Le Meunier d’Angibault/Chapitre 35

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Le Meunier d’Angibault
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CINQUIÈME JOURNÉE.

XXXV.

RUPTURE.

En approchant du vallon de la Vauvre, nos voyageurs remarquèrent, du côté de Blanchemont, une nappe immense de lourde fumée que le soleil levant commençait à blanchir.



Ah ça ! aidez-moi à compter tout ça. (Page 95)

— Regardez donc, dit le meunier, comme il y a du brouillard sur la Vauvre, ce matin, surtout du côté où nous avons toujours envie de regarder tous les deux ! Ça me gêne, je ne vois pas les toits pointus de mon bon vieux petit château qui, de tous les côtés, quand je fais mes courses aux environs, sert de point de mire à mes pensées !

Au bout de dix minutes, la fumée, que les vapeurs humides du matin affaissaient sous leur poids, rampa tout à fait au bas du vallon, et Grand-Louis, arrêtant brusquement le cheval du notaire, dit à son compagnon :

— C’est singulier, monsieur Lémor, je ne sais pas si j’ai la berlue ce matin, mais j’ai beau regarder, je ne vois pas le toit rouge du château neuf au bas des tours du vieux château ! Je suis pourtant bien sûr qu’on le voit d’ici ; je m’y suis arrêté plus de cent fois, et je distingue les arbres qui sont autour. Eh mais ! regardez donc ! le vieux château est tout changé ! les tourelles me paraissent aplaties. Où diable est le toit ? Le tonnerre m’écrase ! il n’y a plus que les pignons ! Attendez, attendez ! Qu’est-ce qu’il y a donc de rouge du côté de la ferme ? C’est du feu ! oui, du feu ! et toutes ces choses noires ?… Monsieur Lémor, je vous le disais bien, quand nous sommes arrivés à Jeu-les-Bois, que le ciel était tout rouge, et qu’il y avait un incendie quelque part. Vous me souteniez que c’étaient des brûlis de bruyères, je savais bien qu’il n’y avait pas de brandes de ce côté-là. Regardez donc ! je ne rêve pas ! le château, la ferme, tout est brûlé !… Mais Rose ! Et Rose !… Ah ! mon Dieu ! Et madame Marcelle ! et mon petit Édouard ! et la vieille Bricolin ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et le meunier, fouettant le cheval avec fureur, prit au galop la direction de Blanchemont, sans s’inquiéter cette fois si la vieille Sophie pouvait ou non le suivre.

À mesure qu’ils approchaient, les indices du sinistre ne devenaient que trop certains. Bientôt ils l’apprirent de la bouche des passants, et, bien qu’on leur assurât que personne n’avait péri, tous deux, pâles et oppressés, hâtaient la course trop lente, à leur gré, du cheval qui les emportait.

Arrivés au bas du terrier, comme ce pauvre animal, haletant et couvert d’écume, ne pouvait plus gravir le chemin qu’au pas, ils l’arrêtèrent devant chez la Piaulette, et sautèrent du cabriolet pour courir plus vite. En ce moment, Marcelle, sortant de la chaumière, parut à leurs yeux. Elle était pâle, mais calme, et ses vêtements ne portaient la trace d’aucune brûlure. Occupée toute la nuit à soigner les personnes, elle ne s’était pas consacrée inutilement à vouloir éteindre le feu. En la voyant, Lémor faillit s’évanouir de joie ; il lui prit la main sans pouvoir lui parler.



Un gendarme l’arrêta en la prenant par le bras. (Page 99.)

— Mon fils est ici et Rose est chez le curé, dit Marcelle. Elle n’a éprouvé aucun accident, elle n’est presque pas malade, elle est heureuse malgré la consternation de ses parents. Il n’y a dans tout cela que de l’argent perdu. C’est peu de chose au prix du bonheur qui l’attend…

— Quoi donc ? dit le meunier, je ne comprends pas.

— Allez la voir, ami, rien ne s’y oppose, et apprenez d’elle-même ce que je ne veux pas vous dire la première.

