Le Membre/Prologue

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Imprimerie de « L'Événement » (p. 9-14).

LE « MEMBRE »


PROLOGUE


— Bonjour, monsieur Donat

— Bonjour, Jean.

Et, tranquillement, à la sortie de la station, Donat Mansot, le nouveau « membre » donna la main au vieil « engagé » de son père qui le connaissait depuis qu’il était haut comme ça.

— Le « Quat-roue » est là, monsieur Donat, continua l’engagé, en prenant des mains du nouvel arrivant son « satchel » et en se dirigeant vers la voiture attelée d’un cheval gris qui « piaffait » d’impatience.

Jean arracha la bride, la lança au fond du coffre du « cabarouet » puis il fit signe à M. Mansot d’« embarquer ». Ensuite, ayant « grimpé » lui-même sur le petit siège, il fouetta Fane qui partit au grand galop, sur le chemin du roi bordé d’arbres, à travers une nuée de poussière, dans un « trimbalement » de vieille ferraille et au « charivari » comme de machines aratoires au « gréement » mal rafistolé.

— Asteur, Monsieur Donat, dit le vieil engagé, rompant le premier, le silence, quand il eut mené à peu près six arpents, c’est-ti qu’ça va ben, vot nouveau méquier ?

— Pas mal, répondit Mansot. Voilà huit mois que mes électeurs m’ont élu membre de la Chambre et j’ai tâché de remplir toutes mes promesses. Mais, qu’est-ce que l’on dit de bon de moi dans le pays ?

— Mon Guieu ! Monsieur Donat, couci-couça, du bon et pi du mauvais. C’est « malaisé » allez, d’faire taire les « bavasseux » quand y s’mettent à mal jaser du monde.

Donat ne répondit pas et il y eut un temps de silence. Le soleil d’une belle journée du mois de juillet « plombait » sur le « chaumage » des champs et faisait craquer les branches sèches des arbres. De chaque côté du chemin, c’étaient des champs dont l’ensemble ressemblait à un grand jeu de dames où les carreaux jaunes de grains alternaient avec des carrés verdâtres d’avoine du printemps et de labour neuf.

— Et le père, demanda le membre, comment va-t-il ?

— Téjours pareil, y arrête pas. Ah ! c’est pas qu’un p’tit homme que c’t’homme-là. Vous savez, faudra pas lui faire des « magnières » à cause qu’i vous a gardé en « gribouille ». Y était si en « guiabe » quand y vous a vu s’lancer dans les gazettes. J’ai cru qu’y vous pardonnerait jamais ça.

La voiture avait quitté le grand chemin et « virait » dans une route de traverse pleine de gravois. Le cheval allait p’tit pas.

— Ah ! ça, s’écria tout-à-coup Jean, ça ne va donc pas dans votre nouveau méquier ? Vous paraissez ben « marabout » ?

— Mais non ! mais non ! s’obstina à dire Donat Mansot, Je ne suis plus accoutumé au pays et je regarde, voilà tout.

En effet, il l’avait quitté depuis bientôt cinq ans le pays et tout avait un peu changé. Fils du père Claude Mansot qui possédait le plus beau lot du grand rang de la paroisse de Sainte-Artémise de Trou-en-Mer, Donat, quand il était jeune, tenait de sa mère par son tempérament « poumonique ». Dur et sec, le père n’avait jamais eu de « câlineries », pour cet enfant « maigrechine » qui ne pourrait jamais tenir les manchons de la charrue, conduire la herse à ressorts ni même toucher les bœufs.

Aussi, la « bonne femme » morte, il le mit au séminaire, espérant qu’il se « renforcirait » et qu’il ferait un prêtre. Il fut vite « détrompé ». Pendant ses vacances, Donat passait son temps à rêvasser et à flâner ruminant toutes sortes de « calembredaines » dans sa jeune « caboche ». Quand il eut passé son « bac », il écrivit à son père qu’il avait eu une place dans une gazette et qu’il l’acceptait, peu importe c’que dirait l’« bonhomme ». Quelques mois plus tard, il était lancé dans la politique. Il gagna sa vie comme ça, « halle quin ben ». Et, c’est pour cela que le bonhomme Mansot en voulait un « tant seurment » à son fils de n’avoir pas fait un habitant comme lui et de s’être « emberlificoté » dans le métier « fainéanteux » de journaliste. Pourtant, il se « gourma » un peu quand il apprit que son garçon, dont il n’avait, du reste, jamais connu les couleurs politiques, avait gagné ses élections dans le comté de l’Achigan où il s’était présenté comme indépendant. Comme, après leur « brouille », il ne voulait pas faire les premiers pas pour s’« arranger » avec lui, il fut content d’apprendre que le membre allait venir le voir…

