Le Menteur (Corneille, Marty-Laveaux, 1862)/Acte II

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 161-180).
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ACTE II.


Scène première.

GÉRONTE, CLARICE, ISABELLE.
CLARICE.

375Je sais qu’il vaut beaucoup étant sorti de vous ;
Mais, Monsieur, sans le voir accepter un époux,
Par quelque haut récit qu’on en soit conviée,
C’est grande avidité de se voir mariée.
D’ailleurs, en recevoir visite et compliment[1],
380Et lui permettre accès en qualité d’amant,
À moins qu’à vos projets un plein effet réponde,
Ce seroit trop donner à discourir au monde.
Trouvez donc un moyen de me le faire voir,
Sans m’exposer au blâme, et manquer au devoir.

GÉRONTE.

385Oui, vous avez raison, belle et sage Clarice :
Ce que vous m’ordonnez est la même justice[2] ;
Et comme c’est à nous à subir votre loi,
Je reviens tout à l’heure, et Dorante avec moi.
Je le tiendrai longtemps dessous votre fenêtre,

390Afin qu’avec loisir vous puissiez le connoître[3],
Examiner sa taille, et sa mine, et son air,
Et voir quel est l’époux que je vous veux donner.
Il vint hier de Poitiers, mais il sent peu l’école ;
Et si l’on pouvoit croire un père à sa parole,
395Quelque écolier qu’il soit, je dirois qu’aujourd’hui
Peu de nos gens de cour sont mieux taillés que lui.
Mais vous en jugerez après la voix publique.
Je cherche à l’arrêter, parce qu’il m’est unique,
Et je brûle surtout de le voir sous vos lois.

CLARICE.

400Vous m’honorez beaucoup d’un si glorieux choix :
Je l’attendrai, Monsieur, avec impatience,
Et je l’aime déjà sur cette confiance.


Scène II.

ISABELLE, CLARICE[4].
ISABELLE.

Ainsi vous le verrez, et sans vous engager.

CLARICE.

Mais pour le voir ainsi qu’en pourrai-je juger ?
405J’en verrai le dehors, la mine, l’apparence ;
Mais du reste, Isabelle, où prendre l’assurance ;
Le dedans paroît mal en ces miroirs flatteurs ;
Les visages souvent sont de doux imposteurs :
Que de défauts d’esprit se couvrent de leurs grâces,
Et que de beaux semblants cachent des âmes basses !
Les yeux en ce grand choix ont la première part[5] ;

Mais leur déférer tout, c’est tout mettre au hasard :
Qui veut vivre en repos ne doit pas leur déplaire,
Mais sans leur obéir, il doit les satisfaire[6],
415En croire leur refus, et non pas leur aveu,
Et sur d’autres conseils laisser naître son feu.
Cette chaîne, qui dure autant que notre vie,
Et qui devroit donner plus de peur que d’envie[7],
Si l’on n’y prend bien garde, attache assez souvent
420Le contraire au contraire, et le mort au vivant ;
Et pour moi, puisqu’il faut qu’elle me donne un maître,
Avant que l’accepter, je voudrais le connoître,
Mais connoître dans l’âme.

ISABELLE.

Mais connoître dans l’âme.Eh bien ! qu’il parle à vous.

CLARICE.

Alcippe le sachant en deviendroit jaloux.

ISABELLE.

425Qu’importe qu’il le soit, si vous avez Dorante ?

CLARICE.

Sa perte ne m’est pas encore indifférente ;
Et l’accord de l’hymen entre nous concerté,
Si son père venoit, seroit exécuté.
Depuis plus de deux ans, il promet et diffère :
430Tantôt c’est maladie, et tantôt quelque affaire ;
Le chemin est mal sûr, ou les jours sont trop courts,
Et le bonhomme enfin ne peut sortir de Tours.
Je prends tous ces délais pour une résistance,
Et ne suis pas d’humeur à mourir de constance.
435Chaque moment d’attente ôte de notre prix,
Et fille qui vieillit tombe dans le mépris :
C’est un nom glorieux qui se garde avec honte ;

Sa défaite est fâcheuse à moins que d’être prompte ;
Le temps n’est pas un Dieu qu’elle puisse braver,
440Et son honneur se perd à le trop conserver.

