Le Mensonge du Pacifisme

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Le Mensonge du Pacifisme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 278-295).
LE MENSONGE DU PACIFISME

Dans le courant du mois de mai dernier, j’ai reçu, comme la plupart des directeurs de journaux et de Revues, la lettre suivante :


Mon cher Directeur,

Le programme ci-joint coupera court, nous l’espérons, aux fantaisies des critiques qui déclarent qu’en améliorant les relations extérieures de la France et en l’enrichissant, nous l’affaiblissons !

Je tiens à vous envoyer personnellement ce programme, en vous demandant soit de le publier, soit de le recommander aux nombreux lecteurs de la Revue des Deux Mondes.

Nous vous en serons particulièrement obligés.

Votre très dévoué

D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.


Les lecteurs de la Revue connaissent assurément le sénateur baron d’Estournelles de Constant, ancien député, ministre plénipotentiaire, membre de la Cour d’arbitrage de La Haye, et, d’ailleurs, le plus galant homme du monde, mais l’un des esprits les moins justes que j’aie rencontrés. A vrai dire, je ne sache guère que M. Louis Havet, de l’Académie des Inscriptions, qui le soit moins encore, ou mon autre confrère, de l’Académie des sciences morales, le vénérable M. Frédéric Passy. Adjoignons-leur le professeur Charles Richet, avec l’Anglais sir Thomas Barclay, et, — rencontre imprévue de la métrique latine avec la physiologie générale, — ils formeront à eux cinq ce que nous appellerons l’Etat-major du pacifisme.

Le « Pacifisme, » en un seul mot, ce n’est qu’un barbarisme ; mais, eu deux mots, c’est l’amour de la paix, ou si l’on le veut, et plus franchement, c’est la peur de la guerre. Aux yeux des pacifistes, la guerre, toute espèce de guerre, — à l’exception cependant de la guerre intérieure, guerre de classes, guerre civile, pour les « horreurs » de laquelle ils sont pleins d’une inexplicable indulgence, — n’est qu’une forme de la barbarie, ou comme qui dirait une déplorable survivance du plus lointain passé de notre race, quelque chose d’analogue à l’anthropophagie, par exemple, et, généralement, à tout ce qui se peut concevoir de plus touareg ou de plus néo-calédonien. Telle est du moins leur opinion, et je la crois anthropologiquement fausse ; mais avant d’en montrer la fausseté, je voudrais bien savoir, non pas de quel droit les pacifistes la professent, — puisque sans doute on a toujours le droit de déraisonner, — mais de quel droit ils considèrent tous ceux qui ne la professent pas avec eux, comme de purs imbéciles ou de simples coquins.

Là en effet, et tout d’abord, est le mensonge de leur doctrine. Tandis que nous rendons une entière justice à la générosité, mais surtout à la modernité de leurs intentions, et qu’en somme nous ne leur reprochons que d’ignorer la nature humaine et l’histoire, eux, pour mieux enseigner leur chimère, et pour s’assurer une perpétuelle matière à leurs déclamations sentimentales, ils commencent par imaginer, ou par inventer, ce que l’un d’entre eux appelait naguère le « militaire professionnel, » une bête féroce, altérée, par nature, du sang des autres hommes, prête à tous les excès pour satisfaire ses appétits brutaux, et dont le grand crime, dans le passé, serait précisément d’avoir attaché les idées de grandeur et de gloire, de courage et d’héroïsme, de sacrifice et de vertu, de maîtrise et d’empire de soi-même, de générosité, de dévouement, d’abnégation, de mépris de la douleur et de la vie à ce qui ne serait en somme, de son vrai nom, qu’instinct animal de pillage et de meurtre. On a beau jeu de démontrer là-dessus que ce genre de « professionnel » n’est qu’une espèce de fauve ; et rien n’est plus facile ni plus avantageux, dans les réunions solennelles ou dans les banquets pacifistes, que d’ameuter contre lui le sentiment populaire. Car, on a tout de suite pour soi, d’abord tous ceux qui ont gardé de la caserne ou du régiment un mauvais souvenir ; on a tous ceux qui ne se soucient pas, le cas échéant, de « défendre la patrie » aux dépens de leur peau ; et pourquoi n’ajouterais-je pas ? on a tous ceux qu’offense, dans nos démocraties envieuses, comme une injure à leur veston et à leur caractère laïque, le peu de prestige que conservent encore l’uniforme, l’épaulette et l’officier ? C’est en effet cette envie qui s’exprime, et nul autre sentiment, quand on revendique, du haut de la tribune ou dans les journaux, la « suprématie du pouvoir civil, » de même que, quand on parle de la « suprématie du pouvoir laïque, » on ne l’entend, au fond, si l’on y pouvait réussir, que de la destruction du sentiment religieux.

Si nous faisons ce rapprochement, c’est qu’un autre sophisme, ou un autre mensonge, non moins habituel aux pacifistes que le précédent, est de supposer, ou de feindre de croire que quiconque défend l’« institution militaire, » celui-là, s’il n’est pas pour le moins capitaine de cavalerie, n’en a de raison que l’utilité qu’il y trouve pour soutenir « l’institution religieuse, » et généralement toutes les institutions qu’on est convenu d’appeler d’ « ancien régime. » En dehors des « professionnels, » dont on ne saurait trop flétrir les bas instincts, — disent les pacifistes, — si quelques rhéteurs osent encore soutenir la guerre et, avec un Moltke ou un Joseph de Maistre, la proclament « divine, » c’est qu’ils veulent des armées ; et ces armées, ils les destinent bien, en cas de besoin, à défendre ou à étendre le territoire national ; mais ils y voient surtout un instrument de domination ou de tyrannie à l’intérieur, un moyen efficace de maintenir des abus qui leur profitent à eux-mêmes, de continuer à faire peser sur les générations nouvelles un joug dont elles ne veulent plus, une école d’obéissance passive, et l’ennemie naturelle du progrès. Mais, afin de ne pas compliquer la question, j’en néglige aujourd’hui cet aspect, et sans me soucier autrement des intentions secrètes des pacifistes, je n’en retiens que ce que je trouve dans le programme du Comité de défense des intérêts nationaux et de conciliation internationale, qui est, dès à présent, la grande œuvre du baron d’Estournelles de Constant, sénateur, ancien député, ministre plénipotentiaire, membre de la Cour de La Haye, et président fondateur du susdit Comité.