Grand-Louis stupéfait se mit bientôt à courir. Lémor entra dans la chaumière avec Marcelle, et tandis que la Piaulette et son mari s’occupaient des chevaux, il courut vers le lit où dormait Édouard. Le dernier des Blanchemont reposait tranquillement sur le grabat du plus pauvre paysan de ses domaines. Il ne possédait plus même un gîte, et l’hospitalité de l’indigence était la seule chose qu’il pût réclamer en cet instant.

— Il n’a donc pas couru de danger ? s’écria Lémor en baisant ses petites mains, humides d’une douce chaleur.

— Ce petit être est d’une bonne trempe, dit Marcelle, avec un certain orgueil. Il n’a pas été malade, il s’est éveillé dans une fumée étouffante, et il n’a pas eu peur. Il a passé la nuit avec moi à préserver et à consoler les autres, trouvant, malgré sa faiblesse et son ignorance du malheur, des soins, des caresses, et des paroles naïvement angéliques pour moi et pour tous ces êtres sans courage qui tremblaient et criaient autour de nous. Et moi qui craignais pour sa santé la frayeur et l’émotion ! Cette frêle nature renferme une âme héroïque. Lémor ! c’est un enfant béni, que Dieu avait marqué en naissant pour en faire un noble pauvre !

L’enfant s’éveilla aux caresses de Lémor, et, le reconnaissant cette fois à son affection plus qu’à ses traits :

— Ah ! Henri ! lui dit-il, pourquoi donc ne voulais-tu pas me parler quand tu faisais Antoine ?

Marcelle commençait à expliquer avec stoïcisme à son amant dans quel nouveau désastre cet incendie précipitait le reste de sa fortune, lorsque M. Bricolin, la figure bouleversée, les vêtements en lambeaux et les mains toutes brûlées, entra dans la chaumière.

Au sortir de sa première terreur, le fermier avait travaillé avec une énergie et une audace désespérées à vouloir sauver ses bœufs et ses récoltes. Il avait failli être cent fois victime de son acharnement ; il n’avait renoncé à de vaines espérances qu’en se voyant au milieu d’un monceau de cendres. Alors, le découragement, le désespoir et une sorte de fureur s’étaient emparés de sa pauvre tête. Il était devenu comme fou, et il accourait vers Marcelle d’un air égaré, les idées confuses et la parole embarrassée.

— Ah ! vous voilà enfin, Madame ! dit-il d’une voix entrecoupée, je vous cherche dans tout le village, et je ne sais ce que vous devenez. Écoutez, écoutez, madame Marcelle !… Ce que j’ai à vous dire est très-important… Vous avez beau être tranquille, tout ce malheur-là retombe sur vous, tout ce dommage-là vous concerne !

— Je le sais, monsieur Bricolin ! répondit Marcelle avec un peu d’impatience. La vue de cet homme cupide n’était pas consolante pour elle en cet instant.

— Vous le savez ? reprit Bricolin avec une sorte de colère, et moi aussi, je le sais ! C’est à vous de rebâtir le domaine et de recomposer le cheptel de Blanchemont.

— Et avec quoi, s’il vous plaît, monsieur Bricolin ?

— Avec votre argent ! N’avez-vous pas de l’argent ? Ne vous en ai-je pas donné assez ?

— Je ne l’ai plus, monsieur Bricolin ! le portefeuille a brûlé.

— Vous avez laissé brûler mon portefeuille ? le portefeuille que je vous avais confié ? s’écria Bricolin exaspéré et en se frappant le front avec ses poings. Comment avez-vous été assez folle, assez bête, pour ne pas sauver le portefeuille, puisque vous avez bien eu le temps de sauver votre fils ?

— J’ai sauvé Rose aussi, monsieur Bricolin. C’est moi qui l’ai portée dans mes bras hors de la maison. Pendant ce temps, le portefeuille a brûlé ; je ne le regrette pas.

— Ce n’est pas vrai, vous l’avez !

— Je vous jure devant Dieu que non. Le meuble où il était, tous les meubles de cette chambre ont brûlé pendant qu’on sauvait les personnes. Vous le savez bien, je vous l’ai dit, car vous m’avez interrogée là-dessus ; mais vous ne m’avez pas entendue, ou vous ne vous souvenez pas.

