs intervalles, et, quand on retrouvait des traces de chemin travaillé, il fallait franchir des amas de monstrueux cailloux, s’arrêter devant de larges coupures, chercher l’ancienne voie parmi vingt voies effondrées. Le cheval faisait des prodiges de courage, et Peyraque des miracles d’adresse et de raisonnement.

On n’avait fait encore que deux lieues au bout de deux heures, et on était en pleine lande sur un interminable plateau, à quinze cents mètres d’élévation. Sauf les accidents de la voie, on ne distinguait rien autour de soi. Le soleil avait disparu, le brouillard enveloppait tout comme d’un suaire, et rien ne saurait rendre le sentiment de désolation morne qui s’était emparé de l’esprit de Caroline. Peyraque lui-même était démoralisé et gardait le silence. Le chemin barré qu’il avait été forcé de laisser de côté ne reparaissait plus, et depuis un quart d’heure on marchait sur un gazon spongieux crevé par les pieds du bétail au pâturage, mais n’offrant plus aucune trace de roues. Le cheval s’arrêta, baigné de sueur ; il avertissait qu’il n’avait jamais passé par là.

Peyraque descendit, entrant dans la tourbe jusque mi-jambes, et chercha à s’orienter. C’était tout à fait impossible. Les montagnes et les ravins n’offraient qu’une plaine de vapeur blanche.

— Nous avons perdu la route ? lui dit Caroline avec indifférence.

En ce moment, le vent fit une trouée dans le brouillard, et on vit au loin de fantastiques horizons empourprés par le soleil ; mais la nuée se referma si vite que Peyraque n’avait rien pu reconnaître sur ce point isolé de la ceinture lointaine des montagnes. Cependant on entendit des aboiements et puis des voix, et on ne distingua les chiens que quand ils furent à deux pas. Ils devançaient une caravane d’hommes et de mulets portant des légumes et des outres. C’étaient des montagnards qui étaient allés échanger dans la plaine le fromage et le beurre de leurs vaches contre des fruits et des légumes du bas pays. On s’aboucha et on se renseigna. Il fut dit à Peyraque qu’il avait eu grand tort de vouloir aller en voiture aux Estables dans cette saison, que cela ne se pouvait pas, et qu’il fallait retourner. Peyraque y mit de l’amour-propre, et demanda s’il était encore loin du village. On le remit dans la voie en lui disant qu’il y en avait pour une heure et demie, et comme les bêtes étaient chargées, qu’elles avaient chaud, qu’eux-mêmes étaient pressés d’arriver, ces montagnards n’offrirent aucune assistance et disparurent en se moquant un peu de la carriole. Caroline les vit s’effacer rapidement comme des ombres dans le brouillard.

Il fallait absolument laisser souffler le cheval, qu’un nouvel effort pour reprendre la voie escarpée avait épuisé. — Ce qui me console, dit Peyraque, très-affecté, c’est que vous ne vous plaignez de rien ! Il fait pourtant un gros froid, et je suis sûr que l’humidité a percé votre capote !

Caroline ne répondit que par un tressaillement. Une nouvelle ombre venait de passer sur la lisière du chemin, et c’était M. de Villemer. Il ne semblait pas voir la carriole, quoiqu’il la vît très-bien ; mais il voulait ne pas paraître se douter qu’elle portât des gens de sa connaissance. Il avançait avec une énergie extraordinaire et en affectant un air d’indifférence.

— C’est lui ! je l’ai vu ! dit Caroline à Peyraque. Il va où nous allons !

— Eh bien ! laissons-le passer, et retournons !

— Non ! je ne peux plus, je ne veux plus ! Il va mourir après une course pareille ! Il n’arrivera pas aux Estables. Suivons-le !

Il y avait tant d’autorité cette fois dans l’épouvante de Caroline, que Peyraque obéit. On atteignit M. de Villemer qui se dérangea pour laisser passer, ne leva pas la tête et ne s’arrêta pas. Il ne voulait être ni importun ni rebelle, mais il voulait savoir, il voulait suivre jusqu’à la mort.

Malheureusement ses forces étaient à bout. La difficulté de cette marche toujours ascensionnelle depuis Lantriac, et surtout depuis deux lieues dans un chaos de pierres et de gazons tourbeux, avait provoqué une sueur abondante qu’il sentit se glacer au souffle d’une brise âpre qui tournait à l’est subitement. La respiration lui manqua, et il fut forcé de s’arrêter.

Caroline tourna la tête vers lui, prête à s’écrier… Peyraque lui saisit le bras : — Du courage, ma fille ! lui dit-il avec un accent profondément religieux ; Dieu veut cela de toi ! — Et elle se sentit écrasée par la foi robuste du paysan.

— Que voulez-vous qu’il lui arrive ? reprit-il en avançant toujours. Il a eu la force de venir jusque-là, il aura celle de faire encore un bout de chemin. Un homme ne meurt pas pour une course à pied ! Il se reposera aux Estables. Et s’il est malade… j’y serai !

–Mais il me suit ! Tu vois bien qu’il faudra lui parler là ou ailleurs !

— Pourquoi vous suivrait-il ? Il ne se doute pas seulement que vous êtes là. Tant de voyageurs veulent voir le Mezenc !

— Par le temps qu’il fait ?

— Le soleil s’est levé beau, et nous y allions aussi pour le voir, le Mezenc !

Le marquis avait vu Caroline hésiter et se résigner. Cette émotion lui avait porté le dernier coup. Il ne se vit pas plutôt devancé qu’il sentit qu’il n’irait pas plus loin. Il se laissa tomber sur une pierre, les yeux fixés sur ce point noir qui se perdait lentement devant lui, car le vent s’était élevé tout à coup et chassait avec violence les vapeurs que de légers tourbillons de neiges et de grésil commençaient à remplacer. — Elle veut donc que je ne sache plus rien d’elle ? se dit-il en se sentant défaillir. Elle fuit l’espérance, elle a perdu la foi C’est qu’elle ne m’a jamais aimé !

Et il se coucha pour mourir.