Le Ministère Peel en 1843

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DU
ROYAUME-UNI
ET
DU MINISTÈRE PEEL EN 1843.

L’an dernier, à pareille époque, le chef du cabinet anglais était arrivé au plus haut degré de la puissance et presque de la gloire. Porté au pouvoir, malgré la reine, par une imposante majorité, et pleinement investi de la confiance du pays, il semblait qu’une longue et grande carrière s’ouvrît devant lui. Par la hardiesse de ses actes, par l’éclat de ses paroles, par le bonheur aussi des évènemens, il avait à la fois triomphé des attaques de ses ennemis, des résistances de ses amis, et, pendant une session de plusieurs mois, pas un échec ne lui était survenu. Quand il se levait, c’était donc avec la conscience un peu orgueilleuse de sa force, et jamais, quoi qu’il pût dire, il ne se rasseyait sans être soutenu par des applaudissemens répétés. Au dehors, au dedans, tout en un mot lui avait réussi. Aussi l’opinion générale proclamait-elle qu’aucun ministre, depuis Pitt, n’avait gouverné l’Angleterre avec une autorité aussi incontestée et d’une main aussi vigoureuse. Les difficultés même auxquelles, de son propre aveu, il devait s’attendre, semblaient s’être évanouies à son approche, ou n’avaient apparu un instant que pour orner et consacrer son triomphe.

Aujourd’hui, tout est changé, et, si l’on en croit les apparences, la chute de sir Robert Peel a suivi de près sa grandeur. Non-seulement les difficultés prévues ont reparu plus graves et plus menaçantes que jamais, mais sur le terrain même où sa puissance paraissait le mieux assurée, dans le parlement, des embarras et des échecs assez sérieux sont venus plus d’une fois l’avertir que les temps étaient changés ; plus d’une fois aussi, pour échapper à une défaite probable, il a dû transiger ou reculer. Aussi ses ennemis ont-ils soudainement repris courage, tandis que beaucoup de ses amis, mécontens et inquiets, ne lui prêtent plus qu’un appui incertain. De tous les journaux tories, un seul, le Standard, lui reste pleinement fidèle. Les autres, le Times en tête, ne le prennent désormais que comme un pis-aller.

D’où vient, où va cette réaction que tout le monde a remarquée sans que personne jusqu’ici l’ait suffisamment expliquée ? Répond-elle à un changement bien réel soit dans la conduite de sir Robert Peel, soit dans l’état du pays ? ou bien n’est-ce que le résultat passager de quelques-uns de ces accidens qui viennent troubler toute carrière politique un peu longue ? En un mot, le parti tory, qui, par dix ans d’efforts persévérans et habiles, était parvenu en 1841 à remonter au pouvoir, s’en verra-t-il précipité de nouveau au bout de deux ans dans la personne de ses hommes d’état les plus illustres et les plus éprouvés ? Telle est la question qui s’agite en ce moment et sur laquelle les esprits paraissent se diviser. Pour la résoudre, il faut, avant tout, présenter le bilan complet de la politique ministérielle et de ses résultats au dehors et au dedans. Il faut ensuite rechercher quels sont les successeurs possibles de sir Robert Peel, et s’ils possèdent plus que lui la solution des graves problèmes qui se débattent dans le royaume-uni. Il faut enfin examiner si depuis un an, et sous l’influence des derniers évènemens, les vieilles combinaisons se sont modifiées, et les vieux partis transformés assez pour que des combinaisons et des partis nouveaux puissent dès aujourd’hui envahir le monde politique. Ce sera l’objet principal de cet article, suite de ceux que la Revue a déjà publiés en 1840,1841 et 1842.

Pour bien apprécier la situation actuelle du ministère Peel, il y a d’abord une distinction à faire. On sait qu’en Angleterre la session du parlement se divise en deux périodes séparées par la vacance de Pâques. C’est en général pendant la première de ces périodes que se posent et se résolvent les grandes questions politiques. Pendant la seconde, on achève d’expédier les affaires, et de rédiger en articles de loi les résolutions dont le principe a déjà été voté. Or, il est constant que, jusqu’à la vacance de Pâques, sir Robert Peel avait été vainqueur sur tous les points à peu près ; il est constant qu’à cette époque il paraissait à tout le monde plus puissant et plus inébranlable que jamais. Un rapide résumé des principaux débats de cette partie de la session en donnera la preuve.

Dans la session de 1842, les affaires étrangères, on s’en souvient, avaient tenu peu de place ; mais cette session s’était terminée laissant trois grandes questions indécises, celles de l’Afghanistan, de la Chine et du traité américain. Or, avant la session de 1843, ces trois questions avaient reçu, de la guerre ou de la diplomatie, une solution définitive. Elles devaient donc être l’objet d’un débat parlementaire, et avec sa présomption ordinaire lord Palmerston, dit-on, annonçait à qui voulait l’entendre qu’avec cet aide il se faisait fort de changer en minorité la majorité de sir Robert Peel. Or, voici ce qui advint des prophéties de l’ancien ministre des affaires étrangères.

On sait comment, vers la fin de 1842, se termina la guerre de Caboul. D’abominables excès, et en définitive l’abandon peu glorieux d’un pays où l’on avait espéré s’établir ; mais d’un autre côté une campagne assez brillante, une revanche suffisante des désastres de l’année précédente, et par-dessus tout la fin d’une entreprise mal conçue, mal dirigée, et qui ne pouvait conduire à rien de grand ou d’utile. S’il n’y avait pas là pour sir Robert Peel un sujet de triomphe, il y avait moins encore un sujet d’attaque pour l’opposition, surtout pour l’opposition whig, responsable des fautes et des malheurs de 1841. Heureusement pour elle, par deux de ses proclamations, le gouverneur actuel de l’Inde, lord Ellenborough, avait donné prise. Dans l’une, il accusait ouvertement la politique de son prédécesseur et représentait en quelque sorte la défaite de 1841 comme la juste punition de cette politique ; dans l’autre, il annonçait avec orgueil aux Indiens que les portes du temple de Somnauth, conquises en 1024 par le sultan Mahmoud, et reprises à Ghuznee par les soldats anglais, allaient être ramenées en triomphe, et que l’insulte de huit cents ans était ainsi vengée. De ces deux proclamations, la première était blâmable, la seconde n’était que ridicule. C’est pourtant celle-ci qui, par l’indignation qu’elle causa, mit lord Ellenborough en péril et compromit un moment le cabinet. Avec un zèle aussi politique que religieux, on rechercha quel était ce temple de Somnauth auquel le gouverneur chrétien de l’Inde s’apprêtait à rendre hommage, et on découvrit avec horreur, avec effroi, que ce temple « desservi par 2000 brahmines, 900 musiciens, 300 barbiers, et 500 danseuses, toutes très jolies, était consacré à une divinité sanguinaire, et servait de théâtre aux plus abominables débauches. » Ce fut alors contre lord Ellenborough et sa proclamation un concert d’imprécations dévotes auxquelles la voix pieuse des whigs ne manqua pas de se mêler. Au milieu de cette sainte clameur, quelques profanes se hasardèrent bien à faire remarquer qu’au crime de relever les autels de Juggernauth, la cérémonie des portes pouvait ajouter l’inconvénient de mécontenter les populations musulmanes, c’est-à-dire vingt millions de sujets anglais dans l’Inde ; mais c’était là le petit côté de la question. En attaquant comme impolitique la proclamation de lord Ellenborough, on ne pouvait espérer d’enlever au ministère une seule voix dans le parlement. En l’attaquant comme irreligieuse, on avait la chance d’avoir pour soi les évêques à la chambre des lords, sir Robert Inglis et son parti à la chambre des communes. Faut-il s’étonner que le paganisme de lord Ellenborough ait réveillé tant de sentimens chrétiens et défrayé pendant trois mois tous les journaux de lord Palmerston ?

Il y avait pourtant là quelque chose d’assez singulier et un renversement à peu près complet des rôles ordinaires. Ainsi, supposez que lord Ellenborough se fût nommé lord Auckland, et que ce dernier eût signé la fameuse proclamation, quels cris de douleur chez les tories, et quelle superbe ironie chez les whigs ! Au lieu de cela, c’était aux whigs à gémir, aux tories à se moquer ; aux whigs à exciter le zèle du banc des évêques, aux tories à le contenir ; aux whigs enfin à partager la pieuse susceptibilité de sir Robert Inglis et de M. Plumptree, aux tories à s’en séparer. C’est ainsi que, dans la mêlée politique, les partis se trouvent quelquefois amenés à faire entre eux l’échange de leurs opinions les plus enracinées, de leur langage le plus habituel.

Quoi qu’il en soit, quand le parlement s’ouvrit, le ministère était inquiet et l’opposition pleine de confiance. Dès la première séance, lord John Russell et lord Palmerston annoncèrent qu’ils appelleraient l’attention de la chambre sur la conduite de lord Ellenborough, et sir Robert Inglis se leva aussitôt pour les soutenir. Peu de jours après. M. Vernon Smith alla plus loin encore, et, toujours avec l’appui de sir Robert Inglis, engagea vivement la chambre à faire acte de christianisme en flétrissant cette proclamation « vraiment digne d’un païen et qu’un musulman n’aurait jamais signée. » À cela, sir Robert Peel répondit avec quelque succès en détournant la question. Cependant il fut facile d’apercevoir que dans cette discussion le premier ministre n’avait pas sa sérénité ordinaire, et qu’il attendait avec quelque anxiété le jour où, conformément aux précédens, il devait proposer à la chambre un vote de remerciement.

Cet usage de faire voter par le parlement des remerciemens à certains hauts fonctionnaires civils et militaires n’est pas très ancien en Angleterre, et ne date que des années qui ont immédiatement précédé la révolution de 1640. C’est sans contredit un de ceux qui ont le plus contribué à étendre et à fortifier l’influence parlementaire. Sir Robert Peel ne pouvait donc songer à s’en affranchir. Mais alors se présentait l’alternative difficile ou de comprendre lord Ellenborough dans le vote, ce qui était s’exposer une défaite, ou de l’omettre, ce qui était le frapper d’un blâme sévère et donner gain de cause à l’opposition. Le cabinet s’en tira par une motion intermédiaire et qui devait à son tour embarrasser ses adversaires. Il proposa le même jour, dans les deux chambres, de remercier lord Ellenborough « pour l’habileté avec laquelle les ressources de l’empire dans l’Inde avaient été appliquées aux opérations militaires. » Or cette motion, malgré la mauvaise humeur visible de lord Palmerston, passa dans les deux chambres à l’unanimité.

Tout pourtant n’était pas fini, et, quelques jours après, deux motions, l’une de lord Clanricarde à la chambre des lords, l’autre de M. Vernon Smith à la chambre des communes, mirent le parlement en demeure de se prononcer sur la fameuse proclamation ; mais sous cette forme, la question devenait toute ministérielle, et par conséquent bien moins favorable à l’opposition. Le ministère, d’ailleurs, n’avait pas perdu son temps, et bien de pieuses colères s’étaient refroidies au contact de la politique. La veille même de la motion, on avait obtenu de la plupart des évêques qu’ils s’abstiendraient. En conséquence, quatre seulement prirent place sur leur banc, et ce fut sans beaucoup de peine que le duc de Wellington et lord Brougham réunis battirent lord Clanricarde, lord Clarendon et lord Lansdowne. Lord Brougham, d’ailleurs, démontra triomphalement que « le temple de Somnauth appartenait à la religion des boudhistes, à celle de Brahma, » ce qui expliquait et justifiait parfaitement la proclamation. À la chambre des communes, la lutte fut un peu plus sérieuse, et le radicalisme, dans la personne de M. Hume, l’opposition whig, représentée par M. Macaulay, lord John Russell et lord Palmerston, la haute église enfin, ayant pour organe M. Plumptree, firent en commun un effort considérable ; mais lord Stanley et sir Robert Peel, sans défendre la lettre de la proclamation, rallièrent plus facilement qu’on ne l’aurait pensé presque toute l’armée ministérielle. En définitive, la motion eut à la chambre des lords 25 contre 83, à la chambre des communes, 157 contre 242. Ainsi finit la première campagne de lord Palmerston.

Il y avait bien moins de parti à tirer de l’affaire de Chine, qui venait de se terminer heureusement et glorieusement. Tout au plus pouvait-on débattre à ce sujet quelques questions personnelles, par exemple celle de savoir à qui revenait l’honneur du dénouement. — C’est à nous, disaient les whigs, qui avons déclaré la guerre à la Chine, et, par la querelle si habilement inventée de l’opium, préparé le résultat actuel. C’est à nous, répondaient les tories, qui par notre prévoyance, par notre fermeté, avons réparé les fautes de nos prédécesseurs. — À part ce petit débat intérieur, tout le monde reconnaissait que la paix récemment conclue avec le céleste empire était aussi honorable qu’avantageuse, si toutefois l’empereur ne refusait pas de la ratifier. On sait que depuis cette ratification est venue, et que l’empire chinois, si long-temps fermé à l’Europe, va maintenant lui être ouvert par plusieurs points importans. Le génie même de lord Palmerston ne pouvait trouver là un sujet passable de querelle.

L’affaire du traité américain présentait, il faut en convenir, bien plus de difficultés. Sans compter les différends passagers de la Caroline et de la Créole, il y avait entre les deux pays trois grandes questions à régler, celle des limites du Canada, celle de l’Oregon, celle du droit de visite et de recherche ; de ces trois questions, la première seule était résolue, la seconde restait tout-à-fait indécise, et la troisième recevait une solution incomplète. Un mot sur chacune d’elles fera mieux comprendre en quoi consistaient les espérances des whigs.

C’est en 1783, au moment même où fut reconnue l’indépendance de l’Amérique, qu’un traité fixa les limites des deux pays ; mais en Angleterre surtout, on n’avait qu’une idée assez confuse des contrées à peu près désertes qui se trouvaient aux confins des deux états, et la ligne mentionnée dans le traité fut si indécise, que depuis cette époque jusqu’au temps actuel, elle n’avait cessé d’être entre les deux nations un sujet de querelles. Il y a quelques années pourtant on convint de prendre le roi des Pays-Bas pour arbitre ; mais, tout examen fait, il se trouva que, si les mesures astronomiques donnaient gain de cause à l’Angleterre, l’Amérique, au contraire, avait raison d’après les mesures géocentriques. Le roi des Pays-Bas, avec beaucoup de sagesse, pensa donc qu’il ne devait se prononcer ni pour l’une ni pour l’autre, et qu’un compromis était le seul moyen d’en finir. C’était là outrepasser son mandat, et, en 1832, les États-Unis refusèrent la transaction. À la suite de ce refus, plusieurs propositions et contre-propositions eurent lieu, jusqu’au jour où lord Palmerston mit en avant la singulière idée de s’adresser au roi de Prusse, au roi de Sardaigne, au roi de Saxe, et de leur demander non de juger le différend, mais de nommer chacun un savant pour former une commission. Cette idée, comme bien on le pense, n’eut aucune suite, et sous l’influence de l’affaire de la Caroline et de l’affaire Mac-Leod, l’irritation alla croissant, et ne tarda pas à compromettre la paix des deux pays. C’est alors que sir Robert Peel se décida à envoyer en Amérique lord Ashburton, qui, en peu de temps, conclut un traité à peu près sur la base du compromis proposé par le roi des Pays-Bas. D’après ce compromis, l’Angleterre obtenait les vingt-cinq soixantièmes du territoire contesté. D’après le traité Ashburton, elle en obtint les vingt-quatre soixantièmes. Elle accorda de plus aux Américains un libre passage sur le fleuve Saint-Jean.

Au premier coup d’œil, l’arrangement paraissait assez satisfaisant, surtout quand on considère que la querelle durait depuis soixante ans, et que les terrains contestés avaient fort peu d’importance ; mais depuis la signature le hasard fit découvrir à Paris, aux archives des affaires étrangères, une carte marquée à l’encre rouge, qui, disait-on, y avait été déposée par Franklin, et qui condamnait les prétentions de l’Amérique. À l’aide de cette carte, l’opposition eut beau jeu à soutenir que le négociateur américain, M. Wesbter, n’avait point été de bonne foi, et que le négociateur anglais, lord Ashburton, s’était laissé duper. Il fut donc convenu que le traité serait présenté comme un acte de faiblesse et d’ignorance, comme un acte qui abandonnait sans compensation les droits et les intérêts de l’Angleterre.

Voilà pour le premier point. Quant au second, il n’en était rien dit dans le traité, bien qu’il en pût résulter de graves conséquences. Il s’agissait en effet, non plus de quelques terrains incultes et presque déserts, mais d’un territoire fertile, bien arrosé, de 300 lieues de long sur 200 de large, et qui, situé entre les Montagnes Rocheuses et l’Océan Pacifique, est peut-être appelé dans un avenir peu éloigné à de brillantes destinées. Pouvait-on considérer comme sérieux, comme durable, un traité qui laissait incertaine la possession d’un tel territoire ? Si le cabinet avait pu s’en flatter, il devait être détrompé depuis le message du président des États-Unis, depuis surtout les motions de MM. Pendleton et Linn, prises en considération, la première par la chambre des représentans, la seconde par le sénat, et qui ne tendaient à rien moins qu’à occuper par la force les territoires contestés.

Reste la question du droit de visite et de recherche, et sur cette question encore l’opposition pouvait, à quelques égards, reprocher au négociateur tory de s’être mal acquitté de sa mission. Cette question, en effet, est complexe. Il y a d’une part la faculté de visiter à fond tout bâtiment suspect de traite et de le saisir provisoirement, si le soupçon paraît fondé ; il y a le droit de vérifier par une visite sommaire, et en se faisant présenter les papiers de bord, la nationalité de tout bâtiment soupçonné d’arborer un pavillon qui ne lui appartient pas. Quant à la faculté de recherche et de saisie, tout le monde reconnaît qu’elle ne peut s’exercer que par consentement mutuel ; mais il en est autrement du droit de simple visite, que l’Angleterre a toujours réclamé comme étant du droit des gens, que l’Amérique a toujours refusé comme appartenant au droit national. Or, quant au droit de recherche, on avait obtenu peu de chose de l’Amérique, puisqu’elle s’engageait simplement à entretenir une escadre pour réprimer la traite. Quant au droit de visite, on ne décidait rien absolument, et ce dangereux sujet de querelle restait tout entier entre les deux pays. Il y a plus, le traité était si équivoque à cet égard, que les deux parties contractantes avaient pu l’entendre chacune à sa manière et selon son penchant. Ainsi dans son message annuel le président se félicitait que le droit de visite simple fût abandonné par l’Angleterre, tandis que sir Robert Peel le maintenait et déclarait que l’Angleterre n’y renoncerait jamais. Encore une fois qu’est-ce qu’un traité qui donne lieu à de telles interprétations, à de telles contradictions ?

J’ai exposé brièvement les argumens de l’opposition whig contre le traité Ashburton, et je dois convenir que, très faible à mon sens sur le premier point, elle était très forte sur les deux autres. C’est pourtant là que se préparait pour elle la plus rude défaite qu’elle ait eu à subir, une défaite dont lord Palmerston en particulier se souviendra long-temps. Le 21 mars, cet ancien ministre se leva, et, dans un discours de trois heures, discuta avec une rare perspicacité toutes les parties du traité Ashburton, qu’il déclara dérisoire, funeste et presque déshonorant. Averti par les échecs précédens, il évita pourtant de conclure et se borna à demander la production de quelques correspondances qui, son expérience le lui indiquait assez, ne pouvaient pas être produites. Ce fut pour sir Robert Peel un premier avantage. « Pourquoi, dit-il à lord Palmerston, ne proposez-vous pas purement et simplement un blâme contre le traité et contre ceux qui l’ont fait ? C’est ainsi que l’opposition a agi en 1783 lors de la paix de Versailles, et en 1803 après la paix d’Amiens, bien que ces traités et cette paix fussent signés et ratifiés. Mais lord Palmerston sait qu’à sa motion je répondrais par celle d’une complète approbation, et que la mienne, non la sienne, passerait à une grande majorité. » Puis, entrant largement dans la voie des récriminations, qui jusqu’à ce jour lui avait si bien réussi, il établit que, sur la question des limites du Canada comme sur celle du droit de visite, les whigs n’avaient rien fait, pendant leurs dix années de pouvoir, qu’embrouiller les choses et irriter les esprits. Et comme lord Palmerston reprochait au traité de visite américain d’avoir empêché la ratification du traité de visite français : « Ce n’est, s’écria sir Robert Peel en regardant son adversaire en face, ce n’est ni lord Ashburton ni le général Cass qui ont empêché la France de ratifier le traité de 1841, c’est lord Palmerston lui-même. » Et il se rassit aux applaudissemens non-seulement du parti tory, mais d’une portion notable du parti radical.

Cette première journée était mauvaise pour lord Palmerston. La seconde le fut bien davantage. Après quelques paroles de sir Charles Napier contre le traité, un membre s’avisa de demander que la chambre fût comptée, et il se trouva qu’il y avait seulement trente-sept membres présens. La motion tomba donc de son propre poids, et le lendemain lord Palmerston, au milieu d’une hilarité générale, déclara qu’il ne la relèverait pas, se trouvant en définitive fort content du résultat. Pour compléter sa satisfaction, un membre de l’opposition, M. Hume, s’empressa alors d’annoncer qu’il proposerait un vote de remerciemens à lord Ashburton et aux ministres qui avaient ratifié le traité. C’était, sir Robert Peel lui-même en fit la remarque, une motion insolite et qui ne pouvait s’appuyer sur aucun précédent. M. Hume n’en persista pas moins, et, malgré la très vive opposition de lord Palmerston et de lord John Russell, emporta le vote à 238 voix contre 96. À la chambre des lords, lord Brougham fit une motion analogue qui, faiblement combattue par lord Lansdowne, passa sans division. Ainsi lord Ashburton dut à lord Palmerston un honneur qui jamais n’avait été accordé à aucun négociateur. Telle fut l’issue de la seconde et dernière campagne de lord Palmerston contre sir Robert Peel.

Pour en finir avec le traité Ashburton, il faut dire qu’en définitive ce traité, malgré ses imperfections, paraît avoir notablement diminué, si ce n’est supprimé, les causes d’irritation qui existaient entre l’Angleterre et les États-Unis. Les propositions sur l’Oregon n’ont été admises par aucune des deux chambres, et sur l’affaire du droit de visite, bien qu’en principe on soit aussi loin de s’entendre que jamais, il semble qu’en fait on tende des deux côtés à se rapprocher. Ainsi l’Angleterre d’une part reconnaît que, « lorsqu’il ne s’agit pas de piraterie, la visite n’est pas de droit rigoureux, et ne doit avoir lieu que sur de sérieuses apparences et avec beaucoup de réserve. » Les États-Unis déclarent d’autre part que « Si un officier anglais, sur de graves soupçons, aborde un navire américain, lui demande ses papiers avec convenance, et se retire dès que la nationalité est constatée, cet officier outrepasse ses pouvoirs, mais sans qu’un gouvernement raisonnable puisse songer à s’en plaindre. » Dans cette limite, le débat est réduit à des termes bien étroits, et la question peut dormir long-temps en paix.