Existe-t-il’ encore aujourd’hui des nations dont on puisse dire, — comme on l’a dit de la Prusse, ou comme on l’eût pu dire de Rome dans l’antiquité, — que « la guerre soit pour elles une industrie nationale ? » Je ne le pense pas, — à moins peut-être que ce ne soit le Japon, en ce moment même, — et j’ose avancer que si Rome ou l’Allemagne avaient connu quelque moyen moins coûteux que la guerre, pour vivre et pour s’agrandir, elles le lui auraient certainement préféré.

En revanche, et depuis je ne sais combien de siècles, on ne voit pas que l’Angleterre, qui se croit d’ailleurs, par une étrange illusion, et qu’on a l’air, en vérité, de prendre pour la puissance pacifique par excellence, se soit abstenue de tirer l’épée toutes les fois que ses intérêts les plus industriels se sont trouvés en jeu. Mais sa chance est d’être une île ; et, à l’heure qu’il est, ses soldats ne sont toujours que des mercenaires ! Au XVIIIe siècle, c’était la religion que nos philosophes accusaient d’être la grande ouvrière des guerres qui ensanglantaient l’Europe de leur temps ; et ils mentaient ! et ils savaient bien qu’ils mentaient, puisque ce n’était pas sur la question de la « présence réelle » ou de la « justification par la foi » qu’on s’était battu jadis à Actium et à Salamine, à Pharsale et à Zama, au Granique et à Cannes ! Au XIXe siècle, c’est la « politique, » je veux dire l’ambition des peuples ou des souverains, dont on a fait la grande coupable, en trouvant toutefois assez naturel, et même légitime, de la part du « grand Frédéric » ou de la « grande Catherine » ce que l’on trouvait monstrueux de la part de Louis XIV, si improprement appelé « le Grand. » Je dirais aujourd’hui, volontiers, que la cause des grandes guerres est et sera longtemps « économique, » et je ne dirais rien de si ridicule, ni même rien de très difficile à prouver. C’est pour sa subsistance et pour son existence que l’Angleterre a besoin de l’ « Empire des mers ; » et nous pouvons compter qu’elle n’hésitera jamais à compromettre la seconde, s’il le faut, en vue d’assurer la première.

Ceci revient à dire que, si la guerre n’est peut-être pas, comme le pensait Joseph de Maistre, « une loi du monde, » il semble bien qu’elle soit une « condition de l’humanité. » Elle nous est peut-être inhérente et constitutionnelle, comme le vice, et comme la maladie. Et quand là-dessus on nous déclare, avec les pacifistes, « que les peuples découvrent qu’en face des transformations du progrès et des assauts de la concurrence universelle, ils ont tout à perdre en des antagonismes qui les épuisent, et tout à gagner en s’associant, » j’aimerais, d’abord, savoir ici ce que l’on veut dire, car qui « donne l’assaut « aux peuples, si ce ne sont d’autres peuples ? et quelle est cette « concurrence universelle » à laquelle on nous convie de nous associer pour résister ? Mais, cette concurrence universelle elle-même n’est-elle pas une cause perpétuelle d’antagonisme ou de rivalité, donc de guerre ? et de moindres luttes s’engageront-elles dans l’avenir pour la possession d’une région minière, — mines d’or, mines de diamant, — ou pour la conquête d’un grenier à riz, que jadis pour l’ « arrondissement » d’une frontière ?

Mais ce qui est vrai, d’une vérité que les pacifistes ne se lassent pas d’exploiter, c’est qu’assurément nous redoutons la guerre plus que ne faisaient nos pères ; et c’est une question que de savoir s’il y a lieu de nous en féliciter. Car peu de gens ont aimé la guerre pour elle-même, et Napoléon ne mentait pas quand il protestait de son amour de la paix. Il eût volontiers réalisé, lui aussi, l’objet de son ambition, quel qu’il fût, par d’autres moyens que la guerre, mais quand la résistance de ses adversaires ne lui en laissait pas d’autres, il usait évidemment de la guerre, en sa qualité de vainqueur d’Arcole et d’Austerlitz, plus aisément que ne l’eût fait Louis XVI. Nous, Français du XXe siècle, qui n’avons pas en nous les mêmes raisons de confiance que Napoléon, nous ne redoutons pas moins les conséquences de la guerre que l’horreur de la guerre même, et c’est précisément là-dessus que spéculent nos pacifistes.

