Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre II

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II

AKKA DE KEBNEKAÏSE

Le soir

Le grand jars qui s’était élancé à la suite des oies sauvages, se sentait très fier de parcourir le pays en leur compagnie et de taquiner et railler les oiseaux domestiques. Mais tout heureux qu’il fût, il n’en commença pas moins à se fatiguer vers le soir. Il essaya de respirer plus profondément et de donner des coups d’ailes plus rapides, mais il eut beau faire, il resta de plusieurs longueurs en arrière.

Quand les oies de l’arrière-garde s’aperçurent que le jars domestique ne pouvait plus les suivre, elles crièrent à celle qui conduisait la bande et qui volait à la pointe de l’angle : « Akka de Kebnekaïse ! Akka de Kebnekaïse ! — Qu’est-ce qu’il y a ? — Le blanc reste en arrière. Le blanc reste en arrière. — Dites-lui, qu’il est plus facile de voler vite que lentement ! » cria Akka en continuant comme auparavant.

Le jars essaya bien de profiter du conseil et d’augmenter sa vitesse, mais il se trouva bientôt épuisé et tomba presqu’au niveau des saules étêtés qui bordaient les routes et les champs.

— Akka, Akka, Akka de Kebnekaïse ! crièrent de nouveau les oies de l’arrière-garde qui voyaient les pénibles efforts du jars blanc. — Qu’y a-t-il encore ? demanda la conductrice de la bande d’un ton colère. — Le blanc tombe. Le blanc tombe. — Dites-lui qu’il est plus facile de voler haut que bas ! répondit Akka. Elle ne diminua nullement sa vitesse mais continua comme auparavant.

Le jars tâcha encore de suivre ce conseil, mais quand il voulut s’élever plus haut, il s’essouffla à croire que sa poitrine allait éclater.

— Akka, Akka ! crièrent de nouveau les oies placées aux ailes. — Vous ne pouvez donc pas me laisser tranquille ? répondit une voix plus agacée que jamais. — Le jars blanc va mourir. Le jars blanc va mourir. — Celui qui ne peut suivre la bande, qu’il s’en retourne chez lui ! répondit l’oie de tête. Et pas un instant elle n’eut l’idée de ralentir.

— Ah, c’est comme ça, se dit le jars. Il venait de comprendre que les oies sauvages n’avaient jamais pensé l’emmener en Laponie. Elles avaient simplement voulu lui faire quitter la maison pour s’amuser.

Il était furieux d’être trahi par ses forces et de ne pouvoir montrer à ces vagabondes qu’une oie domestique les valait bien. Le plus agaçant, c’est qu’il était tombé sur Akka de Kebnekaïse. Il avait beau n’être qu’un oiseau de basse-cour, il n’en avait pas moins entendu parler d’une oie chef de bande qui s’appelait Akka et qui avait plus de cent ans. Elle avait une telle réputation que les meilleures oies sauvages voulaient faire partie de sa troupe. Mais personne n’avait plus de mépris pour les oies domestiques que cette Akka et sa bande ; aussi aurait-il bien voulu leur montrer qu’il était leur égal.

Tout en réfléchissant à la décision à prendre, le jars blanc volait lentement un peu en arrière des autres. Tout à coup, le petit bout d’homme qu’il portait sur son dos éleva la voix : « Mon cher jars Martin, tu comprends bien qu’il te sera impossible, à toi qui n’as jamais volé, de suivre les oies sauvages jusqu’en Laponie. Ne ferais-tu pas mieux de retourner à la maison avant de te faire du mal ? »

Or, le fils de la maison, ce mauvais garnement, le jars l’avait en horreur. Aussi, dès qu’il eut compris que le gamin le croyait incapable de faire le voyage, résolut-il de tenir bon. « Si tu dis un mot de plus, je te jette dans la première marnière que nous rencontrerons » siffla-t-il. Et la colère lui donna de telles forces qu’il se mit à voler aussi bien que les autres.

Il est probable qu’il n’aurait pas pu continuer longtemps malgré tout ; heureusement ce ne fut point nécessaire ; le soleil descendait rapidement ; dès qu’il fut couché, les oies piquèrent droit vers le sol. Avant d’avoir même eu le temps de réfléchir, le gamin et le jars se trouvèrent sur les bords du lac Vombsjö.

— C’est probablement ici que nous passerons la nuit, se dit le gamin en sautant à terre.