ISABELLE.

Ainsi vous quitteriez Alcippe pour un autre
De qui l’humeur auroit de quoi plaire à la vôtre[8] ?

CLARICE.

Oui, je le quitterois ; mais pour ce changement
Il me faudroit en main avoir un autre amant[9],
445Savoir qu’il me fût propre, et que son hyménée
Dût bientôt à la sienne unir ma destinée[10].
Mon humeur sans cela ne s’y résout pas bien ;
Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien ;
Son père peut venir, quelque longtemps qu’il tarde.

ISABELLE.

450Pour en venir à bout sans que rien s’y hasarde[11],
Lucrèce est votre amie et peut beaucoup pour vous ;
Elle n’a point d’amants qui deviennent jaloux[12] :
Qu’elle écrive à Dorante, et lui fasse paroître
Qu’elle veut cette nuit le voir par la fenêtre.
455Comme il est jeune encore, on l’y verra voler ;
Et là, sous ce faux nom, vous pourrez lui parler[13],
Sans qu’Alcippe jamais en découvre l’adresse,
Ni que lui-même pense à d’autres qu’à Lucrèce.

CLARICE.

L’invention est belle, et Lucrèce aisément
460Se résoudra pour moi d’écrire un compliment :
J’admire ton adresse à trouver cette ruse[14].

ISABELLE.

Puis-je vous dire encor que, si je ne m’abuse,
Tantôt cet inconnu ne vous déplaisoit pas ?

CLARICE.

Ah ! bon Dieu ! si Dorante avoit autant d’appas,
465Que d’Alcippe aisément il obtiendroit la place !

ISABELLE.

Ne parlez point d’Alcippe ; il vient.

CLARICE.

Ne parlez point d’Alcippe ; il vient.Qu’il m’embarrasse !
Va pour moi chez Lucrèce, et lui dis mon projet,
Et tout ce qu’on peut dire en un pareil sujet[15].


Scène III.

CLARICE, ALCIPPE.
ALCIPPE.

Ah ! Clarice ! ah ! Clarice, inconstante ! volage !

CLARICE[16].

470Auroit-il deviné déjà ce mariage ?
Alcippe, qu’avez-vous ? qui vous fait soupirer ?

ALCIPPE.

Ce que j’ai, déloyale ! et peux-tu l’ignorer[17] ?
Parle à ta conscience, elle devroit t’apprendre…

CLARICE.

Parlez un peu plus bas, mon père va descendre.

ALCIPPE.

475Ton père va descendre, âme double et sans foi[18] !
Confesse que tu n’as un père que pour moi.
La nuit, sur la rivière…

CLARICE.

La nuit, sur la rivière…Eh bien ! sur la rivière ?
La nuit ! quoi ? qu’est-ce enfin ?

ALCIPPE.

La nuit ! quoi ? qu’est-ce enfin ?Oui, la nuit tout entière !

CLARICE.

Après ?

ALCIPPE.

Après ?Quoi ! sans rougir ?

CLARICE.

Après ?Quoi ! sans rougir ?Rougir ! à quel propos ?

ALCIPPE.

480Tu ne meurs pas de honte, entendant ces deux mots ?

CLARICE.

Mourir pour les entendre ! et qu’ont-ils de funeste ?

ALCIPPE.

Tu peux donc les ouïr et demander le reste ?
Ne saurois-tu rougir, si je ne te dis tout ?

CLARICE.

Quoi, tout ?

ALCIPPE.

Quoi, tout ?Tes passe-temps de l’un à l’autre bout.

CLARICE.

485Je meure, en vos discours si je puis rien comprendre !

ALCIPPE.

Quand je te veux parler, ton père va descendre,
Il t’en souvient alors ; le tour est excellent !
Mais pour passer la nuit auprès de ton galant[19]

CLARICE.

Alcippe, êtes-vous fol[20] ?

ALCIPPE.

Alcippe, êtes-vous fol ?Je n’ai plus lieu de l’être[21],
490À présent que le ciel me fait te mieux connoître.
Oui, pour passer la nuit en danses et festin,
Être avec ton galant du soir jusqu’au matin
(Je ne parle que d’hier), tu n’as point lors de père.