Ils se rendent également très bien compte que depuis cent vingt-cinq ans les valeurs des choses ont changé. Le changement date du XVIIIe siècle. Nos pères mettaient au-dessus de la vie beaucoup de choses dont il faut reconnaître que nous faisons aujourd’hui moins de cas, la patrie, notamment, et l’honneur. J’entends bien là-dessus que nos pacifistes ne souffrent pas qu’on soupçonne leur patriotisme, ou qu’on les accuse d’avoir un faible sentiment de l’honneur national. Mais c’est eux-mêmes qui nous le disent : « Il ne suffit pas d’être toujours prêt à défendre son pays ; il faut aussi lui éviter les difficultés, les charges inutiles, et développer dans la paix ses forces, ses ressources, sa clientèle. » Patriotisme et business ne sont pour eux qu’une même chose ; la vraie patrie est celle oh. l’on fait le plus d’affaires ; l’honneur national se mesure au chiffre du commerce extérieur. Les charges inutiles sont le budget de la guerre. Et quant aux difficultés, leur moyen de les éviter consiste à céder aussitôt qu’elles surgissent, à moins encore qu’on ne les étouffe, à force de complaisance et de soumission. Et, en effet, il y a un moyen très sûr d’éviter toutes les difficultés qui sans doute naîtront encore de la rencontre de l’Angleterre et de la France, en Afrique ou en Asie, sur le terrain colonial ; et ce serait que la France n’eût pas de colonies ! louis XV partageait en ce point l’opinion de M. Frédéric Passy.

J’avoue que ce n’était pas ainsi que l’on entendait le patriotisme dans l’ancienne France, et sur cet article, ce que nous reprochons pour notre part aux pacifistes, c’est d’appeler mensongèrement du nom de patriotisme ce qui en avait jusqu’ici passé, et à bon droit, pour la négation. Le patriotisme n’est autre chose que la conscience qu’un peuple a de son individualité historique et morale, et de même que cette individualité ne s’est posée qu’en s’opposant, elle s’évanouit nécessairement dans le cosmopolitisme. On ne peut pas être ensemble un excellent Français et un excellent Allemand ; et, si l’on nous répond qu’à tout le moins peut-on être un excellent Européen, nous en doutons, puisque nous voyons qu’en tout cas on ne l’est jusqu’ici, et on ne s’affirme tel, qu’à l’encontre du Japonais ou de l’Américain. Ce n’est donc pas, hélas ! le sénateur baron d’Estournelles de Constant, ni l’éloquent député Jaurès, — je l’appelle éloquent pour ne pas me singulariser, — c’est le professeur Hervé, c’est le « pioupiou de l’Yonne » qui raisonne correctement. La propagande pacifiste ne peut pas ne pas aboutir à une profession d’internationalisme, et le premier article de l’internationalisme est la haine du « militarisme. » Encore ai-je tort de dire le « militarisme, » terme vague, sur lequel on peut épiloguer, et je dois dire : c’est la haine de l’armée ! Il faut bien qu’on le sache, et il faut qu’on le dise ! Pouvons-nous être le « concitoyen de tout homme qui pense ? » Mais nous ne pouvons pas être, en tout cas, son « compatriote. » C’est pourquoi rien n’est plus dangereux que les sophismes à la d’Estournelles ou à la Frédéric Passy. On n’en voudrait pas à ces Messieurs de parler pour ne rien dire. Mais ils ont trouvé l’art de dire des choses à la fois vides et dangereuses. Ils ne font qu’entre-choquer des mots sonores, quand ils écrivent dans leur programme que leur comité « constituera le premier embryon de l’organisation nouvelle qui fait défaut au monde moderne, et sans laquelle le plus puissant comme le plus faible des États ou des individus n’est assuré d’aucun lendemain. » Car, quelle est cette organisation nouvelle qui « fait défaut au monde moderne ? » en quoi consistera-t-elle ? et qui se chargera d’en garantir les effets ? C’est ce qu’ils se gardent bien de dire ! Et, aussi bien, comment le pourraient-ils ? Mais, en attendant, ils n’en répandent pas moins dans le monde cette idée qu’ils connaissent un remède à des maux regardés jusqu’ici comme inséparables de la condition humaine ; — que, pour appliquer ce remède, il suffirait d’un peu de bonne volonté ; — que jusqu’à eux, la sottise, l’égoïsme, l’intérêt, des préoccupations de classe ou de parti s’y sont seuls opposés ; — et qu’on ne saurait faire enfin d’obstacle à leurs généreux desseins sans être suspect d’autant de sécheresse et de dureté de cœur que d’étroitesse d’intelligence.

Je me révolte enfin contre cette manière de travestir les choses ! Je n’admets point que M. le baron d’Estournelles, ou le professeur Charles Richet, ou le savant M. Havet, — de la bouche duquel je n’ai jamais entendu sortir que des paroles de colère ou de haine, — aient le monopole de l’ « amour du prochain. » Je n’admets point qu’ils présentent ceux qui ne partagent pas leurs opinions sur la guerre ou sur le désarmement, comme indifférens à des souffrances dont eux seuls, en tant que pacifistes, auraient mesuré la profondeur et l’étendue ; et c’est pour cela même qu’ils seraient pacifistes.