Il est un autre traité de visite qui, l’an dernier, menaçait de donner quelques embarras à sir Robert Peel, le traité avec la France. On sait en effet que le ministre des affaires étrangères français, pressé par l’opinion publique, avait en définitive refusé de ratifier son propre traité, et que cet acte inusité ne paraissait pas devoir suffire aux deux chambres. Derrière le nouveau traité, désormais sans valeur, apparaissait l’ancien encore plein de vie, et le premier vote du parlement devait être, disait-on, mortel à celui-ci comme à l’autre. Heureusement pour le cabinet anglais, il se trouva en France des députés clairvoyans qui imaginèrent qu’on pouvait condamner une politique et maintenir au pouvoir les ministres pour qui cette politique était excellente de tout point. Frappant d’une main ceux qu’ils sauvaient de l’autre, ces députés firent donc prévaloir dans la chambre une rédaction qui se prêtait à toutes les interprétations. Aussi, le jour où ce singulier vote fut connu à Londres, l’hilarité y fut-elle grande et générale. « Voilà, s’écrièrent d’un commun accord les journaux de toutes les couleurs, voilà où ont abouti tant d’ébullition patriotique et de si beaux discours ! Comme lors des 25 millions refusés d’abord, puis payés dès que les États-Unis ont menacé, on a fait beaucoup de bruit pour arriver à une bravade impuissante. C’est une seconde édition de la réduction de la rente ; c’est un amendement annuel à ajouter à l’amendement sur la Pologne, à cet amendement qui, depuis douze ans, figure si honorablement dans les adresses de la chambre des députés. Désormais, à côté de la nationalité polonaise, on placera le droit de visite, ce qui n’empêchera ni l’empereur Nicolas d’écraser la Pologne, ni les officiers anglais de visiter les bâtimens français. Il est même probable que M. Guizot, qui connaît son monde, ne se donnera pas la peine d’écrire à ce sujet un seul mot à lord Aberdeen, ou que, s’il le fait, ce sera pour la forme et afin de se préparer pour la prochaine session une réponse de quelques minutes. En attendant, jamais le peuple aimable et léger qui s’agite de l’autre côté de la Manche n’avait mis plus en relief son caractère national. »

Il reste à savoir, et l’on saura bientôt, si les chambres françaises ont mérité toutes ces moqueries, et si l’amendement sur la Pologne a vraiment trouvé un frère jumeau. Quoi qu’il en soit, à dater de notre dernière adresse, le traité de visite a cessé d’être une affaire en Angleterre, et c’est tout au plus s’il en a été question deux ou trois fois en passant dans la dernière session. Il faut en dire à peu près autant des grandes conquêtes que nous avons faites dans l’Océan Pacifique, conquêtes qui, disait-on, devaient exciter toutes les jalousies de notre fière rivale. Si les missionnaires et ceux qui les appuient ne s’en fussent émus un peu, personne n’y aurait songé, pas plus l’opposition que le parti ministériel. Ce fut même pour les journaux tories, pour le Times et le Standard entre autres, un sujet de nouvelles plaisanteries. « Il est clair, disait le Times un jour, que si l’occupation des Marquises ou d’Otaïti pouvait avoir quelques avantages politiques ou commerciaux, l’Angleterre ou les États-Unis auraient devancé la France ; mais cette occupation est bonne tout au plus à donner aux ministres français l’occasion de conférer quelques emplois et de faire quelques phrases un peu ronflantes. » — « Il serait étrange, ajoutait-il un autre jour, qu’une nation qui possède au moins une province dans chaque mer et sur chaque continent vînt se quereller avec la France au sujet d’un petit potager (kitchen garden) dans l’Océan Pacifique. » — Puis le Standard, organe particulier de sir Robert Peel, prétendait que, « loin de voir avec peine l’occupation par la France de quelques îles dans l’Océan Pacifique, l’Angleterre devait s’en réjouir. Ce sont des otages de paix, car il est évident que dans les six premiers mois de la guerre l’Angleterre s’en emparerait. » D’après cela, il n’est pas surprenant que les plaintes de la reine Pomaré à sa très chère sœur et amie aient été peu écoutées, que lord Lansdowne, comme lord Aberdeen, se soit hâté de déclarer « qu’il voyait sans aucune espèce d’inquiétude la domination française à Otaïti, » que l’affaire enfin ait obtenu dans le parlement tout juste le degré d’attention qu’elle méritait, cinq minutes de conversation.

À l’intérieur, le succès de sir Robert Peel pendant cette première partie de la session fut un peu plus contesté. Personne n’a oublié les mesures si hardies et si importantes par lesquelles il avait, en 1842, signalé son avénement et assuré son pouvoir. Mais ces mesures devaient, par leur nature même, froisser bien des intérêts, exciter bien des craintes, tromper bien des espérances. C’est ce qui arriva, et en passant de la théorie à la pratique, la taxe du revenu notamment parut plus dure et plus arbitraire qu’on ne l’avait supposé. Le commerce et l’industrie, d’ailleurs, continuaient à languir, la détresse du pays ne diminuait pas, et les tableaux trimestriels du revenu public jusqu’alors publiés indiquaient que les calculs de sir Robert Peel étaient loin de se réaliser, et qu’au lieu de l’excédant prévu il y aurait encore un déficit. La partie agricole du nouveau tarif surtout entretenait à un assez haut degré l’agitation des esprits. D’un côté, la ligue contre la loi des céréales, dirigée par l’habile et infatigable M. Cobden, s’étendait sur tout le pays, enrôlant partout des associés et levant des impôts sous forme de souscription ; de l’autre, des réunions agricoles avaient lieu où les hommes qui, aux dernières élections, avaient soutenu sir Robert Peel se plaignaient amèrement d’avoir été trompés par lui et par leurs représentans. « Mieux eût valu cent fois, disaient-ils, que nous restassions en minorité. Sir Robert Peel, aidé par la chambre des lords, eût alors empêché les whigs de faire ce qu’il a fait lui-même, grace à nos votes, grace au pouvoir dont nous l’avons investi. » À cela les amis des fermiers (farmers’ friends) répondaient en général d’un ton humble qu’ils regrettaient bien ce qui s’était passé, mais qu’ils n’avaient pu faire autrement. Il y en eut pourtant qui prirent leur parti, et qui bravement se déclarèrent convertis à la liberté du commerce en présence même du concurrent qu’ils avaient mis à la porte à ce titre. C’est ce qu’on vit notamment à un grand meeting du comté de Somerset, et cela valut aux membres actuels, MM. Acland et Dickinson, quelques complimens ironiques de l’ancien membre, M. Sanford, non réélu en 1842. « Je savais bien, dit celui-ci, que nos heureux concurrens en viendraient là ; mais je dois convenir qu’ils se sont exécutés plus vite et plus complètement que je ne le prévoyais. » Ailleurs M. Goring, tory, alla plus loin encore, et déclara que les lois des céréales devaient bientôt périr. Dans d’autres réunions, au contraire, une vive résistance parut se préparer, et les représentans firent, aux dépens de sir Robert Peel, leur paix avec les représentés.

De tout cela il résulte qu’au moment où s’ouvrit la session beaucoup de doutes existaient soit sur les intentions de sir Robert Peel, soit sur celles de son parti dans la chambre. Selon les uns, il devait faire un pas de plus vers la liberté commerciale ; selon les autres, son parti entendait lui signifier que, s’il ne changeait pas d’allure, il cesserait de le suivre. Dès le premier jour, sir Robert Peel mit fin à toutes ces conjectures en déclarant, avec l’approbation de ses amis, qu’il maintenait sans plus et sans moins ce qu’il avait fait l’an dernier. « Je ne suis pas lié d’une manière indissoluble, ajouta-t-il, à la loi des céréales actuelle ; mais je pense que l’épreuve n’est pas faite, et qu’il est juste qu’elle se fasse avant toute nouvelle réforme. »

Cette attitude de sir Robert Peel et de ses amis était peu encourageante pour l’opposition ; mais on sait en Angleterre qu’un parti ne se soutient pas par le silence, et qu’en face de la majorité qui gouverne il doit toujours y avoir une minorité qui expose ses griefs, développe sa politique, et prépare ainsi l’avenir. Il fut donc résolu au sein du parti whig qu’un grand débat aurait lieu où, pour l’instruction du pays, toutes les opinions pourraient librement se produire, et lord Howick, un des membres les plus consciencieux et les plus éclairés de ce parti, fut chargé d’ouvrir ce débat en demandant une enquête sur l’état du pays. Loi des céréales, liberté du commerce, budget whig et budget tory, traités de commerce, tout prit place dans la discussion, qui n’occupa pas moins de six longues séances ; cependant, malgré l’intervention des principaux orateurs, elle fut traînante, pénible, et ne se releva un jour que par un singulier incident. C’était peu de temps après l’assassinat de M. Drummond, secrétaire de sir Robert Peel. Or, dans un discours plein de violence et d’éloquence, M. Cobden ayant dit que sir Robert Peel était individuellement responsable de la détresse du pays, celui-ci se leva, et d’un ton fort ému signala cette phrase à la chambre comme une menace personnelle. Aussitôt son parti, qui pourtant avait entendu sans murmures les paroles de M. Cobden, s’ébranla tout entier et fit retentir de longues acclamations les voûtes de la salle. C’est tout au plus si on permit à M. Cobden étonné, indigné, quelques paroles d’explication. Après ce mouvement dramatique, sir Robert Peel se retourna contre les whigs et recommença leur procès en homme qui connaît ses juges et qui est sûr de l’arrêt. Une faible réplique de lord John Russell termina le débat, et la majorité fut de 396 contre 281. C’était une majorité plus forte que toutes celles de l’an passé.

À la chambre des lords, il y eut une double tentative contre la loi des céréales, l’une au nom des anciens tarifs par lord Stanhope, l’autre au nom de la liberté du commerce par lord Monteagle (M. Spring-Rice.) Lord Ripon répondit au premier, qui attribuait au tarif nouveau toute la détresse du pays, et lui rappela plaisamment que l’an dernier il avait été « dans l’agonie de la peur (in the agony of fear) au sujet de l’importation des cochons. Cependant, ajouta-t-il, il n’en est entré que trois cent quinze. » La motion de lord Stanhope fut rejetée par 25 voix contre 4. Quant à celle de lord Monteagle, les whigs et lord Brougham l’appuyèrent ; mais elle ne réunit que 78 voix contre 200. Ainsi, malgré les attaques du dehors, le terme moyen de 1842 était victorieux dans les deux chambres.

Il y eut encore sur quelques points quelques escarmouches entre le ministère et les diverses oppositions. Ce fut un jour M. Duncombe qui, accusant lord Abinger d’avoir conduit le procès des chartistes avec passion et partialité, demanda qu’un comité choisi de la chambre examinât sa conduite judiciaire ; mais lord John Russell s’unit à l’attorney général et à sir James Graham pour faire rejeter cette motion, qui sur 301 voix n’en réunit que 73. Puis ce fut lord John Russell lui-même qui dénonça comme inconstitutionnelle la nomination d’un membre du cabinet, le duc de Wellington, aux fonctions de commandant en chef de l’armée ; mais sir Robert Peel ayant, au nom de tout le ministère, pris la responsabilité de cette nomination, lord John Russell n’osa pas provoquer un vote. Ce fut M. Ward qui proposa d’examiner les charges particulières qui pèsent sur la terre, afin, tout le monde le comprit, d’arriver à prouver que ces charges n’avaient rien qui motivât une protection spéciale ; mais cette manière détournée de revenir à la loi des céréales n’eut d’autre résultat que d’amener une assez vive discussion. Ce fut lord Ashley qui demanda l’abolition du commerce de l’opium ; mais à la prière de sir Robert Peel, qui promit de s’occuper de la question, lord Ashley retira sa motion. Ce fut M. Charles Buller qui, dans un discours très étendu, très instructif, développa ses idées sur l’organisation systématique d’une vaste colonisation ; mais lord Stanley fit observer que ce serait éveiller des espérances qu’on ne saurait réaliser, et M. Buller n’insista pas pour le moment. Ce fut enfin M. Walter, propriétaire du Times, qui, soutenu par MM. Ferrand, Wakley et Stuart Wortley, fit une nouvelle passe d’armes contre l’ennemie qu’il poursuit depuis plusieurs années, la nouvelle loi des pauvres ; mais 126 voix contre 58 donnèrent raison à la coalition des whigs et des tories modérés contre la coalition des tories exaltés et des radicaux. Peu de jours après, l’élection de M. Walter à Nottingham était annulée pour corruption, et son fils battu par M. Gisborne, à 1839 voix contre 1718. Beaucoup de personnes pensent que ces divers incidens n’ont pas été étrangers à la nouvelle marche du Times et à la guerre toute personnelle qu’il déclara à sir Robert Peel.

Voici donc en résumé quelle était, au moment de la vacance de Pâques, la situation du cabinet. Sa politique en Chine et dans l’Afghanistan avait obtenu l’approbation éclatante des deux chambres, qui de plus lui avaient toutes deux voté des remerciemens pour le traité américain. Les affaires de France s’arrangeaient à son gré, et il pouvait dire, sans crainte d’être contredit, qu’il était parvenu à apaiser l’irritation créée par lord Palmerston, et à rétablir la bonne intelligence entre les deux gouvernemens. À l’intérieur, une majorité plus forte, plus compacte que jamais, venait sanctionner ses mesures de l’an dernier et faire taire les dernières rancunes auxquelles ces mesures avaient donné lieu. Whigs et tories, en un mot tous les journaux s’accordaient à signaler la tranquillité dans les évènemens, l’apathie et l’indifférence dans les esprits. Il n’y avait pas, selon les uns comme selon les autres, une question dans l’air, et la chambre des communes, presque déserte, témoignait assez de la confiance du parti ministériel, du découragement de l’opposition. Moins d’un mois après, la chance avait tourné.

Le premier échec du ministère lui vint d’un projet qui au début lui avait valu, dans la chambre des communes, des complimens unanimes. Avant la vacance, lord Ashley ayant proposé de voter une adresse à la couronne pour que des moyens fussent pris de répandre dans les classes ouvrières les bienfaits d’une éducation morale et religieuse ; sir James Graham s’associa à la pensée de lord Ashley et annonça immédiatement un bill destiné à la réaliser. D’après ce bill, les enfans de huit à treize ans employés dans les manufactures devaient ne travailler que six heures et demie par jour, et en passer trois à l’école. L’état en outre consentait à payer les deux tiers de la construction des écoles, l’autre tiers restant à la charge des souscriptions particulières, Quant aux dépenses d’entretien, elles devaient être fournies partie par une faible rétribution des élèves, partie par une taxe paroissiale ; l’école d’ailleurs devait être administrée par une commission de sept membres, à savoir, le pasteur, deux marguilliers (church wardens), et quatre personnes à la nomination des magistrats. C’est à la commission ainsi constituée qu’il appartenait de nominer les instituteurs avec l’approbation de l’évêque. Il restait enfin bien entendu qu’aucun enfant ne serait tenu d’assister au service anglican ou de recevoir de l’instituteur l’instruction religieuse. Les dissidens et les catholiques avaient ainsi, selon sir James Graham, une garantie complète contre tout esprit de prosélytisme.

Après cet exposé, il y eut dans la chambre un concert d’applaudissemens. Lord John Russell et lord Sandon, M. Ewart et sir Charles Burrell s’unirent pour promettre que dans une cause aussi sainte chacun déposerait tout esprit de parti. Quelques-uns prévirent bien que les opinions exclusives et intolérantes se plaindraient, et que le bill passerait aux yeux des uns pour destructif de la prépondérance anglicane, aux yeux des autres pour un nouveau moyen de fortifier cette prépondérance ; mais, dit lord John Russell, « nous ne devons pas nous arrêter à cela. » Un membre, sir Rohert Inglis, protesta pourtant en faveur du prosélytisme, et soutint qu’on n’avait pas le droit de le supprimer. Sir Robert Inglis fut seul, et l’on put croire que le bill passerait à l’unanimité.

Même mouvement dans la presse que dans la chambre. À l’exemple de sir Robert Inglis, le John Bull déclara que jamais plus grand mal n’avait été fait depuis Jacques II, et qu’en ne reconnaissant plus l’église anglicane comme la seule et véritable église, on ouvrait la porte à toutes les erreurs, à toutes les impiétés, dont le nom est légion. « Il faut, ajoutait le John Bull, avoir le courage de proclamer qu’on ne peut recevoir l’instruction séculière dans les écoles nationales sans y recevoir en même temps l’instruction religieuse selon l’église anglicane. » Mais, à cette exception près, il n’y eut qu’une voix dans la presse. Le Morning-Chronicle lui-même, organe spécial de lord Palmerston, fit trêve un moment à son intraitable opposition.

Malheureusement pour le ministère, les dissidens, notamment les wesleiens, ne furent pas du même avis. Malgré les déclarations tolérantes de sir James Graham, malgré même le chagrin de sir Robert Inglis, ils virent deux choses dans le projet, l’une que la commission de surveillance donnait en fait la majorité au pasteur anglican, l’autre que tous les instituteurs choisis par la commission et approuvés par l’évêque appartiendraient nécessairement à l’église établie. Ils commencèrent donc à se récrier, et, dès la seconde lecture du bill, M. Hawes, M. Hume, M. Cobden, déclarèrent en leur nom que le bill constituait la prépondérance anglicane, et qu’ils ne pouvaient l’accepter. Après la vacance de Pâques, ce fut bien pis. Avec l’ardeur et l’activité que donne la foi religieuse, les dissidens surent en quinze jours organiser une opposition formidable et préparer plusieurs milliers de pétitions revêtues de 2,015,607 signatures. Il y eut à Leeds seulement 50 pétitions dont une portait 22,000 signatures. Il y en eut dans le Lincolnshire 369 avec 132,000 signatures. À Londres, en trois jours, une pétition fut signée par 20,994 jeunes gens. À Liverpool, il y eut 2 pétitions, l’une pour le bill avec 6,700 signatures, l’autre contre avec 20,000. Ce fut en un mot un des plus grands mouvemens de ce genre qui se fussent jamais vus. Aussi, le jour où le bill dut être repris en comité, l’antichambre (the lobby) de la salle des séances et la salle elle-même présentaient-elles le plus étrange spectacle. L’antichambre était encombrée de ballots apportés par des portefaix, et à chaque instant un membre nouveau entrait dans la salle traînant après lui des liasses énormes et s’asseyant à côté ou dessus pour attendre son tour. À lui seul, M. Hawes présenta 500 pétitions, et M. Hindley 500. À son tour, sir Robert Inglis en apporta une du clergé de Ripon, pour demander que le bill maintînt bien évidemment la suprématie de l’église ; mais ce fut la seule dans ce sens.

En présence d’une telle opposition, le ministère ne pouvait maintenir son projet. Il essaya de le modifier et de satisfaire aux principales réclamations des dissidens. Sir James Graham proposa dans ce but plusieurs clauses nouvelles pour consacrer plus nettement le droit des dissidens et des catholiques, soit d’envoyer leurs enfans à d’autres écoles, soit de leur faire donner à part l’instruction religieuse. Il modifia aussi la commission de surveillance en ce sens qu’elle dut se composer, 1o du pasteur, 2o d’un commissaire choisi par lui, 3o d’un commissaire choisi par les souscripteurs, 4o de quatre commissaires nommés par tous ceux qui paient les taxes paroissiales, chacun mettant deux noms seulement sur son bulletin, afin que la minorité fût représentée. Sir James Graham termina en faisant un appel éloquent à l’union et à la tolérance. « Ferons-nous dire aux païens, s’écria-t-il, voyez comme ces chrétiens se détestent et se méprisent mutuellement ? Le gouvernement présente la branche d’olivier. Une législature chrétienne la repoussera-t-elle ? »

C’étaient, lord John Russell en convint, un beau langage et de grandes concessions ; tout cela cependant n’aboutit qu’à mécontenter l’église sans contenter les dissidens. L’église se dit presque trahie. Les dissidens se réunirent, discutèrent entre eux les amendemens proposés, et finirent par émettre une déclaration collective qui condamnait absolument le bill. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’un de leurs principaux argumens fut le progrès des doctrines puséistes dans l’anglicanisme, et la tendance manifeste de ces doctrines vers le catholicisme. L’embarras du gouvernement alla ainsi augmentant, et il ne diminua pas le jour où M. Roebuck, se fondant sur l’esprit d’intolérance presque également manifesté par l’église établie et par les sectes dissidentes, proposa de déclarer que « l’éducation nationale doit être purement séculière. » La motion fut appuyée par M. Shiel, qui, rappelant que « l’arc-en-ciel envoyé par Dieu aux hommes comme signe de sa bonté se compose de plusieurs nuances toutes égales entre elles, en conclut poétiquement « qu’aucune religion n’a le droit de dominer les autres ; » mais elle eut pour adversaires d’une part le gouvernement, de l’autre M. Hawes, organe des sectes dissidentes, et fut rejetée par 156 voix contre 60.

Après tant d’échecs, il ne restait plus au ministère qu’à laisser tomber son bill, et c’est ce qu’il fit. Quelques jours après, M. Christie, passant de l’instruction primaire à l’instruction supérieure, proposait, avec l’appui de lord John Russell, de M. Roebuck, de M. Wyse, l’abolition des sermens qui excluent les catholiques et les dissidens des grades universitaires à Oxford et à Cambridge. On fit à ce sujet remarquer que la législation sur la matière n’était pas plus conséquente que juste. Ainsi, à Oxford, l’exclusion est complète, et on ne peut prendre aucun degré sans souscrire les trente-neuf articles. À Cambridge, les catholiques et les dissidens sont admis à prendre leurs degrés, mais sans pouvoir aspirer aux honneurs universitaires. À cela, lord Stanley, sir Robert Inglis et M. Shaw répondirent qu’Oxford et Cambridge étaient des établissemens ecclésiastiques soutenus par des revenus privés, et que la nouvelle université de Londres était là pour ceux que n’admettaient pas les deux autres. Malgré ces observations qui, il y a quinze ans, auraient entraîné la chambre entière, il y eut 105 voix pour la motion et 175 contre.

Dans un moment où le parti qui a perdu la restauration tend si étrangement en France à déséculariser l’instruction publique, c’est-à-dire à détruire l’œuvre des derniers siècles, et surtout des cinquante dernières années, il est bon de signaler en Angleterre un effort tout contraire, et de montrer quelle est dans ce pays, malgré de grandes difficultés et des préjugés enracinés, la marche des idées. Long-temps en Angleterre l’instruction séculière a été purement et simplement subordonnée à l’instruction religieuse, non dans un sens large et philosophique, mais dans un sens exclusif et étroit. La liberté ensuite est venue, et maintenant on aspire à l’égalité.

Trois autres bills auxquels le ministère attachait de l’importance partagèrent d’ailleurs le sort du bill de l’éducation des classes ouvrières, et furent abandonnés avant la fin de la session. Ce sont le bill pour amender la loi des pauvres, le bill sur les cours de comté, et le bill sur les cours ecclésiastiques. Comme le bill d’éducation, ce dernier subit plusieurs discussions et périt sous les coups d’une double opposition. Il s’agissait, conformément à l’avis d’une commission d’évêques et de jurisconsultes distingués formée en 1832, de supprimer trois cent quatre-vingts cours ecclésiastiques qui, répandues dans tous les diocèses, connaissent des affaires testamentaires et matrimoniales, et de les remplacer par une cour unique. Mais d’une part sir Robert Inglis, le colonel Sibthorp et tout le parti ultra-anglican s’indignèrent qu’on osât toucher à des cours contemporaines de la conquête, et qui, à ce titre comme en raison de leur spécialité, méritaient le plus profond respect. D’un autre côté, quelques radicaux, entre autres M. Duncombe, prétendirent que le bill était impuissant, ridicule, et n’atteignait pas à la racine du mal. Soutenu par les whigs et par MM. Hume et Roebuck, le ministère obtint pourtant la seconde lecture à 186 voix contre 104 ; mais, à force de modifier le bill pour le rendre moins désagréable à ses amis, il finit par le priver de toute valeur et de toute vitalité. Le parti libéral lui retira donc son appui, et un ajournement indéfini vint en faire justice.