— Ah ! si, je m’en souviens, dit le fermier consterné, mais j’ai cru que vous me trompiez.

— Et pourquoi vous tromperais-je ? Cet argent n’était-il pas à moi ?

— À vous ? Vous ne niez donc pas que je vous ai acheté hier soir votre terre, que je vous l’ai payée et qu’elle m’appartient ?

— Comment la pensée vous vient-elle que je sois capable de le nier ?

— Ah ! pardon, pardon, Madame ! je n’ai pas ma tête ! dit le fermier abattu et calmé.

— Je le vois bien, dit Marcelle d’un ton de mépris auquel il ne prit pas garde.

— C’est égal, la réparation des bâtiments et le cheptel sont à votre charge, reprit-il après un silence pendant lequel ses idées se confondirent de nouveau.

— De deux choses l’une, monsieur Bricolin, dit Marcelle en levant les épaules : ou vous n’avez pas acheté le domaine, et il m’appartient de réparer le mal, ou je vous l’ai vendu et je n’ai pas à m’en occuper ; choisissez !

— C’est vrai ! dit encore Bricolin tombant dans une nouvelle stupeur. Puis il reprit bien vite : Oh ! je vous l’ai bel et bien acheté, payé, vous ne pouvez pas nier ça ! J’ai votre acte qui porte quittance, je ne l’ai pas laissé brûler, moi ! Ma femme l’a dans sa poche.

— En ce cas, vous êtes tranquille, et moi aussi, car j’ai aussi le double de notre acte dans ma poche.

— Mais vous devez supporter le dommage ! s’écria Bricolin avec une sombre fureur. Je ne vous ai pas acheté une terre sans bâtiment et sans cheptel. Il y a là une perte de cinquante mille francs, au moins !

— Je n’en sais rien, mais le désastre a eu lieu après la vente.

— C’est vous qui avez mis le feu !

— C’est très-probable ! dit Marcelle avec un froid mépris, et j’y ai jeté le prix de ma terre pour m’amuser !

— Pardon, pardon, je suis malade ! dit le fermier ; perdre tant d’argent dans une nuit !… Mais c’est égal, madame Marcelle, vous me devez une indemnité pour mon malheur. J’ai toujours eu du malheur avec votre famille. Mon père, pour un dépôt que lui avait fait votre grand-père, a été mis à la torture par les chauffeurs, et a perdu cinquante mille francs qui étaient à lui.

— Les suites de ce malheur sont irréparables, puisque votre père y a perdu la santé de l’âme et du corps. Mais ma famille est fort innocente du crime des brigands ; et quant à la perte de votre argent, elle a été largement compensée par mon grand-père.

— C’est vrai, c’était un digne maître ! Aussi, vous devez faire comme lui, vous devez m’indemniser !

— Vous tenez tant à l’argent, et j’y tiens si peu, monsieur Bricolin, que je vous satisferais si j’étais en mesure de le faire. Mais vous oubliez que j’ai tout perdu, jusqu’à une misérable somme de deux mille francs que j’avais retirée de la vente de ma voiture, jusqu’à mes vêtements et à mon linge. Mon fils ne peut pas même dire qu’il ne possède au monde en ce moment-ci que les habits qui le couvrent, car je l’ai emporté nu de votre maison, et si cette femme que voici ne l’avait pris chez elle avec une sublime charité pour le couvrir des pauvres habits d’un de ses enfants, je serais forcée de vous demander l’aumône d’une blouse et d’une paire de sabots pour lui. Laissez-moi donc tranquille, je vous en supplie, j’ai la force de supporter mon malheur ; mais votre rapacité m’indigne et me fatigue.

— C’est assez, Monsieur, dit Lémor, qui ne pouvait plus se contenir. Sortez, laissez madame en paix.

