Le Meilleur Amour

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Calmann Lévy, éditeur (p. 201-216).

LE MEILLEUR AMOUR


Entre les êtres destinés non pas au bonheur convenu, mais au réel bonheur, nous devons compter un jeune Breton nommé Guilhem Kerlis. On peut dire qu’il naquit sous une étoile heureuse, et que peu d’hommes, en leur amour, furent plus favorisés que lui. Cependant, combien simple fut son histoire !

Ce fut en 1882, à la brune d’un beau soir de septembre, qu’Yvaine et Guilhem se rencontrèrent dans la campagne de Rennes, près d’une barrière de prairie. Yvaine, fort jolie, avait seize ans ; c’était la fille unique d’une métayère presque pauvre ; elles habitaient le gros bourg de Boisfleury, près de la ville.

Ce soir-là, suivie de deux génisses et d’une demi-douzaine de brebis, tout son troupeau, elle rentrait.

Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était le fils d’un garde-chasse du baron de Quélern : il rentrait aussi, son gibier en gibecière. Tous deux, s’étant regardés, s’étonnèrent de ne pas s’être vus plus tôt, car le bourg n’était pas à plus de deux lieues de la chaumière du garde. Autour d’eux, les champs de luzerne, les avoines fauchées, encore mêlées de fleurs, et, venues du lointain, les senteurs des bois embaumaient l’air vespéral. Ils se dirent quelques paroles.

Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu’elle avait au corsage. Guilhem lui fit présent d’une belle perdrix rouge, et l’on se sépara sur un rendez-vous que la jeune fille accorda sans hésiter, car on avait parlé mariage — et Guilhem, tout de suite, lui avait plu.

Ils se revirent le lendemain, non loin de Boisfleury, dans un sentier que l’automne parsemait déjà de feuilles dorées ; — ce fut la main dans la main qu’ils échangèrent de naïves confidences, sans même penser qu’ils s’aimaient. — Puis, tous les jours, jusqu’à la fin d’octobre, Guilhem la revit, se passionnant pour elle.

C’était un grave cœur, plein de croyances, dont les sentiments étaient à la fois purs, ardents et stables. Yvaine était joueuse, engageante et d’un babil d’oiseau ; peut-être un peu trop rieuse. Ils se fiancèrent avec d’innocents baisers, de doux projets de ménage.

Et c’était une longue étreinte silencieuse, lorsqu’ils se quittaient.

Comme Guilhem avait gardé son secret, même pour son père, le vieux garde attribuait l’air nouvellement soucieux de son fils aux seules approches du moment de la conscription — ce qui entrait pour une part, aussi, dans la vérité. — L’ancien sergent lui donnait, à souper, des conseils pour réussir au régiment.



Le primitif Guilhem aimait donc avec ferveur, avec foi — sans remarquer qu’Yvaine, étant seulement très jolie, mais sans une lueur de beauté, ne pouvait être qu’incapable de sentiments bien solides.

Amoureuse, peut-être ; amante, sa nature s’y refusait. Certes, elle se fût peu défendue, s’il eût voulu, d’avance, en obtenir des privautés conjugales plus sérieuses que des baisers et des étreintes ; mais, en ce croyant, une sorte d’effroi de ternir sa fiancée maîtrisait la fièvre des désirs, l’emportement de la passion, de tels entraînements, trop oublieux de l’honneur, sentaient le sacrilège, et ceci les refrénait. Yvaine, de tempérament plus frivole, regrettait, au fond de ses idées, qu’il eût si fort cette qualité du respect ; — et même son inclination pour lui s’en attiédit un peu. Elle avait envie de rire, parfois, de ce trop grave amour — qu’elle comprenait à l’étourdie, et selon d’étroites sensations ; bref, elle eût bien préféré que Guilhem fût « plus amusant » ; mais un mari (se disait-elle), ce doit sans doute, être comme cela, d’abord.

Au moment des adieux, quand Guilhem tomba au service militaire, elle ressentait pour lui plutôt de l’amitié que de l’amour. Cependant, ils échangèrent la bague ; elle l’attendrait. Cinq ans de fidélité ! N’était-ce pas compter sur un rêve que d’y croire, l’ayant bien regardée ? Pourtant l’idée ne vint même pas à Guilhem qu’elle pût manquer à sa parole.

Le matin de son départ, au moment de s’éloigner vers la ville, il lui dit, la tenant embrassée : « Va, je reviendrai sous-lieutenant, avec la croix. — Ah ! mon Guilhem, lui répondit-elle (avec un accent si sincère qu’elle en fut dupe elle-même sur le moment), si tu te faisais tuer à la guerre, je te jure que je me ferais religieuse ! » Il eut un tressaillement : c’était la promesse inespérée ! Dans un élan de tendresse profonde, il lui ferma les paupières d’un long baiser… C’était scellé ! Ils étaient mari et femme. On s’écrirait toutes les semaines. — La vérité, c’est qu’Yvaine l’avait entrevu en uniforme d’officier, ce qui l’avait transportée. Ils se séparèrent, les yeux en pleurs, n’ayant l’un de l’autre qu’une petite photographie, tirée par un artiste de passage, au prix d’un franc.