Peu s’en fallut que le bill sur le blé du Canada ne devînt pour le cabinet l’occasion d’une défaite plus sérieuse. Rien de plus simple au fond que la question. Dans l’ancien état de choses, le blé américain entrait sans droit au Canada, et le blé du Canada entrait en Angleterre, moyennant un droit variable de 1 à 5 sh. Or, en 1842, la législature canadienne, d’accord avec le ministère anglais, décida que désormais, si le parlement impérial y consentait, le blé américain paierait 3 sh. au Canada, et le blé canadien 1 sh. en Angleterre, d’où il résultait qu’en définitive le blé américain pourrait pénétrer en Angleterre moyennant un droit fixe de 4 sh. au lieu d’un droit variable de 1 à 5. C’est ce vote qu’il s’agissait de confirmer, et comme dès l’année précédente lord Stanley avait annoncé l’intention du gouvernement sans qu’une seule voix la combattit, on devait penser que la chose irait toute seule. Néanmoins M. Cobden et la ligue qu’il dirige s’étant avisés de célébrer ce bill comme un grand triomphe pour leurs doctrines et un premier pas vers l’établissement du droit fixe, le parti agricole prit feu, et plusieurs meetings eurent lieu, entre autres dans le Buckinghamshire, pour condamner comme fatal à l’agriculture le projet ministériel. En vain lord Stanley dépensa-t-il son talent à prouver que ce projet n’avait aucune importance pour l’Angleterre, mais beaucoup pour le Canada. L’effroi fit tous les jours de nouveaux progrès, et il devint évident que plusieurs membres ministériels, voteraient ce jour-là contre le ministère. Les whigs, qui n’étaient pas heureux depuis le début de la session, voulurent, de leur côté, profiter de l’occasion, et firent proposer par M. Labouchère un amendement qui partageait la question en deux, approuvant la réduction à 1 sh. sur le blé canadien, désapprouvant l’établissement d’un droit de 3 sh. sur le blé américain. C’était pour les whigs un jeu habile si ce n’est très loyal. Ils perdirent pourtant la partie, d’une part, parce que plusieurs partisans de la liberté du commerce refusèrent de les aider, de l’autre, parce qu’au moment du danger sir Robert Peel réunit les tories au Carltonclub, et leur déclara nettement que son honneur étant engagé au succès du bill, il tomberait avec lui. Il ajouta que mettre un veto sur une mesure adoptée à l’unanimité par la législature canadienne, c’était témoigner à cette législature un mépris qui serait vivement ressenti et provoquer de nouveaux troubles.

C’étaient de grands moyens pour un bien petit vote. Aussi sir Robert Peel et lord Stanley réussirent-ils à faire rejeter l’amendement Labouchère à 344 voix contre 156. Le bill passa ensuite dans les deux chambres non sans protestation, mais sans difficulté.

Malgré ce succès partiel et chèrement acheté, il faut compter la question des céréales comme une de celles qui, dans la seconde partie de la session, tournèrent contre le cabinet. Dans le parlement, il ne perdit rien, et M. Villiers, ayant fait sa motion annuelle pour l’abolition de tout droit sur les céréales, cette motion fut rejetée par 381 voix contre 125. Hors du parlement, il en fut tout autrement. Depuis que M. Cobden, riche manufacturier du Lancashire, s’était mis à la tête de la ligue contre la loi des céréales, cette ligue, on le sait, avait fait des progrès considérables et menacé sérieusement la quiétude des propriétaires fonciers. Depuis quelque temps, d’ailleurs, M. Cobden ne s’adressait plus seulement aux classes industrielles, mais aussi aux fermiers qui, selon lui, ne devaient pas être confondus avec les propriétaires. Courant de ville en ville, de marché en marché, et organisant partout des meetings : « Venez à nous, criait-il aux fermiers un peu surpris d’abord ; venez à nous, nous sommes vos véritables amis. Quel est en effet le résultat de la taxe des céréales et de cette fameuse échelle mobile qu’on vous présente comme votre ancre de salut ? C’est d’une part d’augmenter le fermage que vous payez aux propriétaires, de l’autre d’introduire dans les prix agricoles une déplorable mobilité. Venez à nous, et nous vous aiderons à obtenir ce que vous désirez le plus, des fermages moins élevés et des prix aussi fixes que la nature le permet. »

Ce langage ne pouvait manquer d’être écouté. Il le fut à tel point, que, dans plusieurs localités, les fermiers donnèrent la main à M. Cobden et s’enrôlèrent dans l’association. On peut soupçonner que cette situation nouvelle des esprits n’échappait pas à sir Robert Peel, quand il saisit l’occasion d’un mot peut-être imprudent pour signaler au pays M. Cobden, et la ligue en sa personne, comme ne reculant pas même devant l’assassinat. Cependant, si tel était son calcul, l’évènement ne le justifia pas. De toutes parts, en effet, eurent lieu des meetings et des adresses à M. Cobden pour le laver de l’injure qui lui était faite, pour l’encourager et le soutenir dans la lutte. Manchester, notamment, donna une grande fête en l’honneur de la liberté commerciale, et au sortir de cette fête, une adresse revêtue de 11,372 signatures vint assurer M. Cobden de la confiance illimitée et du respect profond des ouvriers. Il serait beaucoup trop long d’énumérer toutes les réunions où depuis l’attaque de sir Robert Peel parut et parla l’infatigable M. Cobden. Il suffit de dire qu’il se montra l’O’Connell de la liberté du commerce, et que ses succès dépassèrent toute attente. Aussi, sur plusieurs points, des propriétaires influens, des membres du parlement même, crurent-ils devoir venir sur les hustings lutter avec M. Cobden, et proposer des résolutions contraires aux siennes ; mais presque toujours ils furent battus. C’est ce qui arriva notoirement à Essex, où sir John Tyrrel et M. Ferrand n’eurent de leur côté que le tiers des fermiers présens.

Fort de ces marques de sympathie, le chef de la ligue redoubla chaque jour de véhémence, même au sein du parlement, où il prouva que les coups de sir Robert Peel avaient été loin de l’abattre. Qu’on suppose dans notre chambre des députés, toute démocratique qu’elle est, un orateur venant du ton le plus vif tonner contre les propriétaires fonciers, et les accuser en propres termes « de piller les consommateurs et les fermiers eux-mêmes pour remplir leurs poches ! » Qu’on suppose cet orateur s’écriant : « Je ne veux pas supprimer vos rentes ; je veux que vous ayez des rentes, mais ne venez pas les augmenter ici aux dépens du pays ! » Qu’on le suppose enfin faisant un appel brûlant à toutes les misères, et déclarant que, « grace à la loi oppressive récemment votée par les chambres, sept à huit millions d’hommes sont sans pain et vont mourir de faim ! » Croit-on qu’un tel langage fût paisiblement écouté ? Voilà pourtant ce que, grace l’admirable liberté de parole qui existe en Angleterre, une assemblée fort aristocratique entendit sans se plaindre, lors du débat sur la motion Villiers.

Si la ligue n’est pas encore puissante dans le parlement, elle tend au reste à le devenir, et dans les élections partielles qui ont eu lieu depuis quelques mois, ses succès ont été grands. Ainsi, à Durham, un membre tory a été remplacé par M. Bright, quaker et lieutenant de M. Cobden. À Londres, le candidat de l’opposition, M. Pattison, n’a pas hésité à arborer ouvertement le drapeau de la ligue, qui ouvertement aussi lui a prêté son appui, et M. Pattison l’a emporté sur son compétiteur, M. Baring, de près de 200 voix (6532 contre 6367). À Kendal, la ligue a pris sous sa protection et fait rentrer dans le parlement. M. Warburton. À Salisbury enfin, forteresse de l’anglicanisme et de l’agriculture, son candidat, M. Bouverie, n’a échoué que de 47 voix. Toutefois, ce qui est plus caractéristique encore, c’est la déclaration de lord Spencer, jadis lord Althorp, qui, sorti de la vie politique en 1834, au moment de la chute du premier ministère Melbourne, vient d’y rentrer en se prononçant formellement contre tout droit sur les céréales. Il n’est pas d’homme, on le sait, qui de 1830 à 1834, ait joui de plus de considération et de plus d’autorité dans la chambre des communes. Son adhésion sinon à la ligue, du moins aux doctrines qu’elle professe, est donc un évènement.

Depuis deux mois, d’ailleurs, les meetings locaux et partiels n’ont plus suffi à l’ardeur de M. Cobden, et, comme O’Connell encore, en revenant de pérorer dans les comtés, il a voulu trouver au centre même un meeting qui fût en quelque sorte la tête de tous les autres. Le théâtre de Covent-Garden a donc été loué par la ligue, et de temps à autre il s’y donne, en présence d’un immense auditoire, des représentations solennelles. Les premiers sujets sont toujours M. Cobden et après lui M. Bright ; mais il y a aussi des débutans qui promettent, et qui, si on les laisse faire, iront loin. Voici, par exemple, quelques passages d’un discours prononcé par M. Fox au mois d’octobre dernier : « Si l’on voulait faire apparaître dans ce grand théâtre le mal affreux que fait la loi des céréales, ce n’est pas une assemblée comme celle-ci qu’il faudrait rassembler. Il faudrait pénétrer dans les ruelles et dans les allées, dans les greniers et dans les caves de cette immense métropole ; il faudrait en tirer, pâles et déguenillés, leurs misérables et faméliques habitans. Oh ! nous pourrions tout remplir ici, loges, parterre, galeries, de leurs formes amaigries et rachitiques, de leurs joues livides et creuses, de leurs regards ternes et fixes, et où peut-être brillent d’un sombre éclat les plus violentes passions. Nous pourrions ainsi montrer un spectacle qui glacerait d’effroi les cœurs les plus courageux et amollirait les plus durs, un spectacle que nous ferions voir au premier ministre du pays en lui disant : « Regarde, délégué de sa majesté, chef des législateurs, conservateur des institutions, regarde cette masse de misères ; voilà ce que tes lois, ton pouvoir, s’ils n’en sont pas les auteurs, n’ont su ni empêcher, ni guérir. » Et s’il objectait qu’il y a toujours eu de la pauvreté dans le monde : « Hypocrite, lui répondrions-nous, avant de parler ainsi, brise les chaînes de l’industrie, ôte de la coupe de la pauvreté la dernière goutte de poison du monopole, rends au travail le plein exercice de tous ses droits, et si la pauvreté persiste ensuite, dis que ce n’est pas ta faute. » — Est-il besoin d’ajouter qu’au théâtre de Covent-Garden, ces paroles, d’une éloquence assez digne du lieu, furent couvertes d’applaudissemens ?

Dans la même séance, que présidaient le comité et les membres principaux de la ligue, M. Cobden fit un discours moins emphatique, mais plus concluant. Ainsi il commença par rendre compte des travaux et des dépenses de la ligue jusqu’à ce jour. De ce compte il résulte que, depuis le dernier appel, les souscriptions ont monté à 50,290 livres et la dépense à 47,814. Moyennant cette somme, la ligue a distribué des pamphlets dans 26 comtés contenant 300,000 électeurs, et dans 187 bourgs en contenant 400,000. Elle a entretenu 500 agens qui ont visité tous ces électeurs et leur ont remis les pamphlets. Quatre millions de pamphlets enfin ont été répandus parmi les non-électeurs, de sorte que le nombre total des pamphlets distribués par la ligue est de 9 millions, pesant ensemble 100 tonnes. De plus, M. Cobden a tenu des meetings dans 26 comtés, et tous, excepté un seul, celui d’Huntingdon, se sont prononcés pour la liberté du commerce. Des députations ont en outre été envoyées à 156 meetings, et une correspondance active a été entretenue. Mais tout cela ne suffit pas, et la ligue veut pousser plus loin ses efforts et son action. Ainsi elle va se procurer un exemplaire des listes électorales dans tous les bourgs et comtés, et ouvrir une correspondance avec tous les électeurs des localités où il y a quelque chose à faire. Elle est d’ailleurs décidée à ne plus adresser de pétitions à la chambre des communes actuelle, mais à supplier la reine de vouloir bien dissoudre un parlement qui, « comme toute chose engendrée par la corruption, doit vivre peu de temps. » Pour tout cela, une nouvelle souscription est nécessaire, et la ligue demande 100,000 livres sterl. On a lu dernièrement dans les journaux qu’à Manchester seulement, pour répondre à cet appel, une somme de 12,000 livres a été recueillie en une demi-heure.

La ligue contre la loi des céréales, avec son chef et son comité, avec ses séances de Covent-Garden, avec ses meetings locaux, avec ses 100 tonnes de pamphlets et les 500 agens chargés de les répandre, avec son intervention publique dans les élections, avec ses correspondances individuelles, avec l’impôt considérable qu’elle lève et qu’elle distribue à son gré, est donc devenue une puissance du premier ordre, et que sir Robert Peel ne désarmera pas plus par quelques vives attaques dans le parlement que par de beaux discours sur les améliorations agricoles à Tamworth et ailleurs. Aussi les tories commencent-ils à s’en préoccuper sérieusement et à se demander si les prochaines élections tourneront comme les précédentes. En attendant, il devient chaque jour plus évident que la transaction de l’an dernier sur la question des céréales n’est pas destinée à vivre long-temps, et le ministère, auteur de cette transaction, s’en trouve nécessairement affaibli.

C’est aussi dans la seconde partie de la session que le chancelier de l’échiquier dut présenter l’ensemble de son budget et constater ainsi des mécomptes assez nombreux. La dépense totale pour l’année 1842-43 était évaluée à 51 millions 380,000 livres, sur laquelle somme il ressortait une économie de 222,000 livres. Jusqu’ici rien de mieux ; mais le tableau des recettes était beaucoup moins riant. Ainsi le déficit était, sur les douanes, de 750,000 livres ; sur l’accise, de 1 million 200,000 livres ; sur le timbre et les taxes diverses, de 590,000 livres ; sur les terres de la couronne, de 30,000 livres ; sur la poste seulement, il y avait un excédant de 100,000 livres. À la vérité, grace à l’encaissement d’une somme de 750,000 livres, payée pour la rançon de Canton, grace en outre à quelques autres recouvremens, le déficit se trouvait ramené au chiffre de 1 million 290,000 livres ; mais il s’augmentait d’une différence assez notable (1 million 200,000 à 1 million 300,000 livres) entre l’évaluation du produit de l’income-tax et les taxes perçues. Toute compensation faite et malgré le versement chinois, il existait donc, au lieu d’un excédant de 500,000 livres annoncé par sir Robert Peel, un déficit apparent de 2 millions 400,000 livres à peu près. Et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que les taxes nouvelles étaient peu productives. Ainsi la taxe de l’exportation de la houille, si vivement combattue l’an dernier, n’avait fait qu’arrêter l’essor de cette industrie sans presque rien produire. Le droit sur les spiritueux irlandais, imposé en échange de la taxe du revenu et évalué à 250,000 livres, n’avait eu d’autre résultat que de créer une énorme contrebande et de diminuer de 7,000 livres le droit antérieurement existant. Les abaissemens de tarif aussi avaient réduit plus qu’on ne l’avait supposé le produit général des douanes. Enfin, tous les calculs de l’an dernier paraissaient dérangés.

Il est vrai qu’en ce qui concerne l’income-tax, beaucoup de droits non perçus étaient constatés et devaient, en définitive, combler le vide. Ici même, loin qu’il y eût mécompte, il y avait surplus, et, toute déduction faite, le produit réel de l’income-tax, au lieu de 3,775,000 liv. sterl., montait à 5,500,000 liv. sterl., dont voici le détail :

1o  Revenu foncier 
2,230,000 liv. st.
2o  Profits des fermiers 
330,000
3o  Fonds publics 
800,000
4o  Profits commerciaux et industriels 
1,492,000
5o  Salaires de fonctionnaires publics 
248,000
6o  Income-tax en Écosse 
400,000
5,500,000 liv. st.

dont il faut déduire, pour causes diverses, 400,000 liv. sterl. à peu près. Mais, selon l’opposition, cette pléthore de l’income-tax était un grief de plus contre le cabinet, qui corrigeait ainsi une erreur par une autre erreur.

À vrai dire, l’attaque, quand on la poussait jusque-là, n’était pas très bien fondée, et sir Robert Peel en eut aisément raison. Plus, en effet, on faisait ressortir le déficit des douanes, de l’accise, des taxes diverses, plus on prouvait la nécessité absolue de l’income-tax, plus on donnait raison à l’homme d’état qui, sans s’arrêter à de vains palliatifs, avait osé tailler dans le vif. Or, de ce côté, le succès était complet, puisqu’on reconnaissait que le surplus de l’income-tax suffirait pour compenser les autres diminutions et pour remettre, une fois la transition opérée, le budget en équilibre. Sur un seul point, la taxe nouvelle des spiritueux en Irlande, le ministère était évidemment en défaut ; mais sur ce point il s’exécuta de bonne grace, et consentit à renoncer à cette taxe. Quant au droit de l’exportation des houilles, sir Robert Peel combattit et fit rejeter, à 187 voix contre 124, la motion de lord Howick, qui tendait à le supprimer également.

Voici d’ailleurs le résumé du budget de 1842-43 :

Les dépenses diverses comprises au budget montent à :
49,387,000 liv. st.

Les recettes sont évaluées ainsi qu’il suit :

1o  Douanes 
19,000,000
50,150,000 liv. st.
2o  Excise 
13,000,000
3o  Timbre, etc 
7,000,000
4o  Taxes 
2,400,000
5o  Postes 
600,000
6o  Propriétés de la couronne 
130,000
7o  Diverses 
250,000
8o  Chine 
870,000
9o  Taxe du revenu 
5,100,000

Outre les 870,000 liv. st. portées au budget, la Chine doit verser une somme de 2,000,000 liv. st. ; mais cette somme a son emploi à part, savoir :

Pour le paiement de l’opium confisqué 
1,250,000 liv. st.
Pour remboursement à la compagnie des Indes pour la guerre de Chine 
800,000

En définitive, l’Angleterre a dépensé pour la guerre de Chine 4,200,000 liv. st., et n’a encore reçu pour son propre compte que 500,000 liv. st. d’une part et 870,000 de l’autre.

Si ce budget n’est pas très billant, il n’est pas non plus alarmant, pourvu toutefois que les prévisions ministérielles ne soient pas déçues, comme l’an dernier. Or, le dernier compte-rendu trimestriel manifeste déjà une amélioration notable, et qui probablement ne s’arrêtera pas.

Outre le budget, le bill du Canada et deux mesures de circonstance dont il sera question plus tard, voici en résumé les seuls bills ministériels de quelque valeur qui, pendant le cours d’une très longue session, aient été votés par les chambres :

1o Un bill sur l’enregistrement des électeurs, qui transporte aux cours de justice le droit d’apprécier en dernier ressort la capacité électorale. Ce bill fut vivement combattu par lord John Russell et M. Wilde, comme portant atteinte aux priviléges du parlement ; mais plusieurs radicaux s’unirent à sir Robert Peel, et il passa à une grande majorité.

2o Un bill qui, par une meilleure application des fonds ecclésiastiques, permet d’augmenter le nombre des ministres actifs. D’accord avec le ministère sur le but, sir Robert Inglis et le parti ultra-anglican voulaient qu’on y arrivât par d’autres moyens, et que l’état se chargeât de payer les ministres nouveaux et les églises dont ils auraient besoin. Aussi firent-ils retentir la chambre des communes de leurs gémissemens. Les whigs et les radicaux, au contraire, appuyaient la proposition du cabinet.

3o Un bill pour réformer la loi des pauvres d’Irlande, cette loi qui, comme on l’a dit justement, « donne à un chien affamé le droit de couper un morceau de sa propre queue et de le manger. » Par ce bill, les plus pauvres des Irlandais seront exempts de la taxe, et ceux qui auraient besoin de recevoir l’aumône ne seront plus tenus de la faire. Ce n’est là qu’un palliatif insignifiant.

4o Un bill pour régulariser les mariages célébrés par les ministres presbytériens en Irlande entre presbytériens et anglicans ; les juges anglais ayant, par une nouvelle interprétation de l’ancienne loi, déclaré ces mariages invalides.

5o Un bill pour permettre l’exportation des machines. Ce bill valut au nouveau président du bureau de commerce, M. Gladstone, l’honneur d’une vive attaque du vieux parti prohibitif. « M. Gladstone, s’écria l’un d’eux, le colonel Sibthorp, sera bientôt le président de la liberté du commerce. » C’est un titre que M. Gladstone, l’un des membres les plus distingués du ministère, s’efforcera sans doute de mériter, si les préjugés de son parti ne paralysent pas ses projets. On lui doit déjà cette justice, qu’il a fait plus dans cette voie, qu’aucun de ses prédécesseurs.

6o Un bill qui mobilise une portion des vétérans de Chelsea et les met à la disposition des magistrats pour le maintien de l’ordre public. Ce fut la dernière discussion un peu vive de la session, et quelques radicaux MM. Duncombe, Hume, Williams, etc., s’y distinguèrent par la violence et la persévérance de leurs attaques. Ainsi, bien que lord Palmerston et M. Macaulay eux-mêmes votassent avec le cabinet, M. Duncombe et ses amis usèrent des formes de la chambre pour empêcher le vote deux ou trois fois de suite. Il fallut pourtant qu’ils cédassent à la fin et le ministère obtint ses vétérans.

7o Un bill proposé par lord Brougham et qui interdit, sous les peines les plus sévères, aux capitaux anglais toute coopération à la traite des noirs.

Enfin le ministère laissa passer, bien qu’en l’amendant fortement, un bill proposé par lord Campbell et qui tendait à introduire un peu d’ordre et de logique dans la vieille législation du libelle. Tel qu’il est, ce bill passe encore pour un des meilleurs fruits de la session mais les whigs font remarquer avec orgueil qu’il leur appartient, et que le ministère n’a fait que le mutiler.

En présence d’échecs si graves et de succès si insignifians, il n’est pas étonnant que les whigs relèvent la tête, et qu’ils rappellent avec affectation d’une part les revues annuelles de lord Lyndhurst sous le ministère Melbourne, de l’autre les promesses de sir Robert Peel lorsqu’il arriva au pouvoir. On sait que sous le ministère Melbourne lord Lyndhurst ne manquait jamais, à la fin de la session, de disséquer d’une main impitoyable tous les actes des whigs depuis une année, et de signaler leurs défaites. On sait que cette impuissance législative était surtout attribuée par lord Lyndhurst et par le parti tory tout entier au désaccord qui existait alors entre les deux chambres. On sait enfin que sir Robert Peel fit à Tamworth et ailleurs un tableau pompeux de toutes les mesures utiles qui pourraient être réalisées lorsque la bonne harmonie entre les pouvoirs serait rétablie et que la machine constitutionnelle aurait repris son jeu régulier. Or, maintenant on demande à lord Lyndhurst ce qu’il pense du produit net de la dernière session, au parti tory ce que le pays gagne au rétablissement du bon accord entre les chambres, à sir Robert Peel enfin ce qu’il a fait des énormes majorités qui l’ont soutenu et le soutiennent encore dans les deux chambres. Et ce langage, ce ne sont pas seulement les feuilles de l’opposition qui le tiennent, c’est aussi le Times, le Morning-Herald, le Morning-Post, c’est-à-dire, le Standard excepté, tous les principaux journaux tories. Il est vrai que dans une Revue considérable qui appuie le cabinet on établit que les meilleures sessions sont celles qui produisent le moins ; mais ce n’est pas ainsi qu’on parlait l’an dernier, et il est trop clair que cette opinion, peu favorable au gouvernement représentatif, est la dernière ressource d’une polémique aux abois.