CLARICE.

Rêvez-vous ? raillez-vous ? et quel est ce mystère ?

ALCIPPE.

495Ce mystère est nouveau, mais non pas fort secret :

Choisis une autre fois un amant plus discret ;
Lui-même il m’a tout dit.

CLARICE.

Lui-même il m’a tout dit.Qui, lui-même ?

ALCIPPE.

Lui-même, il m’a tout dit.Qui, lui-même ?Dorante.

CLARICE.

Dorante !

ALCIPPE.

Dorante !Continue, et fais bien l’ignorante.

CLARICE.

Si je le vis jamais, et si je le connoi… !

ALCIPPE.

500Ne viens-je pas de voir son père avecque toi ?
Tu passes, infidèle, âme ingrate et légère,
La nuit avec le fils, le jour avec le père !

CLARICE.

Son père de vieux temps est grand ami du mien.

ALCIPPE.

Cette vieille amitié faisoit votre entretien ?
505Tu te sens convaincue, et tu m’oses répondre !
Te faut-il quelque chose encor pour te confondre ?

CLARICE.

Alcippe, si je sais quel visage a le fils…

ALCIPPE.

La nuit étoit fort noire alors que tu le vis.
Il ne t’a pas donné quatre chœurs de musique,
510Une collation superbe et magnifique,
Six services de rang, douze plats à chacun ?
Son entretien alors t’étoit fort importun ?
Quand ses feux d’artifice éclairoient le rivage,
Tu n’eus pas le loisir de le voir au visage ?
515Tu n’as pas avec lui dansé jusques au jour,

Et tu ne l’as pas vu pour le moins au retour ?
T’en ai-je dit assez ? Rougis, et meurs de honte.

CLARICE.

Je ne rougirai point pour le récit d’un conte.

ALCIPPE.

Quoi ! je suis donc un fourbe, un bizarre, un jaloux ?

CLARICE.

520Quelqu’un a pris plaisir à se jouer de vous,
Alcippe, croyez-moi.

ALCIPPE.

Alcippe, croyez-moi.Ne cherche point d’excuses ;
Je connois tes détours, et devine tes ruses.
Adieu, suis ton Dorante, et l’aime désormais ;
Laisse en repos Alcippe et n’y pense jamais.

CLARICE.

Écoutez quatre mots.

ALCIPPE.

525Écoutez quatre mots.Ton père va descendre.

CLARICE.

Non, il ne descend point, et ne peut nous entendre ;
Et j’aurai tout loisir de vous désabuser.

ALCIPPE.

Je ne t’écoute point, à moins que m’épouser,
À moins qu’en attendant le jour du mariage[22],
530M’en donner ta parole et deux baisers en gage[23].

CLARICE.

Pour me justifier vous demandez de moi,
Alcippe ?

ALCIPPE.

Alcippe ?Deux baisers, et ta main, et ta foi.

CLARICE.

Que cela ?

ALCIPPE.

Que cela ?Résous-toi, sans plus me faire attendre.

CLARICE.

Je n’ai pas le loisir, mon père va descendre.


Scène IV.

ALCIPPE.

535Va, ris de ma douleur alors que je te perds ;
Par ces indignités romps toi-même mes fers ;
Aide mes feux trompés à se tourner en glace ;
Aide un juste courroux à se mettre en leur place.
Je cours à la vengeance, et porte à ton amant
540Le vif et prompt effet de mon ressentiment[24].
S’il est homme de cœur, ce jour même nos armes
Régleront par leur sort tes plaisirs ou tes larmes[25] ;
Et plutôt que le voir possesseur de mon bien,
Puissé-je dans son sang voir couler tout le mien !
545Le voici, ce rival, que son père t’amène :
Ma vieille amitié cède à ma nouvelle haine ;

Sa vue accroît l’ardeur dont je me sens brûler :
Mais ce n’est pas ici qu’il faut le quereller[26].


Scène V.

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
GÉRONTE.

Dorante, arrêtons-nous ; le trop de promenade
550Me mettroit hors d’haleine, et me feroit malade.
Que l’ordre est rare et beau de ces grands bâtiments !

DORANTE.