Il était sur une mince bande de sable ; devant lui s’étendait un assez grand lac d’aspect pas très rassurant : une couche de glace le recouvrait presque entièrement, noire, rugueuse, pleine de crevasses et de trous comme l’est d’ordinaire la glace au printemps. On voyait qu’elle était condamnée à disparaître bientôt. Déjà détachée de la rive, elle était entourée d’une large bande d’eau noire et lisse. Pourtant elle était encore là, et tant qu’elle y était, elle répandait du froid et une tristesse hivernale sur tout le paysage.

De l’autre côté du lac il semblait y avoir un pays ouvert et clair, mais à l’endroit où les oies s’étaient abattues, s’étendait une grande plantation de pins. On aurait dit que la forêt résineuse avait le pouvoir de retenir l’hiver. Partout ailleurs le sol était nu, mais sous le branchage enchevêtré, la neige avait fondu et gelé à plusieurs reprises et était devenue dure comme de la glace.

Le gamin pensa qu’il était arrivé dans un désert au pays de l’hiver, et ressentit une angoisse telle qu’il en aurait crié.

Il avait faim, il n’avait rien mangé de la journée. Mais où trouverait-il quelque chose ? Au mois de mars, le sol ni les arbres ne portent rien de mangeable.

Oui, où trouverait-il à manger ? Et qui l’hébergerait ? Qui lui ferait son lit ? Qui le réchaufferait à son foyer ? Qui le protégerait contre les bêtes sauvages ?

Le soleil était maintenant couché. Le froid montait du lac. Les ténèbres tombaient du ciel, l’épouvante se glissait sur les pas de la nuit, et dans le bois on entendait des pas furtifs et des bruissements. C’en était fait du joyeux courage que le gamin avait montré là-haut. Dans son angoisse il se tourna vers ses compagnons de voyage : il n’avait plus qu’eux.

Il s’aperçut alors que le jars était encore plus mal à l’aise. Il demeurait à l’endroit où il s’était abattu, et semblait près de mourir. Son cou s’allongeait inerte sur le sol ; il avait les yeux fermés, et sa respiration n’était qu’un faible sifflement.

— Cher jars Martin, dit le gamin, essaie de boire une gorgée. Le lac est à deux pas.

Mais le jars ne fit pas un mouvement.

Le gamin avait auparavant été méchant pour tous les animaux et aussi pour le jars. Mais il pensait maintenant que le jars était son seul appui, et il eut grand’peur de le perdre. Il se mit à le pousser pour le mettre à l’eau. Le jars était grand et lourd, et le gamin eut fort à faire, mais enfin il réussit.

Le jars tomba dans le lac, la tête la première. Un instant il demeura immobile dans la vase, mais bientôt il releva la tête, secoua l’eau qui l’aveuglait et souffla. Puis il se mit à nager fièrement parmi les joncs et les roseaux.

Les oies sauvages s’étaient jetées à l’eau avant lui. Elles ne s’étaient inquiétées ni du jars ni de son cavalier, mais s’étaient précipitées dans le lac. Elles s’étaient baignées et nettoyées ; maintenant elles mâchonnaient du potamot à demi pourri et du trèfle d’eau.

Le jars blanc eut la chance d’apercevoir une petite perche. Il la saisit rapidement, nagea vers le rivage et la déposa devant le gamin. « Voilà pour te remercier de m’avoir poussé à l’eau », dit-il.

Pour la première fois de la journée le gamin entendait un mot amical. Il en fut si joyeux qu’il aurait voulu sauter au cou du jars, mais il n’osa pas. Il était content du cadeau. D’abord il jugea impossible de manger un poisson cru, puis il eut envie d’essayer.

Il se demanda s’il avait encore son couteau. Heureusement il le sentit pendu à la ceinture de son pantalon, mais tout petit, pas plus long qu’une allumette ; c’était suffisant pour écailler et vider le poisson. Bientôt la perche fut avalée.

Rassasié, le gamin fut tout honteux d’avoir mangé quelque chose de cru.

— On voit que je ne suis plus un être humain, mais un vrai tomte.

