Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXXV

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XXXV

EN ROUTE VERS LA MER

Vendredi, 7 octobre.

Depuis le commencement du voyage, les oies avaient volé droit vers le Sud, mais en quittant la vallée du Fryken, elles prirent une autre direction et, par le Vermland occidental et le Dalsland, elles se dirigèrent vers le Bohuslân.

Ce fut un long voyage. Les oisons avaient eu assez d’exercice pour ne plus se plaindre de la fatigue, et Nils reprenait un peu de son ancienne bonne humeur. D’avoir parlé à un être humain, il se sentait tout ragaillardi. La dame lui avait dit que sûrement, en continuant de rendre service à tous ceux qu’il rencontrait, il n’était pas possible que son aventure ne finît bien. Certes, elle ne pouvait lui prédire comment il retrouverait sa vraie taille, mais elle lui avait rendu un peu de confiance et de courage. Il ne songeait maintenant qu’au moyen de dissuader le jars blanc de l’idée de retourner à Vemmenhög.

— Sais-tu, jars, dit-il une fois, pendant qu’ils nageaient dans l’air, je crois que ce sera bien monotone pour nous de rester à la maison tout l’hiver. Je suis en train de me dire que nous ne ferions peut-être pas mal d’accompagner les oies sauvages à l’étranger.

— Tu ne parles pas sérieusement, je pense, s’écria le jars tout effrayé, car, maintenant qu’il avait montré qu’il était capable de suivre les oies jusqu’en Laponie, il ne demandait pas mieux que de réintégrer son box dans l’étable du fermier Holger Nilsson.

Le gamin se tut, regardant le paysage où tous les bois de bouleaux, les bouquets d’arbres et les jardins avaient arboré les couleurs rouges et jaunes de l’automne et où les lacs s’allongeaient, bleu clair, entre les rives jaunes.

— Je crois que je n’ai jamais vu la terre aussi jolie qu’aujourd’hui, reprit-il après un moment de silence. Ne penses-tu pas que ce serait dommage de s’enfermer à Vemmenhög, et de ne plus rien voir du monde ?

— Je croyais que tu avais hâte de retrouver ton père et ta mère et de leur montrer quel bon et brave garçon tu es devenu, dit le jars. Tout l’été il n’avait fait que rêver du fier moment où il s’abattrait dans la courette devant la maison de Holger Nilsson et où il montrerait Finduvet et les six oisons aux oies domestiques, aux poules, aux vaches, au chat et à la mère Nilsson elle-même ; aussi la proposition de Nils ne lui sourit-elle que médiocrement.

Les oies sauvages firent plusieurs fois halte. Partout elles trouvaient de bons champs de chaume qu’elles ne quittaient qu’à regret. Ce ne fut donc que vers le soir qu’elles se trouvèrent au-dessus du Dalsland. Ici c’était presque plus beau qu’en Vermland. Les lacs étaient si nombreux que la terre formait comme des bandes étroites et élevées entre eux. Il n’y avait pas beaucoup de place pour des champs, mais les arbres par contre y trouvaient un paradis, et les rives paraissaient de beaux parcs. C’était comme si quelque chose dans l’air ou dans l’eau eût retenu la lumière du soleil, alors que l’astre lui-même était descendu derrière les collines. Des raies d’or jouaient sur les eaux sombres et polies, et au-dessus de la terre tremblait une lueur claire, rose pâle, d’où émergeaient des bouleaux d’un or léger, des trembles rouge vif et des sorbiers jaune rouge.

— Mais ne trouves-tu donc pas, jars Martin, que ce sera triste de ne plus voir de si belles choses ? demanda-t-il.

— Je préfère de beaucoup les champs gras de notre plaine scanienne à ces maigres collines pierreuses, répondit le jars. Mais tu comprends bien que si tu tiens absolument à poursuivre le voyage, je ne t’abandonnerai pas.

— J’espérais de toi cette bonne réponse, dit Nils ; et le ton dont il disait ces mots montrait qu’il se sentait soulagé d’un poids lourd.