Paris semble à mes yeux un pays de romans.
J’y croyois ce matin voir une île enchantée[27] :
Je la laissai déserte, et la trouve habitée ;
555Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons,
En superbes palais a changé ses buissons.

GÉRONTE.

Paris voit tous les jours de ces métamorphoses :
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses[28] ;
Et l’univers entier ne peut rien voir d’égal
560Aux superbes dehors du palais Cardinal[29].
Toute une ville entière, avec pompe bâtie,

Semble d’un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.
565Mais changeons de discours. Tu sais combien je t’aime ?

DORANTE.

Je chéris cet honneur bien plus que le jour même.

GÉRONTE.

Comme de mon hymen il n’est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où l’ardeur pour la gloire à tout oser convie[30],
570Et force à tout moment de négliger la vie,
Avant qu’aucun malheur te puisse être avenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.

DORANTE, à part.

Je te veux marier.Oh ! ma chère Lucrèce !

GÉRONTE.

Je t’ai voulu choisir moi-même une maîtresse,
Honnête, belle, riche[31].

DORANTE.

575Honnête, belle, riche.Ah ! pour la bien choisir,
Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.

GÉRONTE.

Je la connois assez : Clarice est belle et sage
Autant que dans Paris il en soit de son âge ;
Son père de tout temps est mon plus grand ami,
Et l’affaire est conclue.

DORANTE.

580Et l’affaire est conclue.Ah ! Monsieur, j’en frémi[32] :
D’un fardeau si pesant accabler ma jeunesse !

GÉRONTE.

Fais ce que je t’ordonne.

DORANTE.

Fais ce que je t’ordonne.Il faut jouer d’adresse.
Quoi ? Monsieur, à présent qu’il faut dans les combats
Acquérir quelque nom, et signaler mon bras…

GÉRONTE.

585Avant qu’être au hasard qu’un autre bras t’immole,
Je veux dans ma maison avoir qui m’en console ;
Je veux qu’un petit-fils puisse y tenir ton rang[33],
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang :
En un mot, je le veux.

DORANTE.

En un mot, je le veux.Vous êtes inflexible !

GÉRONTE.

Fais ce que je te dis.

DORANTE.

590Fais ce que je te dis.Mais s’il est impossible[34] ?

GÉRONTE.

Impossible ! et comment ?

DORANTE.

Impossible ! et comment ?Souffrez qu’aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux.
Je suis…

GÉRONTE.

Je suis…Quoi ?

DORANTE.

Je suis…Quoi ?Dans Poitiers…

GÉRONTE.

Je suis…Quoi ?Dans Poitiers…Parle donc, et te lève.

DORANTE.

Je suis donc marié, puisqu’il faut que j’achève.

GÉRONTE.

Sans mon consentement ?

DORANTE.

595Sans mon consentement ?On m’a violenté :
Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l’hyménée
Par la fatalité la plus inopinée…
Ah ! si vous le saviez[35] !

GÉRONTE.

Ah ! Si vous le saviez !Dis, ne me cache rien.

DORANTE.

600Elle est de fort bon lieu, mon père, et, pour son bien,
S’il n’est du tout si grand que votre humeur souhaite…

GÉRONTE.

Sachons, à cela près, puisque c’est chose faite.
Elle se nomme ?

DORANTE.

Elle se nomme ?Orphise, et son père, Armédon.

GÉRONTE.

Je n’ai jamais ouï ni l’un ni l’autre nom.
Mais poursuis.

DORANTE.

605Mais poursuis.Je la vis presque à mon arrivée.
Une âme de rocher ne s’en fût pas sauvée,
Tant elle avait d’appas, et tant son œil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cœur !
Je cherchai donc chez elle à faire connoissance ;
610Et les soins obligeants de ma persévérance
Surent plaire de sorte à cet objet charmant,
Que j’en fus en six mois autant aimé qu’amant.
J’en reçus des faveurs secrètes, mais honnêtes ;
Et j’étendis si loin mes petites conquêtes,
615Qu’en son quartier souvent je me coulois sans bruit,
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venois de monter dans sa chambre…
(Ce fut, s’il m’en souvient, le second de septembre ;
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),
620Ce soir même son père en ville avait soupé ;
Il monte à son retour, il frappe à la porte : elle
Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d’abord (qu’elle eut d’esprit et d’art !)
Elle se jette au cou[36] de ce pauvre vieillard,
625Dérobe en l’embrassant son désordre à sa vue ;
Il se sied ; il lui dit qu’il veut la voir pourvue ;
Lui propose un parti qu’on lui venoit d’offrir.
Jugez combien mon cœur avoit lors à souffrir !
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,
630Que sans m’inquiéter elle plut à son père.
Ce discours ennuyeux enfin se termina ;
Le bonhomme partoit quand ma montre sonna[37] ;
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée :

