Le Meneur de louves/13

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Mercvre de France (p. 307-331).
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XIII


« À nos Seigneurs à toujours, Gundégisil, Nicasius, et Saffarius, très dignes possesseurs du siège apostolique, les évêques Ethérius, Syagrius, Eunacharius, Hésychius, Agrœcola, Urbicus, Félix, Véranus, item Félix et Bertchramm. Nous avons reçu les lettres de vos béatitudes ; et autant, à l’ouverture des nouvelles, nous avons été réjouis au sujet de votre santé, autant nous sommes saisis d’un chagrin profond au sujet de l’injure que vous nous marquez avoir reçue, puisqu’on brise la règle et qu’on ne conserve aucun respect pour la religion. Vous nous avez fait connaître que les religieuses qui, à l’instigation du Diable, sont sorties du monastère de Radegunde, d’heureuse mémoire, n’ont consenti à écouter aucune de vos admonitions ni rentrer dans l’enceinte de leur monastère qu’elles avaient quitté, et que de plus elles ont insulté à la basilique du bienheureux Hilaire, en vous y maltraitant vous et les vôtres ; qu’à cette cause vous avez cru devoir les suspendre du bienfait de la communion ; et vous avez souhaité de recevoir sur cela les avis de notre médiocrité. En conséquence, comme nous savons que vous avez très à propos cité les canons, et que la règle statue formellement que ceux qui seront surpris en de pareils excès doivent être punis non seulement par l’excommunication, mais par les peines de la pénitence ; ajoutant en cette affaire aux témoignages de notre respect notre sentiment ardemment désireux de notre affection, nous déclarons adhérer complètement à votre avis relativement aux points que vous avez touchés jusqu’à ce que, réunis au concile synodal des calendes de novembre, nous délibérions ensemble sur le moyen de mettre un frein à l’audace de telles gens, afin que dorénavant nul n’ose se permettre, encouragé par l’indulgence, de commettre de pareilles choses. Cependant, comme la parole du Seigneur Apôtre Paul nous avertit sans cesse que nous devons à à temps et à contre temps corriger par la prédication tous ceux qui s’oublient ; et comme elle nous assure que la piété est utile à tout, nous vous engageons encore à conjurer par des prières la miséricorde divine, afin que l’esprit de componction daigne enflammer ces femmes et qu’elles rachètent dignement par la pénitence les fautes qu’elles ont commises ; afin que, par votre prédication, Christ aidant, ces âmes, mortes, en quelque sorte, retournent dans leur monastère ; afin que celui qui rapporta sur ses épaules dans la bergerie la brebis égarée daigne se réjouir de leur retour comme de l’acquisition d’un troupeau. Nous vous demandons surtout de constamment nous accorder, comme nous l’espérons, le secours de votre intercession.


Votre dévoué Ethérius, humble pécheur, qui se permet de vous saluer. Votre client Eséchius, qui prend la liberté de vous saluer respectueusement. Votre ami Syagrius, qui vous salue respectueusement. Urbicus, pécheur, qui vous honore et vous salue avec soumission. L’évêque Véranus qui vous vénère et vous salue respectueusement. Votre serviteur Félix, qui se permet de vous saluer. Votre humble et affectionné item Félix, qui ose vous saluer. Votre humble et obéissant Bertchramn, évêque, qui prend la liberté de vous saluer. »


Lettre des évêques à Gundégisil,
donnée par
grégoire de tours

— Vous avez pris le rendement de la récolte due aux viguiers pour le tribunitien, soit ! Mais vous ne pouvez pas me forcer à vous suivre, méchantes gens ! leur déclara l’esclave favorite de Leubovère, cette femme triste et forte qu’on nommait Soriel d’un nom d’homme.

Elle levait haut le front, regardant fixement les chefs de l’expédition qui se disaient intendants de Chrodielde, le Saxon Childéric et Brodulphe-l’Adultère.

Ceux-ci, montés sur des chevaux harnachés superbement, portaient l’épée, comme à présent presque tous les serviteurs des princesses victorieuses.