La voiture arrivait. Des arbres, saules, bouleaux et trembles, qui avaient poussé là, « sans cérémonie » pêle-mêle, jetaient de l’ombrage sur le chemin. La maison de père apparaissait là-bas, « frappée en plein » par le soleil. Autour des « bâtiments », le grain, dans les champs qui s’étendaient à perte de vue, semblait dormir. On entendait seulement dans le grand silence de la campagne le « piaillement » des poules et le cri des oies et des canards qui barbotaient dans un ruisseau voisin. On arriva à la ferme. C’était une belle « bâtisse » à « comble français ». La grange et l’étable s’élevaient tout près… Des poules jaunes picoraient sur un tas de fumier, derrière l’étable, et des petits cochons fouillaient dans la vase de la cour. Le père Mansot apparut tout de suite sur le perron de la porte. Il était vêtu d’ « overalls ».

— Bonjour, mon garçon.

— Bonjour, le père.

Ils se serrèrent les mains et les yeux du bonhomme semblaient vouloir dire qu’il était content.

— Alors, comme ça, ça va ben ?

— Oui, pas mal, et vous ?

— Ben merci…

Ils entrèrent dans la cuisine où les engagés étaient à « luncher ». Puis, ils traversèrent dans une petite salle éclairée par un « châssis » garni d’un rideau d’ « indienne » fleurie.

— On va souper tout de suite, dit l’habitant. Le fricot est servi.

Un air frais entrait dans la salle aux murailles tapissées de vieux journaux illustrés. Le soleil « miroitait » dans la vaisselle bleue, à dessins japonais. Ce « set » de vaisselle fleurie, Donat se le rappelait. C’est lui qui l’avait gagné, quand il était jeune, pendant une de ses vacances, à vendre des pilules roses par tout le rang. Il en avait vendu douze boites et la Compagnie des Produits Chimiques lui avait octroyé ce « set » de vaisselle en prime.

Le père Mansot et son fils soupèrent de bon appétit. Puis, quand ils eurent pris le dessert qui était des framboises dans de la crème :

— Ça m’ferait plaisir, dit le vieux, de t’avoir pour la veillée.

— Non, c’est pas possible, répondit Donat, il faut que je prenne les « chars » à huit heures.

Le père Mansot se leva et s’en fut à la cuisine ordonner à Jean d’atteler la jument au « sulky » pour reconduire son garçon à la station, puis il revint s’asseoir.

— Chanceux ! va, dit-il, la figure toute réjouie. T’en gagne-ti, asteur, de l’argent… et pi, t’es dans l’grand monde… t’as des belles habillements et tu passes dans les chars et sur les « steamboats » pour rien…

Il croyait que son garçon devait gagner au moins trois mille piastres par année, sans les « grattages » ; qu’il en dépensait douze cents au plus et qu’il lui restait, en fin de compte, une bonne somme claire à la fin de l’année… Au bout de dix ans, il était sûr d’avoir un millionnaire dans sa famille. Il voulut en avoir le cœur net.

— Asteur, qu’est-ce qu’ça t’rapporte ta place ?…

— Quinze cents piastres, répondit franchement Donat.

— Oui, quinze cents piastres « de fixe », mais à part de ça ?

— J’ai quinze cents piastres en tout…

— Hum !… Et comment c’que tu dépenses par année ?

— Quinze cents piastres.

— Quinze cents…

— Comme je vous le dis, père…

— Mais.

— Mais à la fin de l’année, je tâche d’attacher les deux bouts. Ça ne suffit pas ?

Le front du père Mansot se plissa. Il resta, un instant, « figé » pendant qu’un sourire de mépris courait sur ses grosses lèvres. Et, comme la porte s’ouvrait laissant passer l’engagé qui cria : « la jument est attelée », le père répondit durement

— Va la dételer. Donat ira prendre les chars à pied.