« Depuis quand cette montre ? et qui vous l’a donnée ?
635— Acaste, mon cousin, me la vient d’envoyer,
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N’ayant point d’horlogiers[38] au lieu de sa demeure :
Elle a déjà sonné deux fois en un quart d’heure.
— Donnez-la-moi, dit-il, j’en prendrai mieux le soin. »
640Alors pour me la prendre elle vient en mon coin :
Je la lui donne en main ; mais, voyez ma disgrâce,
Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse,
Fait marcher le déclin : le feu prend, le coup part ;
Jugez de notre trouble à ce triste hasard.
645Elle tombe par terre ; et moi, je la crus morte ;
Le père épouvanté gagne aussitôt la porte ;
Il appelle au secours, il crie à l’assassin :
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
650Au milieu de tous trois je me faisois passage,
Quand un autre malheur de nouveau me perdit ;
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé, je recule, et rentre : alors Orphise,
De sa frayeur première aucunement remise,
655Sait prendre un temps si juste en son reste d’effroi,
Qu’elle pousse la porte et s’enferme avec moi.
Soudain, nous entassons, pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles ;
Nous nous barricadons, et, dans ce premier feu,
660Nous croyons gagner tout à différer un peu[39].
Mais comme à ce rempart l’un et l’autre travaille,
D’une chambre voisine on perce la muraille :

Alors, me voyant pris, il fallut composer.

(Ici[40] Clarice les voit de sa fenêtre ;
et Lucrèce avec Isabelle les voit aussi de la sienne.)
GÉRONTE.

C’est-à-dire en françois qu’il fallut l’épouser ?

DORANTE.

665Les siens m’avoient trouvé de nuit seul avec elle ;
Ils étoient les plus forts, elle me sembloit belle,
Le scandale étoit grand, son honneur se perdoit ;
À ne le faire pas ma tête en répondoit ;
Ses grands efforts pour moi, son péril, et ses larmes,
670À mon cœur amoureux étoient de nouveaux charmes :
Donc, pour sauver ma vie ainsi que son honneur[41],
Et me mettre avec elle au comble du bonheur,
Je changeai d’un seul mot la tempête en bonace,
Et fis ce que tout autre auroit fait en ma place.
675Choisissez maintenant de me voir ou mourir,
Ou posséder un bien qu’on ne peut trop chérir.

GÉRONTE.

Non, non, je ne suis pas si mauvais que tu penses,
Et trouve en ton malheur de telles circonstances,
Que mon amour t’excuse ; et mon esprit touché
680Te blâme seulement de l’avoir trop caché.

DORANTE.

Le peu de bien qu’elle a me faisoit vous le taire.

GÉRONTE.

Je prends peu garde au bien, afin d’être bon père.
Elle est belle, elle est sage, elle sort de bon lieu,
Tu l’aimes, elle t’aime ; il me suffit. Adieu. :
685Je vais me dégager du père de Clarice.


Scène VI.

DORANTE, CLITON.
DORANTE.

Que dis-tu de l’histoire, et de mon artifice ?
Le bonhomme en tient-il ? m’en suis-je bien tiré ?
Quelque sot en ma place y seroit demeuré ;
Il eût perdu le temps à gémir et se plaindre,
690Et malgré son amour, se fût laissé contraindre.
Oh ! l’utile secret que mentir à propos[42] !

CLITON.

Quoi ? ce que vous disiez n’est pas vrai ?

DORANTE.

Quoi ? ce que vous disiez n’est pas vrai ?Pas deux mots ;
Et tu ne viens d’ouïr qu’un trait de gentillesse
Pour conserver mon âme et mon cœur à Lucrèce.