Sur le terrain des affaires étrangères, le ministère tory, il faut en convenir, maintint mieux sa position, et rien ne vint positivement effacer les échecs considérables qu’il avait fait subir à lord Palmerston. Cependant là encore il fut moins heureux pendant la seconde partie de la session. Ainsi c’est dans la seconde partie de la session que le protégé de l’Angleterre, Espartero, fut chassé d’Espagne avec si peu de gloire, et dut échanger les honneurs de la régence contre ceux d’une adresse de la corporation de Londres et de l’accolade du lord maire. C’est pendant la seconde partie de la session que lord Ellenborough, démentant toute sa politique de paix et de modération, s’empara violemment du Scinde sur des prétextes qui firent dire au Times comme au Chronicle que « la routine ordinaire de ruse, de conquête et de spoliation avait été suivie, et que l’œuvre commencée par la perfidie venait d’être consommée par la violence. » C’est enfin dans la seconde partie de la session que les affaires de Servie donnèrent lieu à un débat où lord Palmerston reprit ses avantages en accusant le gouvernement de faiblesse et de malhabileté ; et dans ce débat lord Palmerston eut pour associé son plus constant adversaire, M. d’Israeli, qui condamna la conduite du ministre « comme pitoyable et comme fondée sur une ignorance dont il n’y a pas de précédent. » C’était, pour un membre tory, une vive parole, et elle fut vivement relevée par lord Sandon, qui s’étonna que « derrière le banc de la trésorerie on traitât le gouvernement d’une manière si insultante ; » mais M. d’Israeli eut de son côté d’autres tories, notamment M. Milnes, qui, récemment revenu d’Orient, lui prêta l’appui de son expérience personnelle et de son jugement exercé.

Je ne dis rien du Canada, dont, pendant les derniers mois de la session, la situation parut aussi s’embrouiller. En donnant sir Charles Metcalfe pour successeur à sir Charles Bagot, le gouvernement avait positivement approuvé l’opinion vraiment libérale et constitutionnelle de ce dernier. Néanmoins, du moment que les deux Canadas restaient unis et devenaient vraiment égaux, il est clair que le siége du gouvernement ne devait être placé ni à Kingston ni à Québec, et que Montréal se trouvait naturellement désigné. C’est ce que pensa sir Charles Metcalfe, et l’on croyait l’affaire terminée, quand on apprit un jour que la race anglaise livrait une dernière bataille pour son ancienne prééminence, et qu’entre l’assemblée élective et le conseil législatif, espèce de sénat choisi par le gouverneur, il y avait dissidence et conflit. Si l’on en croit les dernières nouvelles, ce conflit est au moment de finir par la démission d’une portion du parti anglais, et la bonne cause triomphera. Cependant il est possible qu’il en résulte pour le cabinet quelques embarras sérieux.

En somme, si sir Robert Peel a bien terminé les affaires mal commencées par ses prédécesseurs, et s’est fait ainsi beaucoup d’honneur, il n’est pas certain que, pour les affaires qu’il a entamées lui-même, il soit aussi heureux. En général, on lui reproche de ne pas assez s’occuper de l’extérieur, et de trop s’en rapporter à lord Aberdeen. S’il en était ainsi, ce serait une faute que plus tard il pourrait payer cher.

Il faut arriver maintenant à deux questions beaucoup plus importantes et qui pèsent tristement sur le ministère Peel en 1843. Je veux parler de la scission qui s’est opérée au mois de mai dernier dans l’église d’Écosse, et des progrès inattendus de l’agitation en Irlande.

Il y aurait une étude curieuse à faire du mouvement religieux en Angleterre depuis quelques années. C’est en effet un spectacle singulier et instructif que celui de ces deux églises établies, dont l’une se brise avec éclat à la suite d’une crise qui a duré huit années, tandis que l’autre est intérieurement travaillée par un schisme qui déjà a conquis le tiers de l’université d’Oxford, et qui menace de substituer l’anglicanisme de Laud à celui de Cranmer. À Édimbourg, l’homme le plus éminent de l’église écossaise, le docteur Chalmers, rompant à la tête de cinq cents ministres toute relation entre l’église et l’état, et constituant une église nouvelle d’après les principes du calvinisme le plus pur ; à Oxford, un professeur distingué, le docteur Pusey, suspendu de ses fonctions par l’autorité supérieure de l’université, comme inclinant au catholicisme, et ce professeur vivement soutenu dans sa disgrace par une foule de membres de la haute aristocratie, parmi lesquels on remarque lord Dungannon, lord Courtney, le juge Coleridge, et M. Gladstone, membre du cabinet ; puis, au milieu de tous ces débats intérieurs, les dissidens de toute espèce faisant des progrès incontestables, et, comme à propos du bill sur l’éducation, forçant le gouvernement à capituler quand le gouvernement n’a pas eu soin de s’entendre d’avance avec eux : voilà quels seraient les traits principaux du tableau. Mais c’est là un sujet trop vaste, trop intéressant, pour qu’on le traite incidemment, et je me renferme, quant à présent, dans la question politique. Il serait pourtant impossible de bien comprendre cette question sans quelques explications préliminaires.

On sait que, vers la fin du XVIIe siècle, l’église d’Écosse, après une lutte héroïque et sanglante, parvint à se constituer de la manière la plus démocratique. Des pasteurs choisis ou approuvés par les fidèles eux-mêmes, et toute autorité, toute juridiction, exercées par des assemblées religieuses et électives sous le nom de presbytère, synode et assemblée générale, voilà quel était l’état des choses en 1706, au moment de l’union. Or l’acte d’union eut soin de confirmer dans toute leur étendue les priviléges et prérogatives de l’église. Comme néanmoins chaque bénéfice avait un presbytère et un revenu garantis par l’état, ce mélange du spirituel et du temporel altéra là comme ailleurs l’indépendance de l’église et facilita certains empiètemens de l’autorité civile. C’est ce qui explique l’indifférence singulière avec laquelle les successeurs de John Knox acceptèrent en 1711 un statut de la reine Anne qui consacrait le patronage, c’est-à-dire le droit attribué à certains propriétaires de choisir les ministres de certaines paroisses au lieu et place de la communauté. Le choix du pasteur devenait ainsi une propriété et devait, à ce titre, échapper aux cours ecclésiastiques et rentrer dans le domaine des tribunaux civils.

Telle fut pendant tout le dernier siècle la situation de l’église écossaise. Vers 1750, quelques ministres pourtant avisèrent que cette situation n’était ni bien libre ni bien digne, et, se retirant de l’association générale, ces ministres formèrent une petite église à part dont le principe fut la séparation absolue de l’église et de l’état. Malgré des tiraillemens inévitables, la machine d’ailleurs continua à fonctionner, et entre les tribunaux civils d’une part et les presbytères, les synodes et les assemblées générales de l’autre, il n’y eut, jusqu’en 1834, aucun de ces conflits qui produisent des crises ; mais en 1834 tout changea. Le zèle religieux à cette époque s’était réveillé, et dans plusieurs localités les ministres choisis par les patrons, conformément au statut de la reine Anne, n’avaient point obtenu l’assentiment de la communauté. Le patronage commença donc à être attaqué comme une dérogation funeste aux anciennes libertés de l’église, et comme une immixtion impie des intérêts temporels dans les affaires religieuses. L’assemblée générale, qui se compose du corps des ministres à bénéfice et d’un certain nombre de délégués des anciens, partagea ces sentimens, et, sur la proposition du docteur Chalmers, adopta à une forte majorité ce qu’on a appelé la loi du veto. D’après cette loi, le patronage subsistait ; mais le ministre choisi par le patron devait en outre obtenir l’assentiment des communians. S’il ne l’obtenait pas, tout était fini, et le patron devait faire un autre choix. C’était, on le comprend facilement, frapper au cœur le droit de patronage tout en paraissant le maintenir. Aussi, à dater de ce jour, une lutte sérieuse s’établit-elle entre les presbytères et les patrons. « La loi du veto disaient ceux-ci, est à la fois illégale et injuste. Elle est illégale car l’assemblée générale du clergé ne compte pas au nombre de ses prérogatives celle de réformer un statut impérial. Elle est injuste, car elle viole les droits de la propriété pour remédier à des abus qui n’existent pas. De quoi en effet peut se plaindre l’église ? Les patrons à la vérité choisissent les ministres ; mais ils les choisissent parmi les hommes que les cours ecclésiastiques ont reconnus dignes par leur moralité, par leur science, par leur doctrine, de prêcher la parole de Dieu. Voilà une première garantie ; il y en a encore une seconde. Quand un pasteur est choisi par le patron, avant son installation, tout communiant est admis à soutenir et à prouver devant les cours ecclésiastiques que, sous le rapport de sa moralité, de sa science ou de sa doctrine ce pasteur est inhabile à remplir ses fonctions, et si les cours ecclésiastiques en jugent ainsi, l’installation n’a pas lieu. Toutes les craintes que l’on soulève, tous les scrupules que l’on manifeste sont donc mal fondés, et c’est d’une pure usurpation qu’il s’agit. »

À cela les non-intrusionistes répondaient « qu’en réduisant le droit des fidèles au droit de comparaître devant les cours ecclésiastiques et d’y présenter leurs réclamations sur certains points déterminés, les patrons méconnaissaient à la fois les anciens priviléges de l’église et le véritable caractère de la mission que les pasteurs ont à remplir. Outre l’aptitude qui lui est personnelle et qui le suit partout, il faut que le pasteur ait certaines qualités spéciales qui lui donnent action sur la communauté même dont il est appelé à devenir le guide. Ainsi on peut comprendre un homme très moral, très savant, très orthodoxe, et qui, par cela seul qu’il n’aura pas la confiance de telle ou telle paroisse, laissera périr les ames qu’il est appelé à sauver. La conséquence, c’est que, conformément aux anciens principes, les communians doivent, sinon choisir leur pasteur, du moins l’agréer. L’assemblée générale, en remettant ces principes en vigueur, n’a point outrepassé ses droits, mais accompli son devoir. »

Il est bon de dire tout de suite que, dès 1838 ou 1839, une opinion mixte essaya de se faire place entre ces deux opinions absolues. Selon cette opinion, dont lord Aberdeen, zélé presbytérien lui-même, se fit l’organe à la chambre des lords, il appartenait au patron de nommer, aux fidèles de faire des objections, à l’église de décider.

Quand un ministre était choisi par le patron, tout fidèle pouvait donc s’opposer à son installation, et faire valoir les motifs quelconques qui le rendaient inhabile à remplir ses fonctions soit partout, soit spécialement dans la paroisse dont on voulait lui confier la direction. Un débat contradictoire s’établissait alors entre les opposans et le pasteur devant le presbytère d’abord, puis en cas d’appel devant le synode, puis devant l’assemblée générale en dernier ressort. Ainsi se trouvaient conciliés, selon lord Aberdeen, les droits des patrons et ceux de l’église ; malheureusement ni l’église ni les patrons n’acceptèrent la transaction.

La lutte continua donc, et passa bientôt des paroles aux actes. Ainsi, dans de nombreuses localités, le patron nomma en vertu du statut de la reine Anne, et les communians, en vertu de la loi du veto, refusèrent d’accepter le ministre nommé. Les patrons alors s’adressèrent aux tribunaux civils, qui les soutinrent, et les communians, aux cours ecclésiastiques, qui leur donnèrent gain de cause. On vit ainsi dans la même paroisse deux ministres, l’un, du choix du patron, interdit par les cours ecclésiastiques, l’autre, du choix des communians, interdit par les tribunaux civils. C’est ce qui arriva notamment à Strathbogie et à Auchteracter, deux noms qui dans cette longue querelle ont été souvent prononcés. Est-il besoin de dire à combien d’abus et d’inconvéniens pouvait donner lieu cette étrange et réciproque interdiction ?

Cependant le patron d’Auchteracter, le comte de Kinnoull, résolut de pousser l’affaire à bout, et de faire vider définitivement la question. Le ministre choisi par lui ayant été éconduit, conformément à la loi du veto, il actionna le presbytère devant les tribunaux civils, et demanda des dommages intérêts pour le tort qu’on lui avait fait. Les tribunaux civils prononcèrent en sa faveur, et condamnèrent le presbytère à lui payer 16,000 livres sterling. Le presbytère en ayant appelé, l’affaire vint en définitive à la chambre des lords, qui jugea comme les tribunaux civils. À dater de ce moment, tout espoir de rapprochement s’évanouit, et il fut clair que la séparation s’accomplirait ; mais s’accomplirait-elle par la majorité ou par la minorité ? En d’autres termes, l’assemblée générale du clergé, qui à 2 voix contre 1 avait jusqu’ici maintenu la loi du veto, persisterait-elle dans cette résolution, quand il lui serait démontré que l’état tiendrait bon ? Voilà la question qui restait à résoudre.

Pour qui connaît l’esprit humain, il est évident que la résistance chaque jour plus décidée de l’état et des tribunaux civils devait produire deux effets contradictoires, effrayer et courber quelques ames faibles, irriter et pousser à bout les esprits les plus fermes et les plus convaincus. Par degrés donc, les principaux des non-intrusionistes avaient jeté au vent toute idée de transaction, et augmenté leurs prétentions. Ainsi, en 1834, la loi du veto leur suffisait. En 1841 et 1842, ils demandaient expressément l’abolition du patronage et la destruction de toute juridiction civile dans les matières religieuses. Dans l’assemblée de 1842, deux propositions dans ce sens furent même faites par le docteur Chalmers, et adoptées, l’une par 216 voix contre 147, l’autre par 241 contre 110. C’est ainsi que se posa la question lors du renouvellement de l’assemblée générale, et il fut bientôt aisé de juger qu’à ce moment suprême plusieurs des anciens non-intrusionistes s’apprêtaient à changer d’opinion. Il se forma donc au sein des presbytères un tiers-parti qui, se rattachant à l’ancienne opinion de lord Aberdeen, se mit en rapport avec le ministère, et promit, si cette opinion était définitivement adoptée par le gouvernement, l’abrogation de la loi du veto. L’arrangement ainsi conclu, la majorité se déplaça, et les non-intrusionistes n’eurent plus qu’à se soumettre ou à se retirer. C’est à ce dernier parti qu’ils s’arrêtèrent, et le 18 mai, jour de la réunion de l’assemblée générale, on vit le tiers à peu près des membres présens faire entendre par la bouche de l’ancien modérateur (président) une protestation solennelle contre le patronage, et sortir en procession de la salle des séances, pour aller, à travers une foule silencieuse, se constituer en église libre. Ainsi, pour obéir à ce qu’ils regardaient comme un devoir de conscience, et pour maintenir la vieille indépendance presbytérienne, 450 à 500 ministres renoncèrent volontairement à leur temple, à leur presbytère, à leur revenu, et entrèrent, jeunes et vieux, valides et infirmes, dans une carrière qu’ils savaient hérissée de difficultés et pleine de souffrances. C’est là, quelque opinion qu’on puisse avoir du fond de la querelle, un admirable spectacle, un spectacle qui dans ce temps d’égoïsme et d’engourdissement moral doit assurer à ceux qui l’ont donné le respect et la sympathie de tous les esprits élevés.

Depuis ce moment, les choses ont marché, comme on pouvait s’y attendre. D’un côté, l’assemblée générale a rapporté la loi du veto, et a reconnu dans les questions qui touchent au patronage la suprématie des tribunaux civils. De l’autre, l’église libre, soutenue par les presbytériens d’Irlande et par les dissidens d’Angleterre, a travaillé sans relâche à se procurer les moyens matériels de ne pas faire faute à ceux qui l’ont suivie ; mais elle rencontre de grands obstacles, et ne parvient pas toujours à les surmonter. Ainsi, pour satisfaire aux besoins religieux du pays, il lui faudrait 700 églises, qui coûteraient à construire 350,000 liv. st. Jusqu’ici, elle a réuni 206,702 liv. st., sans compter, pour fonds d’entretien (sustentation fund), 28,206 liv. st. qui, partagées entre les ministres séparés, leur donnent à peu près 60 liv. sterling, par personne. Malheureusement les difficultés financières ne sont pas les seules, et il en est qui tiennent à la constitution de la propriété en Angleterre. Dans certains districts, dans certains comtés même, la terre appartient tout entière à des propriétaires, opposés à la nouvelle église, et qui refusent absolument de lui en vendre ou de lui en louer un morceau. La nouvelle église alors a recours à divers expédiens. Ainsi, elle construit des tentes qu’elle dresse sur les routes et où elle célèbre l’office divin. Elle a aussi acheté plusieurs vieux bâtimens qui parcourent les lacs, pénètrent dans les golfes, et qui jetant l’ancre de temps en temps, le long de la côte, offrent aux fidèles des églises flottantes. Cependant tout annonce que cette situation précaire ne durera pas. Déjà les justes réclamations de la nouvelle église, soutenues par l’opinion publique, ont vaincu la résistance du duc de Sutherland, qui, seul propriétaire, ou peu s’en faut, du comté qui porte son nom, avait d’abord refusé de l’y laisser entrer. Comme d’ailleurs les populations paraissent beaucoup plus favorables à la nouvelle église qu’à l’ancienne, il est possible que bientôt l’Écosse, comme l’Irlande, offre l’anomalie de deux églises : l’une, celle d’une faible minorité, établie et richement dotée ; l’autre, celle d’une majorité immense, sans autre ressource que des souscriptions volontaires. Il y a là un danger sur lequel il est impossible que les hommes qui gouvernent l’Angleterre n’aient pas porté leur attention.

Il serait certainement injuste de chercher un grief contre le ministère dans une crise préparée depuis neuf ans, et qui eût éclaté sous les whigs comme sous les tories. Cependant pour le vulgaire, on le sait, les hommes politiques sont responsables de leurs malheurs aussi bien que de leurs fautes, et c’est un malheur pour le ministère Peel d’avoir assisté sans pouvoir l’empêcher à la ruine du vieil établissement écossais. Quand les whigs lui reprochent de n’avoir rien fait pour s’y opposer, ils n’ont pas d’ailleurs tout-à-fait tort. Ainsi, avant le 18 mai, lord Campbell dans la chambre des lords, M. Fox-Maule dans la chambre des communes, voulurent soulever la question ; mais le ministère, qui était alors en négociation avec le tiers-parti, espérait qu’une fois la majorité conquise dans l’assemblée générale, la minorité se soumettrait. Il refusa donc la discussion, et ne fit aucun effort parlementaire pour prévenir la séparation. — Après le 18 mai, il avait un engagement à tenir, et il le tint en reproduisant l’ancienne transaction de lord Aberdeen. C’était malheureusement, comme on le fit justement observer, fermer la porte de l’écurie après que le cheval avait été volé. La transaction de lord Aberdeen fut d’ailleurs loin d’obtenir, soit dans le parlement, soit dans l’assemblée du clergé, un assentiment unanime. Elle fut vivement attaquée à la chambre des lords par lord Roseberry, qui déclara qu’elle violait les droits du peuple, et par lord Campbell, lord Brougham et lord Cottenham, qui pensèrent au contraire qu’en accordant aux communians le droit illimité d’objection et aux ecclésiastiques le jugement définitif, elle rétablissait la loi du veto sous un autre nom. À la chambre des communes, MM. Rutherford et Fox-Maule, au nom des non-intrusionistes, lord John Russell dans l’intérêt de l’union de l’église et de l’état, s’accordèrent, bien que fort divisés au fond, pour blâmer l’énorme pouvoir dont le bill investissait les cours ecclésiastiques ; et de cet accord il résulta que le bill, malgré les efforts de sir Robert Peel et de sir James Graham, ne passa qu’à une majorité de 18 voix ; 98 contre 80. — À l’assemblée générale, d’un autre côté, il entraîna quelques nouvelles séparations, tout en mécontentant le parti qui avait constamment lutté pour le droit des patrons. Il ne paraît pas d’ailleurs que partout la querelle doive se vider pacifiquement, et déjà, depuis le bill, plus d’un ministre légalement institué a trouvé ses nouveaux paroissiens en armes et décidés à s’opposer par la force à son installation. Si cette manière d’exercer le veto remplace l’autre, il est facile de prévoir ce que deviendra le droit des patrons.

Quoi qu’il en soit, les évènemens d’Écosse, bien que graves en eux-mêmes et défavorables au cabinet, n’ont rien, quant à présent, qui menace son existence. Il en est autrement des évènemens d’Irlande, qui depuis six mois fixent si vivement l’attention.

Quand en 1841 sir Robert Peel monta au pouvoir, tous ceux qui connaissent l’Irlande crurent et dirent que, comme sir Robert Peel l’avait annoncé lui-même en 1835, ce serait là sa grande difficulté. C’est en effet à sa haine pour l’Irlande que le parti dont sir Robert Peel est le chef avait dû sa récente popularité en Angleterre et ses succès électoraux. Il y avait dès-lors lieu de penser qu’à l’avénement de ce parti l’Irlande se sentirait blessée jusque dans ses entrailles, et que l’homme extraordinaire en qui elle se personnifie, reprenant son rôle de grand agitateur, se trouverait bientôt, comme en 1829, à la tête d’une nation ulcérée et frémissante. Au lieu de cela, par une anomalie inexplicable, l’Irlande parut voir avec tranquillité, et presque avec indifférence, la formation du nouveau cabinet. En vain les hommes qu’elle avait appris à regarder comme ses ennemis les plus acharnés, lord Lyndhurst et lord Stanley, firent partie de ce cabinet ; en vain même d’autres hommes plus rapprochés d’elle, et à ce titre plus odieux encore, M. Jackson, M. Lefroy, occupèrent sous ses yeux de hauts emplois judiciaires : rien ne sembla faire effet ; c’est tout au plus si la voix d’O’Connell, élu lord-maire, trouva quelques échos dans le pays. La voix d’O’Connell d’ailleurs avait elle-même perdu beaucoup de sa force et de son éclat. Ce n’était plus celle du tribun fougueux et éloquent qui avait donné l’émancipation à son pays, mais plutôt celle d’un magistrat épuisé, désabusé, et tendant au repos.

Telle était l’Irlande il y a un an, et, je le répète, ceux qui croient la connaître cherchaient en vain à la comprendre. On pense bien d’ailleurs que cette situation était pour le ministère et pour ses partisans un grand sujet d’orgueil et de triomphe. « Les whigs, disaient-ils, prétendaient qu’ils étaient seuls capables de gouverner l’Irlande, et que le jour où les tories arriveraient au pouvoir ce pays se soulèverait tout entier. Qu’en pensent les whigs maintenant ? Les concessions honteuses que les whigs faisaient aux agitateurs, les tories ne les ont point faites, et ils ont rompu le contrat immoral qui liait le gouvernement au chef des papistes. Cependant l’Irlande est plus paisible, plus satisfaite qu’elle ne l’a jamais été, et le chef des papistes lui-même paraît désespérer du succès. Ainsi, la grande difficulté de sir Robert Peel, cette difficulté si souvent citée, s’est évanouie rien qu’à la regarder. » À ces provocations les whigs ne répondaient rien, parce qu’ils ne savaient que répondre, et l’Irlande ne figurait plus guère que pour mémoire parmi leurs moyens d’opposition. C’était même une sorte de mot d’ordre que la question irlandaise devait cesser d’être une question de parti, et qu’il convenait de travailler en commun à l’amélioration morale et matérielle de ce malheureux pays. Quant au rappel de l’union, c’était pour les journaux de toutes les opinions un sujet habituel de raillerie et de mépris, et quand, dans les premiers jours de janvier dernier, O’Connell salua la nouvelle année du nom de l’année du rappel, ce fut à Londres un éclat de rire universel qui, malgré des symptômes précurseurs assez graves, se prolongea jusqu’en mai. Ainsi, le 17 janvier, un journal whig, le Globe, publiait un long article sur la folie du rappel et sur la chute complète de ce ridicule projet. « M. O’Connell, ajoutait-il, ne peut tarder à y renoncer. » Deux jours après, un journal tory, le Standard, cherchant sur quelle question l’opposition dans l’adresse pouvait proposer un amendement : « Est-ce, disait-il, sur l’Irlande, lorsque la politique des lords de Grey et Elliott a si parfaitement réussi à détruire O’Connell et le rappel. » Le 18 mars enfin, un journal radical, le Sun, se moquait du rappel et de M. O’Connell, gravement occupé, un tablier de cuir autour du corps et une truelle à la main, à poser la première pierre de la future chambre des communes irlandaises. « N’est-il pas déplorable, disait le Sun à ce sujet, qu’un homme comme M. O’Connell s’amuse ainsi à poursuivre un fantôme ridicule, au lieu de se rendre utile à son pays ? » Dans le parlement d’ailleurs, jusqu’aux premiers jours de mai, il ne se prononça pas une parole qui témoignât de la plus légère inquiétude. L’Irlande était et devait rester tranquille. C’était entre tous les hommes politiques une chose parfaitement entendue.

