Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/22

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Hachette (p. 261-272).


XXII


les mauvais camarades


Une année se passa encore sans aucun événement important. Au bout de ce temps il fut convenu que Julien rentrerait chez ses anciens maîtres, et que M. Georgey partirait pour faire un voyage dans le midi de la France, puis pour l’Afrique, où il projetait d’établir de nouvelles manufactures. Il avait reçu deux ou trois lettres du colonel Duguesclin, qui lui donnait d’excellentes nouvelles de Frédéric ; il était compté parmi les meilleurs soldats du régiment. Il y avait eu deux ou trois petits combats dans lesquels il s’était distingué ; il avait été nommé avec éloge deux fois dans l’ordre du jour, et le colonel ne doutait pas qu’il ne fût nommé brigadier, puis maréchal des logis très prochainement.

Ces lettres changèrent entièrement les dispositions fâcheuses de Bonard à l’égard de son fils ; au lieu d’en rougir, il en devint fier et ne laissait pas échapper une occasion de parler de son fils et des éloges que faisait de lui son colonel.

Quand M. Georgey dut partir pour l’Algérie, Bonard lui envoya une lettre pleine d’affection et d’encouragement pour Frédéric, le bénissant, l’appelant son cher fils, la gloire de son nom, l’espoir de ses vieux jours, etc.

Pendant cette année, que devenait Alcide ? Le hasard l’avait fait entrer dans le même régiment que Frédéric ; seulement, et pour le grand bonheur de ce dernier, l’escadron d’Alcide fut envoyé dans une autre garnison assez éloignée.

Mais un jour, jour fatal qui se trouva être celui du départ de M. Georgey pour l’Afrique, l’escadron de Frédéric reçut l’ordre de joindre l’autre. Huit jours après ils étaient réunis, et Frédéric reconnut avec effroi qu’Alcide faisait partie du régiment. Alcide, lui, fut enchanté de cette découverte ; il résolut de s’appuyer sur Frédéric, qu’il savait bien vu du colonel, et dont l’excellente réputation au régiment corrigerait la sienne qui était très mauvaise.

« Quand on nous verra amis, pensa-t-il, on me considérera davantage et on ne me fera plus faire toutes les corvées du service. Il faudra tout de même que je ménage ce Frédéric. Pas un mot du passé ; il m’éviterait si je lui en parlais. Non, non, pas si bête. Je ferai l’honnête homme, le saint homme même, au besoin. Je le flatterai, je lui ferai faire connaissance avec mes amis, en lui disant que ce sont de braves jeunes gens qui ont besoin de bons conseils, de bons exemples ; que nous lui demandons de nous diriger, de nous compter parmi ses amis. Je saurai bien l’empaumer ; il est faible, et, une fois pris, nous profiterons de l’argent que lui envoie son imbécile d’Anglais pour faire des parties. C’est ça qui est amusant ! Et nous n’avons pas le sou, nous autres pauvres diables ! Il faut que je fasse la leçon aux amis. Qu’ils n’aillent pas se trahir devant lui ! Ils perdraient tout, les gredins ! »

Alcide alla en effet à la recherche de ses camarades, leur expliqua qu’il fallait viser à la bourse de Frédéric, et que pour cela il fallait paraître sages, tranquilles, bons soldats, en un mot.

« Quand il sera pris une fois seulement en manquement de service, nous le tiendrons et nous le ferons marcher. Le tout, c’est de savoir s’y prendre. »

Il continua ses recommandations et ses explications ; les autres finirent par l’envoyer promener.

« Est-ce que tu nous prends pour des imbéciles, pour nous mâcher la besogne comme tu le fais ? Nous saurons bien l’entortiller sans que tu t’en mêles.

alcide.

Non, vous ne le connaissez pas ; vous ne saurez pas le prendre ; il vous échappera, et j’en porterai la peine : il connaît bien le proverbe :

Qui se ressemble s’assemble.
gueusard.

