Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre IX

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IX

VOYAGE À ŒLAND

Samedi, 3 avril.

Les oies sauvages étaient allées paître sur un îlot voisin de la côte. Elles y rencontrèrent des oies grises qui furent fort surprises de les voir, sachant que d’ordinaire leurs parentes sauvages n’approchent pas de la côte. Elles étaient curieuses et indiscrètes et n’eurent de cesse que les arrivantes ne leur eussent conté la poursuite du renard. Le récit fini, une oie grise, qui semblait l’égale d’Akka pour l’âge et l’expérience, leur dit : « C’est un grand malheur pour vous que le renard ait été exilé de son pays. Il tiendra parole et vous suivra jusqu’en Laponie. Si j’étais vous, je ne volerais pas à travers le Smâland, je prendrais le chemin extérieur, et passerais par l’île d’Œland. Il perdrait votre trace. Et pour le dépister encore plus, vous feriez mieux de vous arrêter deux ou trois jours à la pointe sud de l’île. La nourriture y est abondante et la société également. Je ne crois pas que vous regretteriez votre voyage. »

Le conseil était bon, et les oies sauvages résolurent de le suivre. Dès qu’elles furent rassasiées, elles se mirent en route pour Œland. Aucune d’elles n’y avait encore été, mais l’oie grise leur avait donné de bons points de repère. Elles n’avaient qu’à aller droit vers le sud jusqu’à ce qu’elles rencontrassent la grande route des oiseaux de passage, au large, le long de la côte du Blekinge. Tous les oiseaux qui ont leur séjour d’hiver sur la mer de l’Ouest, et qui au printemps vont en Finlande ou en Russie, suivent cette route ; en passant ils font escale à Œland pour se reposer. Les oies sauvages ne manqueraient pas de guides.

C’était une journée calme et chaude comme un jour d’été, un temps idéal pour un voyage en mer, sauf que le ciel n’était pas tout à fait clair, mais gris et un peu voilé. Çà et là des amas de nuages descendaient vers la surface de l’eau et arrêtaient la vue.

Lorsque les voyageuses eurent laissé derrière elles l’archipel, la mer s’étendit, si jolie et si miroitante que Nils, regardant en bas, crut que la terre avait disparu. Il n’y avait plus que les nuages et le ciel autour de lui. Il se sentit pris de vertige, et s’accrocha au dos du jars plus éperdument que le premier jour.

Ce fut pis encore lorsqu’ils eurent atteint la grande voie dont l’oie grise avait parlé. Des bandes se suivaient, volant toutes dans la même direction. Elles semblaient suivre un chemin tracé. C’étaient des canards et des oies grises, des macreuses et des guillemots, des plongeons et des fuligules, des cormorans et des grèbes, des pies de mer et des grisettes. Quand Nils se pencha en avant, il vit toute la file d’oiseaux reflétée par l’eau. La tête lui tourna : on aurait dit que toutes ces bandes d’oiseaux volaient le ventre en l’air. D’ailleurs qu’est-ce qui était haut et qu’est-ce qui était bas ? Il n’en savait plus rien.

Les oiseaux étaient fatigués et impatients d’arriver. Aucun ne criait ni ne plaisantait ; ce silence contribuait à rendre tout étrangement irréel. « Peut-être avons-nous quitté la terre ! pensa Nils. Nous allons peut-être au ciel. »

Au même moment il entendit deux coups de fusil et vit deux petites colonnes de fumée qui montaient.

Il y eut de l’effroi et de l’agitation parmi les oiseaux. « Des tireurs ! Des tireurs ! Des tireurs en bateau ! criaient-ils. Volez plus haut ! Plus haut ! »

Nils s’aperçut alors qu’on voyageait toujours au-dessus de la mer et qu’on n’était point dans le ciel. Sur l’eau flottaient, en une longue file, de petits bateaux remplis de chasseurs qui tiraient coups sur coups. Les premières bandes d’oiseaux ne les avaient pas aperçus à temps, et avaient volé trop bas. Plusieurs corps sombres s’abattirent ; à chaque oiseau qui tombait les survivants poussaient des cris aigus.