À Dublin, la confiance n’était guère moins grande, même au commencement de mars, quand M. O’Connell fit voter le rappel par la corporation de Dublin à la majorité de 44 voix contre 15. « M. O’Connell, dit alors l’alderman Butt, ne fait une telle motion que pour ranimer tant soit peu une question qui meurt d’inanition, une question dont la situation est désespérée, et qui ne peut vivre un mois encore. » Au lieu d’ouvrir les yeux au danger, les ultra-protestans d’ailleurs continuaient à se plaindre du gouvernement et à lui reprocher ses ménagemens pour les catholiques. Ainsi la feuille orangiste de l’Ulster accusait amèrement sir Robert Peel et lord Elliott « de s’être attachés au char du papisme, de mépriser le protestantisme et de calomnier le clergé. » Ainsi la société de l’éducation ecclésiastique (church education society) dénonçait le ministère, à cause de son plan d’éducation, comme impie et presque comme athée. Ainsi encore l’organe le plus influent des protestans, le Dublin Evening-Mail, demandait « si, après tout, le rappel ne serait pas plus favorable au protestantisme que l’état actuel. » N’est-il pas évident que le parti ultra-protestant était loin de soupçonner le véritable état des esprits et de prévoir la lutte qui se préparait ?

Je vais plus loin, et je suis disposé à croire qu’à cette époque O’Connell lui-même n’avait pas le sentiment de sa force et du grand rôle qu’il allait jouer. J’en trouve la preuve dans ses lettres, dans ses adresses au peuple irlandais, dans ses discours au sein de l’association. Ce n’est pas qu’il manquât une seule occasion de protester en faveur du rappel, et de le présenter comme le véritable, comme le seul remède aux maux invétérés du pays ; ce n’est pas non plus qu’il ne répétât chaque jour avec affectation qu’il était sûr de son fait, et que le rappel aurait lieu : mais il reconnaissait que le remède était d’une application difficile et pouvait se faire attendre long-temps. Il laissait entendre en outre que, si l’Angleterre le voulait bien, peut-être y aurait-il encore moyen de s’arranger. En un mot, on pouvait conclure de plusieurs de ses paroles que le rappel alors était pour lui plutôt un moyen qu’un but, et que ce moyen même il n’y comptait pas outre mesure.

Quoi qu’il en soit, après un sommeil d’une année, le grand agitateur venait de se réveiller plus infatigable, plus énergique, plus étonnant que jamais. Aujourd’hui c’était un livre pour dénoncer à l’Europe et surtout à l’Irlande toutes les injustices, tous les vices, tous les crimes de la domination anglaise depuis le roi Henri II. Demain c’était une adresse pour promettre au nom du parlement national l’extinction totale de la dîme, l’établissement d’une tenure fixe en faveur des fermiers, l’encouragement et la protection des manufactures nationales, l’abolition de la loi des pauvres, l’extension de la franchise électorale et le scrutin secret. Puis à chaque séance de l’association on l’entendait gémir sur les malheurs de son pays, et lui promettre justice complète, s’il savait la demander avec ensemble et constance. Jusqu’à la fin de mars pourtant le pays ne bougea pas ; mais pendant ce temps la mine se creusait et se chargeait, de sorte que vers le mois d’avril il suffisait d’une étincelle pour qu’elle fît explosion. Un jour, dans une petite ville de l’ouest, l’étincelle jaillit, et dix meetings, en moins d’un mois, apprirent à l’Angleterre étonnée qu’O’Connell et le rappel n’avaient rien de ridicule, et qu’un grand péril était près.

Il est curieux d’observer quelle fut, à cette nouvelle, l’attitude des divers partis. Le parti orangiste, comme on devait s’y attendre, prit l’initiative, et le même jour (au commencement de mai) lord Roden, à la chambre des lords, lord Jocelyn, son fils, à la chambre des communes, interpellèrent le cabinet sur les moyens qu’il comptait employer pour arrêter l’agitation. Le cabinet, avec qui selon toute apparence l’interpellation avait été concertée, répondit qu’il maintiendrait à tout prix l’union des deux pays, et que la reine y était résolue, mais qu’il n’était pas encore nécessaire de solliciter de nouveaux pouvoirs. Ce fut le premier coup frappé par le gouvernement. Le second consista dans la révocation de plusieurs juges de paix qui avaient assisté et pris part à des meetings en faveur du rappel. Puis, cela fait, le cabinet se croisa les bras et mit la tête à la fenêtre, attendant que le feu s’éteignît de lui-même, et que l’agitation tombât. Mais il s’en faut que son parti tout entier éprouvât la même quiétude.

Dès ce moment, on put remarquer parmi les tories deux tendances bien distinctes, celle des hommes modérés qui approuvaient la conduite du ministère et comptaient sur le temps, celle des hommes plus ardens qui appelaient à grands cris des mesures énergiques. Quant aux whigs, c’est avec une joie mal déguisée qu’ils aperçurent enfin en Irlande un sujet sérieux et durable d’opposition. On les vit donc d’une part reprendre leur ancien thème et comparer l’Irlande sous lord Melbourne à l’Irlande sous sir Robert Peel, de l’autre chicaner le cabinet soit sur l’emploi du nom de la reine dans le débat, soit sur la révocation des juges de paix avant qu’aucun avis préalable leur eût été donné. À ce sujet, la légalité même des meetings fut à plusieurs reprises débattue dans les deux chambres, et toujours résolue d’une manière affirmative. « Quant au rappel de l’union, dit lord John Russell, sans que sir Robert Peel le contredît, c’est une question ouverte au débat et sujette à révision, comme tous les actes de la législature. » À la chambre des lords, lord Campbell et lord Clanricarde parlèrent dans le même sens, et le duc de Wellington resta, comme sir Robert Peel, silencieux sur son banc.

L’attitude et le langage des journaux, un seul excepté, furent, avec plus de vivacité, ceux du parti qu’ils représentent. Selon le Standard, organe spécial du cabinet, l’agitation irlandaise était peu à craindre, et il eût suffi des deux comtés protestans de Down et d’Antrim pour la mettre à la raison ; mais il valait mieux la laisser s’user d’elle-même. Selon le Morning-Post, organe des ultra-tories, tout tenait à la politique inerte et faible du ministère. Selon le Morning-Chronicle, organe des whigs, la chute de lord Melbourne avait produit tout le mal. Selon le Sun, organe des radicaux, les demi-mesures ne pouvaient plus suffire, et, pour rétablir l’ordre en Irlande, il fallait détruire l’église établie et effacer ainsi la grande tache (the great blot) dans ce pays. Quant au Times, qui plus tard devait plus que le Morning-Post pousser aux mesures violentes, il publia alors plusieurs articles que les whigs, et même les radicaux, n’auraient pas désavoués. « Quand sir Robert Peel, dit-il, est arrivé aux affaires, l’Irlande était paisible, et O’Connell était réduit au rôle misérable d’un vieux charlatan en enfance. On ne parlait du rappel que pour en rire, et tout tendait à la conciliation. Aujourd’hui l’Irlande s’agite d’une manière formidable. O’Connell est redevenu un géant, et le rappel est menaçant. Comment s’en étonner en présence de la conduite du ministère et de son vice-roi, lord de Grey ? Qu’on cite depuis dix-huit mois un acte, un seul, qui ait pu satisfaire le pays ? O’Connell pourtant faisait la partie belle à sir Robert Peel, quand il lui disait qu’il n’avait pas, quant à lui, plus de goût pour les whigs que pour les tories, et que son appui appartiendrait à toute administration qui rendrait justice à l’Irlande. Rien de plus clair, de plus raisonnable, de plus généreux que ce langage. Comment sir Robert Peel y a-t-il répondu ? Par quelques paroles évasives. Mais en même temps il s’est hâté de nommer aux places les plus hautes et les plus lucratives les ennemis connus de l’Irlande. Pas un catholique qui, sous son administration, ait obtenu la plus légère faveur. On dirait en un mot que sir Robert Peel n’a eu d’autre pensée que celle d’étayer le système pourri de l’orangisme. Est-il étonnant que l’Irlande ait ressenti ce traitement insultant, et qu’au calme ait succédé l’agitation ? Si l’on veut empêcher le rappel de l’union, il faut suivre un tout autre système, et s’occuper sérieusement de conciliation. Cela est plus juste que de supprimer des meetings ou de destituer des magistrats ; cela est plus sûr que d’employer la force, comme des amis imprudens le conseillent au cabinet. »

Je me suis arrêté sur cette opinion du Times, bien que rétractée plus tard, parce qu’elle produisit alors une grande impression. En supposant qu’elle fût partagée par quelques amis du cabinet, la majorité dès-lors se divisait en trois fractions, l’une en faveur de l’immobilité, l’autre en faveur de la coercition, la troisième d’une sage conciliation.

Que faisait cependant O’Connell ? À près de soixante-dix ans, O’Connell, avec la vigueur de la jeunesse et plus d’expérience, commençait une campagne sans exemple et dont n’approche pas celle même de 1829. Tempérant par l’habileté du vieux légiste la hardiesse du tribun, il s’établissait d’abord sur un terrain solide, et prenait l’association centrale de Dublin pour base d’opération. C’est là qu’il préparait ses moyens de défense et d’attaque, qu’il essayait l’effet de ses argumens, qu’il donnait le mot d’ordre à ses lieutenans. C’est là qu’après avoir annoncé qu’il jugeait inutile d’aller prendre sa place à la chambre des communes, il tenait séance à lui tout seul et répondait chaque jour aux discours parlementaires et aux articles de journaux. C’est là qu’il versait l’impôt volontaire du rappel, impôt toujours croissant, et qui, de 100 livres sterling à peu près par semaine, ne tarda pas à monter jusqu’à plus de 2,000. C’est de là enfin qu’il partait pour aller, dans l’intervalle de deux séances, présider sur divers points du pays à quatre ou cinq meetings, et prononcer huit ou dix discours. Puis c’est là qu’il revenait raconter ce qu’il avait fait, et étonner ses amis comme ses ennemis par le spectacle de sa merveilleuse activité.

Il serait impossible de suivre O’Connell dans les trente-sept meetings auxquels il assista dans l’espace de quatre mois environ ; mais au milieu de diversités nombreuses, il y a dans ces meetings quelque chose d’invariable qu’il est facile de faire ressortir. Ainsi ce sont toujours des populations immenses qui se pressent sur le passage d’O’Connell ; ce sont des feux de joie qui brillent sur les montagnes à son approche ; ce sont des arcs-de-triomphe et des couronnes qui l’attendent ; ce sont des processions et des cavalcades avec musique et drapeaux qui se portent à sa rencontre ; puis ce sont deux réunions, l’une en plein air, dans un lieu consacré autant que possible par quelque souvenir historique, l’autre à table, sous une vaste tente décorée d’emblèmes nationaux. Ce sont enfin deux discours du libérateur qui roulent toujours sur le même sujet et s’adressent aux mêmes passions. O’Connell en effet n’est point un littérateur qui s’inquiète du jugement des connaisseurs et qui craint de se répéter. C’est à la fois un tribun qui veut remuer le peuple, un avocat qui veut mettre la loi de son côté. Le peuple et la loi, voilà ses deux pensées, celles qui le préoccupent uniquement. De là un mélange singulier de violence et de prudence, de passion et de sang-froid, d’emportement et de retenue ; de là aussi une certaine uniformité, soit dans les moyens qu’il emploie, soit dans les paroles qu’il prononce. S’il a trouvé une allusion qui a porté coup, un mouvement qui a réussi, un mot qui a frappé juste et fort, pourquoi ne s’en servirait-il pas une seconde fois en présence d’un auditoire nouveau ? Mais en même temps quelle verve admirable, quelle riche imagination, quel esprit fécond et vigoureux ! Pas une circonstance locale qu’il n’exploite, pas un incident dont il ne tire parti, pas une interpellation partie de la foule qu’il ne relève et ne tourne à son profit. On lui reproche quelquefois d’être trop poétique dans ses descriptions, trop déclamatoire dans ses imprécations, trop bouffon dans ses plaisanteries, trop injurieux dans ses attaques ; mais on oublie qu’il parle à un peuple crédule, enthousiaste, enfant, à un peuple qui veut être successivement ébloui, ému, amusé. Pour le paysan irlandais qui vient écouter O’Connell, ses défauts sont des qualités et font une partie de sa puissance. Aussi, pour trouver exemple d’une pareille action sur les hommes, faut-il peut-être remonter aux grandes prédications du moyen-âge. Ces cent ou deux cent mille Irlandais qui couvrent la colline où se dressent les hustings, O’Connell les tient dans sa main et les conduit comme il lui plaît. On les voit, selon qu’il les y invite, rire et pleurer, crier et se taire, s’agiter et se calmer. « Les repealers, dit-il un jour au dîner d’Athlone, se sont réunis pour être libres ou mourir. » Aussitôt l’assemblée entière se lève, agite ses chapeaux, et pousse de longues acclamations. Mais O’Connell reprenant : « Toute réflexion faite, on peut mettre la mort hors de question. Pour moi, j’ai toujours eu pour principe de préférer un patriote vivant à un cimetière plein de patriotes morts. » Et à ces mots l’assemblée entière se met à rire et se rassied tranquillement. « Un ministre de notre reine adorée, dit-il ailleurs, sir James Graham, a osé dire, le coquin, que les catholiques sont des parjures, et son discours a été reçu dans la chambre des communes par des acclamations bestiales ! — Une voix dans la foule : Oh ! les chiens de Saxons ! — O’Connell reprenant : Oui, mais ce sont ces chiens-là qui font des lois pour vous. Le souffrirez-vous plus long-temps ? (Acclamation générale) Voyez leur justice. Cork a 750,000 habitans et deux représentans. Galles a 800,000 habitans et vingt-neuf représentans. Un Gallois vaut-il quatorze et demi d’entre vous ? — Une voix : Pardieu non. — O’Connell : Je ne pense pas qu’un Gallois battit quatorze et demi d’entre vous. — Une voix : Pas un demi. — O’Connell : Je crois, moi, qu’un d’entre vous, avec un bon bâton, battrait quatorze et demi d’entre eux ; mais il ne s’agit pas de se battre : nous sommes trop nombreux et l’Angleterre est trop faible pour qu’on ose nous attaquer. Quant à nous, nous n’attaquons personne ; nous voulons justice, et nous l’obtiendrons pacifiquement. Il est un bruit que John Bull comprend, celui des shillings. Croyez-moi, les 3,000 livres sterling de la semaine dernière (rente pour le rappel) l’auront fait réfléchir. »

C’est ainsi qu’O’Connell joue sans cesse avec son auditoire, excitant ses passions et les retenant, et le faisant passer à volonté de la crainte à la sécurité, de la colère à l’hilarité. Dans un morceau vraiment éloquent où il parle des services qu’il a rendus à son pays et du peu de temps qui lui reste à vivre : « Je mourrai, dit O’Connell, avec le sentiment orgueilleux d’être le seul homme de mon temps qui, pendant quarante ans de suite, ait obtenu la confiance illimitée de ses concitoyens. » Cela est vrai, et cela suffirait au besoin pour assurer à O’Connell une grande place dans l’histoire de son pays.

Il faut d’ailleurs en convenir, jamais orateur populaire n’eut sous la main plus de cordes à faire vibrer. Lors de la première agitation, en 1828 et 1829, c’est surtout aux sentimens religieux qu’il s’adressait. C’est aujourd’hui aux sentimens nationaux, et partout il trouve des cœurs qui répondent à ses provocations. Nous sourions quand dans son enthousiasme national O’Connell se prosterne en même temps devant la beauté incomparable des lacs et des montagnes de la verte Erin, devant les charmes irrésistibles de ses femmes et de ses filles ; quand il pleure d’attendrissement sur les félicités dont jouissait son île chérie sous quelques monarques inconnus et problématiques ; quand en un mot, systématiquement et avec un orgueil toujours nouveau, il proclame la supériorité de l’Irlande sur tous les pays du monde, et celle de la partie de l’Irlande où il se trouve sur toutes les autres parties du pays. Tâchons cependant de nous mettre à la place de ce peuple humilié, opprimé, avili pendant tant de siècles, et jugeons de l’effet que de telles flatteries doivent produire. O’Connell, d’ailleurs, sait fort bien descendre sur la terre et parler intérêts. L’Irlande, répète-t-il chaque jour, a des fleuves larges et profonds, des fleuves qui pourraient donner passage à tout le commerce du monde. Elle a un sol fécond et facile à cultiver, elle a une population laborieuse, intelligente, vertueuse ; mais elle a en même temps des maîtres qui l’exploitent, et ses fleuves portent à peine quelques vaisseaux : son sol reste sans culture, ou ne produit que pour l’étranger ; sa population meurt de faim. Puis, il dénonce l’union, l’odieuse union comme la cause unique de toutes ces misères. « Les tyrans, s’écrie-t-il, nous laissent le sel et les pommes de terre ; ils emportent le bœuf, le mouton, le porc, la laine, le blé, tout ce qui est bon. Voilà l’union. Cette union, lord Byron l’a justement comparée à celle du requin et de sa proie. L’un dévore l’autre, et cela fait une union. »

Ce n’est point, au reste, d’un seul coup que l’agitation de 1843 arriva à son dernier terme, et il est curieux d’en suivre le développement et les phases diverses. Au début, elle ne sortait guère du lieu commun et du cercle ordinaire des récriminations et des personnalités. Ainsi « lord Stanley était un maniaque, lord Brougham un vil apostat, sir Robert Peel et sir Graham deux audacieux coquins qui, par un mensonge public, voulaient compromettre une reine adorée et lui faire perdre l’amour de ses fidèles Irlandais. Mais les Irlandais n’étaient pas dupes ; ils savaient que la reine gémissait sous le poids de la plus dure oppression, et, quoi qu’on lui fît dire, elle ne cesserait pas d’être le pouls du cœur (the pulse of the heart) de l’Irlande. Les whigs, d’ailleurs, valaient encore moins que les tories, et lord John Russell était un ennemi plus dangereux que le duc de Wellington. » Bientôt le grand agitateur ne s’arrêta pas là, et après la destitution des juges de paix membres de l’association, ce n’est plus à quelques hommes qu’il visa, mais à l’Angleterre elle-même. S’emparant avec audace et habileté d’un mot de lord Lyndhurst : « On nous a dit, s’écria-t-il, que nous sommes étrangers par la race, par la langue, par la religion. On a dit vrai, et, loin de blâmer lord Lyndhurst, je le remercie. Oui, nous sommes étrangers à l’Angleterre, et, quand nous luttons contre elle, c’est une tyrannie étrangère que nous voulons secouer. » Une fois sur ce terrain, O’Connell n’en bougea plus, et le mépris du Saxon, la haine au Saxon devinrent l’inépuisable sujet de ses allocutions passionnées. C’est alors qu’on le vit chaque jour étaler avec complaisance, aux yeux du monde, les faiblesses, les échecs, les inquiétudes de l’Angleterre, et compter ses ennemis. C’est alors qu’on l’entendit énumérer avec le ton de la menace les forces physiques dont il pouvait disposer, et répéter vingt fois qu’à Waterloo le duc de Wellington n’avait pas une telle armée. « Nous n’attaquons pas ; mais si l’on nous attaque, il n’est pas un de nous qui ne soit prêt à mourir pour son pays. Pour moi, je réponds que jamais les Saxons ne me fouleront aux pieds, ou du moins qu’ils ne fouleront que mon cadavre. Qu’on se rassure pourtant, les Saxons savent que l’Irlande de 1843 n’est plus celle de 1798 ; ils savent qu’elle est forte, pleine d’enthousiasme, et que ses femmes suffiraient pour mettre en fuite l’armée qu’on enverrait pour la soumettre. Ils savent aussi que l’Amérique, que la France nous regardent et se tiennent prêtes à venir à notre secours. C’est pourquoi les Cromwell du jour n’oseront pas recommencer leurs menaces. Le duc de Wellington va, dit-on, envoyer en Irlande 30,000 soldats anglais. Tant mieux ; ce sont 30,000 shillings par jour que l’Irlande gagnera. Vivent les soldats anglais, les plus braves soldats du monde ! N’est-il pas scandaleux qu’ils ne puissent pas, comme en France, arriver au grade d’officier ? Il est d’ailleurs absurde de dire que le rappel de l’union n’aura pas lieu, parce que, dans aucun cas, la chambre des lords n’y consentira. La chambre des lords est prudente, et il ne faudrait pour la déterminer qu’une menace de la France, de l’Amérique ou de la Russie. John Bull est assez entêté, mais quand il a peur il est de bonne composition. En 1782, les volontaires demandèrent, d’une certaine façon, l’indépendance de la législature irlandaise. John Bull comprit et céda. En 1792, quand Billy Egan présenta une pétition en faveur des catholiques, cette pétition fut d’abord jetée ignominieusement à la porte de la chambre ; mais peu de temps après Dumouriez vainquit à Jemmapes, et John Bull s’empressa de faire quelque chose pour les catholiques. L’histoire d’Angleterre est pleine de semblables exemples. L’Irlande est lasse de l’oppression saxonne ; qu’elle le dise bien haut, et l’oppression saxonne disparaîtra. Après tant de siècles d’esclavage, il est temps enfin que l’Irlande appartienne aux Irlandais. » Qu’on ajoute à cela un art merveilleux pour dresser successivement les hustings sur tous les lieux qui pouvaient réveiller dans le cœur de l’Irlande quelques souvenirs de victoire ou de massacre ; qu’on ajoute aussi des précautions infinies pour se mettre en règle avec la loi, et l’on aura une idée assez exacte de la conduite et du langage d’O’Connell pendant cette période de l’agitation.

Après avoir dénoncé l’union comme inique et funeste, il restait à O’Connell un dernier pas à faire : c’était de la déclarer nulle et non obligatoire. Ce dernier pas, le plus décisif de tous, il le fit au meeting de Tara, en présence d’un concours immense de peuple, sur une colline où la tradition dit que les rois d’Irlande étaient jadis élus et prêtaient serment de défendre leur terre natale contre les Danois ou tous autres étrangers. Du haut de cette colline sainte, O’Connell, au nom de Dieu, proclama donc la nullité de l’union, 1o parce que le parlement irlandais n’avait pas plus le droit d’abdiquer en faveur de l’Angleterre qu’en faveur de l’Amérique ou de la France ; 2o parce que pour arracher l’union au pays, il a fallu fomenter des insurrections, anéantir le droit de pétition, dépenser 3 millions 275,000 liv. sterling ; 3o parce qu’elle a chargé l’Irlande d’une dette qui n’était pas la sienne, parce qu’elle a détruit le commerce et l’industrie, parce que les Anglais, qui jamais n’ont tenu leurs promesses, ont manqué aux conditions même qu’ils avaient dictées ; parce qu’aujourd’hui encore elle impose à la majorité du peuple irlandais le paiement d’un culte qu’il ne croit pas vrai. Puis, s’adressant à la multitude qui l’entourait : « Que ceux, s’écria-t-il, qui croient l’union nulle veuillent bien lever la main. » Il va sans dire que toutes les mains se levèrent, et que l’assemblée se sépara au milieu du plus vif enthousiasme.