Nous autres « conservateurs, » comme nous nous laissons appeler, — et nous avons peut-être tort, parce que les noms, bien loin d’être indifférens, font les préjugés en politique comme en morale, — nous laissons en tout nos adversaires se réclamer d’une connaissance et d’un sentiment des réalités, d’un souci du progrès, d’une préoccupation du bien, qu’ils ont d’ailleurs ou qu’ils n’ont pas, — c’est un point que je discuterais volontiers avec le sénateur, — mais en tout cas qui ne sont pas plus liés à leur radicalisme qu’à notre « conservatisme. » Il est temps de le dire, et temps de le prouver. On n’a point l’âme cruelle ni féroce, pour parler de la guerre comme a fait l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ! On ne l’a point douce, humaine et sensible, pour parler de la paix comme font nos pacifistes. Il se pourrait au contraire qu’on l’eût très haute et très noble dans le premier cas, et dans le second, assez vulgaire, assez prosaïque et un peu basse. Il n’est pas certain que ceux-là soient les vrais amis de leur espèce qui ne trouvent au total d’autre but à nous proposer que celui de nous enrichir ; et il l’est encore moins que ceux-là ne soient que les représentans du plus monstrueux égoïsme qui font passer plusieurs autres préoccupations avant celles de la fortune. Je ne veux point décider si Rome a bien servi les intérêts de l’humanité, — je l’examinerai quand je parlerai de M. Ferrero, — mais je suis absolument sûr que la victoire de Carthage les eût pour longtemps compromis. Et cela ne veut pas dire qu’il y ait dans la guerre une « vertu cachée, » quoique cela pût se soutenir ; ni même, et encore une fois, qu’elle soit une loi du monde ; mais cela veut dire qu’il ne suffit pas qu’elle soit la guerre, et qu’elle s’accompagne de son cortège d’horreurs, pour qu’on la condamne. Et surtout cela veut dire qu’aussi longtemps qu’elle sera le suprême recours de l’indépendance ou de l’honneur national menacés, aussi longtemps on servira mal les intérêts de son peuple et ceux de l’humanité même, en essayant de subordonner, mais surtout de ridiculiser ou de déshonorer les vertus militaires, et en dénonçant la guerre comme le fléau des fléaux.

On me répondra, je le sais bien, qu’ainsi pense-t-on parmi les pacifistes, et que le Programme du Comité de défense a précisément pour objet de « couper court aux fantaisies des critiques » qui prétendent qu’en améliorant les relations extérieures de la France, le pacifisme l’affaiblit. Mais, de cela, d’abord, les pacifistes en sont-ils sûrs ? et nous, ne connaissons-nous pas trop leurs pensées de derrière la tête, celles qu’ils exprimaient librement, tandis qu’on n’y prenait pas garde, il y a sept ou huit ans, pour être dupes d’une modération de langage que les circonstances les obligent seules aujourd’hui d’affecter ? Laissons cependant, pour leur faire plaisir, les généralités de côté. Tenons-nous-en aux faits, et demandons-leur seulement ce qu’ils entendent quand ils nous parlent de « l’amélioration » dont ils seraient les ouvriers ? Et comment donc ? le rapprochement franco-anglais serait-il l’œuvre du vénérable M. Frédéric Passy ou du professeur Richet ? Serait-ce à sir Thomas Barclay ou au sénateur baron d’Estournelles que nous devrions savoir gré de l’accord franco-italien ? C’est évidemment ce qu’ils croient. « Le plus difficile est fait, » nous disent-ils dans leur Programme, avec une assurance admirable, et « c’est à la seule initiative privée » qu’on le doit, — ce qui veut dire à la leur. Je doute que ce soit l’opinion des ministres et des ambassadeurs qui ont cru attacher leur nom à ces mêmes « améliorations. » Les pacifistes se sont dépensés en discours et en brochures, en banquets et en toasts, en réunions publiques ou privées, et, avec infiniment d’adresse, ils se sont approprié, comme s’ils en étaient les auteurs, des résultats qui se sont produits tout à fait en dehors d’eux. Je voudrais entendre là-dessus quelque conversation de M. d’Estournelles avec M. Barrère ou M. Delcassé. Mais faisons-leur la partie belle ; admettons qu’ils soient les inspirateurs de 1er  u amélioration actuelle, » s’ils n’en sont pas les auteurs ; et demandons-leur, en ce cas, de nous donner quelque idée des moyens dont ils croient disposer pour résoudre « pacifiquement » les quatre ou cinq questions essentielles dont on pourrait dire que l’angoissante obscurité maintient l’Europe, depuis trente-cinq ans, sous le régime de la paix armée ?

Je ne parle pas au « péril jaune, » que le baron d’Estournelles, un des premiers, dénonçait ici même, il y a quelques années, et, en ce temps-là, je crois que c’était moi qui lui demandais de ne pas en exagérer la gravité. Pense-t-il aujourd’hui que ce soit par des « congrès de la paix » et des « traités d’arbitrage » qu’on puisse parer au « péril jaune ? » Je ne parle pas davantage du « péril américain » ou nord-américain : d’abord, parce que j’aime les Américains, et qu’à mon tempérament de « conservateur » je ne connais pas de régime politique ou social qui s’accommode mieux que celui de cette grande « démocratie. » Mais, cependant, contre qui nos pacifistes eux-mêmes prêchent-ils, si je puis ainsi dire, les États-Unis d’Europe ? et, en passant, n’est-ce pas un bel exemple des rivalités et des conflits qu’engendreront dans l’avenir les seules exigences de l’expansion économique ? et, si l’Ancien Monde, se sentant menacé dans son existence même par le Nouveau, se dresse quelque jour en ennemi contre lui, M. d’Estournelles se flatte-t-il qu’ils s’en remettront à lui de trouver entre eux un « terrain d’arbitrage ? » Mais je ne veux point poser les questions autrement qu’elles ne le sont pour l’heure, et je ne demande aux pacifistes que de me répondre sur trois ou quatre points.