Pendant que le gamin mangeait, le jars demeura silencieux auprès de lui ; après la dernière bouchée, il dit à voix basse : « Nous sommes tombés sur une bande d’oies fières qui méprisent les oiseaux domestiques. — Oui, je l’ai remarqué. — Cela me ferait grand honneur, si je pouvais les suivre jusqu’en Laponie et leur montrer qu’une oie domestique est bonne à quelque chose. — Oui, dit le gamin hésitant, car il ne croyait pas que le jars en serait capable, mais il ne voulait pas le contredire. — Mais je ne crois pas que je puisse me tirer d’affaire seul en un tel voyage, dit le jars. Je voudrais te demander si tu ne pourrais pas m’accompagner pour m’aider. »

Le gamin n’avait naturellement pas d’autre projet que de rentrer chez lui le plus vite possible. Il fut surpris et ne sut que répondre : « Je croyais que nous étions ennemis, toi et moi », dit-il. Mais il semblait que le jars ne s’en souvînt plus. Il se rappelait seulement que le gamin venait de lui sauver la vie.

— Il faudrait bien que je retourne chez mon père et ma mère, dit le gamin.

— Je te ramènerai chez eux en automne, dit le jars. Je ne t’abandonnerai pas avant de t’avoir déposé sur le seuil de ta maison.

Le gamin pensa qu’il serait bon de ne pas se montrer à ses parents avant quelque temps. Le projet ne lui déplaisait point, et il allait répondre qu’il acceptait, quand ils entendirent derrière eux un grand bruit. Les oies sauvages étaient sorties de l’eau toutes ensemble, et secouaient leurs ailes. Puis elles se formèrent en une longue ligne, l’oie-guide en tête et vinrent vers eux.

Lorsque le jars blanc considéra les oies sauvages, il se trouva mal à l’aise. Il avait cru qu’elles ressemblaient davantage aux oies domestiques et qu’il se sentirait davantage leur parent. Elles étaient beaucoup plus petites que lui ; aucune n’était blanche ; toutes étaient grises, striées de brun, et leurs yeux lui firent presque peur. Ils étaient jaunes et brillaient comme si du feu brûlait derrière. Le jars avait toujours appris qu’il était convenable de marcher lentement en se dandinant. Or, elles ne marchaient pas, mais couraient. Il fut surtout inquiet quand il vit leurs pieds. Ils étaient larges, avec des semelles usées et déchiquetées. On comprenait que les oies sauvages ne se demandaient jamais sur quoi elles marchaient. Elles ne faisaient jamais de détours. Elles étaient bien mises et très soignées, mais on voyait à leurs pieds qu’elles étaient de pauvres habitantes des déserts.

Le jars eut à peine le temps de glisser au gamin : « Réponds hardiment pour toi, mais ne dis pas qui tu es. » Elles étaient déjà là.

Les oies sauvages les saluèrent du cou plusieurs fois, et le jars en fit autant, mais plus longuement. Après qu’on se fut assez salué, l’oie-guide dit : « Nous voudrions bien savoir qui vous êtes ? »

— Je n’ai pas grand’chose à dire sur moi, répondit le jars. Je suis né à Skanör le printemps dernier. En automne j’ai été vendu à Holger Nilsson de Vemmenhög chez qui je suis resté depuis.

— Tu sembles n’avoir aucune famille de qui te réclamer, dit le guide. Qu’est-ce donc qui te prend de vouloir aller avec les oies sauvages ? — C’est peut-être pour montrer aux oies sauvages que les oies domestiques sont bonnes à quelque chose.

— Nous ne demandons pas mieux, dit Akka. Nous savons maintenant de quoi tu es capable en fait de vol, mais peut-être es-tu plus fort en d’autres sports. Veux-tu par exemple lutter avec nous à la nage ?

— Je ne me vante pas de savoir nager, dit le jars (il avait déjà cru comprendre que l’autre était décidée à le renvoyer, et ne faisait plus attention à ce qu’il disait), je n’ai jamais nagé plus loin que la largeur d’une mare.

— Je suppose alors que tu es très habile à courir, dit l’oie sauvage.

— Jamais je n’ai vu courir une oie domestique, et jamais je n’ai essayé, moi non plus, répliqua crânement le jars.

Il en était sûr maintenant, Akka allait lui dire qu’on ne voulait pas l’emmener. Aussi fut-il très surpris lorsqu’elle s’écria : « Tu réponds courageusement aux questions, et celui qui est brave, peut devenir un bon compagnon, même s’il est ignorant au début. Que dirais-tu si l’on t’offrait de rester avec nous quelques jours jusqu’à ce que nous ayons vu de quoi tu es capable ? — Je veux bien », répondit le jars, tout content.