Guilhem fut incorporé dans les chasseurs d’Afrique et dirigé sur la province d’Alger.



Les premières lettres furent pour tous deux une joie charmante, presque aussi douce que les premiers rendez-vous. L’éloignement avait rendu Guilhem, pour la jeune fille, une sorte de « chose défendue » dont on la privait, et qu’elle désirait par cela même.

Puis, il y avait le devoir, maintenant qu’on s’était bien promis l’un à l’autre.

En six mois, cependant, les pâlissements de l’absence altérèrent un peu la constance déjà longue d’Yvaine. Elle soupirait et s’ennuyait de cette monotonie, de cette solitude. Sa parole jurée lui pesait parfois comme une chaîne. Elle en était revenue à l’amitié. Ses lettres, sa seule distraction, demeuraient toutefois les mêmes, ayant pris le pli des phrases tendres. Celles de Guilhem témoignaient qu’il ne vivait de plus en plus que d’elle — et d’espoir. Mais quatre ans et demi encore !… Naïve, elle bâillait, parfois, en y songeant. Sur ces entrefaites, le père de Guilhem, le vieux garde Kerlis, mourut, laissant un pécule des plus modestes, que Guilhem plaça, par correspondance, pour jusqu’à son retour.

Cette présence, qui avait gêné la mère et la fille, ayant disparu, celles-ci respirèrent plus à l’aise. La mère Blein, des plus accortes et jolie encore, devint de mœurs un peu libres.

Si bien qu’un jour, moins de dix mois après le départ de Guilhem, il arriva comme si un absurde coup de vent eût passé tout à coup.

Yvaine, en effet, par un soir de fête de village, s’en laissa dire par un jeune élève de marine, venu en congé, qui la séduisit à l’improviste et dut, après deux jours, la laisser seule.

Elle comprit alors trop tard qu’elle avait commis, en riant trop, l’irréparable. — Allons, c’était fini ! Que faire ? S’étourdir ? Elle sentit que la vie allait l’entraîner.

Un mois après, à Rennes, elle avait un amant, qui l’installa, sans luxe d’ailleurs. Bientôt, devenue fille galante, elle mena l’existence de gros plaisirs qu’offre la province aux personnes désireuses de « s’amuser ».

Cependant, par une féminine bizarrerie, elle avait gardé, au fond du cœur, un faible pour le passé lointain qu’elle avait trahi si follement. Les lettres douces et réchauffantes qu’elle recevait toujours formaient un tel contraste avec le ton dont les « autres » lui parlaient !… Ne sachant d’elle que ce qu’elle lui en apprenait, le soldat continuait, là-bas, de la respecter et de la chérir. Il est des soupirs qui éclairent : elle l’appréciait davantage, à présent !… De sorte que, sans bien se rendre compte de ce qu’elle osait, elle lui répondait avec la candeur d’autrefois, qu’elle retrouvait en lui écrivant — lui laissant croire, par un jeu triste et pour gagner du temps, qu’elle était toujours celle qu’il avait connue.

Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait du bien. Comment y renoncer ? Pourquoi le rendre si vite malheureux ? Ne saurait-il pas toujours assez tôt ? Elle devait s’efforcer de faire durer l’illusion de Guilhem jusqu’à la fin, s’il était possible. « Il a encore trois années ! » se disait-elle ; — et cela l’enhardissait. Et puis, elle ne pouvait s’en empêcher. C’était son seul et poignant bonheur. — « Tant mieux, s’il vient me tuer, quand il apprendra mon inconduite !… pensait-elle. Soyons heureux d’ici là ! » — Ce qui ne l’empêchait pas, lancée comme elle était, de continuer, dans les intervalles, son train de fille qui s’étourdit et se donne « du bon temps » avec les étudiants et les officiers.

Tout à coup, plus de lettres. C’était la cinquième année, aux premiers mois seulement.

Ce silence brusque la remplit d’une angoisse violente. Saurait-il ? A-t-il appris ? Elle en fut d’autant plus consternée qu’au moment où ce silence compta plusieurs semaines, elle se trouvait à l’hospice, officiellement soignée pour un mal abominable, gagné au cours de sa vie joyeuse, et qui la défigurait.

Voici ce qui s’était passé :

Une fois incorporé dans son escadron, Guilhem, fort de son grave amour et sûr de sa fiancée, s’était bientôt fait remarquer comme soldat solide, studieux, exemplaire. Il lui semblait, chaque jour, qu’il gagnait Yvaine et leur bonheur futur. De là, sa conduite irréprochable. Ne vivant que des lettres qu’il recevait de France, et qui lui remplissaient le cœur, Yvaine était là, pour lui ! L’absence la multipliait, sous le beau ciel oriental, et la mélancolie du désir l’y faisait apparaître encore plus charmante, plus délicieuse que dans les champs bretons. La joie, certaine pour lui, de l’avoir pour femme — il l’éprouvait ainsi, d’avance, et chaque jour l’en rapprochait.