On se trouvait en pleine campagne, car la ville de Poitiers, terrorisée par les bandits vainqueurs des évêques, les laissait aller et venir librement. C’étaient des chevauchées bruyantes, des cliquetis d’armes à faire penser qu’on revenait au bon temps des sacs de Chilpéric ! Il ne se passait pas de jour qu’on n’envahît le domaine de Leubovère et, qui que ce fût des gens appartenant au monastère qu’on pût saisir, on les accablait de coups, de mauvais traitements de toute sorte pour en tirer rançon, les menaçant même, de la part de Chrodielde, de les pendre tous le jour où elle forcerait l’abbaye et précipiterait certainement l’abbesse du haut des murs.

Soriel souriait d’un air de mépris :

— Je ne pense pas que vous montiez jusque-là ! répondit-elle à l’habituelle menace.

Childéric-le-Saxon examinait cette créature d’épaules robustes, de visage dur, aux yeux qui ne se baissaient point devant de redoutables guerroyeurs.

— Alors, fit Brodulphe, étonné de ne pas produire une rougeur pudique sur la face de l’esclave, tu n’as pas envie de tâter de ces beaux garçons qui chantent la messe à la basilique. Ce sont tous des coqs de ma taille, je t’en préviens.

— Vous êtes des coqs, c’est possible, et des chiens également… mais Soriel n’est pas une chienne, riposta l’esclave furieuse.

— Par l’enfer et la potence de la Croix, gronda l’ours, cette femme ne me déplaît pas, Brodulphe, elle a de la bravoure ! Nous allons la lier sur ton cheval et l’amener avec son envie de mordre chez Chrodielde. Les amusements se font assez rares en ce pays pour que je veuille me la payer, sortant toute chaude de dessous le fouet.

Soriel eut un mouvement de recul, mais Brodulphe, le bel athlète, la ceintura prestement et la jeta sur la croupe de sa bête, les bras solidement noués d’une corde.

— En route, fit Childéric, éclatant de rire. Voici la digne rivale de notre louve !

Brodulphe, en sa qualité d’esclave marqué du fer, ne protesta pas. Il partageait les faveurs de la reine, seulement n’en n’était pas plus fier, ayant appris jadis à ses dépens ce que coûtaient les bonnes grâces d’une femme puissante. Il n’oubliait jamais ses années de basse fosse qui lui avaient valu, en plus, un honteux surnom.

Les deux cavaliers rentrèrent en ville au pas de leurs chevaux, narguant les humbles habitants massés aux remparts pour les voir passer, frappant de l’épée les veilleurs qui ne se dérangeaient pas assez vite à leur gré sur leur passage.

— Nous serons bien reçus, dit Brodulphe paisiblement, nous rapportons de l’argent et de la viande.

— Vous rapportez le diable, rugit Soriel, qui essayait de ronger les cordes avec ses dents derrière lui.

Quand ils furent sur le parvis, ils donnèrent l’ordre aux mendiants s’empressant autour de leurs chevaux d’éclairer la basilique de torches nombreuses.

Le temps se faisant plus doux, puisqu’on approchait des fêtes de Pâques, Chrodielde et Basine, lorsqu’elle ne se montraient point dans Poitiers afin de tenir leur bon peuple en haleine, lui déployer des robes couvertes de broderies ou l’insulter par leurs poses altières, s’installaient sous un dais écarlate au centre des galeries de l’église. Là, étendues sur des carreaux précieux, les chiens vautrés à leurs pieds prêts à les défendre contre les attaques des corbeaux qui tourbillonnaient sans cesse autour de cette maison d’où l’on avait chassé les colombes de Marovée, elles se disputaient, s’injuriaient ou bâtissaient, d’une inexplicable entente pour la guerre, la colossale forteresse de leurs espoirs.