Là-dessus Akka montra du bec le gamin : « Mais qui amènes-tu avec toi ? Je n’ai jamais vu un être comme celui-là. — C’est mon compagnon de voyage, dit le jars. Il a été gardien d’oies toute sa vie. Je crois qu’il pourrait nous être utile. — Peut-être utile à une oie domestique, répondit Akka. Comment l’appelles-tu ? — Il a plusieurs noms, répondit le jars avec un peu d’hésitation, et ne sachant à l’ improviste qu’inventer (il ne voulait pas trahir le gamin et révéler qu’il avait un nom d’homme). Il s’appelle Poucet, dit-il enfin. — Il est de la famille des tomtes ? demanda encore Akka. — À quelle heure, vous autres, oies sauvages, vous mettez-vous à dormir ? répliqua le jars pour interrompre la conversation sans répondre à cette dernière question. Mes yeux se ferment de sommeil à cette heure-ci.

L’oie qui parlait avec le jars était très vieille, c’était facile à voir. Son plumage était entièrement gris, d’un gris de glace sans stries foncées. Elle avait la tête plus grosse, les pattes plus fortes, les pieds plus usés que les autres. Ses plumes étaient raides, ses épaules saillantes, son cou maigre. Effets du temps. Il n’y avait que les yeux que l’âge n’avait pu vaincre. Ils brillaient plus limpides, et en quelque sorte plus jeunes que ceux des autres.

Elle se tourna vers le jars avec beaucoup de hauteur : « Sache que je suis Akka de Kebnekaïse. L’oie qui vole près de moi à droite est Yksi de Vassijaure, celle qui vole à ma gauche est Kaksi de Nuolia. La seconde oie de droite s’appelle Kolme de Sarjektjokko et la seconde de gauche est Neljä de Svappavaara. Derrière elles volent, à droite Viisi des fjells d’Ovik et Kunsi de Sjangeli. Sache-le : toutes, et de même les six oisons qui volent en arrière, trois à droite et trois à gauche, toutes nous sommes des oies des hautes montagnes et de la meilleure famille. Ne va pas nous prendre pour des vagabondes acceptant n’importe quelle compagnie, et sois-en persuadé, nous ne partagerons pas notre gîte de nuit avec qui ne veut pas dire de quelle famille il descend. »

À ces mots d’Akka, le gamin fit rapidement un pas en avant. Il avait été ennuyé d’entendre le jars qui avait si bien répondu pour son propre compte, donner des réponses évasives lorsqu’il s’agissait de lui, Nils. « Je ne dissimule pas qui je suis, dit-il, je m’appelle Nils Holgersson, et je suis le fils d’un tenancier. Jusqu’à ce jour j’ai été un homme, mais ce matin… »

Il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Dès qu’il prononça le mot homme, l’oie-guide recula de trois pas et les autres encore davantage. Et toutes elles tendirent le cou et sifflèrent, furieuses.

— Voilà ce que j’ai soupçonné dès que je t’ai vu sur la rive, dit Akka. Et maintenant va-t-en. Nous ne souffrons pas d’homme parmi nous.

Mais le grand jars s’interposa : « Ce n’est pas possible, dit-il, que vous, oies sauvages, vous ayez peur d’un être aussi petit. Demain il rentrera certainement chez lui, mais pour cette nuit vous pouvez bien le laisser parmi nous. Comment pourrions-nous laisser ce pauvret se défendre seul contre les renards et les belettes. »

L’oie sauvage s’approcha, mais avec une méfiance visible. « J’ai appris à redouter tout ce qui est homme, grand ou petit, dit-elle. Mais si tu réponds de lui, jars, il peut rester. D’ailleurs il est peu probable que notre gîte de cette nuit vous convienne, à toi et à lui, car nous allons dormir sur la glace flottante du lac. »

Elle pensait sans doute que le jars hésiterait à les y suivre. Mais il se contenta de dire : « Vous êtes sages de choisir un gîte aussi sûr. »

— Tu promets cependant qu’il s’en retournera chez lui dès demain ? ajouta Akka.

— Alors il faudra que je vous quitte aussi, dit le jars, car j’ai promis de ne pas l’abandonner.

— Tu es libre d’aller où il te plaît, répondit l’oie sauvage.