CLITON.

695Quoi ? la montre, l’épée, avec le pistolet…

DORANTE.

Industrie.

CLITON.

Industrie.Obligez, Monsieur, votre valet :
Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître,
Donnez-lui quelque signe à les pouvoir connoître ;
Quoique bien averti, j’étois dans le panneau.

DORANTE.

700Va, n’appréhende pas d’y tomber de nouveau :
Tu seras de mon cœur l’unique secrétaire,
Et de tous mes secrets le grand dépositaire.

CLITON.

Avec ces qualités j’ose bien espérer

Qu’assez malaisément je pourrai m’en parer.
705Mais parlons de vos feux. Certes, cette maîtresse…


Scène VII.

DORANTE, CLITON, SABINE.
SABINE.
(Elle lui donne un billet[43].)

Lisez ceci, Monsieur.

DORANTE.

Lisez ceci, Monsieur.D’où vient-il ?

SABINE.

Lisez ceci, Monsieur.D’où vient-il ?De Lucrèce.

DORANTE, après l’avoir lu[44].

Dis-lui que j’y viendrai.
(Sabine rentre, et Dorante continue.)
Dis-lui que j’y viendrai.Doute encore, Cliton,
À laquelle des deux appartient ce beau nom.
Lucrèce sent sa part des feux qu’elle fait naître,
710Et me veut cette nuit parler par sa fenêtre.
Dis encor que c’est l’autre, ou que tu n’est qu’un sot.
Qu’auroit l’autre à m’écrire, à qui je n’ai dit mot ?

CLITON.

Monsieur, pour ce sujet n’ayons point de querelle :
Cette nuit, à la voix, vous saurez si c’est elle.

DORANTE.

715Coule-toi là-dedans, et de quelqu’un des siens
Sache subtilement sa famille et ses biens.


Scène VIII.

DORANTE, LYCAS.
LYCAS, lui présentant un billet.

Monsieur.

DORANTE.

Monsieur.Autre billet[45].
Monsieur.(Il continue, après avoir lu tout bas le billet.)
Monsieur.Autre billet.J’ignore quelle offense
Peut d’Alcippe avec moi rompre l’intelligence ;
Mais n’importe, dis-lui que j’irai volontiers.
Je te suis.

(Lycas rentre, et Dorante continue seul[46].)

720Je te suis.Je revins hier au soir de Poitiers,
D’aujourd’hui seulement je produis mon visage,
Et j’ai déjà querelle, amour et mariage :
Pour un commencement ce n’est point mal trouvé.
Vienne encore un procès, et je suis achevé.
725Se charge qui voudra d’affaires plus pressantes,
Plus en nombre à la fois et plus embarrassantes :
Je pardonne à qui mieux s’en pourra démêler.
Mais allons voir celui qui m’ose quereller.

FIN DU SECOND ACTE.
  1. Var. Aussi, d’en recevoir visite et compliment,
    Et lui donner entrée en qualité d’amant,
    S’il faut qu’à vos projets la suite ne réponde,
    Je m’engagerois trop dans le caquet du monde. (1644-56)
  2. Var. Ce que vous souhaitez est la même justice ;
    Et d’ailleurs c’est à nous à subir votre loi :
    Je reviens dans une heure, et Dorante avec moi. (1644-56)
  3. Var. Afin qu’avec loisir vous le puissiez connoître. (1644-56)
  4. Var. CLARICE, ISABELLE. (1644-60)
  5. Var. Quoique en ce choix les yeux aient la première part,
    Qui leur défère tout met beaucoup au hasard. (1644-56)
  6. Var. Mais sans leur obéir, il les doit satisfaire, (1644-56)
  7. Var. Et qui nous doit donner plus de peur que d’envie, (1644-56)
  8. Var. Dont vous verriez l’humeur rapportante (a) à la vôtre ? (1644-56)

    (a) Les éditions de 1648-56 donnent rapportant, sans accord.

