Le Meunier d’Angibault/Chapitre 04

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Le Meunier d’Angibault
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IV.

LE MARÉCAGE.

Cette réponse ressemblait à la bravade farouche d’un homme qui a de mauvaises intentions. Marcelle saisit Édouard dans ses bras, résolue à le défendre au prix de sa vie, s’il le fallait : et elle allait sauter dans l’eau du côté opposé à celui par lequel s’approchait le mendiant, lorsque la chanson rustique qui s’était fait déjà entendre reprit un second couplet, et cette fois à une distance très-rapprochée.

Le mendiant s’arrêta.

— Nous sommes perdues, murmura Suzette, voilà le reste de la bande qui arrive.

— Nous sommes sauvées, au contraire, lui répondit Marcelle, c’est la voix d’un brave paysan.

En effet, cette voix était pleine de sécurité, et ce chant calme et pur annonçait la paix d’une bonne conscience. Le pas du cheval se rapprochait aussi. Évidemment le villageois descendait le chemin qui conduisait au marécage.

Le mendiant recula jusqu’au bord et resta immobile, paraissant montrer plus de prudence que de frayeur.

Marcelle se pencha alors en dehors de la patache pour appeler le passant ; mais il chantait trop fort pour l’entendre, et si son cheval, effrayé à l’aspect de la masse noire que la patache présentait devant lui, ne se fût arrêté en soufflant avec force, le maître eut passé à côté sans y faire attention.

— Que diable est-ce là ? cria enfin une voix de stentor qui n’exprimait aucune crainte, et que madame de Blanchemont reconnut aussitôt pour celle du grand farinier. Holà hé ! les amis ! votre carrosse ne roule guère. Êtes vous tous morts là dedans, que vous ne dites rien ?

Quand Suzette eut reconnu le meunier, dont la belle prestance l’avait déjà frappée agréablement le matin, malgré son peu de toilette, elle redevint fort gracieuse. Elle exposa le cas piteux où sa maîtresse et elle se trouvaient réduites, et le Grand-Louis, après avoir ri sans façon de leur mésaventure, assura que rien n’était plus facile que de les délivrer. Il alla d’abord se débarrasser d’un gros sac de blé qu’il portait sur son cheval, en travers devant lui, et apercevant le mendiant, qui ne paraissait pas songer à se cacher :

— Tiens, vous êtes donc là, père Cadoche ? lui dit-il d’un ton bienveillant. Rangez-vous que je jette mon sac !

— J’étais là pour essayer d’aider à ces pauvres enfants ! répondit le mendiant ; mais il y a tant d’eau, que je n’ai pas pu avancer.

— Restez tranquille, mon vieux, et ne vous mouillez pas inutilement. À votre âge, c’est dangereux. Je tirerai bien ces femmes de là sans vous. Et il revint chercher madame de Blanchemont, en s’enfonçant dans la vase jusqu’au poitrail de sa bête : « Allons, Madame, dit-il gaiement, avancez un peu sur le brancard, et asseyez vous derrière moi ; il n’y a rien de plus facile. Vous ne vous mouillerez pas seulement le bout des pieds, car vous n’avez pas les jambes si longues que votre serviteur. Faut-il que votre patachon soit bête pour vous avoir fourrées là dedans, quand, à deux pas sur la gauche, il n’y a pas six pouces de fange ! »

— Je suis désolée de vous faire prendre un si vilain bain de jambes, dit Marcelle, mais mon enfant…

— Ah ! le petit monsieur ? C’est, juste ! lui d’abord. Passez-le-moi… c’est cela… le voilà devant moi. Soyez tranquille, la selle ne le blessera pas, mon cheval n’en use guère, ni moi non plus. Allons, asseyez-vous derrière moi, ma petite dame, et n’ayez pas peur. La Sophie a les reins forts et les jambes sûres.

Le meunier déposa doucement la mère et l’enfant sur le gazon.