Sur ces mots elle souleva ses ailes et s’envola sur la glace, suivie des autres oies sauvages, l’une après l’autre.

Le gamin fut désolé de voir échouer son rêve de voyage en Laponie, et en outre il eut peur pour la nuit. « Cela va de mal en pis, jars, dit-il. Nous allons mourir de froid sur la glace. »

Mais le jars avait bon courage. « Il n’y a pas de danger, dit-il. Je te prie de ramasser en hâte autant d’herbe et de paille que tu pourras en porter. »

Lorsque le gamin eut ramassé une bonne brassée d’herbe sèche, le jars le saisit par le col de la chemise, le souleva, et s’envola vers la glace où les oies sauvages debout, l’une à côté de l’autre, dormaient déjà, le bec sous l’aile.

— Étends maintenant l’herbe pour que j’aie quelque chose sous les pieds qui les empêche de coller à la glace ! Aide-moi et je t’aiderai ! dit le jars.

Le gamin obéit, et quand il eut fini, le jars le saisit de nouveau par le col de la chemise et l’enfonça sous son aile. « Je pense que tu y seras au chaud, » dit-il en refermant son aile.

Le gamin se trouva si bien enfoui dans le duvet qu’il ne put répondre ; il était en effet au chaud ; très fatigué, il ne tarda pas à s’endormir.

La nuit

C’est une vérité reconnue que la glace est perfide et qu’on a tort de s’y fier. Au milieu de la nuit la plaque de glace flottante du Vombsjö, changea de place et vint s’échouer sur la rive. Or il arriva que Smirre, le renard, qui demeurait alors à l’est du lac dans le parc d’Œvedskloster s’en aperçut pendant sa chasse nocturne. Smirre avait vu les oies sauvages dès la veille au soir, mais il n’avait pas espéré pouvoir en attraper aucune. Il se mit tout de suite en route. Les oies se réveillèrent, et battirent des ailes pour s’envoler, mais Smirre fut plus rapide. Il fit un bond en avant, saisit l’une des oies par l’aile et s’enfuit avec elle vers la terre.

Mais cette nuit-là les oies sauvages n’étaient pas seules ; il y avait parmi elles un homme, quelque petit qu’il fût. Le gamin s’était réveillé lorsque le jars avait ouvert ses ailes. Il était tombé, et se retrouva tout à coup assis sur la glace, encore ahuri par son brusque réveil. Il n’avait rien compris à cette alerte, avant de voir un petit chien, bas sur pattes, qui se sauvait à travers la glace, une oie dans la gueule.

Le gamin se précipita sur ses traces afin de reprendre l’oie au méchant chien. Il entendit bien que le grand jars criait derrière lui : « Prends garde, Poucet ! Prends garde ! » Mais Nils ne voyait pas pourquoi il devait avoir peur d’un aussi petit chien, et il continua à le poursuivre.

L’oie sauvage que Smirre emportait entendit le bruit des sabots de bois contre la glace, et elle n’osa en croire ses oreilles : « Est-ce que ce gamin penserait pouvoir m’arracher au renard ? » se dit-elle. Et quoiqu’elle fût en bien mauvaise posture, elle ne put retenir un petit gloussement tout au fond de sa gorge, qui ressemblait à un rire.

— D’abord il va tomber dans une crevasse, pensa-t-elle.

Mais malgré l’obscurité de la nuit, le gamin distinguait très bien les fentes et les trous, et il les évitait. Il avait maintenant des yeux de tomte qui voient dans les ténèbres.

Smirre le renard quitta la glace à l’endroit où elle touchait la terre et se préparait à escalader la pente de la rive, lorsque le gamin lui cria : « Veux-tu bien lâcher l’oie, canaille ! » Smirre, ignorant qui l’interpellait, ne se donna même pas le temps de regarder en arrière, mais courut plus vite.

Il entra dans une forêt de grands hêtres magnifiques, suivi du gamin qui ne se rendait toujours pas compte du danger. Nils songeait à la réception dédaigneuse que les oies lui avaient faite la veille au soir ; il brûlait du désir de leur montrer qu’un homme est quelque chose de plus que les autres créatures.