  9. Var. Je voudrois en ma main avoir un autre amant,
    Sûre qu’il me fût propre, et que son hyménée. (1644-56)
  10. Un vers presque semblable se trouve dans l’Iphigénie de Racine (acte I, scène ii) :
    On dit qu’Iphigénie, en ces lieux amenée,
    Doit bientôt à son sort unir ma destinée.
  11. Var. Pour en venir à bout sans que rien se hasarde, (1644-56)
  12. Var. Elle n’a point d’amant qui devienne jaloux. (1644-63)
  13. Var. Et là, sous ce faux nom, vous lui pourrez parler. (1644-56)
  14. Var. Nous connoîtrons Dorante avecque cette ruse, (1644-56)
  15. Var. Et tout ce qu’on peut dire en semblable sujet. (1644-56)
  16. Dans l’édition de 1692 : CLARICE, bas.
  17. Var. Ce que j’ai, malheureuse ! et peux-tu l’ignorer ? (1644-56)
  18. Au sujet du tutoiement sur la scène française, Voltaire fait la remarque Suivante, que nous ne donnons qu’à titre de renseignement historique : « On tutoyait alors au théâtre. Le tutoiement, qui rend le discours plus serré, plus vif, a souvent de la noblesse et de la force dans la tragédie ; on aime à voir Rodrigue et Chimène l’employer. Remarquez cependant que l’élégant Racine ne se permet guère le tutoiement que quand un père irrité parle à son fils, ou un maître à son confident, ou quand une amante emportée se plaint à son amant :
    Je ne t’ai point aimé, cruel ! qu’ai-je donc fait ?
    (Andromaque, acte IV, scène v.)

    Hermione dit :
    Ne devois-tu pas lire au fond de ma pensée ?

    (Ibidem, acte V, scène iii.)

    Phèdre dit :
    Eh bien ! connois donc Phèdre et toute sa fureur.

    (Phèdre, acte II, scène v.)

    Mais jamais Achille, Oreste, Britannicus, etc., ne tutoient leurs maîtresses. À plus forte raison cette manière de s’exprimer doit-elle être bannie de la comédie, qui est la peinture de nos mœurs. Molière en fait usage dans le Dépit amoureux, mais il s’est ensuite corrigé lui-même. »

  19. Var. Mais pour passer la nuit avecque ton galant (1644-56)
  20. De toutes les éditions publiées du vivant de Corneille, les deux de 1644 sont les seules qui donnent fou (foû) ; fol est l’orthographe des suivantes ; fou revient en 1692.
  21. Var. Alcippe, êtes-vous fol ?Je le devrois bien être. (1644-56)
  22. Tel est le texte des éditions antérieures à 1652 ; il nous a paru préférable à celui des impressions de 1652 à 1682, qui toutes donnent, au vers 529, au moins, pour à moins. Celle de 1692 a rétabli notre leçon : « À moins qu’en attendant, etc. »
  23. À propos de ce vers, qu’il blâme, Voltaire rappelle un ancien usage : « On demande comment Corneille a épuré le théâtre ? C’est que de son temps on allait plus loin. On demandait des baisers et on en donnait. Cette mauvaise coutume venait de l’usage où l’on avait été très-longtemps en France, de donner par respect un baiser aux dames sur la bouche, quand on leur était présenté. Montaigne dit qu’il est triste pour une dame d’apprêter sa bouche pour le premier mal tourné qui viendra à elle avec trois laquais. » — Voici le texte de Montaigne : « C’est une desplaisante coustume, et injurieuse aux dames, d’avoir à prester leurs lèvres à quiconque a trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu’il soit. » (Essais, livre III, chapitre v.)
  24. Var. Le redoutable effet de mon ressentiment, (1644-56)
    Var. Le juste et prompt effet de mon ressentiment. (1660)
  25. Var. Régleront par le sort tes plaisirs ou tes larmes. (1644)
  26. Var. Mais ce n’est pas ici qu’il le faut quereller. (1644-56)
  27. Var. Je croyois ce matin voir une île enchantée, (1648-56)
  28. Var. Dedans le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses. (1644-56)
  29. Var. À ce que tu verras vers le Palais-Royal (a). (1644)

