Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/20

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Hachette (p. 235-250).


XX


l’engagement


Julien avait enfin rempli son engagement avec M. Georgey. Trois mois après la fameuse foire qui avait été témoin de si fâcheux événements, Frédéric put reprendre son travail et Julien commença le sien chez M. Georgey.

Son nouveau maître le fit aller à l’école ; Julien avait de la mémoire, de la facilité, de l’intelligence et de la bonne volonté ; il apprit en moins d’un an à lire, à écrire, le calcul, les premiers éléments de toutes les choses que M. Georgey voulait lui faire apprendre. Tout le monde était content de lui ; il aidait à tout ; il était actif, complaisant, prévenant même ; il servait M. Georgey avec un zèle et une fidélité qui étaient vivement appréciés par le brave Anglais. Bien des fois M. Georgey avait voulu récompenser généreusement Julien de ses services ; Julien avait toujours refusé ; et quand son maître insistait, sa réponse était toujours la même.

« Si vous voulez absolument donner, Monsieur, donnez à Mme Bonard ce que vous voulez me faire accepter et ce que je suis loin de mériter.

Very well, my dear, répondait M. Georgey ; moi porter à Madme Bonarde. »

Et il remettait en effet à Mme Bonard des sommes dont nous saurons plus tard le montant, car M. Georgey lui avait défendu d’en parler, surtout à Julien, qu’il aimait et qu’il voulait mettre à l’abri de la pauvreté.

« Il refuserait, disait-il, et moi voulais pas lé abandonner sans fortune. Moi voulais Juliène manger des turkeys. »

Un jour il trouva Mme Bonard seule, pleurant au coin de son feu.

m. georgey.

Quoi vous avez, povre Madme Bonarde ? Pourquoi vous faisez des pleurements ?

madame bonard.

Ah ! Monsieur, j’ai bien du chagrin ! Je ne peux plus me contenir. Il faut que je pleure pour me soulager le cœur.

m. georgey.

Pour quelle chose le cœur à vous était si grosse ?

madame bonard.

Parce que, Monsieur, mon mari et Frédéric ne peuvent plus se supporter depuis ce jour terrible où vous avez empêché un si grand malheur. Le père ne peut pas voir le fils sans qu’il se sente pris d’une colère qui devient de plus en plus violente. Et le fils a pris son père en aversion, sans pouvoir vaincre ce mauvais sentiment. Je suis dans une crainte continuelle de quelque scène épouvantable. Ce matin, ils ont eu un commencement de querelle, que j’ai arrêtée avec difficulté. Frédéric voulait s’engager comme soldat ; le père lui disait qu’un voleur n’était pas digne d’être militaire. Ils se sont dit des choses terribles. J’ai heureusement pu les séparer en entraînant Frédéric ; mais si une chose pareille se passait en mon absence, vous jugez de ce qui pourrait en arriver. »

L’Anglais ne répondit pas ; il réfléchissait et la laissait pleurer… Tout à coup il se leva et se plaça devant elle les bras croisés.

« Madme Bonarde, dit-il d’une voix solennelle, avez-vous croyance… c’est-à-dire confidence à moi ?

madame bonard.

Oh oui ! Monsieur, toute confiance, je vous assure.

m. georgey.

Mille mercis, Madme Bonarde. Alors vous tous sauvés et satisfaits.

m. georgey.

Comment ? Que voulez-vous faire ? Comment empêcherez-vous le père de rougir de son fils, et

le fils de garder rancune à son père ?
m. georgey.

Je pouvais très bien. Vous voir bien vite.

madame bonard.

Mais, en attendant, s’ils se reprennent de querelle ?

m. georgey.

Reprendre rien, du tout rien. Où il est Fridric ?

madame bonard.

Il bat le blé dans la grange.

M. georgey.

Très bon, très bon. Je voulais voir lui vitement. Vous appeler Fridric. »

Mme Bonard, qui avait réellement confiance en M. Georgey, se dépêcha d’aller chercher Frédéric et l’amena dans la salle.

m. georgey.