Ce soir-là, Chrodielde était seule et rêvait. Basine, descendue aux logis des esclaves, promenait chez les nonnes résignées aux plus humbles fonctions l’œil inquisiteur de la maîtresse. Chrodielde se vêtait d’une ample robe de bure blanche aux manches de soie brodées d’argent. Sa chevelure noire, flottant sous un galon d’argent qui la serrait aux tempes faisait déjà descendre la nuit sur ses épaules. Elle paraissait vaguement inquiète, ses lèvres cramoisies retroussées sur ses dents prêtes à broyer tous les fruits défendus.

Chrodielde était lasse. Childéric-le-Saxon, toujours ivre, l’exaspérait par sa grossièreté de buveur. Brodulphe-l’Adultère se moquait d’elle avec la petite Isia, la plus jeune des servantes du Christ. Boson-le-Boucher, l’homme jaune, la brutalisait, jaloux de Ragna, et Ragna, jaloux de Boson, tourmenté d’une jalousie de plus en plus aveugle, lui donnait l’appréhension d’un scandale inutile qui transpirerait certainement chez Marovée, réfugié en la demeure de Maccon, où le tendre pasteur, suppliant les pouvoirs séculiers de ne pas empiéter sur ceux de l’Église, essayait d’ajourner le massacre général des rebelles.

Chrodielde rêvait. Elle savait qu’on allait les mander prochainement au saint tribunal de leur évêque pour y exposer leurs griefs contre l’abbesse Leubovère. Que dirait Basine sur la conduite de Chrodielde ? À quoi lui serviraient ses titres à l’abbaye, elle, l’aînée des deux cousines, si on la reconnaissait publiquement femme de mauvaise vie ? Pourrait-elle, d’ailleurs, supporter jamais plus les austérités d’un cloître, fût-ce le plus riche monastère des Gaules ?… Basine existait, d’intacte réputation, protégée par ce tueur de loups aussi vertueux qu’elle… Basine serait abbesse. Ah ! être reine ! Épouser un prince ou devenir la concubine de quelque roi régnant, ainsi que l’avait osé Frédégunde…

Comme elle caressait distraitement Méréra, la chienne se tourna d’un air anxieux vers son maître qui montait de l’intérieur de la basilique.

Méréra n’aimait pas Chrodielde.

Harog semblait très irrité.

— Chrodielde, dit-il d’un ton sourd, il ne faudrait pas tenter le comte de Poitiers par de perpétuelles exécutions dont nul ne peut affirmer la justice. Voici Childéric-le-Saxon qui rentre avec une proie de valeur : Soriel, l’esclave préférée de Leubovère. Ne crois-tu point que ce gibier, si on le fouette, mènera nos chiens beaucoup plus loin que nous ne voulons aller ?

Il restait debout devant elle, très grave, son visage pâle illuminé de ses yeux fulgurants, sous l’empire d’une colère à peine contenue qui lui crispait la main autour du manche de son couteau.

— Est-ce Basine qui t’envoie ? interrogea Chrodielde très étonnée de l’ouïr lui demander une espèce de grâce, lui qui affectait de ne plus croiser sa route.

— Je viens pour mon compte. J’aurais pu ordonner de libérer cette esclave parce que, jusqu’ici, j’ai conduit notre entreprise, mais je suis las de voir sur nos têtes s’amonceler tant d’orages que je ne peux conjurer. Le métier de chef me pèse… je te cède volontiers ma place. Tu t’entends mieux que moi à museler les loups…

— Moi aussi, je suis lasse, murmura Chrodielde, bâillante !

Elle le regardait curieusement à la lueur de la lune échancrant le fronton de la basilique et il n’eut pas l’idée de fuir un orage plus près de sa tête qu’aucun autre malgré la sérénité du ciel.

— Je suis lasse, parce qu’on ne me respecte pas, soupira Chrodielde. Toi-même éprouves à mon égard une répulsion trop visible. Comment pourrons-nous réaliser ce que nous rêvons tous si nous ne nous entendons pas mieux, nous les chefs ? Si toi, le plus sage, tu nous abandonnes ?…

C’était la première fois qu’elle attestait sa suprématie, au moins dans la vertu.

Il riposta durement :

— Les castrats sont-ils faits pour gouverner, Chrodielde ?

Elle se mit à rire de bon cœur.