C’est là ce qu’on peut appeler la troisième période de l’agitation. À dater de ce jour, aux menaces, aux injures contre le Saxon, se joignirent de longues et brûlantes dissertations sur la nullité radicale de l’union et, à l’appui de ses propres argumens, O’Connell ne cessa d’invoquer l’autorité des plus illustres patriotes, des plus savans jurisconsultes de l’Irlande à l’époque de l’union. Il rappela que Grattan et Plunkett, Saurin et Bushe, ceux-là whigs, ceux-ci tories, s’étaient, en 1800, réunis pour déclarer que l’acte d’union ne pouvait lier l’Irlande, et qu’elle aurait droit de le briser le jour où elle en aurait la force et la volonté.

Ce n’est pas tout, et après tant de discours O’Connell sentit que le moment était venu de frapper l’opinion publique par quelques actes. Il imagina donc, d’une part, de constituer dans toutes les parties de l’Irlande des tribunaux volontaires qui prononceraient à titre d’arbitres sur les contestations qui leur seraient soumises ; de l’autre, de réunir à Dublin trois cents gentlemen qui, venus des villes et des comtés, apporteraient chacun une contribution de cent livres sterl., et s’occuperaient publiquement des intérêts du pays. « Ce ne seront, dit-il en expliquant son projet, ni des délégués, ni des représentans ; mais rien ne les empêche de se dissoudre après leur première séance et de se reconstituer le lendemain, par exemple pour dîner ensemble. Personne ne sera obligé d’obéir aux résolutions qu’ils prendront, de même que personne n’était obligé, en 1780, d’obéir au congrès américain. » Et comme quelques-uns de ses amis semblaient craindre que l’attorney-général n’intervînt : « Soyez tranquilles, répéta-t-il à plusieurs reprises, je suis un vieux pilote qui connaît les brisans, et je sais mon métier mieux que tous ces gens-là. Avec mes arbitres et mes trois cents gentlemen à Dublin, j’enlève aux Saxons la puissance judiciaire et la puissance législative ; mais je le fais de telle sorte que personne n’a rien à dire, et qu’aucune loi n’est violée. » Enfin, pour que sa pensée fût parfaitement comprise, en même temps qu’il convoquait les trois cents gentlemen, il proposait un plan complet pour la réorganisation du parlement irlandais, mais en faisant remarquer avec une certaine affectation ironique que « c’était là une mesure tout-à-fait distincte et qui n’avait aucun rapport avec la première. »

Pour compléter ce tableau, il me reste à parler du corps puissant d’auxiliaires qui, pendant toute cette campagne, prêta au grand agitateur un énergique appui. Que le clergé catholique sympathisât avec O’Connell et fût au fond du cœur favorable au rappel de l’union, personne n’en doutait ; mais, pendant plusieurs années, il avait cru devoir se renfermer dans une certaine réserve. Ce fut donc un grand jour pour O’Connell que celui où, par l’organe de ses évêques, il sortit de son silence et adopta, presque unanimement, la cause du rappel. Une fois entré dans cette voie, il y marcha d’ailleurs avec une ardeur sans égale, et O’Connell ne parut plus guère en public qu’un ou deux évêques à ses côtés. Tous sans doute ne parlèrent pas avec autant de violence que le docteur Higgins, qui le premier déclara que, malgré les efforts d’une aristocratie corrompue, le clergé irlandais tout entier se dévouerait au rappel de l’union. « Si les ministres, dit-il, nous empêchent de prêcher le rappel en plein air et en plein jour, nous nous retirerons dans nos chapelles, et, suspendant toute autre instruction, nous apprendrons au peuple à maudire l’union. S’ils assiègent nos temples et mêlent leurs espions à notre troupeau, nous préparerons notre troupeau pour de telles circonstances ; et si, à cause de cela, ils nous envoient à l’échafaud, en mourant pour notre pays, nous léguerons nos griefs à nos successeurs. » On comprend quelle impression devait produire ce langage et quel parti O’Connell savait en tirer. « Que pouvez-vous craindre ? n’ai-je pas l’appui de votre saint clergé ? les prêtres consacrés de l’Irlande ne sont-ils pas à mes côtés pour sanctifier mes efforts par leurs bénédictions ? S’il s’agissait de violer une loi, de commettre un péché, est-ce que votre vénérable archevêque me donnerait ici la main ? » C’est ainsi que parlait O’Connell, et ce qu’il disait, la voix respectée du ministre de Dieu venait aussitôt le répéter et le consacrer.

Pendant ces six mois d’agitation, il n’y eut donc pas un sentiment élevé qui ne fût remué en Irlande, pas une plaie qui ne fût irritée, pas un intérêt qui ne fût exploité. S’il y a quelque chose de surprenant, ce n’est certes pas que l’Irlande ait répondu à tant d’appels, c’est bien plutôt que, sous l’influence d’excitations si vives et si diverses, elle ne se soit pas précipitée, comme en 1798, dans une sanglante insurrection. Mais le sort de lord Édouard Fitzgerald n’avait aucun attrait pour O’Connell, et il prêchait l’ordre avec autant d’ardeur que le rappel de l’union. « Si l’agitation reste légale et paisible, le rappel est certain. Il échappera infailliblement, si nous frappons le premier coup. Quiconque commet la moindre violence est donc l’ennemi du rappel et de son pays. » Et là-dessus ce peuple irrité, affamé, rentrait tranquillement dans sa pauvre cabane, le cœur plein de haine pour les Saxons, mais décidé à suivre en tout les conseils du libérateur. Un jour pourtant, dans la petite ville d’Ahascragh, les magistrats ayant fait détruire un arc-de-triomphe élevé en l’honneur d’O’Connell, il en résulta une rixe où quelques agens de police furent maltraités. C’était un péché bien excusable ; mais O’Connell n’en jugea pas ainsi, et, dans son indignation vraie ou feinte, il fit décider par l’association que les habitans d’Ahascragh étaient des traîtres et devaient être rayés de la carte de l’Irlande. Heureusement pour la géographie, il consentit à les y rétablir, après que, par l’organe de lord French, ils eurent humblement imploré leur pardon.

On a calculé qu’en prenant pour vrais les chiffres officiels de l’association, près de neuf millions d’Irlandais auraient, en 1843, pris part aux meetings et applaudi O’Connell. Or la population tout entière n’est que de huit millions à peu près. Il y a donc exagération évidente ; mais qu’on réduise les neuf millions à trois, et qu’on dise si ce n’est pas un phénomène bien étrange que celui de telles masses d’hommes réunies, agitées en tout sens, sans qu’il en résulte un désordre ou une violence. Qu’on dise si O’Connell n’a pas raison d’être fier de la puissance qu’il exerce et de l’obéissance qu’il obtient. Comme il arrive toujours, derrière lui d’ailleurs se trouvaient des hommes plus ardens, plus impatiens, et qui ne paraissaient pas craindre au même point une prise d’armes. Je ne parle pas de Tom Steele, si singulièrement nommé « le pacificateur en chef. » Pour un pacificateur, Tom Steele a souvent la parole un peu vive, quand il dit par exemple « qu’il y a en Angleterre une paire de singes qu’on nomme Peel et Wellington, et que ces meurtriers vagabonds ont envoyé lord de Grey pour faire peur à l’Irlande avec ses moustaches graissées. » Mais Tom Steele a pour O’Connell, qu’il appelle tantôt Moïse, tantôt le grand-père, un respect vraiment filial, et il suffit d’une petite réprimande paternelle pour qu’il rentre dans l’ordre. Il n’en est pas tout-à-fait de même de deux journaux nouvellement établis à Dublin, la Nation et le Pilote. Pendant toute la crise, ces deux journaux ne cessèrent de glorifier en vers et en prose l’insurrection de 1798, et de contrarier ainsi la tactique prudente d’O’Connell. Cette tactique prévalut pourtant, et le petit trouble d’Ahascragh reste le seul que l’on puisse citer.

Que faisaient cependant les ultra-protestans et les orangistes ? Dans le nord, ils s’agitaient encore un peu, et tenaient de temps en temps à huis clos quelques meetings dont, comme à l’ordinaire, le papisme faisait tous les frais. Partout ailleurs ils gardaient un silence modeste et qui contrastait avec la violence de leur langage en 1842. Le gouvernement, naguère attaqué par eux avec tant d’amertume, était devenu leur ancre de salut, et lord Roden, un de leurs chefs, les engageait à prouver leur confiance dans le ministère en s’abstenant des processions ordinaires et en renonçant à toute espèce de meetings. Plus tard pourtant, lord Roden se lassa de son inaction, et donna son assentiment à un grand meeting à Belfast où devaient se réunir les délégués des divers comités protestans ; mais lord Londonderry, habituellement moins modéré, intervint, et établit dans une lettre fort raisonnable que ce meeting ne ferait qu’entretenir l’agitation. Le meeting fut donc abandonné. À l’exception d’un meeting à Dublin où l’alderman Butt prouva victorieusement que l’état de choses actuel était dû aux ménagemens du ministère pour le pape, tout se borna de ce côté à quelques articles de journaux. L’Evening Mail, par exemple, s’indigna beaucoup qu’on voulût élever une statue de bronze au libérateur, et déclara qu’on n’avait rien vu de plus impie, de plus abominable depuis Nabuchodonosor. Cependant l’Evening Mail lui-même s’abstint de provocations trop violentes et laissa échapper quelquefois le mot de conciliation.

O’Connell plus puissant que jamais et le clergé catholique devenu partout son allié ardent et actif, la population irlandaise presque entière convaincue que le rappel de l’union guérirait tous ses maux et pénétrée de cette idée que secouer le joug du Saxon c’était assurer son bien-être tout en vengeant plusieurs siècles d’oppression et d’humiliation nationale ; puis, pour organiser, pour gouverner l’agitation, une assemblée hebdomadaire percevant des impôts et donnant partout le mot d’ordre, des tribunaux volontaires institués dans l’intention avouée d’arracher à l’Angleterre l’administration de la justice ; bientôt enfin une chambre que son créateur comparait lui-même au congrès américain pendant la guerre de l’indépendance : voilà ce que l’Irlande était devenue en trois mois, après un an de calme et de confiance, quand déjà on s’enorgueillissait de l’avoir si facilement pacifiée et soumise. Il faut à présent repasser le détroit et voir quel effet produisit sur le parlement et sur la presse cette situation singulière.

Il y a d’abord une remarque importante à faire. Pendant que l’Irlande était paisible, personne, pas plus les whigs que les tories, pas plus les radicaux que les whigs, ne s’occupait en Angleterre de ses griefs et de ses souffrances. La question irlandaise avait cessé d’être un moyen utile d’opposition. Dès-lors la question irlandaise était oubliée de tout le monde, si ce n’est des membres irlandais eux-mêmes. Dès que l’Irlande s’agita et menaça sérieusement, il en fut autrement, et les défenseurs pleins de sympathie et de zèle ne lui manquèrent pas. La première occasion qui se présenta fut celle du bill des armes. Ce bill, qui soumet à de certaines restrictions et à un certain contrôle la possession des armes à feu et des munitions de guerre en Irlande, existe depuis 1807, et n’a cessé, pendant près de quarante ans, d’être renouvelé par toutes les administrations, entre autres par celle de lord Melbourne. Les whigs n’auraient donc guère pu le combattre, si, pour le rendre plus efficace, le gouvernement n’avait cru devoir y ajouter quelques clauses, une, entre autres, qui décidait que les armes recevraient une certaine marque. C’est sur cette marque que s’appuyèrent les whigs pour protester contre la tyrannie des tories. Unis aux radicaux, ils combattirent donc pied à pied ce malheureux bill, qui ne put passer qu’après avoir occupé vingt séances et donné lieu à cinquante-une divisions. Ils soutinrent aussi M. O’Brien, qui demandait une enquête sur l’état de l’Irlande, et dont la motion ne fut rejetée qu’à 243 voix contre 164 ; mais leur zèle n’alla pas jusqu’à tenir compagnie à M. Ward, qui, tranchant dans le vif, proposa nettement de partager les revenus anglicans entre l’église anglicane, l’église presbytérienne et l’église catholique, proportionnellement au nombre des fidèles attachés à chaque culte. Le jour où se discutait cette motion, les whigs s’absentèrent et la laissèrent périr d’inanition.

Quoi qu’il en soit, le bill des armes, la motion O’Brien, la motion Ward et les interpellations au sujet des évènemens qui se passaient en Irlande permirent d’examiner la question irlandaise sous toutes ses faces, et forcèrent chaque parti à s’expliquer nettement. Écartant tous les incidens qui souvent rendirent le débat si orageux et si dramatique, allons donc au fond des choses, et voyons ce que peuvent ou veulent offrir à l’Irlande les radicaux, les whigs et les tories. Il est d’abord un point sur lequel radicaux, whigs et tories se montrèrent parfaitement d’accord, la nécessité absolue de maintenir l’union ; mais, comme le fit très justement observer M. Shiel, il y a quelque chose de plus important que de déclarer le rappel impossible : c’est de faire qu’il le soit en détruisant les griefs sur lesquels il s’appuie. « Rappeler l’union, rétablir l’heptarchie ! on nous oppose sans cesse cette parole ironique de Canning, s’écria-t-il un jour dans un de ses plus brillans discours ; c’est à merveille. Supposez néanmoins un parlement impérial qui, les yeux fixés sur une vieille carte, fasse certaines lois pour le royaume de Kent et certaines autres pour le royaume de Mercie ; supposez que dans Essex il y ait une franchise municipale et dans Sussex une franchise différente ; supposez que dans le reste de l’île le bill des droits soit inviolable et qu’il ne le soit pas dans Northumberland, pensez-vous que le cri de « rétablir l’heptarchie » fût aussi absurde qu’il l’est aujourd’hui ? » Or, personne ne peut nier sérieusement que cette situation anormale, injurieuse, n’existe pour l’Irlande. Que veut-on faire pour y remédier ? Voilà toute la question.

Dans l’état auquel plusieurs siècles d’injustice et d’oppression ont réduit l’Irlande, il s’y est développé, je le crains, des maux auxquels ni la législation la plus bienveillante ni le rappel de l’union ne pourraient remédier. Mais l’Irlande aussi a des griefs faciles à définir, faciles à saisir. J’en trouve la liste dans une adresse au peuple anglais, signée au mois d’août dernier par trente membres irlandais de la chambre des communes, adresse pleine de mesure et qui mérite la plus sérieuse attention. Après avoir établi que depuis bien des siècles l’Angleterre gouverne l’Irlande, et que sur l’Angleterre par conséquent pèse toute la responsabilité de l’état de choses actuel, voici comment s’expriment les trente signataires :

« Notre condition sociale est pleine d’élémens de discorde. Les rapports entre propriétaire et fermier, dérangés comme ils l’ont été par une législation vicieuse, manquent de cette confiance mutuelle qui est si essentielle au développement d’une industrie productive. La population ouvrière, incapable de trouver du travail, vit sur la dernière limite de la plus extrême pauvreté. Malgré notre union avec une nation qui se vante d’être la plus éclairée, la plus puissante du monde, notre commerce, nos manufactures, nos pêcheries, nos mines, notre agriculture, attestent, par leur situation languissante et négligée, les effets désastreux d’un mauvais gouvernement.

« Un établissement ecclésiastique est maintenu à grands frais pour l’avantage exclusif d’un dixième de la nation. Notre représentation dans la législature est injustement hors de toute proportion avec la population et la richesse de l’Irlande. Nos franchises parlementaires sont insuffisantes pour assurer la représentation exacte des opinions et des intérêts de la masse de la nation. Nos droits municipaux sont plus restreints que les vôtres. Toutes nos libertés sont limitées par des restrictions inutiles et irritantes. L’épuisement financier qui résulte de l’absentéisme est aggravé par la manière dont le produit des impôts est appliqué. Un esprit d’exclusion anti-catholique et anti-irlandais préside à la distribution des emplois officiels. Nos besoins locaux ne sont pas sérieusement pris en considération dans le parlement impérial. Cependant nos institutions fiscales et administratives nous refusent le moyen de faire nous-mêmes nos affaires locales. Nous nous sommes vainement adressés à la législature pour obtenir justice. Nos plaintes ne sont pas écoutées, nos remontrances sont vaines. Nous nous adressons maintenant à ce tribunal plus élevé de l’opinion publique, qui crée et renverse les parlemens et les ministères, et nous le supplions de venir à nôtre secours.

« Nous demandons au nom de notre pays l’adoption de mesures calculées pour l’amélioration de la condition des classes ouvrières et pour le développement de la richesse de l’Irlande. Nous demandons une égalité complète, en ce qui concerne l’église et l’instruction publique, entre les diverses communautés religieuses qui se partagent l’Irlande. Nous demandons une représentation plus large dans la législature. Nous demandons des franchises qui conduisent à l’expression vraie et complète de l’opinion publique. Nous demandons l’assimilation des libertés municipales dans les deux royaumes. Nous demandons que l’Irlande participe plus largement au bénéfice des dépenses publiques. Nous demandons, en ce qui concerne l’administration, que la profession de la foi catholique ne soit plus un motif d’exclusion virtuelle, comme elle a cessé d’en être un d’exclusion légale. Nous demandons que, dans l’administration générale des affaires, les Irlandais aient une part proportionnée à la part que prend l’Irlande à la grandeur de l’empire. Nous demandons que le soin de nos intérêts locaux soit, autant que possible, confié à ceux qui sont identifiés avec eux. Refusant enfin de reconnaître en vous aucun titre supérieur à l’exercice des droits politiques, nous demandons égalité parfaite, comme la seule base légitime sur laquelle l’union puisse s’appuyer solidement. Tant que l’Irlande ne l’aura pas obtenue, rien ne la fera renoncer à la lutte qu’elle soutient contre l’injustice et le mauvais gouvernement. »

Qu’on lise tous les discours, toutes les adresses d’O’Connell aux Irlandais, et, sous des formes plus vives, on y trouvera les mêmes plaintes. Voyons maintenant ce qu’en pensent les radicaux, les whigs et les tories.

Pour les radicaux, point de difficulté. Ce que demandent les trente membres irlandais, ils l’accorderaient volontiers, si du moins on en juge par leur langage. Ainsi c’est M. Charles Buller, radical modéré, qui déclare que depuis deux siècles le gouvernement anglais en Irlande a été le scandale de l’Europe, et que l’église établie est un outrage au peuple et une insulte au bon sens. » C’est M. Ward qui, en présentant sa motion, fait le procès de l’établissement anglican, et le signale comme la cause principale, si ce n’est unique, des maux du pays. C’est enfin M. Roebuck qui ne craint pas de signaler l’église établie « comme une abomination qui rend le peuple fou, comme un cancer qui fait pénétrer dans tout le corps social son infection et sa putridité. » C’est enfin au dehors l’Examiner, c’est le Sun qui marchent dans la même voie. Mais les radicaux, on le sait, sont une faible minorité, et ce n’est point de leur côté qu’incline l’esprit public en ce moment.

Quant aux whigs, il faut le reconnaître sans hésiter, ils ont raison quand à l’agitation actuelle de l’Irlande ils opposent le calme dont elle a joui sous leur dernier ministère. Ils ont raison quand ils rappellent ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont voulu faire pour ce malheureux pays. Ils ont raison quand aux injures qu’O’Connell juge à propos de leur adresser aujourd’hui ils répondent par les éloges dont il les accablait la veille encore du jour où ils perdirent le pouvoir. Sur tout cela, dans les divers débats qui eurent lieu, plusieurs whigs, lord John Russell notamment, trouvèrent des paroles pleines de simplicité, de vérité, de dignité. Est-ce assez ? et quelque bienveillance, quelque impartialité dans l’administration suffiraient-elles aujourd’hui pour pacifier l’Irlande ? Personne ne le pense. C’est pourtant là, à peu de chose près, tout ce que les whigs ont à offrir. Un jour lord John Russell se hasarde jusqu’à dire que « l’Irlande est loin d’avoir obtenu justice entière, que l’état présent de l’établissement anglican ne peut pas durer, que les droits civils des deux peuples doivent être égalisés, le culte de la majorité mis au niveau de celui de la minorité. » Puis, cela dit, il s’arrête, et se garde bien d’indiquer comment il s’y prendrait pour réaliser un tel progrès. Mais voici à côté de lui lord Palmerston qui, plus hardi et plus confiant, explique comment l’égalité civile et religieuse, en ce qui concerne l’Irlande, est entendue par les whigs. L’Irlande, selon lord Palmerston, désire trois choses :

1o  Une loi nouvelle qui, modifiant les rapports du propriétaire et du paysan, établisse une tenure fixe et indemnise obligatoirement le fermier de toutes ses dépenses. Lord Palmerston pense que ce serait là une sorte de confiscation. Tout ce qu’il y a à faire, c’est d’engager les propriétaires à user plus doucement de leurs droits.

2o  La destruction de l’établissement protestant. Lord Palmerston ne peut s’y associer, et craint en outre que le moment ne soit passé d’attacher à l’état, par un salaire, le clergé catholique ; mais on peut autoriser les propriétaires catholiques ou protestans à doter les prêtres catholiques de quelques morceaux de terre d’une étendue modérée à titre de glèbe, et de quelques maisons à titre de presbytère.

3o  La réforme parlementaire et municipale. Lord Palmerston n’en est pas d’avis ; mais il est aisé, en refaisant la loi d’enregistrement électoral, d’augmenter jusqu’à un certain point le nombre des électeurs.

Ainsi de bons conseils aux propriétaires, la faculté pour les catholiques de faire, à leurs frais, cadeau à leurs prêtres de terres et de maisons d’une étendue modérée, tout en continuant de payer l’établissement anglican ; enfin la réforme d’une loi de procédure : voilà tout ce que les whigs tiennent en réserve pour la pacification de l’Irlande. N’est-ce pas une dérision ? et lord Stanley, après cela, n’est-il pas en droit de les railler un peu ? Voici au reste comme, après le programme de lord Palmerston, le Tablet, organe spécial des catholiques en Angleterre, appréciait la conduite des whigs : « Quant aux whigs, rien de plus risible que leur conduite. Un de ces jours, ils enverront aux journaux un avertissement ainsi conçu : On demande une politique d’opposition pour l’Irlande. Ils sont très forts sur les peut-être et les presque. Ils parlent haut et large, mais sans rien dire. Ils insinuent de grandes espérances et de petits doutes. Ils paraissent désireux d’avancer, et non moins désireux de battre en retraite. Ils sont pour aller en avant et pour rester en place à la fois. En un mot, ils font tous leurs efforts pour prouver à l’Irlande, que ses affections sont mal placées, et qu’elle les doit à leurs petites personnes et au petit parti dans lequel leur petite fortune est si heureusement embarquée. Présomption et fatuité que tout cela ! » Le jugement est sévère, mais il n’est pas dénué de toute vérité. Encore une fois ce sera pour le dernier ministère whig un éternel honneur que d’avoir gouverné l’Irlande modérément, pacifiquement, avec bienveillance et impartialité ; mais les temps sont changés, et l’Irlande ne veut plus être arbitrairement ballottée, selon les vicissitudes ministérielles en Angleterre, de la justice à l’injustice, de la douceur à la violence. Ce qu’il lui faut, ce sont des institutions qui, sous tous les ministères, lui assurent l’équité qu’elle a droit d’attendre, et l’égalité qu’elle réclame. Les whigs ne redeviendront plus ses hommes, tant qu’ils lui refuseront ces institutions.