Fridric, il y avait deux années toi pas heureuse, M. Bonarde pas heureuse, Madme Bonarde pas heureuse. Moi voulais pas. Moi voulais tous heureuse. Toi venir avec moi, toi prendre logement avec moi. Et moi t’arranger très bien. Bonsoir, Madme Bonarde ; demain jé dirai toute mon intention. Viens, Fridric, viens vitement derrière moi. »

M. Georgey sortit, Frédéric, très surpris, le suivit machinalement sans comprendre pourquoi il s’en allait. Mme Bonard, non moins étonnée, le laissa partir sans savoir ce que voulait en faire M. Georgey, mais fort contente de le voir quitter la maison et très assurée que c’était pour son bien.

En route, M. Georgey expliqua à Frédéric, tant bien que mal, ce qu’il venait d’apprendre.



Frédéric suivit machinalement M. Georgey.

m. georgey.

Il fallait pas rester là, Fridric. Il fallait devenir soldat, une bonne et brave militaire française. Toi avais envie. Lé père voulait pas, moi jé voulais et toi voulais. Toi demeurer avec pétite Juliène ; moi écrire lé lettre pour toi faire une bonne engagement. Jé connaissais une brave colonel ; moi lui faire recommandation pour toi. Quand lé colonel dira yes, jé enverrai toi avec des jaunets pour toi être heureuse là-bas… Tu voulais ? Dis si tu voulais. Tu avais dix-houit ans, tu pouvais.

frédéric.

J’en serais bien heureux, Monsieur ; mais mon père ne voudra pas, il me refusera la permission.

m. georgey.

Jé disais tu avais dix-houit années. Jé disais tu pouvais sans permission. Dis si tu voulais.

frédéric.

Oui, Monsieur ; je veux, je le veux, bien certainement. Je ne peux plus vivre chez mon père, j’y suis trop malheureux. Il ne me parle que pour m’appeler voleur, coquin, scélérat. Il me fait des menaces terribles pour m’empêcher de recommencer, dit-il. Ma pauvre mère pleure toujours ; mon père la gronde. La maison est un enfer.

m. georgey.

C’était mauvais, oune enfer ; il fallait oune paradis, et moi lé voulais. Toi devenir oune brave militaire ; toi gagner lé croix ou lé médaille, et toi revenir toute glorieuse. Lé papa devenir glorieuse, la maman fou de bonheur et toi contente et honorable.

— Merci, Monsieur, merci, s’écria Frédéric rayonnant de joie. Depuis plus d’un an, je mène la vie la plus misérable, et c’est à vous que je devrai le bonheur. »

M. Georgey regardait avec satisfaction Frédéric, dont les yeux se remplissaient de larmes de reconnaissance.

m. georgey.

C’était très bien, my dear. Toi rester encore bonne créature ; Alcide il était parti, toi jamais voir cette coquine, cette malhonnête. C’était très bien. »

M. Georgey rentra avec Frédéric.

m. georgey.

Caroline, Fridric prendre logement ici. Lui rester oune semaine. Vous, préparer oune couchaison.

caroline.

Mais, Monsieur, je n’ai ni chambre ni lit à lui donner.

m. georgey.

Vous cherchez dans lé bourg vitement.

caroline.

Mais, Monsieur, personne ici n’a de lit à prêter.

m. georgey.

Jé demandais pas prêter ; jé demandais acheter. Allez vitement acheter lé lit de la coquine Alcide.

caroline.

Combien faudra-t-il le payer, Monsieur ?

m. georgey.

Caroline, vous mettez en colère moi. Payez quoi demandera lé coquine dé père. Allez vitement ; j’étais tout en bouillonnement. »

Caroline disparut pour exécuter l’ordre de M. Georgey ; elle savait que la contrariété le mettait dans des colères terribles, et, malgré qu’il n’eût jamais frappé ni même injurié personne, elle avait une grande frayeur de ses yeux étincelants, de ses dents serrées, de ses poings crispés, de ses mouvements brusques, des coups qu’il frappait sur les meubles. Le marché fut débattu et pas conclu.

bourel.