Fais comme tu voudras ; mais je dis, moi, qu’il faut commencer par lui faire payer la bienvenue, et l’enivrer si nous pouvons.

gredinet.

Et le dévaliser après, son Anglais le remplumera.

alcide.

Et tu crois, imbécile, qu’il se laissera faire comme un oison, sans même ouvrir le bec pour crier ?

fourbillon.

Qu’il crie, qu’il piaille, je m’en moque pas mal, quand j’aurai vidé son gousset.

renardot.

Et quand il crierait, qu’est-ce que cela nous fait ? Il ne portera pas plainte, puisqu’il se sera grisé avec nous.

alcide.

Faites comme vous voudrez ; seulement vous ferez fausse route, c’est moi qui vous le dis.

gueusard.

C’est ce que nous allons voir. Voilà l’ouvrage de la caserne fini ; tu vas nous présenter et lever le premier le lièvre de la bienvenue.

alcide.

Je n’en soufflerai pas mot. Ce serait tout perdre… Mais tenez, le voilà qui débusque dans la cour. Suivez-moi. »

Alcide, suivi de sa bande, se dirigea vers Frédéric qui venait prendre l’air ; la journée avait été brûlante, chacun cherchait à respirer avant l’heure

de la retraite.
alcide.

Bonjour, mon brave Frédéric. Nous voici enrôlés dans le même régiment, et bien différent de ce que nous étions quand nous nous sommes quittés. Voici des amis que je te présente. Ils ont, comme moi, entendu parler de toi.

frédéric.

De moi ? À propos de quoi donc ?

alcide.

Comment ! tu es donc seul à ne pas savoir qu’il n’est bruit que de toi dans le régiment ? Ton nom est dans toutes les bouches. Quand nous voulons faire l’éloge d’un des nôtres, nous disons « Brave comme Bonard, exact comme Bonard, bon chrétien comme Bonard, généreux comme Bonard ». N’est-il pas vrai, camarades ? Je ne blague pas, moi.

tous.

Oui, oui, très vrai ! Ça a passé en proverbe dans l’escadron.

frédéric.

Merci de votre bonne opinion, camarades. Je suis heureux de vous connaître. Et toi, Alcide, je compte bien que nous vivrons en bonne amitié et en bons soldats, en vrais chrétiens.

alcide.

C’est bien ma pensée ; nous emboîterons tous le même pas.

gredinet.

Nous serons la crème de l’escadron, toi, Bonard, à notre tête.

renardot.

Oui, soyons tous les grenadiers de Bonard, et

ce sera notre gloire.
fourbillon.

Fumes-tu quelquefois ?

frédéric.

Non, ce n’est pas mon habitude.

fourbillon.

Tant pis, je t’aurais demandé un cigare ; j’ai un mal du dents à me rendre fou, et pas un centime pour en acheter un.

frédéric.

Qu’à cela ne tienne. Je n’ai pas de cigares, mais j’ai de quoi en acheter. Combien t’en faut-il ?

fourbillon.

Cela dépend des camarades. S’ils veulent fumer en ton honneur, pour fêter ta bienvenue, et si tu es généreux, comme on le dit, tu lâcheras bien deux cigares par tête.

frédéric.

Deux, c’est trop peu ; mettons en quatre ; nous sommes six ; mais comme je n’en suis pas, cela fait vingt cigares. À combien la pièce ?

gueusard.

Pour en avoir de passables, faut bien y mettre quinze centimes ; ça fait trois francs.

frédéric.

Tiens, voilà cinq francs. Va à la provision.

gueusard.

Tu mérites bien ta réputation, brave camarade. J’y cours, et vous ne m’attendrez pas longtemps.

alcide, bas à Frédéric.