Le fondement ou la condition du pouvoir politique de l’Angleterre, et même de son existence économique, c’est la maîtrise de la mer. Conformément à cette condition, dont aucun Anglais, pas même sir Thomas Barclay, n’a jamais méconnu la nécessité, il faut qu’en tout temps la marine de l’Angleterre soit au moins égale en puissance effective aux marines réunies des deux nations dont les marines viennent immédiatement après la sienne, et qui seront bientôt, si nous n’y prenons garde, non plus la France et la Russie, comme hier, mais l’Allemagne et l’Italie. Les partisans les plus résolus du « désarmement, » même proportionnel, se flattent-ils de décider un jour l’amirauté d’Angleterre à ramener la marine anglaise aux proportions de la marine française ou de la marine italienne ? et si la marine anglaise ne désarme pas la première, quelle raison aurons-nous, les Italiens et nous, de désarmer ? mais, inversement, si la marine anglaise ne désarme pas, pourrons-nous, nous, renoncer à l’entretien de la nôtre ? et augmenterons-nous ainsi la puissance maritime anglaise de tout ce que nous sacrifierons de nos traditions navales ? Car c’est bien ainsi, et non autrement, que la question se présente à nous, sur le terrain de la réalité politique, et non dans les nuages de l’utopie pacifiste. Ou les Anglais désarmeront les premiers, ou aucune marine ne désarmera. Mais les Anglais peuvent-ils désarmer ? s’ils désarment, le baron d’Estournelles est-il homme à leur garantir qu’ils demeureront l’Angleterre ? s’ils ne sont plus l’Angleterre de leur marine, M. Frédéric Passy leur promet-il qu’ils continueront d’être l’Angleterre de leur industrie ? « Les bénéfices de cette évolution, nous dit-on, se chiffreront-ils par millions ? » Et si cette évolution, selon toutes les probabilités, tourne en pertes plutôt qu’en bénéfices, est-ce M. Charles Richet qui leur persuadera de trouver dans l’estime des pacifistes une compensation à ces pertes ? Demander à l’Angleterre de renoncer au statu quo maritime, c’est donc lui demander de renoncer à sa raison d’être historique,


et propter vitam vivendi perdere causas ;


et c’est le lui demander au nom des principes, sans doute, et au nom de l’humanité, je le veux bien, mais, en attendant, c’est le lui demander au profit et dans l’intérêt des puissances qui grandiraient de sa diminution même.

Seconde question : la question d’Alsace-Lorraine, ou, plus généralement, la question des rapports de l’Allemagne et de la France ? Nos pacifistes en auraient-ils une solution pacifique et toute prête ? Qu’ils la proposent donc ! et la France, assurément, ne leur en sera pas moins reconnaissante que l’Allemagne, ni l’Allemagne que la France. Ou encore, et d’une manière générale, nos pacifistes sont-ils prêts à proposer aux nations européennes de travailler à l’établissement de la paix universelle sur la base du statu quo de 1905 ? S’ils le sont, qu’ils osent donc le dire, en termes clairs, en termes précis, qui ne comportent point d’équivoques ni de chicanes. C’est Nietzsche, je crois, qui a écrit que « la vraie coupable des guerres qui ont ensanglanté le XIXe siècle, c’était l’histoire, » — et la manière dont on l’enseignait. Mais, de quelque manière qu’on enseigne l’histoire, si l’on ne peut l’enseigner sans qu’un peuple y prenne conscience de son passé, comment ce peuple pourrait-il anéantir ce passé, l’empêcher d’être ou d’avoir été, et de produire ses conséquences ? Aussi longtemps que la France n’aura pas reconnu par des actes la suprématie continentale de la puissance allemande, l’Allemagne ne peut pas désarmer ; et aussi longtemps que la France sera la France, elle pourra subir cette suprématie, elle pourra même en prendre loyalement son parti, mais non pas la reconnaître et l’accepter en quelque sorte comme l’une des bases du droit public européen. Les pacifistes ont-ils quelque moyen de résoudre la difficulté ? L’Allemagne a sacrifié des milliers de ses enfans pour une conquête qu’elle regardait comme la consécration et, dans l’avenir, comme la garantie de son unité nationale : est-ce à son « unité » que les pacifistes lui persuaderont de renoncer ? et s’ils disent qu’il n’est pas question d’amener l’Allemagne à une résolution de cette nature, alors, est-ce à nous. Français, qu’ils se flattent peut-être d’enseigner une résignation qui équivaudrait à un reniement de notre être même, puisque c’en serait un de tout notre passé ? Ici encore, nous sommes donc en présence d’une difficulté que ne résoudra sans doute aucun traité d’arbitrage, et que deux grandes nations ne soumettront jamais à une Cour de La Haye. Les pacifistes l’ignorent-ils quand ils se vantent, comme on les entend faire, des « améliorations » qu’ils auraient obtenues ? » L’organisation nouvelle qui fait défaut au monde moderne, » et dont ils se proposent de le doter, a-t-elle prévu ces difficultés ? et si elle ne les a pas prévues, qu’est-ce qu’une paix universelle, — ou, comme ils disent maintenant, d’un mot plus équivoque, une conciliation internationale, — dont la première condition serait le remaniement sanglant de la carte d’Europe ?