Quand les whigs, membres de l’opposition, promettent si peu, ce serait miracle que les tories au pouvoir fussent plus généreux. Ceux qui, de leur cabinet en France, s’étonnent que sir Robert Peel hésite à rendre pleine justice à l’Irlande ne prouvent donc qu’une chose, c’est qu’ils n’ont pas la plus légère idée de l’état des esprits et des partis dans la Grande-Bretagne. À vrai dire, sur cette question comme sur beaucoup d’autres, il n’y a entre les whigs et les tories modérés qu’une imperceptible différence dans les opinions. Ce sont les situations qui diffèrent, et les situations, à mesure que les évènemens deviennent plus graves, tendent à se rapprocher. Comme lord Palmerston, sir Robert Peel blâme donc certains propriétaires de leur dureté, et, de plus, il institue une commission pour examiner s’il est possible d’améliorer les rapports actuels entre eux et leurs fermiers. Comme lord Palmerston, sir Robert. Peel paraît fort disposé à bien traiter, tout en maintenant l’établissement anglican, le clergé catholique, et à lui donner de nouveaux moyens d’existence. Comme lord Palmerston enfin, sir Robert Peel consent volontiers à réviser la loi d’enregistrement électoral et à prévenir ainsi la diminution graduelle du nombre des votans ; mais, comme lord Palmerston, sir Robert Peel est forcé par l’opinion publique, si ce n’est par la sienne propre, de s’arrêter là. En somme, quand les whigs reprochent aux tories de ne rien faire, ils ont raison. Quand les tories se moquent du programme des whigs ils n’ont pas tort. J’ajoute que ce n’est la faute ni des uns ni des autres, mais celle du pays même qu’ils aspirent à gouverner, et dont les préjugés pèsent encore sur eux.

Il est pourtant un fait très curieux et qui ne doit pas passer inaperçu. Jusqu’à la dernière agitation, sir Robert Peel était, relativement à l’Irlande, l’homme le plus libéral de son parti. Il a cessé d’en être ainsi, et, derrière même les bancs où il siége, une petite fraction d’hommes d’esprit qui a pris ou reçu le nom de jeune Angleterre vient, du premier bond, de dépasser lord John Russell et lord Palmerston. Cette petite fraction, dont M. d’Israeli peut être considéré comme le chef, est peu nombreuse et ne se compose guère encore, outre M. d’Israeli, que de lord John Manners, de M. Smythe, de M. Cochrane, et quelquefois de M. Milnes. Or tous, lors de la motion sur l’état de l’Irlande, s’accordèrent pour déclarer qu’il fallait entrer, à l’égard de l’Irlande, dans une voie toute nouvelle. Tous en outre, à l’exception de M. Milnes, votèrent contre le cabinet dans cette occasion solennelle. Un autre membre tory que son âge empêche de comprendre dans la jeune Angleterre, le capitaine Rous, alla plus loin, et dit fort nettement que l’établissement anglican en Irlande lui paraissait scandaleux. Avant le vote sur le bill des armes enfin, M. d’Israeli prit la parole, et, reconnaissant la légitimité des griefs de l’Irlande, taxa la politique ministérielle de grossière imbécillité (gross imbecility). Ce fut, on le pense bien, un grand scandale, et la jeune Angleterre eut de vertes remontrances à subir. « Ces messieurs, lui dit le Times, trouvent qu’on n’a pas assez fait pour l’Irlande ; et quand on s’étonne d’entendre des tories parler ainsi, ils prétendent que c’est la vieille politique tory qu’ils soutiennent, et qu’il y a deux siècles les catholiques irlandais combattaient pour les saines doctrines avec les tories contre les radicaux. C’est là un point de vue historique, non politique, et malgré toutes ses ressources, la jeune Angleterre aura peine à faire d’O’Connell un cavalier. »

Que sur ce point la jeune Angleterre ait raison ou tort, et que le parti tory, en persécutant odieusement depuis deux siècles les catholiques irlandais, ait été ou non fidèle à ses précédens, conséquent avec ses principes, cela importe peu. Ce qui importe, c’est que voici au sein même du parti tory quelques hommes qui ont de l’avenir et qui se prononcent pour l’Irlande. Malheureusement ce n’est pas de ce côté que vinrent pendant cette partie de la session les embarras de sir Robert Peel. Sir Robert Peel ne croyait pas que pour le moment du moins il y eut aucune concession nouvelle à faire à l’Irlande ; mais il croyait encore moins qu’il convînt de demander au parlement des pouvoirs extraordinaires et d’employer la force contre O’Connell et ses meetings. Bien que l’agitation fît des progrès visibles, il persistait donc dans son système de temporisation. Or, ce système devenait chaque jour plus insupportable à ses amis, et leur mécontentement, contenu dans le parlement, fit bientôt explosion dans la presse. C’est alors que le plus influent des journaux tories, le Times, passa subitement de la conciliation à la répression énergique, et publia contre l’Irlande et sir Robert Peel à la fois les articles les plus violens. Selon ce journal, il n’y avait point de compromis possible avec une tourbe rebelle dont l’idolâtrie politique n’avait d’égale que son idolâtrie religieuse, et la politique inerte de sir Robert Peel touchait à la trahison. « Le discours de sir Robert Peel, disait le Morning-Post le lendemain d’un grand débat, est respectable par sa longueur, méthodique dans son arrangement, débité avec une grande suavité de voix et de gestes, plein de doutes, gros de craintes, mais déplorablement privé de toute vigueur et de détermination. » Et pendant que toute la presse tory, le Standard excepté, parlait sur ce ton, il y avait de sourds murmures dans les deux chambres. Sir Robert Peel pourtant ne se laissa pas déborder, et tout ce qu’on put obtenir de lui, ce fut, le jour de la clôture de la session, une déclaration modérée de la reine contre le rappel ; mais il est difficile de croire que cette attitude de son parti n’ait pas agi secrètement sur son esprit et contribué fortement aux mesures qu’il crut devoir prendre plus tard.

Il est inutile de dire que la confiance d’O’Connell croissait en raison de la patience de sir Robert Peel. En même temps que son tribunal arbitral tenait ses premières séances et que son congrès s’organisait, il publia donc une longue adresse au peuple irlandais, qui commençait par dire que « rien dans l’histoire de l’humanité ne peut se comparer aux crimes de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande, » et qui finissait par déclarer « qu’il n’y a rien à attendre d’un pays bigot et oppresseur, rien d’un parlement corrompu et vendu, et que l’Irlande ne doit plus compter que sur elle-même. » Puis à Mullinghmast, dans un lieu où la tradition place le massacre de quatre cents chefs irlandais, on le vit paraître en robe de velours rouge et le bonnet national sur la tête, suivi de la majorité de la corporation de Dublin en costume officiel. Là, après une description déchirante des quatre cents chefs irlandais égorgés par la trahison anglaise à la suite d’un banquet amical : « Ô Angleterre ! Angleterre ! s’écria-t-il, tes crimes ont comblé la mesure, et le jour de la vengeance de Dieu ne saurait être loin. Quant à toi, Irlande, tu as des jours de gloire devant toi. » La séance se termina par l’adoption d’une résolution portant en termes formels « qu’aucun pouvoir sur la terre, si ce n’est le parlement irlandais, n’a le droit de faire des lois pour l’Irlande. » Le lendemain, le journal la Nation publiait un article dont voici un court fragment : « N’y a-t-il rien qui parle au cœur de l’Irlande dans les autels souillés et renversés, dans les paroles données et retirées, dans l’héroïsme si souvent trahi et martyrisé par l’artifice, par la fourberie, par la férocité du Saxon ? Quel est donc sur cette terre désolée le lieu où le Saxon n’ait pas laissé l’empreinte honteuse de la débauche, de la rapine, du crime ?… Mais cela, dit-on, veut dire séparation. C’est à ceux qui le disent à changer la parole en acte. » Les choses en étaient là quand le gouvernement se décida à intervenir en défendant par une proclamation un nouveau meeting, qui devait avoir lieu aux portes de Dublin, sur une colline où, dit-on, le Solon irlandais, le grand Brian Boromhe, périt en 1014 à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, en combattant les Danois. Peu de jours après, des poursuites étaient intentées contre O’Connell et ses principaux associés.

Dans un autre pays et avec un autre chef, cet acte décisif du gouvernement eût été, selon toute apparence, le signal d’une sanglante insurrection ; mais il suffisait de connaître O’Connell pour être certain, non qu’elle n’aurait pas lieu, mais qu’il ferait tout au monde pour s’y opposer. Depuis ce moment, O’Connell n’a eu qu’une pensée, prévenir un soulèvement et transporter la lutte sur le terrain légal. Une heure après la proclamation du lord-lieutenant, il en paraissait donc une d’O’Connell qui, tout en la déclarant illégale, ordonnait d’y obéir. Puis, tandis que quelques régimens anglais, soutenus par une imposante artillerie, occupaient les abords de la colline de Clontarf, on voyait les lieutenans d’O’Connell, Tom Steele en tête, courir les chemins une branche d’olivier à la main, et congédier les bandes de paysans irlandais qui, de toutes parts, s’acheminaient vers le lieu du meeting. Dans l’association même où il obtenait facilement un vote de confiance illimitée, O’Connell mesurait son langage, modérait les prétentions, et parlait presque conciliation. Le mot bas, appliqué dans une adresse au gouvernement anglais, était trop vif il fallait le modifier. Puisque le mot saxon blessait des hommes bien intentionnés, il ne demandait pas mieux que d’y renoncer. Surtout, quelle que fût l’issue du procès, pas de désordre, pas de violence, pas de rébellion. On devait se soumettre à tout ce qui avait l’apparence, rien que l’apparence de la légalité. » Et comme de tels conseils n’étaient pas du goût de tout le monde, O’Connell, pour les appuyer, prenait d’étranges engagemens. « Que l’Irlande reste paisible pendant six mois, s’écriait-il, et si alors elle n’obtient pas le rappel, je consens à porter ma tête sur l’échafaud. » Dans cette mesure, d’ailleurs, il était loin de rester inactif. Ainsi il faisait blâmer par la corporation de Dublin, à la majorité de 38 voix contre 9 la proclamation du lord-lieutenant ; ainsi il ouvrait avec pompe la salle des séances du futur parlement irlandais, et y installait l’association. Ainsi, dans un seul jour, il assistait à sept ou huit meetings locaux dans la ville de Dublin, et partout il recueillait les témoignages les plus vifs de l’affection, de la confiance de ses concitoyens. Ainsi il annonçait qu’à la place des meetings monstres il y aurait en Irlande des meetings simultanés dans toutes les paroisses le jour qui serait ultérieurement fixé. On a fait grand bruit en Angleterre et ailleurs de ce changement de ton, et pendant plusieurs jours la presse tory s’est donné le plaisir de mettre en regard les défis orgueilleux du mois d’août et les conseils modestes du mois de novembre. On a demandé à O’Connell ce qu’étaient devenues les femmes qui devaient mettre en fuite l’armée saxonne, et ce qu’il comptait faire de sa fameuse brigade irlandaise. On lui a demandé quand il mourrait pour son pays, et quel jour les oppresseurs de l’Irlande auraient occasion de fouler aux pieds son cadavre. Le Standard, d’ordinaire plus modéré, a même été jusqu’à prononcer les mots de lâcheté puante. C’est encore là mal connaître et mal juger O’Connell. O’Connell (et il n’est pas le seul) a pour principe que les paroles d’hier ne doivent avoir aucune influence sur celles d’aujourd’hui, et que ce qu’il y a de plus absurde au monde, c’est de vouloir être et paraître conséquent. Dire chaque jour ce qui convient à la situation, voilà sa règle et sa loi. C’est ce qui fait qu’il passe si facilement de l’éloge à l’injure, et que les mêmes hommes sont successivement dans sa bouche, sans qu’ils aient changé, excellens et détestables. C’est ce qui fait que tour à tour il menace et prie, prêche pour l’agitation et pour le repos, employant selon les temps et les lieux un langage violent ou modéré. C’est ce qui fait, en un mot, que lorsqu’une conduite ne lui semble plus applicable, il en prend une autre, sans embarras et sans hésitation, sauf à revenir plus tard à la première. Cela sans doute a de graves inconvéniens ; mais il ne faut pas oublier ce qu’est O’Connell, ce qu’il tente et sur qui il doit agir. Il ne faut pas oublier surtout que, s’il y a peu d’unité dans son langage et sa conduite de chaque jour, il y en a une admirable dans sa vie, consacrée tout entière à l’émancipation de son pays. On a vu certes dans le monde des patriotes dont les actes et les paroles inspiraient au premier abord plus de sympathie, plus de respect ; on en a vu qui savaient mieux veiller sur eux-mêmes et se maintenir irréprochables : qu’on en cite un seul qui par des moyens purement pacifiques ait tant fait pour ses concitoyens, tant fait pour la cause de la justice et de la civilisation ! Pour moi, je l’avoue, je ne me sens pas le courage de relever les fautes d’un tel homme. Je me reproche bien plutôt, après avoir eu l’honneur de le voir de près en 1826, de ne l’avoir pas alors estimé à toute sa valeur et placé assez haut.

Si, comme à Clontarf, O’Connell réussit toujours à contenir des passions frémissantes et à présenter constamment à l’Angleterre le spectacle d’une force immense qui se modère, O’Connell d’ailleurs aura donné une preuve de sa puissance plus grande et plus belle que toutes les autres, et, loin de perdre du terrain, il pourra bien en gagner. Qu’on voie déjà ce qui se passe. Depuis le procès, pas un de ses soldats n’a déserté, et plusieurs hommes distingués sont venus se joindre à lui, entre autres M. O’Brien, membre du parlement pour Limerick, et l’évêque Slattery, qui jusqu’alors avait voulu rester entièrement étranger à l’agitation. Cependant ce qu’il y a de plus significatif, c’est ce qui s’est passé le 19 novembre dans toutes les paroisses de l’Irlande. On sait qu’outre la rente du rappel, l’Irlande paie volontairement à O’Connell une liste civile pour le dédommager de ses sacrifices, pour le récompenser de ses services. Or, cette liste civile, qui depuis quelques années était de 15,000 livres à peu près, s’élèvera cette année à 30,000 livres au moins. À Dublin seulement, on a recueilli plus de 4,000 livres, au lieu de 1,660, moyenne des cinq années précédentes. Cela ne donne pas à croire que la popularité du grand agitateur tende à diminuer.

On sait comment s’est terminé le premier acte du drame judiciaire qui depuis six semaines a remplacé le drame populaire. Après une lutte assez vive et des succès variés sur le terrain de la procédure, le procès a été renvoyé au 15 janvier, et les accusés auront l’avantage des nouvelles listes du jury. Qu’en arrivera-t-il ? Personne ne peut le dire, jusqu’à ce que le jury soit constitué. Mais tel est l’état du pays, telles sont les inimitiés profondes qui le divisent, qu’une fois le jury sur son banc il deviendra facile de prévoir un acquittement ou une condamnation. Comme, pour condamner aussi bien que pour absoudre, l’unanimité est nécessaire, il n’est même pas impossible qu’un catholique ou un orangiste obstiné empêche tout verdict, et force de remettre le procès à une autre session. Quoi qu’il en soit, ni O’Connell par un acquittement, ni le gouvernement par une condamnation, n’aura gagné sa cause ni terminé son œuvre. O’Connell acquitté, ce sera une grande joie, un grand triomphe pour l’Irlande ; mais le rappel de l’union sera bien loin encore. O’Connell condamné, la vieille Angleterre battra des mains ; mais l’agitation ne sera pas vaincue. Si l’on en croit un correspondant très intelligent du Morning-Chronicle, qui a dernièrement parcouru l’Irlande, l’idée du rappel de l’union a jeté des racines bien plus profondes qu’on ne le croit, et le peuple est convaincu qu’il lui suffira de se lever en masse à un jour donné pour reconquérir ses droits et passer de la pauvreté à l’aisance. Les phrases d’O’Connell sur la tyrannie du Saxon, sur le parlement national, sur l’inhumanité des propriétaires, se mêlent donc partout à toutes les transactions, et sont devenues un lieu commun. D’un autre côté, le clergé agit sourdement plus encore que publiquement. Après la messe, comme en avait menacé le docteur Higgins, on renvoie les femmes et les enfans ; les hommes restent, et le prêtre les excite à mourir, s’il le faut, pour leur foi et leur pays. C’est sans doute cette action formidable du clergé qui inspire à quelques tories l’idée de le gagner par un salaire, dût-il en coûter un million sterling ; mais, outre que pour le parti dévot ce serait une horrible impiété, le clergé lui-même s’y refuse, et ces jours derniers les archevêques et évêques catholiques réunis à Dublin ont renouvelé à cet égard leurs déclarations de 1837 et 1841. Le lendemain, deux adresses étaient votées dans l’association, l’une par les catholiques, l’autre par les protestans, pour les féliciter de cette noble conduite. Le clergé paraît donc résolu à tenir bon pour le rappel, et s’il tient bon, on ne comprend pas bien comment le peuple céderait.

Il y a pourtant contre le rappel de l’union un argument décisif, c’est qu’il est impossible, du moins comme O’Connell l’entend, et sans une guerre sanglante et acharnée. Bien peu de mots, je pense, suffiront pour le prouver. Pendant long-temps, non l’Irlande, mais les Anglais établis en Irlande, ont eu un parlement distinct et séparé. En vertu d’une loi passée sous Henri VII, par le vice-roi Poyning, ce parlement était subordonné au parlement anglais, à peu près comme le sont aujourd’hui les conseils coloniaux. En 1782, au milieu des embarras de l’Angleterre, la grande association des volontaires demanda l’indépendance parlementaire les armes à la main, et l’indépendance parlementaire fut votée. Néanmoins les ministres anglais conservèrent la sanction des lois, le choix du vice-roi et du secrétaire pour l’Irlande. L’Irlande eut donc un pouvoir législatif et un pouvoir exécutif qui ne dépendaient point l’un de l’autre. Pour remédier à cette détestable combinaison, il n’y avait qu’un moyen, la corruption. C’est celui qu’employèrent les ministres anglais, et pendant dix-huit ans, en achetant à beaux deniers comptant la majorité dans les chambres, on maintint à peu près l’harmonie. Voilà ce qu’en 1801 l’union enleva à l’Irlande, et l’on ne peut croire qu’O’Connell ait l’envie de le lui rendre. Que demande-t-il donc ? Est-ce un parlement fédéral, c’est-à-dire un parlement qui ferait les affaires spéciales de l’Irlande, tandis que le parlement impérial, comme le congrès américain, déciderait toutes les questions générales et communes ? C’est l’idée émise par M. Sharman Crawfod ; mais O’Connell l’a souvent combattue et n’a pas eu de peine à démontrer qu’elle est inadmissible. Comment en effet et par qui s’opérerait la séparation entre les questions d’intérêt purement irlandais et les questions d’intérêt britannique ? La question religieuse, par exemple, serait-elle classée dans l’une ou dans l’autre catégorie ? En vérité, cela ne mérite pas qu’on s’y arrête un moment. Ce que demande l’Irlande, c’est donc un parlement véritable avec toutes les garanties, toutes les prérogatives du parlement anglais.

Or, un tel parlement, les deux couronnes restassent-elles sur une même tête, c’est la séparation. O’Connell, surtout quand il veut gagner quelques partisans en Angleterre, se débat contre cette conséquence inévitable du rappel, et M. Sturge de Birmingham, lui ayant écrit que les réformistes anglais étaient prêts à s’unir à lui, s’il prouvait bien clairement que son plan ne conduit pas à la séparation, il entasse sophismes sur sophismes pour démontrer à M. Sturge qu’il peut, en toute sûreté de conscience, se faire repealer. « Ce que les repealers veulent, dit-il, c’est que l’Irlande, pour toutes les affaires irlandaises, ait un parlement souverain. Quant aux questions de paix ou de guerre, quant aux traités avec les puissances étrangères, elles appartiennent, en vertu de la constitution même, à la prérogative royale. » Quelle singulière argutie ! O’Connell, membre de la chambre des communes, ignore-t-il que dans le gouvernement représentatif la prérogative royale s’exerce par le conseil et sous le contre-seing de ministres responsables que le parlement fait ou défait ? En Angleterre, sir Robert Peel a la majorité et est premier ministre ; en Irlande, O’Connell aurait la majorité et serait premier ministre. Il se pourrait donc que la même prérogative royale conseillée par sir Robert Peel en Angleterre, et par O’Connell en Irlande, voulût ici la paix et là la guerre, ici l’exclusion absolue des produits français ou allemands, là un traité de commerce avec la France ou avec l’Allemagne Il n’y aurait qu’un moyen d’éviter de tels conflits, ce serait que l’Irlande se contentât de gérer tant bien que mal quelques affaires locales, et renonçât à exercer la moindre influence sur les grandes questions qui font la gloire ou la honte, la richesse ou la misère des nations. Ce serait descendre au lieu de monter, et se ravaler au rôle d’une colonie exploitée par la métropole, au lieu de s’élever à celui d’un pays indépendant.

Au surplus, O’Connell l’a dit lui-même, ce qu’il lui faut pour l’Irlande, c’est la situation de la Norwége. Or, tout le monde sait que l’union de la Norwége et de la Suède n’est qu’une union purement nominale, et que le roi n’a qu’un vote suspensif sur les lois votées par le storthing.

Il n’est donc possible de tromper personne ; c’est d’une séparation réelle qu’il s’agit. Or, ni l’Angleterre ni même le nord de l’Irlande ne peut y consentir sans un honteux suicide. O’Connell, depuis quelque temps, se donne beaucoup de peine pour prouver aux protestans irlandais que dans le parlement national ils n’ont rien à redouter et que le rappel de l’union ne leur serait guère moins favorable qu’à leurs frères catholiques. « Que pouvez-vous craindre ? leur dit-il de sa voix la plus tendre ; outre que la religion catholique n’a jamais été persécutrice, n’aurez-vous pas au moins deux pouvoirs protestans sur trois, la reine et la chambre des lords ? » Mais les protestans irlandais, qui savent parfaitement que le gouvernement n’est pas mis aux voix entre les trois pouvoir, soupçonnent que la chambre des communes à elle seule pourrait avoir plus d’influence que les deux autres, Ils résistent donc, à peu d’exceptions près, aux avances d’O’Connell, et se tiennent prêts, s’il le faut, à combattre pour l’union. Ainsi, guerre avec l’Angleterre, qui ne veut pas descendre au rang de puissance secondaire, et qui au besoin y emploiera toutes ses forces ; guerre avec les protestans irlandais, qui, riches et organisés, prêteront à l’Angleterre un énergique appui : voilà par quelles phases le rappel de l’union doit passer.