Lorsqu’il passa maréchal des logis, avec la médaille militaire, son fier contentement se doubla de l’écrire à sa digne et chère petite femme !… Ah ! comme, en son être, les mots foi, patrie, honneur, foyer, conservaient toutes leurs vibrations virginales — grâce à ce pur sentiment qu’il avait emporté du pays !… Au point d’inaltérable confiance où il était parvenu, Guilhem, en lisant les phrases où parfois un mot trouble eût dû l’étonner, faisait la demande et la réponse — et justifiait tout.

Étant supposé qu’il eût soudainement appris de quelqu’un la réalité et qu’à force de preuves l’évidence eût fait chanceler sa foi, quel noir dégoût, quel poison, quelle horreur de vivre ! Quel effondrement ! Certes, celui qui lui eût fourni ces preuves, sous prétexte « d’être dans le vrai », n’eût-il pas été, dans son zèle aussi niais que maudissable, bien moins un ami qu’un meurtrier ? Les braves lettres de son honnête et sainte petite Yvaine, n’était-ce pas pour lui le réel bonheur au milieu de cette séparation forcée, mais saturée d’espérance, qui était, au fond, la plus grande chance de sa vie ? N’était-ce pas même le seul bonheur possible, entre eux, que cette ombre ?

En admettant que son numéro l’eût exempté du service et qu’il eût épousé, là-bas, son Yvaine, quelle différence ! Après les ivresses brèves, lorsqu’il se serait aperçu de la futile, oisive, inconsistante, coquette et dangereuse nature de sa femme, que de pleurs secrets il eût versés, lui qui ne pouvait concevoir que sacré le foyer conjugal !…

Quel ennui bientôt ! quelle vieillesse redoutable ! quelle solitude à deux, si toutefois une légèreté de sa femme n’eût pas amené quelque tragique dénouement.

Eh bien ! au lieu de ce résultat positif du bonheur soi-disant réalisé, sa bonne étoile d’homme prédestiné à n’être que réellement heureux l’avait comblé de ces quatre ans et demi de félicité sans nuage, faite d’espoir bien fondé, d’absence illusoire, de réconfortants souvenirs chaque jour revécus ! Et cela grâce à la duplicité mêlée d’effroi, grâce, enfin, à la duplicité pardonnable de celle qu’il ne pouvait soupçonner !… Pardonnable ? avons-nous dit. Certes, comment, en effet, juger « coupables » ou « innocentes » ces sortes de natures ?

Autant prétendre les alouettes criminelles parce qu’elles ne peuvent résister au miroir !

Et si l’on objecte que ce bonheur n’était que le fruit d’un mensonge, nous répondrons : cela prouve que, pour ceux qui en sont dignes, un Dieu fait toujours naître le bien du mal. D’ailleurs, dans ce bas monde, quel est le bonheur qui, au fond, ne tient pas à quelque mensonge ?


Une nuit, aux premiers mois de cette cinquième année, Guilhem fut réveillé par le clairon. C’était une révolte d’Arabes. Il sauta en selle, on chargea.

L’escarmouche fut chaude ; mais, moins d’une heure après, le mouvement séditieux était réprimé.

Comme l’on revenait au campement, sous la clarté des étoiles, deux ou trois coups de feu lointains, attardés, retentirent ; des balles sifflèrent — et, soudain, se glissant du milieu des alfas, entre les chevaux, une ombre passa. Sans doute quelque fuyard tenant à venger un mort.

En effleurant le maréchal des logis, et comme celui-ci levait son sabre, l’Arabe étendit son flissah. De bas en haut, l’arme traversa la poitrine de Guilhem, qui s’inclina, mourant, sur l’encolure de son cheval, pendant que l’indigène disparaissait sous une étendue de dattiers, au long de la route.

On l’étendit sur une civière ; mais il fit signe de s’arrêter ; il n’arriverait pas vivant. C’était fini.

La pleine lune, au grand ciel africain éclairait le groupe militaire.

Le voyant, d’instants en instants, s’éteindre, tous ceux qui l’entouraient, l’estimaient et l’aimaient, sentaient leurs yeux se mouiller et le contemplaient, tête nue.

Il tira de sa poitrine la petite photographie de la fiancée vénérée, qu’il ne devait plus revoir, mais qui lui avait juré, s’il était tué à la guerre, de se consacrer à Dieu.

Puis, comme le réel bonheur ne peut se trouver, ici-bas, qu’en soi-même, et que, par miracle, sa foi l’avait protégé contre tout scandale extérieur, emportant ses nobles et pures croyances préservées, il fit le signe de la croix. Alors, le visage rayonnant d’une joie extatique, tranquille, nuptiale, et touchant de ses lèvres l’image d’Yvaine, il expira doucement, d’un air d’élu.