— Tu as de la mémoire, Harog. Mais les femmes de mauvaise vie n’attachent guère d’importance à certaines injures… Or, je sais que tu m’as traitée de telle en parlant à Basine.

Harog tressaillit. Il avait en effet dit cela, mais Basine était folle de l’avoir répété.

Il se taisait, les yeux de plus en plus brillants, couvant le feu de sa colère.

— Tu as peur de moi, une créature de mauvaise vie, Harog ?

— Je n’ai pas peur de toi. Seulement tu es parente de celle que j’aime au-dessus de mon honneur… de mon bonheur !

— Tu l’aimes et tu la respectes, celle-là, fit-elle d’un accent amer où tremblait soit le sanglot du remords, soit la fureur de la jalousie sexuelle.

— Je suis ici pour te dire qu’on fouette encore une femme dans l’église de Marovée, gronda le berger-sorcier, exaspéré par son attitude nonchalante.

Il l’eût préférée montrant ses dents pour le mordre et non pour lui sourire.

— Ah ! Soriel… cela m’est bien indifférent. Harog, moi j’ai eu le malheur d’aimer Ragnacaire, ton ami, presque ton frère, comprends-tu ?

— Ou de le trahir…

— Que t’importe…

Harog s’avança sur elle et lui saisit le bras brutalement.

— Tais-toi ! S’il nous écoutait il serait capable de te tuer, et il aurait raison !

À ce moment de leur entretien, des cris perçants éclatèrent, montant des parvis, et à ces cris répondirent de féroces éclats de gaieté.

— Les loups s’amusent, dit le berger, la secouant, pris d’une rage terrible qui décomposait son visage. Voilà les jeux de tes fidèles, misérable créature ! Childéric-le-Saxon, Brodulphe-l’Adultère, Boson-le-Boucher vont s’acharner à coups de fouet sur le corps pantelant d’une pauvre esclave plus honnête que toi, la princesse impudique. Tu souris, tu me railles ? Eh bien, tu vas m’obéir parce que je suis encore le chef étant le [plus vertueux, tu vas descendre leur dire de cesser ou je débarrasse Basine à jamais de ton exécrable présence… Si elle ne t’avait pas connue, toi, la louve en chaleur, elle ne serait pas devenue si froide, elle m’aurait aimé peut-être sans le spectacle odieux de tes débordements…

Harog ne se possédait plus et la serrait au point de lui briser le bras.

— Laisse-moi, méchant garçon, cria Chrodielde. Tu me fais mal ! Ah ! l’on devine aisément que tu ignores le secret des caresses, toi, le maudit sorcier qui sait tout. Laisse-moi ou j’appelle Ragna, ton ami, et je lui commande de t’étrangler.

Il ne la lâchait point, la poussait d’un effort irrésistible vers la balustrade de la galerie avec l’intention évidente de la précipiter dans l’espace… Basine resterait seule, abbesse régnante…

Alors Chrodielde, se sentant perdue, se retourna d’une souple torsion de ses reins, s’enroula au buste de l’homme comme le lierre enlace le chêne, étroitement.

Elle gémit, très bas.

— Est-ce ma faute si tu m’as jeté ton maléfice, Harog, sorcier charmeur ! Je serais chaste à l’imitation de Basine… si tu voulais m’aimer… tout autant que je t’aime !

Et ses paroles vinrent mourir, avec ses lèvres, sur la bouche du jeune chef.

Il eut un éblouissement. Ses muscles se détendirent. Il soutint la femme qui allait glisser au gouffre…

— Excuse ma brutalité, Chrodielde, soupira-t-il tristement, se sentant vaincu dans cette lutte où le plus faible usait de moyens pervers, mais ne mens pas pour sauver ta vie, cela est indigne d’une fille de roi.

En bas, les cris continuaient plus étranges, on percevait les râles d’un garçon vigoureux et non ceux d’une pauvre fille déjà pleurante sous les coups. Est-ce que Soriel avait blessé un de ses bourreaux en se débattant ? Il le souhaitait de toute son âme… Chrodielde demeurait chancelante, le front sur sa poitrine.