Il cria plusieurs fois au chien de lâcher l’oie : « A-t-on jamais vu un chien aussi effronté, qui n’a pas honte de voler une grosse oie, hurlait-il ; veux-tu bien la lâcher, sinon tu seras rossé d’importance ! Lâche-la, ou je dirai à ton maître ce que tu as fait. »

Lorsque Smirre se vit prendre pour un chien qui a peur des coups, cette idée lui parut si drôle qu’il manqua laisser échapper l’oie. Smirre était un brigand redouté, qui ne se contentait pas de chasser des rats et des taupes dans les champs, mais qui se hasardait jusque dans les fermes pour y voler les poules et les oies. Il était la terreur de toute la contrée. Depuis qu’il était tout petit, il n’avait rien entendu de plus drôle.

Le gamin courait si vite que les gros troncs des hêtres semblaient se précipiter à sa rencontre ; il gagnait sur le renard. Enfin, il fut assez près de lui pour l’attraper par la queue. « Je te prendrai pourtant l’oie », cria-t-il, en tirant de toutes ses forces. Mais il était incapable d’arrêter Smirre. Celui-ci l’entraîna si rapidement que les feuilles sèches tourbillonnaient autour d’eux.

Smirre s’était enfin rendu compte que son agresseur était inoffensif. Il s’arrêta, déposa l’oie par terre, la maintint de ses deux pattes de devant, et se prépara à lui couper la gorge ; mais il ne résista pas à la tentation de taquiner d’abord un peu le gamin. « Cours vite te plaindre au maître, car je vais tuer l’oie », dit-il.

Quelle ne fut pas la stupéfaction de Nils quand il vit le nez pointu, et entendit la voix enrouée et rageuse de ce drôle de chien. Mais en même temps il fut si furieux d’être raillé par le renard qu’il en oublia d’avoir peur. Il s’accrocha plus fort à la queue de son ennemi, s’arc-bouta contre une racine de hêtre, et au moment même où le renard ouvrait la gueule sur la gorge de l’oie, le gamin tira brusquement de toutes ses forces. Smirre fut si surpris qu’il se laissa traîner quelques pas en arrière, et l’oie sauvage se trouva libre. Lourdement, elle s’envola ; l’une de ses ailes était blessée et presque hors de service. En outre, elle était comme une aveugle dans les ténèbres de la forêt, et ne put nullement aider le gamin. Elle chercha une ouverture dans le toit des branchages et vola vers le lac.

Smirre fit un bond pour attraper le gamin. « Si l’un m’échappe, j’aurai toujours l’autre », dit-il, et sa voix tremblait de colère. — « Tu crois ? eh bien, tu te trompes », fit le gamin, tout ragaillardi de son succès. Il ne lâcha pas la queue du renard.

Ce fut une danse folle sous le bois dans les tourbillons de feuilles sèches. Smirre tournait, en rond, sa queue tournait aussi, et le gamin s’y accrochait.

D’abord Nils ne fit que rire, et se moquer du renard, mais Smirre avait la persistance tenace d’un vieux chasseur, et le gamin commença à craindre que l’aventure ne tournât mal pour lui.

Tout à coup il aperçut un jeune hêtre qui avait poussé, mince comme une gaule, pour arriver à l’air libre au-dessus des branches que les vieux hêtres étendaient sur lui. Il lâcha subitement la queue du renard et se mit à grimper le long du petit hêtre.

Dans son ardeur Smirre ne s’en aperçut pas tout de suite, mais continua un moment encore à danser en rond. « Tu as assez dansé, tu sais », lui cria le gamin.

Smirre, qui ne pouvait supporter la honte de s’être laissé berner par un petit bonhomme de rien du tout, se coucha alors au pied de l’arbre pour attendre.

Le gamin était mal à l’aise, à cheval sur une faible petite branche. Le jeune hêtre n’arrivait pas à la hauteur du toit de branches formé par les grands hêtres. Nils ne pouvait donc pas se hisser jusqu’à un autre arbre, ni descendre à terre. Il fut bientôt si transi de froid qu’il avait du mal à se maintenir ; il dut aussi lutter contre le sommeil, n’osant s’endormir par crainte de tomber.

La forêt était terriblement sinistre à cette heure de la nuit. Jamais auparavant il ne s’était bien rendu compte de ce que c’est que la nuit. Le monde entier semblait engourdi pour toujours.

Enfin l’aube vint. Le gamin vit avec bonheur que tout reprenait son aspect ordinaire, bien que le froid se fît encore plus piquant.