Bricolin n’entendit pas cette apostrophe. Il s’était laissé tomber sur une chaise, sensible au dénûment absolu de Marcelle, en ce qu’il lui ôtait toute espérance de la rançonner. — Ainsi, s’écria-t-il avec désespoir, en frappant des poings sur la table, j’ai cru faire un bon marché cette nuit, j’ai acheté Blanchemont deux cent cinquante mille francs, et voilà que ce matin j’ai cinquante mille francs de perte en bâtiments et en bestiaux ! Ça fait, dit-il en sanglotant, que le domaine me revient à trois cent mille francs comme vous le vouliez !

— Il ne me semble pas que ce soit ma faute, ni que j’en profite, dit froidement Marcelle dont l’indignation tomba en voyant celle de Lémor, et qui le retenait pour le forcer à se modérer.

— C’est donc là tout votre malheur, monsieur Bricolin ? dit naïvement la Piaulette émerveillée de tout ce qu’elle entendait. Vraiment, je m’en arrangerais bien ! Cette pauvre dame a tout perdu, vous êtes encore riche, aussi riche qu’hier soir, et vous lui demandez quelque chose ? C’est drôle tout de même ! Si Blanchemont ne vous revient, avec votre malheur, qu’à trois cent mille francs, c’est encore joliment bon marché. J’en sais bien qui en auraient donné davantage.

— Qu’est-ce que vous dites, vous ? répondit Bricolin. Taisez-vous, vous n’êtes qu’une sotte et une commère.

— Merci, Monsieur, dit la Piaulette ; et, se retournant avec fierté vers Marcelle : C’est égal, Madame, dit-elle ; puisque vous avez tout perdu, vous pouvez bien rester chez moi tant que vous voudrez, et partager mon pain noir. Je ne vous le reprocherai pas et je ne vous renverrai jamais.

— Écoutez, Monsieur ! dit Lémor, et rougissez !

— Vous, je ne sais pas qui vous êtes, répondit Bricolin furieux. Personne ne vous connaît ici ; vous avez l’air d’un meunier comme j’ai l’air d’un évêque. Mais vous n’irez pas loin, mon garçon ! Je vous désignerai aux gendarmes pour qu’on vous demande vos papiers, et si vous n’en avez pas, nous verrons ! Le feu a été mis chez moi par malveillance, c’est assez clair, tout le monde l’a constaté, et le procureur du roi est là qui verbalise. Vous êtes bien avec un homme qui m’en veut, suffit !

— Ah ! c’en est trop, dit Lémor indigné, vous êtes le dernier des misérables, et si vous ne sortez d’ici, je saurai bien vous y forcer.

— Arrêtez ! dit Marcelle en saisissant le bras de Lémor. Ayez pitié de cet homme, il a perdu la raison ! Soyez indulgent pour le malheur, quelque lâche qu’il se montre ; suivez mon exemple, Lémor ; ma patience est à la hauteur de ma situation.

Bricolin n’écoutait pas. Il tenait sa tête dans ses mains et gémissait comme une mère qui a perdu son enfant.

— Et moi qui n’ai jamais voulu me faire assurer parce que c’était trop cher, criait-il d’un ton lamentable ; et mes bœufs, mes pauvres bœufs, qui étaient si beaux et si gras ! Un lot de moutons qui valait deux mille francs et que je n’ai pas voulu vendre à la foire de Saint-Christophe !

Marcelle ne put s’empêcher de sourire, et sa haute raison contint l’indignation de Lémor.

— C’est égal ! dit le fermier en se levant tout à coup, votre meunier n’aura pas ma fille !

— En ce cas vous n’aurez pas ma terre, l’acte est clair et la condition formelle.

— Nous plaiderons !

— À la bonne heure.

— Oh ! vous ne pouvez pas plaider, vous ! Il faut de l’argent pour ça, et vous n’en avez pas. Et puis il faudrait me restituer le paiement, et comment feriez-vous ? D’ailleurs, votre jolie condition est nulle ; et, quant au meunier, je vais commencer par le faire arrêter et conduire en prison ; car c’est lui, j’en suis sûr, qui a mis le feu chez moi par vengeance de ce que je l’en ai chassé hier. Tout le village me servira de témoin comme quoi il m’a fait des menaces… et le monsieur que voilà… suffit : à moi, à moi, les gendarmes ! Et il s’élança dehors en proie à un véritable délire.