Rien d’étrange pour celui qui un instant s’était cru dans le ciel comme cet effroi et ces gémissements. Akka s’éleva rapidement, et la bande la suivit aussi vite que possible. Les oies sauvages échappèrent au danger, mais Nils n’en revenait pas. Comment ? Il y avait des gens qui tiraient sur des êtres comme Akka et Yksi et Kaksi et le jars et leurs compagnons ? Les hommes ne savent donc pas ce qu’ils font !

Les rangs s’étaient resserrés, et le voyage à travers l’air immobile continua. Le silence était revenu ; de temps à autre un oiseau épuisé de fatigue criait : « Sommes-nous bientôt arrivés ? Êtes-vous sûrs que nous sommes dans le bon chemin ? » Alors ceux qui étaient en tête répondaient : « Nous volons droit sur Œland, droit sur Œland. »

Les canards étaient las ; les plongeons les dépassèrent. « Ne vous pressez pas tant, criaient les canards. Vous allez tout manger. — Il y en aura assez pour vous et pour nous », répondaient les plongeons.

Ils n’étaient point encore en vue de l’île ; ils rencontrèrent une brise légère, chargée de masses compactes de fumée blanche, comme s’il y avait eu un incendie quelque part.

Lorsque les oiseaux virent les premiers tourbillons blancs, ils s’inquiétèrent et accélérèrent leur vol. Mais les volutes de fumée se déroulaient toujours plus denses et finirent par les entourer. On ne sentait aucune odeur, et la fumée n’était point noire ni sèche, mais blanche et humide. Nils comprit tout à coup que ce ne pouvait être que du brouillard.

Lorsque le brouillard fut devenu si épais qu’on ne pouvait rien distinguer à une longueur d’oie devant soi, les oiseaux s’affolèrent. Ils avaient jusque-là volé avec beaucoup d’ordre ; maintenant ils commençaient à jouer dans le brouillard. Ils volaient dans tous les sens pour s’égarer les uns les autres. « Prenez garde ! criaient-ils. Vous tournez en rond. Rebroussez chemin ! Vous n’arriverez jamais à Œland. »

Tous savaient très bien où se trouvait l’île, mais ils faisaient leur possible pour se faire perdre mutuellement la tête. « Regardez donc ces fuligules ! criait une voix dans le brouillard. Ils retournent vers la mer du Nord. — Prenez garde, oies grises, criait une autre voix. Si vous continuez dans cette direction, vous arriverez à l’île de Rügen. »

Il n’y avait aucun danger de se perdre pour ceux qui avaient l’habitude de la traversée, mais pour les oies sauvages, ce fut dur. Les loustics ne furent pas longs à s’apercevoir qu’elles n’étaient pas sûres du chemin.

— Où allez-vous, bonnes gens ? cria un cygne.

Il vola droit sur Akka, l’air compatissant et grave.

— Nous nous rendons à Œland, mais nous n’y avons encore jamais été, dit Akka.

Elle croyait pouvoir se fier à cet oiseau.

— C’est malheureux, dit le cygne. On vous a égarées. Vous allez vers le Blekinge. Venez avec moi et je vous montrerai le chemin.

Il repartit, et les oies le suivirent. Lorsqu’il les eut conduites suffisamment loin du grand passage pour qu’on n’entendît plus les cris, il disparut dans le brouillard.

Elles tournoyèrent un moment au hasard. À peine eurent-elles retrouvé les autres oiseaux qu’un canard vint à elles.

— Vous feriez bien mieux de vous poser sur l’eau jusqu’à ce que le brouillard soit tombé, dit-il. On voit bien que vous n’avez pas l’habitude des voyages.

Les misérables réussirent presque à faire perdre la tête à Akka. Autant que Nils put en juger, les oies volèrent un bon moment en rond.

— Prenez garde ! Vous ne voyez donc pas que vous montez et descendez ? cria un plongeon en passant rapidement à côté d’elles.

Nils s’accrocha au cou du jars. Voilà ce qu’il redoutait depuis un moment.

Nul ne sait quand on serait arrivé si l’on n’avait tout à coup entendu une détonation qui roulait sourdement.

Akka tendit le cou, fit claquer ses ailes et s’élança à toute vitesse. Elle avait enfin quelque chose sur quoi se guider. L’oie grise lui avait dit de ne pas descendre sur l’extrême pointe d’Œland, car les hommes y avaient installé un canon avec lequel ils tiraient dans le brouillard. Elle connaissait enfin la direction et désormais personne au monde ne l’égarerait plus.