Lorsque le soleil se leva, il n’était pas jaune, mais rouge. On l’eût dit rouge de colère, et le gamin se demandait quelle était la raison de cette colère. Etait-ce parce que la nuit, en son absence, avait rendu la terre si sombre et si froide ?

Les rayons du soleil jaillissaient en grandes gerbes, courant partout pour s’assurer des méfaits de la nuit, et toutes les choses rougissaient comme si elles avaient la conscience mal à l’aise : les nuages au ciel, les troncs soyeux des hêtres, les fins rameaux enchevêtrés de la forêt, le givre qui couvrait la couche de feuilles par terre, tout s’embrasait d’une vive rougeur.

Toujours plus nombreuses, les gerbes de rayons parcouraient l’espace ; bientôt il ne resta plus rien de la terreur de la nuit. L’engourdissement avait cessé, et il sortit de partout un nombre étonnant d’êtres vivants. Le pivert noir à calotte rouge se mit à frapper du bec contre un tronc d’arbre ; l’écureuil sortit de son nid en emportant une noisette, et s’installa sur une branche pour la décortiquer. Le sansonnet survint, une racine dans son bec, et le pinson chanta au sommet d’un arbre.

Le gamin comprit que le soleil avait dit à tous ces petits êtres : « Èveillez-vous ! et sortez de vos demeures ! Je suis là. Vous n’avez plus rien à craindre. »

On entendit du côté du lac les cris des oies qui se mettaient en rang pour s’envoler. Quelques moments après, les quatorze oies passèrent au-dessus de la forêt. Nils essaya de les appeler, mais elles volaient trop haut : sa voix ne parvint pas jusqu’à elles. Elles croyaient sans doute que le renard avait fini par le manger… Elles ne le cherchaient même pas.

Le gamin aurait voulu pleurer d’angoisse, mais le soleil rayonnait maintenant dans le ciel ; jaune comme l’or, et joyeux, il semblait donner du cœur à toute la création. « Comprends bien, Nils Holgersson, disait-il, que tu n’as ni à t’affliger ni à t’inquiéter, tant que je suis là. »

Le jeu des oies

Lundi, 21 mars.

Rien n’arriva plus dans la forêt pendant le temps qu’il faut à peu près à une oie pour déjeuner, mais vers la fin de la matinée, une oie sauvage solitaire passa, volant sous l’épais toit des branches. Elle semblait chercher lentement son chemin entre les troncs et les ramées, et avançait très lentement. Dès que Smirre l’aperçut, il quitta sa place sous le jeune hêtre, et se glissa vers elle. L’oie n’évita pas le renard, mais vola tout près de lui. Smirre fit un bond pour l’atteindre, mais la manqua, et l’oie continua son chemin vers le lac.

Peu de moments après, une nouvelle oie apparut. Elle suivit le même chemin que la première, volant encore plus bas, et plus lentement. Elle aussi passa tout près de Smirre le renard, et il fit un grand bond après elle : ses oreilles effleurèrent presque les pattes de l’oie, mais elle poursuivit son chemin vers le lac, silencieuse comme une ombre.

Un moment encore passa et voilà de nouveau une oie sauvage ; volant plus bas et plus lentement, elle semblait éprouver plus de peine à trouver son chemin entre les troncs des bouleaux. Smirre bondit : un doigt plus haut, il l’attrapait. Cette fois encore l’oie se sauva vers le lac.

Elle avait à peine disparu qu’une quatrième oie se montra. Elle volait si lentement et si bas que Smirre pensait bien pouvoir s’en emparer sans difficulté s’il avait voulu ; toutefois il eut peur d’échouer encore une fois et résolut de la laisser passer. Elle prit le même chemin que les autres, puis, arrivée juste au-dessus de Smirre, descendit si bas qu’il ne résista pas à la tentation de sauter après elle. Il arriva assez haut pour l’effleurer de la patte, mais elle se jeta brusquement de côté et se sauva.

Smirre n’avait pas eu le temps de souffler que trois oies survenaient, volant sur une ligne. Elles firent comme les autres, et Smirre bondit éperdument.

Puis ce furent cinq oies qui apparurent. Elles volaient mieux que les autres, et bien qu’elles semblassent vouloir tenter Smirre, il les laissa passer sans essayer de les attraper.