— Je te remercie de me faire libre. Tu voulais me tuer ? (Elle ajouta se mettant à ses genoux et entourant ses jambes de ses bras ronds.) Écoute-moi… je suis jalouse de Basine depuis le jour où je t’ai vu la ramenant comme un avare qui a enfin retrouvé son trésor. Je suis jalouse de Basine depuis que je te sais son unique esclave, moi qui possède tant de favoris… Je t’en conjure, Harog, ne t’irrite pas de mes aveux. Je ne mens pas puisque tu m’as délivrée de ma crainte ?… Ah ! que nous serions vraiment forts tous les deux si tu savais vouloir mon bonheur à moi ! Jamais Basine ne t’aimera d’amour ! C’est une plante qui séchera stérile, quoique très belle, parce qu’on a brûlé ses racines. Elle n’est pas guérie du souvenir ! Son corps fut si atrocement souillé que son âme en conserve une éternelle flétrissure. Songe qu’elle n’était qu’une enfant. Elle n’aimera jamais que la gloire de rester inaccessible. Elle ferait peur si elle n’avait pas le charme de son apparence d’ange de cire ! Pourquoi la regardes-tu ? Tes yeux ne sont pas faits pour l’indifférence des siens… Ah ! tes yeux… Harog ! tes yeux ! j’ai l’idée qu’ils sont des étoiles et que tu portes le ciel tout entier sous ton front blanc ! As-tu songé, parfois, qu’on n’a pas vécu lorsqu’on meurt sans connaître les caresses de la femme !

Harog se voila le visage de ses deux mains frémissantes :

— Tais-toi ! Je connais la soumission de la femelle des loups… et je sais à présent qu’il n’en est pas de plus traîtresse ! Il nous faut descendre, Chrodielde, si nous ne voulons pas que cette esclave expire injustement.

Elle le contempla un moment pensive, se releva d’un bond joyeux.

— Je veux te plaire en tout, ce soir, sorcier mon maître. Allons vite et je te jure que si l’esclave est morte, je ferai fouetter Childéric-le-Saxon par Boson-le-Boucher afin que la justice soit rendue.

Harog eut un sourire navré.

— Pourquoi, s’avoua-t-il, dans le mystère de son âme, Basine ne m’a-t-elle jamais offert de lèvres aussi douces ?

Il s’apprêtait à descendre, suivi du jappement sonore des chiens qui flairaient le désordre, quand Childéric apparut, dressant sa tête d’ourson noir par la trappe de l’escalier. Il riait d’un rire fou, sautait lourdement en se frappant les cuisses de ses mains larges.

— Chrodielde ? Tu es là, Chrodielde ? Je te cherche pour te faire voir un très beau spectacle !

Il s’interrompit, hoquetant, n’en pouvant plus, secoué d’une joie diabolique. Eux, avaient craint un espionnage, mais Childéric riait trop pour leur préparer une vengeance. Il n’ait tellement que Chrodielde impatientée lui cria, d’une voix dure :

— Que nous veux-tu, bandit ? As-tu fini de te tordre comme un chien qui avale un os de travers ?

— Je ne suis pas un bandit… ni un chien. Je suis un ours… je venais te chercher… Chrodielde ! Tiens, tu es là, petit Harog ? Cela se trouve au mieux… Je venais chercher Chrodielde pour lui montrer un vrai castrat…, car, entre nous, berger-chasseur, je crois bien qu’elle n’en n’a jamais vu !

Cette extraordinaire bouffonnerie les déconcerta. Chrodielde haussa les épaules.

— T’expliqueras-tu ? fit-elle, pinçant la bouche en une grimace de dégoût, tandis qu’Harog serrait les dents pour déclarer :

— Vous passez la permission de la plaisanterie, Childéric.