Est-il bien établi d’ailleurs que le rappel de l’union dût guérir les maux de l’Irlande ? Dans un de ses derniers discours, O’Connell a découvert tout à coup contre les propriétaires un nouveau chef d’accusation. « Si la population, dit-il, eût continué à croître dans la même proportion que précédemment, elle aurait augmenté de 700,000 ames depuis dix ans. Or, elle est à peu près restée stationnaire. Ce sont donc 700,000 créatures humaines qu’ont assassinées les propriétaires. » Et dans le même discours, le même O’Connell rappelle que, « d’après la dernière enquête sur les pauvres, il y a en Irlande 2,385,000 personnes sans aucune espèce de ressources pendant la plus grande partie de l’année ! » O’Connell, qui paraît moins au courant de l’économie politique que de la loi, voudrait, à ce qu’il paraît, qu’il y en eût 700,000 de plus. Sans entrer dans de longs développemens et sans remonter à l’origine du mal, on peut affirmer, comme un fait incontestable, que la misère actuelle de l’Irlande tient surtout à ce que la population s’y trouve hors de toute proportion avec ses moyens d’existence. On peut affirmer également que, pour remédier à cet état, il est fort désirable que des capitaux étrangers viennent accroître la richesse du pays, tandis que la population resterait stationnaire. Or, croit-on que le rappel de l’union pût contribuer à cet heureux résultat ? N’est-il pas à craindre au contraire que les capitaux anglais, les seuls qui soient disponibles, ne s’éloignassent plus que jamais, et que l’Irlande ne restât avec sa pauvreté, presque sans espoir d’en sortir. Lorsqu’O’Connell parle aux métiers de Dublin, il lui est facile de les éblouir par le tableau brillant des maisons qu’ils auront à construire, à décorer, à meubler pour les membres du parlement irlandais ; mais cela se réduit à peu de chose, et Dublin n’est pas toute l’Irlande. Quant aux absentees, l’impôt annuel qu’ils tirent de l’Irlande est certainement fort lourd, mais partagé entre 8 millions de pauvres, le produit de cet impôt ne les enrichirait pas beaucoup. Lord Brougham a donc raison de dire que l’argent des Saxons est plus que jamais nécessaire au bien-être des Celtes, et que ceux qui l’empêchent d’entrer ou de se fixer dans ce triste pays sont coupables de toutes ses souffrances. Cependant lord Brougham a tort quand c’est à l’agitation qu’il s’en prend. L’agitation de 1829 empêchait les capitaux anglais de pénétrer en Irlande tant aussi bien que l’agitation de 1843. Si j’ai bonne mémoire, lord Brougham pourtant la trouvait excellente, et s’associait puissamment aux agitateurs, dont les griefs lui paraissaient légitimes. Ils l’étaient en effet, mais ceux d’aujourd’hui ne le sont-ils pas également ? Qu’on fasse droit aux griefs de 1843 comme on a fait droit à ceux de 1829, et si l’agitation persiste ensuite, on fera bien de la dénoncer comme barbare et comme funeste. Jusque-là ses erreurs même seront excusables, et, si elle poursuit une chimère, ce n’est point cette chimère qu’il faut injurier, mais l’indigne politique qui l’a enfantée et qui la soutient encore aujourd’hui.

Ainsi, je le répète, il me paraît douteux que le rappel de l’union produisît pour l’Irlande les bons effets qu’elle en attend. Il me paraît certain qu’elle ne saurait l’obtenir sans un effort désespéré, et qui probablement, comme celui de 1798, tournerait contre elle. C’est une double raison de désirer que prompte et bonne justice lui soit faite.

Quand il représente le rappel de l’union comme si simple, si facile, si profitable, O’Connell est-il donc de mauvaise foi ? Je ne sais, et je regarde comme très possible qu’il se fasse illusion à lui-même, et qu’après avoir pris au début le rappel comme un moyen, il ait fini par y voir un but glorieux. Quoi qu’il en soit, on aurait tort de lui reprocher de viser trop haut et de demander trop. Quand il s’agit de l’Irlande, l’Angleterre a l’oreille dure, et pour se faire entendre il faut crier un peu. Si l’Irlande obtient jamais justice, ce ne sera, comme en 1782, comme en 1829, qu’en face d’un danger grave, imminent. O’Connell le sait, et il agit en conséquence. Ce n’est déjà pas si peu de chose que d’avoir en quelques mois rétabli la question irlandaise au premier rang des questions politiques ; ce n’est pas si peu de chose que d’avoir amené les radicaux à se prononcer énergiquement contre toutes les iniquités dont l’Irlande est victime, les whigs à proclamer, bien qu’avec hésitation et ambiguïté, le principe de l’égalité civile, politique et religieuse entre les deux pays, une fraction des tories à reconnaître que les griefs de l’Irlande sont fondés pour la plupart, le ministère enfin, ce ministère dont lord Lyndhurst et lord Stanley font partie, à promettre quelques mesures de conciliation, et à instituer, pour commencer, une enquête solennelle sur les rapports du propriétaire et du fermier. O’Connell a mille fois raison quand il s’enorgueillit d’un tel changement et qu’il l’attribue à l’agitation dont il est l’ame. « Quand nous nous comportions bien, dit-il, et que nous gardions un silence modeste, on nous dédaignait et on riait de nos souffrances. Depuis que nous nous comportons mal et que nous devenons importuns et hargneux, on s’occupe de nous et on reconnaît que nous n’avons pas tort de nous plaindre. Qui donc, au commencement de la session, eût osé parler comme M. Roebuck, comme M. Ward l’ont fait, de l’église établie ? Qui, sans soulever la chambre entière, eût pu en signaler les abominations et les monstruosités ? Voilà ce que nous avons gagné à montrer un peu les dents. Pour moi, je m’engage à persévérer dans ma mauvaise conduite jusqu’à ce qu’elle ait produit tout son effet. » Est-ce la faute d’O’Connell ou de l’Angleterre si ces paroles sont exactement vraies, et s’il est impossible d’y répondre ?

Qu’O’Connell soit acquitté ou condamné, la situation de l’Irlande est très grave, et l’année 1844 verra peut-être éclater dans ce pays des évènemens considérables. Dernièrement, un repealer déterminé, M. Conner, s’est fait expulser de l’association pour avoir fait la proposition peu légale de ne payer ni rente, ni dîme, ni taxe quelconque jusqu’à ce que justice ait été rendue à l’Irlande. Néanmoins ce sont là de ces idées qui font leur chemin sourdement et qui peuvent un beau jour s’emparer du pays tout entier. N’a-t-on pas vu déjà, dans le comté de Carlow et ailleurs, des bandes de paysans venir la nuit couper et enlever les récoltes saisies pour rente due aux propriétaires ? N’a-t-on pas vu recommencer dans le comté de Tipperary quelques-uns de ces désordres agraires qui si souvent déjà ont ensanglanté l’Irlande ? Whiteboisme, ribbonisme, toutes ces associations funestes de la fin du dernier siècle, tendent à se former de nouveau, et O’Connell est obligé de les dénoncer chaque jour au pays comme les plus grands ennemis du rappel.

Parmi les moyens pacifiques indiqués par O’Connell, n’en est-il pas d’ailleurs quelques-uns qui peuvent conduire loin, celui par exemple de laisser pourrir sur pied les récoltes destinées à l’exportation, et celui de ne consommer aucun article frappé d’un droit d’excise ? Ajoutez que, depuis les poursuites, les orangistes, naguère abattus, relèvent la tête et recommencent leurs folies. Ainsi, dans le courant de novembre, ils se réunissaient à Dublin dans une salle dont les murs étaient ornés de devises, telles que celles-ci : Ascendant protestant. — Point de papisme. — Point de concession. — Restauration des évêchés supprimés. — Éducation évangélique. — Rappel du bill d’émancipation, etc. Les journaux ultra-protestans aussi se remettent à vomir les injures les plus grossières contre les prêtres catholiques, ces coquins en surplis. Ce sont là sans doute des excès dont gémit le gouvernement, mais des excès qui portent coup, et qui rendent chaque jour la conciliation plus difficile. Le sort des deux grandes associations politiques qui se disputent le pouvoir en Angleterre, c’est de s’appuyer nécessairement en Irlande sur deux partis dont elles diffèrent profondément et qu’elles n’aiment pas, le parti catholique pour les whigs, le parti orangiste pour les tories. Lord Grey en 1831, sir Robert Peel en 1841, ont voulu s’affranchir de cette nécessité et constituer en Irlande une sorte de juste milieu. Le premier y a succombé, le second semble y succomber en ce moment. Or, le gouvernement pur et simple des orangistes en Irlande, c’est une insurrection.

En Écosse, la ruine du vieil établissement presbytérien, en Irlande une agitation formidable, dans le pays de Galles les exploits étranges de miss Rebecca et l’espèce de guerre sociale qui en est la suite, dans l’Angleterre proprement dite enfin, les classes ouvrières à peine remises encore de la dernière crise industrielle et livrées à une sourde fermentation, voilà la situation du royaume-uni pendant la seconde année du ministère Peel. Il y a pourtant, en ce qui touche l’industrie en Angleterre, une certaine amélioration depuis l’an dernier, et les chartistes sont loin d’être en progrès. Au commencement de l’année, on avait fait grand bruit d’un congrès national pour le suffrage universel. (national complete suffrage conference), qui devait se réunir à Birmingham sous la présidence de M. Sturge. Au jour dit, trois cents délégués en effet vinrent prendre séance, et M. Sturge put croire qu’il allait jouer le rôle d’O’Connell ; mais, au moment où il venait de lire le projet de réforme préparé par le comité, M. Lovett, chartiste, se leva et proposa comme amendement la charte du peuple, qui fut votée par 193 voix contre 94. Une scission eut lieu aussitôt, et cette tentative pour réunir dans un effort commun la classe ouvrière et la classe moyenne échoua complètement. Aujourd’hui, M. Sturge et son parti annoncent l’intention de se rallier au plan de M. Sharman Crawford, qui consiste purement et simplement à arrêter la marche du gouvernement dans la prochaine session par des amendemens systématiques ; mais, bien que le règlement anglais se prête assez à ce plan, il doit, dans l’exécution, rencontrer bien des difficultés. Quant à l’union nationale de Birmingham, ressuscitée dernièrement par M. Thomas Atwood, il est difficile de prendre fort au sérieux une société qui, sans s’expliquer sur aucune question, se borne à déclarer « qu’elle rend le gouvernement responsable du bien-être du peuple, et que son principe est de combattre tout ministère qui n’assurera pas à tout citoyen la nourriture, le vêtement et le logement convenables. » Cela veut dire que M. Atwood et ses amis seront de l’opposition sous les whigs comme sous les tories, sous les radicaux comme sous les whigs. Il n’y a rien là de fort inquiétant pour sir Robert Peel, et la ligue contre les céréales doit le préoccuper un peu plus.

J’ai tâché de présenter avec exactitude le bilan complet du ministère Peel en 1843, et je ne crois pas en avoir rien supprimé. J’ajoute que, malgré le peu d’influence des journaux sur l’opinion, il est grave de les avoir à peu près tous contre soi, depuis le Times jusqu’au Morning-Chronicle, depuis le Post jusqu’au Sun. « Chef impuissant d’une administration stérile, homme d’état dont toute la vie s’est passée à faire sauter ses propres opinions et à détruire son propre parti, trompeur général, second Espartero, ministre qui a commencé avec le prestige de Pitt et qui finit avec le ridicule de lord Sidmouth, vieux radeau poussé çà et là par les bourrasques de la chambre des communes, sans boussole, sans carte et sans pilote, vrai cercueil de Mahomet suspendu et soutenu dans les airs par l’attraction des places et l’antagonisme des intérêts : » voilà quelques échantillons des aménités par lesquelles tories, whigs et radicaux essaient maintenant de battre en brèche sir Robert Peel et son cabinet. Ce n’est, si l’on veut, qu’un symptôme ; toutefois ce symptôme prouve évidemment que, depuis quelques mois, le chef du parti conservateur a notablement baissé dans l’opinion de son pays.

Malgré tout cela, je n’hésite pas à dire que sir Robert Peel est le seul homme qui puisse en ce moment gouverner l’Angleterre. Il a subi des échecs, cela est vrai ; mais l’œuvre de la session précédente était assez considérable pour que la balance penche encore de son côté. Quant à l’extérieur, l’Angleterre n’a jamais été plus puissante, et ce n’est point sous le ministère de sir Robert Peel qu’une feuille ministérielle en sera réduite aux aveux humilians qui, dans d’autres pays, paraissent si peu coûter. On dit, et peut-être on a raison, que sir Robert Peel appartient plutôt à la classe des hommes d’affaires qu’à celle de ces hommes d’état consommés dont lord Chatam, Pitt et Fox sont les types immortels. On ajoute que, plein de ressources, de dextérité et de sang-froid dans les temps ordinaires, il n’a pas en lui-même tout ce qu’il faut pour maîtriser les grands évènemens. Cela est possible, bien que rien encore ne le prouve ; mais si, aux qualités éminentes qu’il possède, sir Robert Peel joignait celles qu’on lui refuse, il surpasserait tous ses prédécesseurs. Chef d’opposition ou premier ministre, sir Robert Peel a du moins un double mérite qu’on ne saurait lui contester, celui d’apercevoir à propos quelles concessions les circonstances exigent, celui de les faire après les avoir aperçues, hardiment et sans hésitation.

Qu’on examine d’ailleurs de près la réaction dont on parle, et on verra que jusqu’ici elle n’a pas jeté de bien profondes racines. Au fond, sir Robert Peel est, sur la plupart des questions, plus libéral que son pays, et si l’Angleterre faisait un signe, c’est avec joie qu’il entrerait plus avant dans la voie féconde des réformes. Malheureusement il y a en Angleterre une force de résistance que le bruit de la presse et des meetings fait quelquefois oublier, mais qui se retrouve toujours. C’est cette force de résistance qui, tout en soutenant sir Robert Peel, lui fait souvent obstacle. Reste l’Irlande, où sa situation est loin d’être aussi bonne. Néanmoins, après la marche que suivent les évènemens, il est possible que toutes les combinaisons ordinaires s’évanouissent, et que la question se pose entre une répression énergique et une justice complète. Or, pour la répression énergique, sir Robert Peel, s’il y est contraint, peut compter en Angleterre sur une imposante majorité. Pour la justice complète, s’il venait à s’y décider, personne n’aurait plus de force et d’autorité. Malheureusement, jusqu’à présent, les radicaux seuls y inclinent. N’est-il pas possible pourtant qu’en présence d’un danger pressant, sir Robert Peel se souvint de 1829 ? Ce serait assurément le plus grand acte de sa vie et la plus belle réponse qu’il pût faire à ceux qui le déclarent frappé désormais d’impuissance et d’inertie.

Il est d’ailleurs une question qu’il faut bien s’adresser, et qui ne laisse pas d’être importante. Où sont les successeurs actuels de sir Robert Peel ? Les radicaux sont hors de cause, et les whigs, bien que leur partie soit moins mauvaise que l’an dernier, ont encore beaucoup à faire oublier. Depuis une récente maladie, lord Melbourne paraît avoir renoncé à la direction du parti whig dans la chambre des lords, et il est remplacé par lord Lansdowne, un des hommes les meilleurs, les plus éclairés, les plus vraiment libéraux que possède l’Angleterre ; mais les whigs, que leur ancien ami lord Brougham a définitivement abandonnés, sont plus faibles que jamais dans la chambre des lords, où ils parviennent à peine à réunir, dans les grands jours, du quart au tiers des voix. À la chambre des communes, ils ont toujours pour chef lord John Russell, dont le noble caractère et l’esprit ferme et calme sont justement respectés de tous les partis ; mais, outre que les tories possèdent dans la chambre des communes une imposante majorité, les évènemens de la dernière session sont loin d’avoir renoué l’alliance des radicaux et des whigs. Or, sans cette alliance, l’opposition, divisée en petites fractions hostiles l’une à l’autre, est évidemment réduite à l’impuissance. Malgré son activité et son talent, qui gagne chaque jour, lord Palmerston d’ailleurs est et sera long-temps pour le parti whig un embarras et une difficulté grave. Écarter un homme de cette valeur comme on a écarté lord Brougham à une autre époque, c’est s’exposer à de dangereuses représailles et donner un exemple fâcheux. Lui rendre le ministère des affaires étrangères, c’est rentrer dans la politique tracassière, étourdie, qui a fait périr une armée dans les défilés de l’Afghanistan et failli allumer en Europe une guerre générale, dans cette politique que les radicaux détestent plus encore que les tories, et que, dans la dernière session, M. Roebuck caractérisa si plaisamment quand il compara lord Palmerston à une allumette chimique. Lord Palmerston, en 1840, a fait bien du mal à la France, mais, par un juste retour, il n’en a pas moins fait à son parti, et le souvenir de sa conduite à cette fatale époque s’élèvera long-temps contre lui comme un obstacle infranchissable. Il n’est pas un radical, pas un whig modéré, qui ne le sache et n’en gémisse.

Quoi qu’il en soit, un ministère vit autant de l’impuissance de ses ennemis que de sa propre puissance, et cette force négative, tout le monde en convient, est loin de manquer aujourd’hui au ministère tory. Quant au parti tory lui-même, il renferme certainement bien des mécontens, et de temps en temps il en sort de sourds murmures qui font croire à la révolte ; mais toute révolte a besoin d’un chef, et le chef n’y est pas. Le vieux parti tory, celui du duc de Buckingham, du colonel Sibthorp et de sir Robert Inglis, repose en paix depuis long-temps dans la tombe de lord Eldon. Reste la jeune Angleterre pour qui le Quarterly Review affecte un injuste dédain, mais qui, très peu nombreuse dans la chambre et sans un programme encore bien arrêté, n’est certes pas en situation de prendre le pouvoir. La jeune Angleterre, d’ailleurs fort aristocrate dans ses habitudes et puseyiste dans ses croyances, blesse beaucoup de susceptibilités religieuses ou politiques, et suscite sur tous les bancs d’assez vives inimitiés. À vrai dire, dans la jeune Angleterre, un seul homme pouvait porter ombrage à sir Robert Peel, et se poser comme son rival ou comme son successeur, M. Gladstone, et c’est là le rôle que rêvaient pour lui bon nombre de ses amis. M. Gladstone, qui, en défendant l’an dernier le nouveau tarif avec un talent supérieur, s’était pleinement associé à la politique de sir Robert Peel, fait aujourd’hui partie du cabinet, et ne paraît pas disposé à courir de nouvelles chances.

Pas plus parmi les tories que parmi les whigs et les radicaux, on ne peut donc apercevoir en ce moment un danger sérieux pour le cabinet dont sir Robert Peel est le chef. Maintenant, est-il vrai, comme on le répète de temps en temps, que ce cabinet soit divisé, et que lord Stanley par exemple, le premier après sir Robert Peel, soit las du rang qu’il tient ? Est-il vrai que, pour en occuper un plus élevé, il conspire en secret contre son chef, soit avec ses anciens amis les whigs, soit avec les ultra-tories ? Pour qui connaît lord Stanley, c’est là une absurde, une indigne calomnie. Le jour où lord Stanley cesserait d’être d’accord avec sir Robert Peel, il ferait ce qu’il a fait en 1833. Il le dirait tout haut, à ses risques et périls, et reprendrait sa place sur les bancs de l’opposition. D’ailleurs, rien n’indique qu’une telle scission se prépare ; si elle devait arriver, ce serait peut-être le jour où sir Robert Peel, cédant à la nécessité, sacrifierait l’église d’Irlande. Ce jour-là, au reste, ce n’est point avec ses anciens amis que lord Stanley irait s’asseoir : c’est aux ultra-tories qu’il rendrait une tête, mais sans pouvoir leur rendre en même temps la vie qui les a quittés.

J’ai épuisé toutes les hypothèses, et il n’en est pas une qui ne me fasse croire à la durée du ministère Peel. Il est bien évident pourtant que des évènemens nouveaux peuvent survenir, et que je ne tiens pas compte de l’imprévu. Du reste, en Angleterre, on le sait, l’imprévu joue un bien plus petit rôle qu’en France, où presque toujours arrive le contraire de ce qui devrait arriver. En France, depuis quelques années surtout, les ministères vivent quand tout paraît les condamner, et meurent quand il semble que rien ne les menace. Si, dans l’intervalle des sessions, une question a vivement ému l’opinion publique, c’est une raison pour qu’elle passe à peu près inaperçue dans les chambres ; si une autre question surgit à l’improviste et sans que personne y ait pensé, c’est une raison pour qu’elle grossisse outre mesure. Entre le ministère et l’opposition, il y a toujours d’ailleurs en France des hommes dont le métier est d’empêcher que le débat ne se vide simplement et clairement. Grace à ces hommes, pour peu qu’ils soient avertis, l’ambiguïté envahit toutes les discussions, tous les votes, et leur triomphe est de faire que le lendemain d’une bataille, personne ne sache exactement s’il est vainqueur ou vaincu. Et cependant, comme ces hommes font l’appoint nécessaire, on se voit forcé des deux parts de se plier à leurs équivoques, et d’accepter leurs sous-entendus. Rien de tout cela en Angleterre, où le gouvernement représentatif est quelque chose de sérieux et de réel. Presque toujours on peut donc prévoir, deux mois avant une session, ce qui s’y passera ; deux jours avant un vote, quel sera le chiffre de la majorité et de la minorité.

Une reine qui, comprenant et pratiquant la loi du gouvernement représentatif, accepte les ministres de la majorité sans travailler sous main à les détruire ; un parti vainqueur qui, au lieu de se dissoudre misérablement le lendemain de la victoire, se tient uni et donne à ses chefs toute la force dont ils ont besoin ; un parti vaincu, qui, loin de se décourager et de compter sur le hasard, travaille activement, constamment, à reprendre l’avantage, et combat quatre ans à l’avance pour préparer un succès dont il n’est rien moins que certain ; puis, au-dessous, un pays qui connaît ses droits et qui en use, qui chérit ses libertés et qui force à les respecter, un pays chez qui l’amour du bien-être matériel ne détruit pas tout sentiment de la dignité nationale ou individuelle : voilà le spectacle que nous offre l’Angleterre. Il y a quelques mois, la reine constitutionnelle de cette nation puissante est venue en France, et les hommes d’état qui nous gouvernent ont, dit-on, manifesté au sujet de cette visite une joie un peu puérile. Pour moi, j’ai du droit que mon pays a exercé en 1830 une opinion trop haute pour partager ce sentiment et pour croire que ce droit ait besoin de je ne sais quelle consécration. Je n’ai point non plus oublié 1840, et, si l’échec national que l’Angleterre nous a fait subir à cette époque doit être effacé, c’est, à mon sens, par quelque chose de mieux que par une visite royale. Il est pourtant possible que des intérêts communs renouent dans une certaine mesure l’alliance si déplorablement rompue à cette épque. Il est possible que, contre l’ambition gigantesque d’une autre puissance, cette alliance devienne nécessaire et porte de meilleurs fruits que par le passé. Cependant gardons-nous d’oublier que, dans toute association où se trouve l’Angleterre, la part du lion est bientôt faite. Or, comment la part du lion ne se ferait-elle pas si, à côté d’un système complet et vigoureux, la France ne peut placer ni les ressources des monarchies absolues ni celles des gouvernemens représentatifs ; si, ballottée entre deux tendances contraires, elle emprunte à chacune ce qu’elle a d’énervant et de mauvais ; si la direction de ses affaires n’a ni la force qui naît du mystère et de l’unité, ni la puissance qui se puise dans le mouvement libre et énergique de l’opinion nationale ? Dans de telles conditions, on n’a guère moins à perdre avec ses alliés qu’avec ses ennemis, et par les uns comme par les autres on descend inévitablement à ce rang où nous plaçait récemment une feuille ministérielle. Entre nos hommes d’état et sir Robert Peel je ne veux faire aucune comparaison ; mais si sir Robert Peel est un ministre qui honore l’Angleterre, ce n’est point seulement à cause de ses qualités personnelles : c’est aussi et plus encore à cause des forces qui le secondent, des points d’appui qu’il trouve autour de lui, en un mot, de cet admirable mécanisme qui, obéissant à l’impulsion libre du pays, l’a porté au pouvoir, et dont il dispose aujourd’hui. Tout cela, la révolution de 1830 nous l’avait promis, et la constitution nous le donne. Si nous le laissons échapper, c’est notre faute, et nous méritons bien notre sort.

En résumé, sir Robert Peel est moins fort que l’an passé. Je crois qu’il l’est encore assez pour triompher des attaques de ses ennemis, et, ce qui est plus difficile, de la malveillance de ses amis. À vrai dire, il n’a qu’un adversaire redoutable, O’Connell, qui, pendant quatre années, a maintenu un ministère que l’Angleterre voulait renverser, et qui peut-être en renversera un que l’Angleterre veut maintenir. Ce serait un premier châtiment pour l’Angleterre, et pour l’Irlande une première réparation.


P. Duvergier de Hauranne