Troisième question : les « pacifistes » ont-ils quelquefois regardé du côté de Trieste ou du Trentin ? et que croient-ils que des raisonnemens ou des déclamations sentimentales puissent obtenir de l’Autriche ou de l’Italie sur ce sujet ? Ils le sauraient, s’ils avaient pris la peine de lire quelques journaux italiens, à l’occasion de ce voyage de Rome qu’on avait prêté au vieil empereur d’Autriche l’intention de faire. Une grande nation, de 32 ou 33 millions d’êtres humains, considère qu’elle n’a point achevé de remplir son unité tant qu’un territoire, où ce sont sa langue et ses mœurs qui règnent, n’est pas compris dans les limites de ses frontières politiques. Le baron d’Estournelles se fait-il fort de la guérir de ce « préjugé ? » Je n’ai pas ouï dire qu’il eût rien tenté dans ce sens, ni que, de son côté, le vénérable M. Frédéric Passy ait entrepris de persuader à l’Autriche que sa « situation morale » s’accroîtrait de tout ce qu’elle ferait de concessions territoriales à l’Italie. En fait de conflits, c’en est un cependant que nos pacifistes devraient essayer d’écarter, et même, à ce sujet, la difficulté de réussir ne devrait qu’exciter davantage leur émulation. Autant que les Français, les Italiens refuseraient d’accepter le statu quo de l’Europe contemporaine comme la base future, inébranlable et intangible, du droit européen. S’ils sont prêts à souscrire à la paix universelle, c’est sous cette condition que, préalablement à la proclamation de cette paix, des arrangemens quelconques, diplomatiques ou militaires, leur aient donné satisfaction sur un point qu’à tort ou à raison, mais « historiquement, » ils considèrent comme l’achèvement de leur unité nationale, et la garantie de leur avenir. On ne saurait oublier cela quand on se répand à travers le monde en apôtres de la paix universelle. Il y a des conditions de fait qui dominent toutes les considérations de principes. La sentimentalité n’est pas un guide plus sûr en politique qu’en morale. On ne triomphera pas plus de l’ « irrédentisme » que de la superstition que les Anglais attachent à la possession de l’empire de la mer. On ne fera pas qu’être Anglais ou être Italien ce ne soit précisément tenir, comme à sa raison d’être, aux « préjugés » qui excitent, selon les tempéramens, l’indignation ou la pitié de nos pacifistes. Et si jamais on pouvait espérer d’aboutir à ce résultat, ce ne serait qu’au prix, d’abord, de l’anéantissement de tout ce que les hommes ont nommé jusqu’ici du nom de patrie, et, ensuite, au prix ou par le moyen de guerres dont la férocité passerait en horreur tout ce qu’on a pu voir : plus quant civïlia bella.

Et la question de la « succession d’Autriche ? » et la question de l’avenir de l’Empire ottoman ? nos pacifistes ont-ils des moyens « pacifiques » de la résoudre ? et se sont-ils imaginé qu’on les découvrirait au hasard des doctes entretiens de la « Maison des Étrangers ? » — La « . Maison des Étrangers » est « un foyer, nous dit-on, qui manque à toutes les capitales, » et dont le baron d’Estournelles n’envisage pas sans quelque émotion « les imposans développemens, » un « centre de réunions, de conférences, de congrès, d’auditions, d’expositions, » et pour le faire court — et clair — « le rendez-vous des initiatives du monde entier. » — Comment ces initiatives s’y prendront-elles pour réconcilier les nationalités qui se disputent l’Autriche, ou pour imposer à Sa Majesté le Sultan quelque humanité envers les Arméniens ? Hélas ! ici encore, qui ne voit, qui ne sait que l’on n’obtiendra rien par les moyens pacifiques ? Il y a des « nœuds » qu’on ne « dénoue » point, et qui, dans l’avenir comme dans le passé, ne se trancheront qu’avec le glaive. Et nous voilà ramenés à notre point de départ. Quelle étrange besogne, que de faire luire, aux yeux des foules, des espérances qu’il suffit qu’on essaie de préciser, pour s’apercevoir qu’elles sont irréalisables ! mais quelle inspiration plus étrange que de choisir, pour s’y appliquer, le moment de l’histoire où les causes de guerre menacent sur tous les points de l’horizon ! Quand nous n’entendons parler autour de nous que d’ « Impérialisme, » c’est le moment que nos pacifistes choisissent pour envelopper l’humanité tout entière dans l’infinie circonférence de leurs embrassemens ; et quand toutes les nationalités, inquiètes du prochain avenir, opèrent comme un mouvement de concentration sur elles-mêmes, nous, c’est le moment que nous choisissons pour nous diviser, nous répandre, si je l’ose dire, et nous disperser en effusions sentimentales.

Quant aux conséquences que l’on attend de cette conciliation internationale, et dont la principale, on vient de le voir, qui serait le désarmement, est justement la plus irréalisable, les pacifistes se sont-ils aperçus qu’elles ne seraient pas moins graves dans l’ordre économique, dont ils se regardent comme les défenseurs, que dans l’ordre politique ? Je lisais, il y a quelques mois, un discours fort intéressant de M. Georges Leygues, sur le chapitre des remontes de cavalerie, lors de la discussion du dernier budget de la Guerre. Au nom de toute une région de la France, qui élève, ou, si l’on pouvait dire, qui « fabrique » le cheval de cavalerie légère, M. Georges Leygues se plaignait que les sommes consacrées par l’Etat à l’achat de cette sorte de chevaux ne fussent pas assez considérables. Et là-dessus, tout naturellement, je me demandais ce qu’ils diraient donc, ses électeurs et lui, si demain, et conformément au vœu de nos pacifistes, en « désarmant » la cavalerie française, on mettait à deux doigts de leur ruine les agriculteurs qui font l’élevage des 15 ou 20 000 chevaux indispensables à son service ? Étendons maintenant et généralisons l’hypothèse. Si l’on procédait demain au désarmement, qu’est-ce que nos pacifistes feraient des millions de Français dont le principal moyen d’existence est de contribuer, dans leur spécialité, à l’entretien d’un contingent de quatre ou cinq cent mille hommes ? Ou encore, qu’est-ce qu’ils feraient des ouvriers de nos arsenaux de Toulon, Brest, Lorient, Cherbourg et Rochefort, et de ceux du Creusot, et de ceux des Forges et Chantiers de la Méditerranée, si l’on cessait demain de construire des cuirassés, des croiseurs et des torpilleurs ? La fabrication du drap de troupe fait vivre des milliers de Français, et pareillement la fabrication des chaussures pour nos soldats : de tous ces ouvriers, qu’est-ce que feraient nos pacifistes ?