Tu as bien fait, Frédéric. Ce sont de pauvres gens qui n’ont pas le sou, comme moi ; ils sont



« Voici des amis que je te présente. » (Page 263.)


reconnaissants ; tu les mèneras tous à la baguette si tu les fournis de temps à autre. »

Ce fut le premier essai d’Alcide et de ses compagnons. Ils continuèrent à dégarnir la bourse de Frédéric en lui faisant sans cesse de nouvelles demandes. Tantôt c’étaient des cigares, tantôt une bouteille de vin, tantôt une petite perte au jeu à payer. Frédéric, méfiant dans les commencements, se laissa aller quand il vit Alcide si complètement changé en apparence, si honteux de son passé, qu’il rappelait adroitement et indirectement sans que personne autre que Frédéric pût le comprendre. Il ne s’apercevait pas que ces prétendus amis le circonvenaient de plus en plus et le séparaient des autres camarades dont ils lui disaient sans cesse du mal.

Un jour, le colonel le rencontra entouré de la bande d’Alcide ; il l’appela.

le colonel.

Comment ça va-t-il, mon cher ? Il y a longtemps que je ne t’ai vu. Pourquoi donc fais-tu société avec ces gens-là ? Ce sont les plus mal notés du régiment. Prends garde ! Je te porte intérêt, tu le sais, et je n’aime pas à te voir fréquenter de mauvais sujets. J’ai mes rapports ; je sais que tu leur donnes de l’argent, que tu es souvent avec eux, qu’ils boivent et te font boire quelquefois. Je te le répète, prends garde qu’ils ne t’entraînent à mal.

frédéric.

Je vous remercie bien de votre bon avis, mon colonel. Je croyais avoir là de bonnes relations. Je les vois bien doux, bien rangés, exacts à leur service ; je ne m’en étais pas méfié. Mais votre avertissement ne sera pas perdu, mon colonel, et dès aujourd’hui je m’en séparerai.

le colonel.

Ils sont donc bien changés, pour que tu en aies si bonne opinion ? Malgré les apparences, n’oublie pas mon conseil. Au revoir, mon ami, je ne te perdrai pas de vue. »

Le colonel s’éloigna, les amis d’Alcide se rapprochèrent.

alcide.

Qu’est-ce qu’il t’a dit le colonel ? Il nous regardait en te parlant.

frédéric.

Il m’a dit quelque chose qui ne me fait pas plaisir et qui vous regarde tous.

gredinet.

Quoi donc ? Tu as l’air contrarié, en effet.

frédéric.

On le serait à moins. Il m’a dit de prendre garde aux camarades mal notés dans le régiment.

renardot.

Eh bien, en quoi cela nous regarde-t-il ?

frédéric.

En ce qu’il m’a dit que vous en étiez.

alcide.

Ah bah ! Tu ne l’as pas cru, je pense ?

frédéric.

Mon colonel m’a toujours donné de bons avis, et je me suis toujours bien trouvé de les avoir

écoutés.
alcide.

Tu veux donc nous lâcher ! C’est ça qui serait un méchant tour ; tu nous manquerais trop.

frédéric.

Je ne vous manquerai pas en ce que vous me trouverez toujours prêt à vous obliger et à vous venir en aide. Mais je vous fréquenterai moins, pour obéir à mon colonel. »

Alcide regarda les camarades et cligna de l’œil. Ils comprirent qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour exécuter leurs projets, et avoir de Frédéric tout ce qu’ils pourraient en tirer.

alcide.

Je respecte ta soumission, mon ami, et nous, de notre côté, nous t’éviterons au lieu de te chercher. Mais accorde-nous une dernière soirée. Nous nous réunirons dans la chambre et nous viderons une ou deux bouteilles à la santé du colonel, quelque injuste qu’il soit à notre égard. »

Frédéric, surpris et satisfait d’une obéissance qu’il n’espérait pas, consentit volontiers à cette soirée d’adieux ; il promit de les rejoindre dans la chambrée aussitôt après l’exercice. Et ils se quittèrent amicalement.