— Je ne mens point, mes amis, s’exclama-t-il au comble de la jubilation. Nous en tenons un ! Il est en bas, solidement lié à une colonne de pierre pour qu’il ne nous échappe pas ! Un oiseau rare, je vous assure ! Il se démenait comme un diable dans l’huile sainte ! Les coups, ça lui était bien égal pourvu qu’on ne lui enlève pas sa tunique. Et on la lui a enlevée, naturellement. Il ferait beau fouetter sur double peau !… Nous avons donc saisi tout le mystère de cette affaire qui sera la plus joyeuse de ma vie… Quand on pense que je désirais… (et il pouffait de nouveau). Descendons ! Nous sommes des hommes ! Aog ! dirait Ragna s’il n’avait pas le vin triste depuis quelque temps.

Et tout hoquetant, le grand ours noir s’enfonça dans l’escalier poussant Chrodielde par la taille, donnant des tapes amicales au berger-sorcier, qui ne riait pas du tout, lui.

Attaché le long d’un pilier devant le maître autel, un corps blanc rayé de rouge se convulsait de désespoir sous les regards allumés d’une répugnante obscénité de tous les bandits s’esclaffant, comme Childéric, autour de cette loque humaine. C’était bien l’esclave Soriel… qui avait été digne de porter un nom d’homme… à sa naissance.

Chrodielde l’examinait cyniquement, dédaigneuse de marquer la confusion.

Harog détournait les yeux, malgré lui, pris de pitié.

Éperdument amusés de leur découverte, les loups ouvrirent leur cercle, grognant des choses révoltantes.

Chrodielde s’avança et proféra lentement ces paroles :

Quelle sainteté peut-il y avoir dans cette abbesse qui fait les hommes eunuques et les fait habiter avec elle, suivant l’usage du palais impérial ?

Il y eut un silence où chacun sembla tomber en un abîme de réflexion.

On n’avait pas compris ce que signifiait cette phrase redoutable, témoignant des savantes lectures de Chrodielde, mais on comprit très clairement qu’elle accusait Leubovère d’un crime nouveau.

Basine arrivait. Elle ne vit pas le supplicié, car Harog se mit devant elle.

— Retirez-vous, les femmes, gronda-t-il d’un ton âpre. Je vous ordonne de vous retirer. C’est assez que nos chiens aient le goût du sang… ici !

Basine souriait, d’un sourire calme.

— Je sais, fit-elle, car j’ai entendu Chrodielde. Il faut garder cet esclave comme otage et preuve de déchéance. L’aventure finira certainement par la plus grande humiliation de l’abbesse. C’est une bonne prise que le Saxon nous rapporte.

Dès que les femmes se furent retirées, Harog délia lui-même les pauvres membres rompus de Soriel.

— Couvre-toi de mon manteau, lui dit-il, et je vais panser tes plaies avec les herbes purificatrices. Tu seras nourri chez nous jusqu’à ton complet rétablissement. Les princesses ne sont pas si méchantes qu’elles le paraissent. On leur a fait beaucoup de tort. Que la tristesse de ta vie ne te rende pas injuste à ton tour.

Soriel pleurait en lui baisant les mains.

— Je jure, gémit-il, que jamais l’abbesse n’eut connaissance de mon secret[1]. Si elle avait su, elle m’aurait chassé honteusement, hélas !

Il se coucha derrière le maître autel, épuisé de fatigue, s’évanouissant dans un sommeil de bête enfin forcée.

Au milieu des conversations de la troupe, très surexcitée par cette bizarre vision d’un esclave eunuque appartenant au monastère, l’Aveugle-né s’adressa au seul chef qu’on respectait encore pour sa sagesse en tout, lui déclarant :

— Je crois savoir l’histoire de ce Soriel, moi. Par les saints tombeaux qui nous assistent, il n’en est pas de plus pitoyable. J’ai ouï dire par le médecin Réoval, qui me soigna les yeux, un jour, et n’y découvrit aucune maladie, que certain enfant, du temps de Radegunde, la pieuse reine, eut une plaie maligne à la cuisse et qu’on dut lui appliquer le remède de Constantinople. Il guérit, ayant perdu sa virilité, aussi l’éleva-t-on sous des vêtements de femme pour qu’il n’en éprouvât point d’humiliation. Le médecin Réoval ne m’a pas nommé cet enfant, mais il y a toutes chances que ce soit ce Soriel.