C’est ce qu’ils ont oublié de nous dire, ayant sans doute oublié d’y songer ! Nos civilisations modernes, très vieilles et très complexes, sont ainsi composées d’une infinité de parties qui se tiennent, de parties étroitement « solidaires » les unes des autres, au vrai sens, au sens naturel et précis du mot ; et la conséquence de cette solidarité, c’est que l’on ne saurait modifier l’une quelconque de ces parties que, de proche en proche, et nécessairement, la modification ne s’étende à toutes les autres. Pas plus en France qu’en Allemagne, ou ailleurs, on ne saurait donc procéder au désarmement sans atteindre plus ou moins profondément dans leurs sources les manifestations de l’activité nationale, commerce, industrie, science même. Le cas que développait M. Georges Leygues dans le discours que je rappelais est sans doute un des plus saisissans ! Si l’on cessait d’avoir en France une « cavalerie légère, » toute une région d’un grand pays se sentirait atteinte dans ses moyens d’existence ; obligée de modifier ou de transformer la nature de ses occupations ; de substituer d’autres cultures à celles dont elle a l’expérience ; de se plier ou de s’adapter à d’autres habitudes ; et qui peut dire au prix de quelles difficultés ou de quelles pertes ? Mais n’est-ce pas comme si l’on disait que la France, qui ne saurait « désarmer » sans livrer à tous les hasards de l’avenir sa sécurité extérieure, ne le pourrait non plus sans s’exposer d’abord à un bouleversement de ses conditions intérieures d’existence, dont personne au monde ne peut dire quelles seraient les suites ? Et, en attendant, quel avantage en retirerait-elle ?

Joignez qu’à ces quatre ou cinq cent mille hommes il faudrait assurer des moyens d’existence ? Dans un temps de surproduction comme le nôtre, de quelle manière s’y prendrait-on ? Quand on veut célébrer les « bienfaits de la concurrence, » on l’appelle du nom d’émulation féconde, et on raisonne comme si le champ de la production agricole ou industrielle était indéfiniment extensible ! Mais nous savons qu’il n’en est rien ! Nous savons qu’il y a une limite à la production, et qu’elle n’est pas dans les besoins de la consommation, qui cependant eux-mêmes ne sont pas infinis, mais dans le pouvoir d’échange ou d’achat dont dispose le consommateur. Il y a donc une limite aussi à la demande de travail ; et combien de malheureux n’éprouvent-ils pas tous les jours que, ni la parfaite connaissance d’un métier, ni le désir ou le besoin de travailler, ni la bonne volonté ne suffisent à empêcher un honnête homme de mourir de faim. Mais les pacifistes n’ont pas fait entrer cet élément dans leurs calculs. Nous demandons ce que deviendront les 125 ou 130 000 jeunes gens qui passent annuellement sous les drapeaux ? Eh ! disent les pacifistes : ils deviendront ce qu’ils pourront, ou ce qu’ils voudront ! Quand un métier « ne rend plus » ou, comme disent les Américains, « ne paie plus » on en change. Si la région du sud-ouest ne fait plus de l’élevage, elle fera autre chose ; et pareillement, les deux ans qu’ils employaient à faire l’exercice, nos jeunes gens les emploieront à d’autres usages. Quels usages d’ailleurs ? Ce n’est point l’affaire des pacifistes, et heureux d’avoir triomphé sur le seul point qui leur tienne à cœur, ils s’inquiéteront peu des suites ! Car, après tout, c’est au nom du « progrès » qu’ils parlent, et le progrès est le progrès, quelques conséquences qu’il entraîne ; et quand elles seraient désastreuses, il n’en serait pas moins le progrès.

C’est peut-être ce qu’il faudrait savoir, et pour le savoir, c’est ce qu’il faudrait examiner ! Il se pourrait que beaucoup de prétendus « progrès » n’en fussent point. On s’en apercevra certainement quelque jour. En attendant, ce qui n’est pas douteux, c’est que, depuis tantôt cent cinquante ou deux cents ans, le progrès a créé des formes nouvelles de misère économique, physiologique et morale. Je n’hésite pas à dire que les progrès de la tuberculose et ceux de l’alcoolisme en sont un assez triste exemple. Il y aurait moins d’ « alcooliques, » premièrement, si la chimie avait fait moins de progrès ; et ensuite, si les conditions du travail moderne, moins dures et moins épuisantes, n’obligeaient pas l’ouvrier, par centaines, à demander à l’alcool une excitation sans laquelle la vie lui serait intenable. Mais il y aurait moins de tuberculeux, s’il y avait moins d’alcooliques, et, en second lieu, si le développement de la grande industrie, en amenant à sa suite l’encombrement des centres ouvriers, n’avait pas soumis des milliers de créatures humaines, hommes, femmes, enfans, à des conditions d’habitat très inférieures hygiéniquement à celles d’une bête de luxe, chien de race ou cheval de courses. Je ne vois vraiment pas là de quoi nous entier le cœur de tant de vanité.