— Et moi, criait Suzette, allez-vous me laisser là dedans ?

— Non pas, Mademoiselle, dit le Grand-Louis en retournant la chercher. Donnez-moi aussi vos paquets, nous sortirons tout, soyez tranquille.

— À présent, dit-il, quand il eut effectué le débarquement complet, ce patachon de malheur viendra chercher sa carcasse de voiture quand il voudra. Je n’ai ni traits ni cordes pour y atteler Sophie ; mais je vas vous conduire où vous voudrez, mes petites dames.

— Sommes-nous bien loin de Blanchemont ? demanda Marcelle.

— Diable, oui ! votre patachon a pris un drôle de chemin pour vous y conduire ! Il y a d’ici deux lieues de pays, et quand nous y arriverons tout le monde sera couché ; ce ne sera pas chose aisée que de nous faire ouvrir. Mais si vous voulez, nous ne sommes qu’à une petite lieue de mon moulin d’Angibault ; ça n’est pas riche, mais c’est propre, et ma mère est une bonne femme qui ne fera pas la grimace pour se relever, pour mettre des draps blancs dans les lits, et pour tordre le cou à deux poulets. Ça vous va-t-il ? sans façon, allons, Mesdames ! à la guerre comme à la guerre, au moulin comme au moulin. Demain matin on aura ramassé et décrotté la patache, qui ne s’enrhumera pas pour passer la nuit au frais, et on vous conduira à Blanchemont à l’heure que vous voudrez.

Il y avait de la cordialité et même une sorte de délicatesse dans la brusque invitation du meunier. Marcelle, gagnée par son bon cœur et par la mention qu’il avait faite de sa mère, accepta avec reconnaissance.

— C’est bien, vous me faites plaisir, dit le farinier ; je ne vous connais pas, vous êtes peut-être la dame de Blanchemont, mais ça m’est égal ; quand vous seriez le diable (et on dit que le diable se fait beau et joli quand il veut), je serais content de vous empêcher de passer une mauvaise nuit. Ah ça ! je ne peux pas laisser mon sac de blé ; je vas le charger sur Sophie, le petit s’asseoira dessus, la maman derrière ; ça ne vous gênera pas, au contraire, ça vous servira à vous appuyer. La demoiselle viendra à pied avec moi, en causant avec le père Cadoche, qui n’est pas très-bien mis, mais qui a beaucoup d’esprit. Mais où a-t-il passé, ce vieux lézard ? dit-il en cherchant des yeux le mendiant qui avait disparu. Holà hé ! père Cadoche ! Venez-vous coucher à la maison ?… Il ne répond pas ; allons, ce n’est pas son idée pour ce soir. Marchons, Mesdames.

— Cet homme nous a beaucoup effrayées, dit Marcelle. Vous le connaissez donc ?

— Depuis que je suis au monde. Ce n’est pas un méchant homme, et vous avez eu tort de le craindre.

— Il me semble pourtant qu’il nous a fait des menaces, et sa manière de tutoyer m’a paru peu amicale.

— Il vous a tutoyées ? Vieux farceur ! Il n’est pas honteux, celui-là ! Mais c’est sa manière d’être ; n’y faites pas attention. C’est un homme sans malice, un original ! c’est le père Cadoche enfin, l’oncle à tout le monde, comme on l’appelle, et qui promet sa succession à tous les passants, quoiqu’il soit aussi gueux que son bâton.