Harog hochait la tête.

— Il vaudrait mieux qu’on l’eût achevé au lieu de le guérir. Maintenant… il est trop tard. Je vous le confie… demain ramènera la clarté dans l’esprit des princesses.

Harog s’éloigna pour essayer de ne plus penser, de dormir à son tour, n’espérant rien, se demandant ce qu’il fallait croire et préférant oublier.

Vers l’heure du démon, une femme se pencha sur Harog qui dormait dans une flaque de lune, au seuil de la fille de Chilpéric, entre sa chienne et son couteau.

C’était Chrodielde. Enveloppée d’une pièce de laine sombre, seule sa ronde épaule passant nue semblait cet astre blanc dardant toute sa perverse pâleur sur le berger. La chienne eut un mouvement d’inquiétude qui réveilla son maître. Celui-ci, croyant peut-être rêver encore, s’étira longuement sur sa peau de mouton.

— Harog, dit-elle très bas dans un souffle voluptueux, j’ai besoin de toi… parce que j’ai peur de Ragnacaire. Il n’est pas rentré ce soir. L’as-tu rencontré ? Ta-t-il parlé de moi ? Je redoute sa jalousie.

Effarée, elle se serrait contre lui, noyant sa bouche de ses cheveux parfumés.

— Je t’en supplie, Harog, toi qui protèges celle qu’aucun homme ne veut tuer… viens, ne serait-ce qu’un moment, chez moi, le temps de nous assurer qu’il ne s’y cache point avec une arme.

Harog la regardait gravement :

— Je n’ai pas vu Ragna, mais je sais où il est. Tu n’as rien à craindre de lui cette nuit, je peux l’affirmer, Chrodielde.

— Je suis une femme qu’aucun homme ne protège, Harog.

Il se leva, la repoussant doucement.

— Allons ! puisque tu n’es qu’une femme… Et prenant le museau de sa chienne, il lui murmura des mots mystérieux. D’un air tout résigné, l’animal se recoucha.

Ils descendirent quelques degrés conduisant aux cloîtres. Là, Chrodielde habitait l’ancienne cellule de l’abbé Porcarius, desservant de Marovée, ayant choisi ce réduit à cause du solide verrou de sa porte.

Harog inspecta cette chambre où l’on apercevait, sous la faible lueur d’une lampe à bec, un lit de mode romaine, c’est-à-dire élevé sur quatre pieds de bronze.

— Confiante en ta vertu, je t’ai fait venir, explique-t-elle, parce que Ragnacaire admettrait ton serment s’il nous surprenait.

Harog l’écoutait d’une oreille inattentive, tout occupé des coins obscurs où d’ailleurs rien ne remuait, ni Ragna, ni son ombre. Il ne restait donc plus à redouter que Boson-le-Boucher, Brodulphe-l’Adultère, Childéric-le-Saxon… qui encore ? Il se sentait naïf. Ne voulait-elle pas plutôt le faire tuer par l’un de ces trois hommes, les gens vertueux gênant toujours quelqu’un ?

Il attendit près de la porte, le doigt sur le verrou et personne, vraiment, ne lui arrivant du dehors, il se tourna, énervé.

Elle s’était couchée à plat ventre, toute nue, sur son manteau de laine, et ses pieds blancs frappaient d’impatience son lit romain.

— Je crois, dit-il railleusement, que tu sais comme moi que Ragna est veilleur cette nuit même tout en haut de la basilique ?

Elle ne répondit pas, riant d’un rire étrange, la face enfouie dans ses cheveux, faisant saillir sa croupe admirable, très finement reliée à son torse par les mille plis de soie de sa peau.

Harog glissa dans le verrou tiré la pointe d’une lame.

— Alors, fit-il d’un ton tranquille de garçon résolu, j’espère que ceux qui verront cette lame reconnaîtront à mon couteau que ton lit est occupé par autre chose qu’un lâche et passeront leur chemin.