Les oies sauvages passèrent au-dessus du Bohuslân avec la plus grande rapidité possible ; le jars blanc haletait en les suivant. Le soleil était à l’horizon et disparaissait par moments derrière une colline.

Soudain on aperçut à l’ouest une raie lumineuse qui s’élargissait à chaque coup d’ailes. C’était la mer qui s’étendait devant eux, laiteuse, irisée tour à tour de reflets roses et de reflets azur, et lorsqu’on eut doublé les rochers de la côte, on revit encore une fois le soleil suspendu, énorme et rouge, au-dessus des flots où il allait plonger.

En découvrant la mer libre et infinie et le soleil du soir, pourpre, d’un éclat si doux qu’on pouvait le fixer, Nils sentit une grande paix et une grande sécurité entrer dans son âme. « Pourquoi s’affliger, Nils Holgersson, disait le soleil. Il est bon de vivre dans ce monde et pour les grands et pour les petits. C’est aussi une belle chose que d’être libre et sans soucis et d’avoir tout l’espace ouvert devant soi. »

Les oies s’étaient posées pour dormir sur un petit écueil devant la ville de Fjellbacka. Comme minuit approchait et que la lune était montée très haut dans le ciel, la vieille Akka alla éveiller Yksi et Kaksi, Kolme et Neljâ, Viisi et Kuusi. Elle finit par pousser du bec Poucet. « Qu’y a-t-il, mère Akka ? » s’écria-t-il en sautant sur ses pieds. Nils vit tout à côté de lui quelque chose qu’il prit d’abord pour une haute pierre pointue ; il comprit vite son erreur, et s’aperçut que c’était un gros oiseau de proie ; il reconnut Gorgo, l’aigle.

Évidemment lui et Akka s’étaient fixé un rendez-vous, car personne ne manifesta la moindre surprise.

— Voilà ce qui s’appelle être exact, dit Akka en le saluant.

— J’arrive, répondit Gorgo, mais j’ai bien peur que seule mon exactitude ne mérite vos éloges. J’ai très mal réussi la commission que vous m’aviez confiée.

— Je suis bien sûre que tu as fait plus que tu ne dis.

— Je n’ai point eu de chance. J’ai eu vite fait certes de trouver la ferme de Holger Nilsson : après avoir plané quelques heures au-dessus de la maison, j’ai aperçu le tomte. Je fondis sur lui et l’emportai dans un champ pour mieux causer avec lui. Je dis que je venais de la part d’Akka de Kebnekaïse pour le prier de faire à Nils Holgersson des conditions moins dures.

— Je le voudrais, répondit-il, car j’ai appris qu’il s’est fort bien conduit en voyage. Mais ce n’est pas en mon pouvoir.

Je me suis fâché et je l’ai menacé de lui crever les yeux s’il ne se rendait pas.

— Fais de moi ce que tu voudras, a-t-il repris, il n’en sera pas moins pour Nils Holgersson comme je l’ai dit. Mais tu devrais l’avertir qu’il ferait bien de revenir avec son jars, car les affaires vont mal ici. Holger Nilsson s’était porté garant pour son frère et a dû payer une grosse somme. Puis il a acheté un cheval avec de l’argent emprunté, mais le cheval est tombé boiteux dès le premier jour, et depuis il n’en tire aucun profit. Dis donc à Nils Holgersson que ses parents ont déjà dû vendre leurs vaches, et qu’ils seront peut-être forcés de quitter la ferme si personne ne leur vient en aide.

En entendant ce récit, Nils fronça les sourcils, et ses poings se serrèrent si fort que les articulations des doigts en étaient blanches. « Il a agi cruellement, le tomte, dit-il, en fixant une condition telle qu’il m’est impossible de retourner aider mes parents. Mais il ne fera pas de moi un traître, qui trompe son ami. Père et mère sont des gens honnêtes, et je sais qu’ils aimeraient mieux se passer de mon secours que de me voir revenir avec une mauvaise conscience. »