Il ne faut donc pas croire qu’à lui tout seul, ce mot de « progrès » réponde à tout, et qu’il suffise de l’invoquer, pour que nous n’ayons plus, nous, qu’à fermer la bouche. Mais j’ajoute, — et je viens d’essayer de le montrer, — que c’est un problème que de savoir si la réalisation de l’idéal du pacifisme serait véritablement un progrès, et je vois bien les dangers que nous courons en y travaillant, mais ce que je vois moins bien, ce sont les avantages qui en résulteraient, ou plutôt, si ! je les vois, ces avantages, mais ils sont depuis longtemps connus. L’humanité n’a pas attendu que le baron d’Estournelles fût né pour s’aviser, comme on dit au Palais, qu’» un médiocre arrangement valait mieux que le meilleur procès, « et que, si la guerre était considérée comme la ressource suprême, ultima ratio regum, cela voulait dire qu’on ne devait y recourir qu’à la dernière extrémité. La seule nouveauté du pacifisme n’est donc, à vrai dire, que d’essayer de persuader aux hommes qu’il n’y aurait jamais de « dernière extrémité ; » qu’entre peuples honnêtes, comme entre honnêtes gens, il suffirait d’un peu de bonne volonté pour Unir toujours par s’entendre ; et que quiconque enfin ne serait pas prêt à faire preuve de cette bonne volonté, » c’est qu’il en aurait des raisons... inavouables.

C’est à la fois contre ce « mensonge » — car, je veux le dire encore une fois aux pacifistes, ils mentent, s’ils nous prêtent, à nous qui ne pensons pas comme eux, des motifs ou des mobiles moins désintéressés que les leurs ; — et c’est contre cette chimère qu’il est utile, et urgent même de protester. « Une nation, — je crois que c’est Renan qui l’a dit, — est une création militaire ; » et quand on parle de « supprimer la guerre, » c’est donc les nations comme telles que l’on se propose de détruire. Quel avantage y voit-on ? Si toutes les nations de l’Europe n’en faisaient plus qu’une, qui croira que la civilisation y gagnât ? et comment cela ? L’histoire est là pour le prouver : il y a un minimum nécessaire d’ordre et de sécurité qui n’est compatible ni avec l’extension territoriale infinie des frontières, ni avec la multiplication illimitée de ceux qui vivent entre ces frontières. Le nombre et l’étendue deviennent des élémens de désordre. Et, aux guerres nationales, si l’on substitue des guerres de classes, quel bénéfice en résultera-t-il ?

Convenons donc qu’étant donné la nature humaine, son histoire, les conditions de son développement, les causes de conflits qui s’engendrent fatalement de la rencontre et du choc des instincts, des passions ou des intérêts, l’impossibilité d’occuper à deux et en même temps la même place ou de posséder le même objet, le rêve de la paix universelle est aussi chimérique et aussi fallacieux que les espérances des médecins qui se flattent, — si du moins il en est, — de soustraire notre espèce à la condition de la mort. C’est tout ce que veulent dire ceux qui voient dans la guerre une « loi du monde ; » et d’ailleurs ils n’en ont jamais tiré cette conclusion que nous ne dussions pas travailler à nous libérer, dans la mesure où nous le pouvons, de la dure contrainte de cette loi ! De ce que les lois du monde nous sont imposées par la nature ou par Dieu, personne n’a jamais conclu que nous dussions aveuglément nous y soumettre, et n’opposer à leur impassibilité que l’inertie du découragement. Que l’on travaille donc à diminuer les causes de divisions parmi les hommes, et que l’on s’efforce, autant qu’on le pourra, de résoudre pacifiquement des conflits qui jadis ne se dénouaient que dans le sang, il n’y a pas besoin, pour cela, de se dire pacifiste ni de se donner les allures d’un bienfaiteur de l’humanité ! Il n’en est pas besoin non plus, si la guerre est inévitable, pour essayer d’en adoucir les horreurs. Mais ce qui est grave, ce qui est imprudent, ce qui est dangereux, si la guerre est inévitable, c’est d’essayer, comme les pacifistes, de persuader aux foules et aux peuples qu’il ne dépend que d’eux de l’éviter ; — c’est de jeter continûment le discrédit sur ceux qui ont accepté ou reçu la mission d’en supporter le choc, au jour où elle éclatera ; — c’est encore, et peut-être surtout de changer les vrais noms des choses, et de cultiver la « lâcheté » dans les cœurs. Je dis bien : la lâcheté, si ce qu’on trouve au fond de toutes ces déclamations trempées de larmes de tendresse, c’est la conviction profonde que la mort est le plus grand des maux, puisque la vie est le premier des biens. Mais ni l’un ni l’autre n’est vrai, pour l’honneur de l’humanité ! Non ! en vérité, la vie n’est pas le premier des biens, si le fondement de toute morale est que beaucoup de choses doivent être préférées à la vie ; et, en vérité, la mort n’est pas le plus grand des maux, si nous ne sommes hommes, pourrait-on dire, que dans la mesure où nous nous élevons au-dessus de la peur de la mort !

Et c’est donc une mauvaise besogne que celle que nos pacifistes accomplissent, avec les meilleures intentions du monde, nous n’en voulons pas douter, mais en ce cas, avec une regrettable et redoutable inconscience. Car ce qui importe à la patrie et à l’humanité, c’est qu’y ayant beaucoup de choses au-dessus de la vie, nous préférions donc beaucoup de choses à la paix. La paix est bonne ; mais d’autres choses aussi sont bonnes, auxquelles, si l’on peut en détourner la nécessité, nous ne demandons pas qu’on sacrifie le bien de la paix, mais auxquelles cependant, un peuple, comme d’ailleurs un homme, doit être toujours prêt à le sacrifier. « Les affaires sont les affaires ! » d’accord. Elles ne sont pas la seule affaire, ni peut-être même la principale affaire, et l’histoire est là pour prouver que le moyen de finir par ne pouvoir plus faire d’affaires, c’est de ne se soucier que d’en faire.


FERDINAND BRUNETIÈRE.