Un assez long moment s’écoula ; une oie seule apparut. C’était la treizième. Elle était si vieille, celle-là, qu’elle était uniformément grise, sans une seule strie foncée. Elle paraissait ne pas pouvoir se bien servir de l’une de ses ailes, et elle volait piteusement, tout de travers. Parfois elle effleurait presque le sol. Smirre ne se contenta pas de bondir après elle ; il la poursuivit en courant et en sautant jusque vers le lac, mais cette fois encore ses efforts furent vains.

Lorsque la quatorzième oie arriva, ce fut un joli spectacle. Elle était toute blanche ; on aurait dit qu’une éclaircie courait dans la sombre forêt lorsqu’elle agitait ses grandes ailes. En la voyant, Smirre fit appel à toutes ses forces et sauta, mais l’oie blanche s’échappa saine et sauve comme les autres.

Il y eut un moment de tranquillité sous les hêtres.

Smirre se rappela soudain son prisonnier et leva les yeux vers l’arbre. Le petit Poucet n’y était plus, comme on peut bien s’y attendre.

Smirre ne put réfléchir longtemps à sa perte, car la première oie revenait du côté du lac, volant lentement sous le feuillage. Malgré sa récente malchance, Smirre fut content de la voir revenir et se jeta à sa poursuite ; il n’avait pas assez calculé son élan ; il la manqua.

Après cette oie il en vint encore une, puis une troisième, une quatrième, une cinquième, jusqu’à ce que la série s’achevât avec la vieille oie gris d’acier et la grande oie blanche. Toutes arrivaient très lentement et très bas ; au moment de passer au-dessus de Smirre, elles s’abaissaient encore, comme pour l’inviter à sauter. Et Smirre sautait, il faisait des bonds et se lançait à leur poursuite, mais il ne réussit pas à en attraper une seule.

C’était la plus mauvaise journée que Smirre eût jamais vécue. Les oies sauvages passaient toujours au-dessus de lui : elles allaient et venaient, et repassaient encore. Ainsi de magnifiques bêtes qui avaient grandi et s’étaient engraissées dans les champs et les landes d’Allemagne, traversèrent toute la journée la forêt sous les branches, l’effleurant souvent, sans qu’il pût les attraper pour calmer sa faim.

L’hiver était à peine fini, et Smirre se souvenait de jours et de nuits où il avait rôdé oisif sans apercevoir le moindre gibier, les oiseaux de passage étant partis, les rats se cachant sous la terre gelée, les poules encore enfermées. Mais la famine de l’hiver n’était rien en comparaison des déceptions de cette journée.

Smirre n’était plus un jeune renard, il avait eu maintes fois les chiens à ses trousses et avait entendu les balles siffler à ses oreilles. Il était demeuré tapi, au fond d’un terrier pendant que les bassets rampaient dans les couloirs souterrains, bien près de le trouver. Mais l’angoisse qui l’avait étreint pendant la chasse harcelante n’était pas comparable à ce qu’il ressentait maintenant après chaque bond manqué.

Le matin, lorsque le jeu avait commencé, Smirre le renard était si beau que les oies en avaient été comme éblouies. Smirre aimait la splendeur : sa fourrure était d’un rouge ardent ; sa poitrine était blanche, son museau noir et sa queue opulente comme une plume d’autruche. Mais le soir de ce même jour, la fourrure de Smirre pendait en touffes enchevêtrées, il était baigné de sueur, ses yeux avaient perdu tout éclat, et sa langue sortait de sa gueule haletante d’où coulait de l’écume.

L’après-midi Smirre fut si las qu’il eut comme du délire. Il ne voyait partout que des oies en plein vol. Il bondit vers des taches de soleil qu’il découvrit par terre et vers un pauvre papillon éclos trop tôt de sa chrysalide.

Pourtant les oies sauvages ne se lassaient pas de voler par la forêt et de tourmenter Smirre. Elles n’eurent aucune pitié, bien que Smirre fût anéanti, tremblant, fou. Elles continuaient encore bien qu’elles comprissent que Smirre les voyait à peine, bondissant après leurs ombres.

Ce n’est que lorsque Smirre se fut affaissé sur un tas de feuilles sèches, impuissant et inerte, prêt à rendre l’âme, qu’elles cessèrent le jeu.

« Tu sauras dorénavant, renard, ce qu’il en coûte d’attaquer Akka de Kebnekaïse », crièrent-elles à son oreille, en le laissant enfin.