Pour qui donc demandez-vous le lit d’Alcide ?

caroline.

C’est pour quelqu’un qui est pressé.

bourel.

Il ne vaut pas grand’chose, je vous en préviens ; il n’est pas neuf, il s’en faut.

caroline.

Aussi je ne pense pas que vous me demandiez un grand prix. Vous le donnerez bien pour vingt à vingt-cinq francs ?

bourel

Ce n’est guère, vingt-cinq francs ; mais sans couvertures, alors.

caroline.

Que voulez-vous que nous fassions d’un lit sans couvertures ?

bourel.

Nous, dites-vous ? C’est donc pour vous, c’est-à-dire pour votre maître.

caroline.
Certainement, et il est pressé.
bourel.

Ah ! c’est pour M. Georgey ? Et il est pressé ! Il m’en donnera bien cent francs.

caroline.

Cent francs pour une patraque de lit ! Quatre planches et une méchante paillasse ! Vous plaisantez, père Bourel.

bourel.

Je ne plaisante pas. Cent francs ou rien. »

Caroline hésita. Si elle revenait sans lit, elle amènerait une crise de colère. D’un autre côté, payer cent francs un vieux lit vermoulu qui se composait d’une paillasse, d’un traversin et de deux mauvaises couvertures, c’était par trop se laisser duper.

« Ma foi non, c’est trop fort aussi. Gardez votre lit ; j’en aurai un ailleurs. »

Et Caroline sortit.

bourel, criant.

Mam’selle Caroline, mam’selle Caroline, revenez donc ; je le donne pour quatre-vingts,… pour soixante,… pour quarante. Revenez donc. Ne soyez pas si prompte… Je vous le porterai et je vous le monterai par-dessus le marché. »

Caroline revint sur ses pas.

caroline.

Apportez-le, dans ce cas, et dépêchez-vous. Monsieur est impatient.

bourel.

Le temps de démonter le lit et je serai chez vous. »

Caroline rentra triomphante ; elle raconta à son maître comment elle lui avait fait gagner soixante francs.

M. Georgey rit de bon cœur.

« Tenez, Caroline, voilà cent francs.

caroline.

C’est quarante, Monsieur, puisque j’ai marchandé.

caroline.

Vous faire marchandement pour vous, moi marchandais pas, jamais.

caroline.

Mais, monsieur, c’est soixante francs que vous me donnez. C’est trop.

m. georgey.

Jé disais c’était pas trop pour récompensement. L’honnête, c’était rare beaucoup ; jé payais cher lé rare. Et soixante francs c’était pas trop… Moi pas voulais voir cette malhonnête. Faisez tout l’affaire tout seul. »

Caroline se retira rouge de joie, avec force remercîments et révérences.

m. georgey.

C’était assez, my dear. Allez-vous là-bas. Fridric aussi là-bas. Quand pétite Juliène est retourné, vous direz à lui monter. »

Ils s’arrangèrent de leur mieux en bas. Caroline fit placer le lit de Frédéric dans un cabinet noir près de la cuisine ; ce n’était que pour peu de jours ; il déclara s’y trouver très bien.

Une heure après, quand Julien monta chez

M. Georgey, il le trouva écrivant une lettre.
m. georgey

Ah ! pétite Juliène, jé voulais savoir tes connaissances. Jé voulais voir tes écritures. »

Julien lui fit voir ses cahiers qu’il apportait de chez le maître d’école. M. Georgey les examina.

m. georgey.

C’était très parfaitement bien. L’écrivement il était très joli ; lé dessination il était très fort régularisé. Lé calculement il était parfaitement exactement.

julien.

C’est que voilà plus d’un an, Monsieur, que je prends des leçons.

m. georgey.