Puis, revenant près de la couche aux pieds de bronze, il posa la main sur cette épaule si ronde, si blanche, si tentante avec son aigrette de poils bruns à la blessure de l’aisselle.

— Chrodielde, ajouta-t-il, quel est celui qui veut jeter un sort à l’autre ?

Le rire de la femme s’étouffa plus doux, pareil au râle des oiseaux de marécage.

Le lendemain, un esclave de Marovée vint tout tremblant à la basilique, porteur d’un message de son évêque où il était dit que les princesses devaient se présenter à son tribunal seulement accompagnées de deux serviteurs sans armes, sans chien, et surtout sans mauvaise volonté. Marovée déclarait aussi qu’aucun mal ne serait fait à la troupe de gens de guerre qui resterait dans leur droit d’asile en l’absence de leurs chefs naturels. On discuta sur ces derniers mots. Les chefs naturels c’étaient les hommes : Harog et Ragna, mais elles prétendaient qu’on avait voulu désigner les princesses. Basine désirait amener la recluse et Soriel, celui-ci tellement malade qu’il pouvait entrer en agonie rien qu’à le mettre droit. Chrodielde, plus raisonnable et dont les yeux brillaient encore de son plaisir volé, dit qu’il convenait de s’en tenir à la lettre. Les serviteurs seraient choisis par le chef, car il n’y en avait jamais eu qu’un : Harog. Interrogé directement, celui-ci répondit de sa voix brève :

— Il est inutile de perdre un temps précieux pour la réussite de cette affaire. Vos serviteurs, esclaves ou mendiants, auront trop peur de se rendre désormais chez Marovée. En guerre les serments comptent peu. Nous vous suivrons, Ragna et moi, nos bras croisés sur notre poitrine pour bien lui montrer notre bonne volonté de chasseur, sans arme et sans chien.

Basine eut un sourire d’orgueil.

— Je te remercie, berger, de ta bravoure. Qu’en penses-tu, Chrodielde ? Serait-ce Childéric ou Brodulphe qui aurait eu cette vaillance dévouée ?

Chrodielde tourna la tête pour arranger ses cheveux qu’elle était en train de natter avec des fils d’or, préparant son costume de cérémonie.

— Je songe que si je remerciais Harog de son dévouement il croirait que je veux lui faire injure, murmura-t-elle, dissimulant un sourire de reconnaissance.

Au plein de la journée les deux princesses, l’une vêtue de blanc pur et l’autre d’écarlate, montèrent sur leurs meilleurs chevaux, car Chrodielde avait acquis la science équestre de sa cousine. Si elle n’était pas de force au galop, elle faisait belle figure, assise en idole dorée sur une bête calme, ses cheveux pendants rehaussés de bijoux. Moins jalouse de Basine, ce jour-là, elle souriait, heureuse de se sentir caressée par les regards de la foule qui se pressait sur son passage.

Derrière elles, à distance respectueuse et à pieds, marchaient, les bras croisés, deux hommes, dont l’un, le grand diable roux, avait, semblait-il, une terrible envie de dormir.

— Ragna, grondait Harog, fais attention, tu vas cheoir sur la route. Est-ce que tu es ivre ?

— A og ! A us ! Je suis un homme ! Seulement cette nuit de veille m’a rendu fou. Je me tenais des deux mains aux remparts de l’église pour ne pas abandonner mon poste. J’avais l’envie cuisante d’aller voir du côté de sa chambre si elle dormait avec Boson ou Brodulphe. Pour Childéric… je n’y crois pas. Il boit trop. J’aurais le désir d’étrangler quelqu’un, Harog. Me diras-tu lequel ?

Harog répondit, la gorge douloureuse :

— Il ne faut point donner à l’amour plus qu’il ne mérite, Ragna !

— Tu lui as bien donné ta vie, toi, le vertueux !

— Un peu plus, Ragna… mais je ne veux pas lui sacrifier la tienne… puisque c’est moi qui t’ai entraîné dans cette fatale entreprise. Désormais, les nuits de guet, je veillerai à ta place.

  1. Ce qui fut prouvé lors du jugement porté contre ces femmes.