Marcelle chemina fort commodément sur la robuste et pacifique Sophie. Le petit Édouard, qu’elle tenait bien serré devant elle, « goûtait fort cette façon d’aller, » comme dit le bon La Fontaine. Il talonnait de ses deux petits pieds l’encolure de la bête, qui ne le sentait pas et n’en allait pas plus vite. Elle marchait comme un vrai cheval de meunier, sans avoir besoin d’être guidée, connaissant son chemin par cœur, et se dirigeant dans l’obscurité, à travers l’eau et les pierres, sans jamais se tromper ni faire un faux pas. À la requête de Marcelle, qui craignait, pour son vieux serviteur, une nuit passée à la belle étoile, le meunier fit retentir sa voix tonnante à plusieurs reprises, et Lapierre, qui s’était égaré dans un taillis voisin, et tournait, depuis une demi-heure, dans l’espace d’un arpent, vint bientôt rejoindre la petite caravane.

Au bout d’une heure de marche le bruit d’une écluse se fit entendre, et les premières blancheurs de la lune éclairèrent le toit couvert de pampre du moulin, et les bords argentés de la rivière, jonchés de menthe et de saponaire.

Marcelle sauta légèrement sur ce tapis parfumé, après avoir remis dans les bras du meunier l’enfant, qui, tout joyeux et tout fier de son voyage équestre, lui jeta ses petits bras autour du cou, en lui disant :

— Bonjour, alochon.

Ainsi que le Grand-Louis l’avait annoncé, sa vieille mère se releva sans humeur, et avec l’aide d’une petite servante de quatorze à quinze ans, les lits furent bientôt prêts. Madame de Blanchemont avait plus besoin de repos que de souper : elle empêcha la vieille meunière de lui servir autre chose qu’une tasse de lait, et, brisée de fatigue, elle s’endormit avec son enfant attaché à son flanc maternel, dans un lit de plume, appelé couette, d’une hauteur démesurée et d’un moelleux recherché. Ces lits, dont tout le défaut est d’être trop chauds et trop doux, composent, avec une paillasse rebondie, tout le coucher des habitants aisés ou misérables d’un pays où les oies abondent, et où les hivers sont très-froids.

Fatigué d’un long voyage de quatre-vingts lieues fait très rapidement, et surtout de la course en patache qui en avait été pour ainsi dire le bouquet, la belle Parisienne eût volontiers dormi la grasse matinée ; mais à peine l’aube eut-elle paru, que le chant des coqs, le tic-tac du moulin, la grosse voix du meunier et tous les bruits du travail rustique la forcèrent de renoncer à un plus long repos. D’ailleurs, Edouard qui n’était pas fatigué le moins du monde et que l’air de la campagne stimulait déjà, commençait à gambader sur son lit. Malgré tout le tapage du dehors, Suzette, couchée dans la même chambre, dormait si profondément, que Marcelle se fit conscience de la réveiller. Commençant donc le genre de vie nouveau qu’elle avait résolu d’embrasser, elle se leva et s’habilla sans l’aide de sa femme de chambre, fit elle-même avec un plaisir extrême la toilette de son fils, et sortit pour aller souhaiter le bonjour à ses hôtes. Elle ne trouva que le garçon de moulin et la petite servante, qui lui dirent que le maître et la maîtresse venaient d’aller au bout du pré pour s’occuper du déjeuner. Curieuse de savoir en quoi consistaient ces préparatifs, Marcelle franchit le pont rustique qui servait en même temps de pelle au réservoir du moulin, et laissant sur sa droite une belle plantation de jeunes peupliers, elle traversa la prairie en longeant le cours de la rivière, ou plutôt du ruisseau, qui, toujours plein jusqu’aux bords et rasant l’herbe fleurie, n’a guère en cet endroit plus de dix pieds de large. Ce mince cours d’eau est pourtant d’une grande force, et aux abords du moulin il forme un bassin assez considérable, immobile, profond et uni comme une glace, où se reflètent les vieux saules et les toits moussus de l’habitation. Marcelle contempla ce site paisible et charmant, qui parlait à son cœur sans qu’elle sût pourquoi. Elle en avait vu de plus beaux ; mais il est des lieux qui nous disposent à je ne sais quel attendrissement invincible, et où il semble que la destinée nous attire pour nous y faire accepter des joies, des tristesses ou des devoirs.