Et jé voulais toi prendais une année encore, et alors toi pouvais rétourner avec Master et Madme Bonarde. Ça était mieux qué faire des dessinations, des fabrications comme jé voulais. Eux tout seuls, tout tristes, eux t’aimer beaucoup fort ; toi heureuse chez Madme Bonarde ; moi laisser à toi argent ; toi pas être un charge, mais un richesse. Tu devenais rouge ? Tu étais contente.

julien.

Oui, très content, Monsieur ; mais vous, Monsieur, que j’aime et auquel je dois tant, il faudra donc que je vous quitte ?

m. georgey.

Oui, my dear. Moi avoir fini ici l’établissement du fabrication. Moi faisais pour m’amuser, pour voir lé pays, pour faire des progressions dé fabrications dans lé France. Moi étais riche, très fort riche. J’avais pas besoin pour moi. Toi avoir instrouction assez dans une année encore ; moi laisser à Madme Bonarde argent pour ton vivotement et pour ton établissement.

julien.

Je ne sais comment vous remercier, Monsieur, de toutes vos bontés pour moi. Je voudrais ne jamais vous quitter, Monsieur. Je voudrais bien aussi rentrer chez M. et Mme Bonard, si bons pour moi. Mais Frédéric, Monsieur ? Il ne m’aime pas beaucoup, vous savez ; il ne sera pas content que je rentre chez lui.

m. georgey.

Fridric il avait quitté chez lui ; il sé faisait soldat français. Il était dans lé bas, chez Caroline ; va demander explication à lui. »

Julien, surpris de savoir Frédéric chez M. Georgey et n’osant le questionner à ce sujet, descendit dans la salle à manger et y trouva Frédéric seul. Caroline s’occupait du ménage. Julien apprit alors ce qui s’était passé le matin entre M. Bonard et son fils ; il comprit les terreurs de Mme Bonard et le moyen qu’avait trouvé M. Georgey pour les faire cesser.

julien.

Mais as-tu réellement envie de t’engager, Frédéric ?

frédéric.

C’est le seul moyen pour moi d’échapper au mépris et à la colère de mon père ! Si tu savais comme je suis malheureux depuis près de deux ans que j’ai repris mon travail avec mon père ! J’ai fait de bien grandes fautes, c’est vrai ; mais je les ai tant regrettées ! J’en ai en un si grand chagrin, que mon père aurait dû avoir pitié de moi et me les pardonner comme a fait ma mère. Quand je serai soldat, on ne pensera plus à moi ; et si j’ai le bonheur d’être tué dans un combat, on me pardonnera peut-être. J’ai été voir plusieurs fois notre bon curé ; il a cherché à me consoler. Il trouve que je ferais bien de partir pour l’armée.

julien.

Je trouve aussi que ta pensée est bonne ; mais que deviendront tes pauvres parents, ta pauvre mère, surtout ?

frédéric.

Tu leur resteras, Julien : ils t’aiment beaucoup, et ils ont bien raison. Ah ! si j’avais fait comme toi ! Si j’avais repoussé les conseils de ce méchant Alcide ! Si je t’avais écouté ! »

Frédéric tendit la main à Julien, qui la serra dans les siennes.

frédéric.

Mon cher Julien ! j’ai été jaloux de toi parce que tu étais bon ! Je t’ai détesté parce que tu avais refusé de faire comme moi ! Pardonne-moi, Julien ! Sois mon ami, mon frère ! Je t’aime à présent. »

Julien se jeta dans les bras de Frédéric.

julien.

Oui, Frédéric, je suis ton ami, ton frère. Je garderai ta place pour ton retour. »

Ils causèrent longtemps encore. Frédéric sentit son cœur soulagé après cette conversation ; sa tristesse se dissipa, et il se raffermit dans ses bons sentiments.

Tous deux servirent M. Georgey pendant son dîner, et tous deux s’efforcèrent de lui témoigner leur reconnaissance par mille petits soins, que M. Georgey recevait avec plaisir et affection.