    (a) Le cardinal de Richelieu fit bâtir ce palais par Jacques le Mercier. Les fondements en furent jetés en 1629 sur les ruines des hôtels de Mercœur, de Rambouillet, et de quelques maisons voisines. Il ne fut achevé qu’en 1636. On le nommait d’abord hôtel de Richelieu, mais son propriétaire fit inscrire en lettres d’or sur un marbre au-dessus de la grande porte : Palais Cardinal. Cette inscription fut critiquée, notamment par Balzac (voyez le Lexique). Elle fut toutefois conservée jusqu’au moment où, Louis XIV ayant quitté le Louvre pour habiter le palais Cardinal, que Richelieu lui avait légué, le marquis de Fourille, grand maréchal des logis de la maison du Roi, persuada à la Régente qu’il ne convenait pas que le Roi habitât une maison qui portait le nom d’un de ses sujets ; la Reine ordonna d’ôter l’inscription. « On commença dès lors à donner à ce palais le nom de Palais-Royal, qu’il a toujours retenu depuis, quoique la même reine régente, à la prière de la duchesse d’Aiguillon, eût fait remettre l’inscription de palais Cardinal, qu’on y voit encore aujourd’hui, » dit en 1742, dans sa Description de Paris (tome II, p. 220), Piganiol de la Force, qui nous a fourni les détails qui précèdent. — « Ce quartier (où est le Palais-Royal), qui est à présent un des plus peuplés de Paris, n’était, dit Voltaire, que des prairies entourées de fossés, lorsque le cardinal de Richelieu y fit bâtir son palais. Quoique les embellissements de Paris n’aient commencé à se multiplier que vers le milieu du siècle de Louis XIV, cependant la simple architecture du palais Cardinal ne devait pas paraître si superbe aux Parisiens, qui avaient déjà le Louvre et le Luxembourg. Il n’est pas surprenant que Corneille dans ces vers cherchât à louer indirectement le cardinal de Richelieu, qui protégea beaucoup cette pièce, et même donna des habits à quelques acteurs (voyez ci-dessus, p. 126). Il était mourant alors, en 1642, et il cherchait à se dissiper par ces amusements. »
  30. Var. Où la chaleur de l’âge et l’honneur te convie
    D’exposer à tous coups et ton sang et ta vie. (1644-56)
  31. Var. Honnête, belle et riche. (1644-56)
  32. Var. Et l’affaire est conclue.Ah ! Monsieur, je frémi. (1644-64)
  33. Var. Je veux qu’un petit-fils puisse tenir ton rang. (1644-64)
  34. Var. Fais ce que je te dis.Mais s’il m’est impossible (a) ? (1644-63)

    (a) L’édition de 1682 porte, par erreur : « Mais il est impossible ? »
  35. Var. Ah ! si vous la saviez ! (1644-68)
  36. L’édition de 1656 est la seule qui porte col, et non cou (coû).
  37. « On faisoit autrefois des montres à sonnerie, qui sonnoient d’elles-mêmes à l’heure, à la demie, et quelquefois aux quarts. » (Dictionnaire de Trévoux.)
  38. Au commencement du dix-septième siècle, on disait indifféremment horloger ou horlogier, et quelquefois horlogeur. Les éditions de 1656 et de 1692 donnent seules horlogers. Voyez le Lexique.
  39. Var. Pensons faire beaucoup de différer un peu.
    Comme à ce boulevard l’un et l’autre travaille. (1644-56)
  40. Le mot ici manque dans l’édition de 1663, qui donne cette indication à la marge.
  41. Var. Donc, pour sauver ma vie avecque son honneur. (1644-56)
  42. Var. Oh ! l’utile secret de mentir à propos ! (1644-56)
  43. Ce jeu de scène manque dans les éditions de 1644-60.
  44. Var. DORANTE, après avoir lu. (1644-68)
  45. Var.Monsieur. [Autre billet.]
    Monsieur. AutreBILLET D’ALCIPPE À DORANTE.
    Monsieur. Autre billet.Une offense reçue
    Me fait, l’épée en main, souhaiter votre vue.
    Je vous attends au mail. ALCIPPE.
    Je vous attends auDORANTE, après avoir lu.
    Je vous attends au mail.Oui, volontiers,
    Monsieur. AutreJe te suis. (Lycas rentre, et Dorante continue seul.)
    Je te suis.Hier au soir je revins de Poitiers. (1644-56)
  46. Le mot seul est omis dans l’édition de 1692.