Le Ministère des affaires étrangères pendant la période révolutionnaire

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Le Ministère des affaires étrangères pendant la période révolutionnaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 870-899).
LE MINISTÈRE
DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
PENDANT LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE

L’histoire tend à subir de nos jours, sous l’influence des méthodes scientifiques modernes, une transformation considérable. On ne se contente pas de narrer les guerres et les révolutions, d’exalter les vertus et de flétrir les vices; on veut entrer dans l’esprit même de chaque époque, savoir la raison d’être des événemens, étudier dans leur vie intime les hommes que l’on voit agir, pénétrer dans le détail des institutions pour saisir le mécanisme des gouvernemens. Mais ce n’est que peu à peu qu’on pourra parvenir à cette parfaite connaissance du passé, par l’accumulation des petits faits, des détails les plus minutieux. On ne saurait donc trop encourager les chercheurs, vrais pionniers de l’histoire, qui se vouent à de laborieuses investigations dans la poudre des bibliothèques et dans les feuillets jaunis des manuscrits. C’est grâce à leurs découvertes que la véritable histoire s’édifie sur des fondemens solides. Beaucoup de récentes publications, dont quelques-unes dues à l’initiative du gouvernement, ont contribué à faire connaître l’organisation de l’ancienne France, si complexe et si confuse pour nous. Ce que d’autres ont fait pour la cour des comptes, pour les états-généraux, pour les intendans, M. Frédéric Masson, bibliothécaire au ministère des affaires étrangères, l’a voulu tenter pour l’administration à laquelle il appartient. Il se propose de présenter un tableau complet de l’office des affaires étrangères depuis le commencement de la diplomatie française jusqu’à nos jours. C’est une partie de ce vaste travail qu’il vient de publier. On pourra s’étonner qu’il ait commencé par la période révolutionnaire, c’est-à-dire par la fin : sans doute, il aura été plus vivement attiré vers cette singulière époque où la France a plus vécu pendant quinze ans que pendant les deux siècles antérieurs.


I.

Sous l’ancien régime, la haute direction de la politique étrangère appartenait au roi, et nos souverains y donnaient une attention soutenue, Ceux mêmes qui, comme Louis XV, ont laissé la réputation de sacrifier à leurs plaisirs les intérêts de l’état n’ont jamais cessé d’y tenir la main. C’est que les affaires étrangères étaient les affaires mêmes de nos rois : c’est par leur rôle en Europe, par l’influence de leurs agens sur les autres cours, qu’ils consolidaient leur puissance et leur gloire. À ce point de vue, leurs intérêts se confondaient avec ceux de la France. Ajoutons que rien ne les détournait d’ordinaire de ces hautes préoccupations; sauf à de rares intervalles, on jouissait de la paix à l’intérieur, et le lendemain était assuré. On n’avait pas même à s’inquiéter des mouvemens d’une opinion publique qui n’était guère impérieuse, et qui d’ailleurs n’existait que dans quelques villes. On n’avait donc pas besoin de subordonner à la situation des esprits la direction de la politique étrangère, ni de recourir aux guerres et aux complications du dehors pour faire diversion aux embarras du dedans. Le gouvernement avait cette liberté d’action absolue, indispensable pour profiter des occasions qui se présentent, et cet art de savoir attendre que la sécurité de l’avenir peut seule donner.

Les grandes questions diplomatiques étaient délibérées en conseil sous la présidence du roi. Pendant le règne de Louis XVI, le conseil d’en-haut ou des affaires étrangères se réunissait dans la propre chambre du roi deux fois par semaine, le mercredi et le dimanche. Il se composait d’un certain nombre de hauts officiers de la couronne, y compris, bien entendu, le «secrétaire d’état des commandemens et finances de sa majesté ayant le département des affaires étrangères. » Ce dernier était l’agent chargé d’exécuter les résolutions arrêtées en conseil. Son influence personnelle variait suivant la place qu’il avait su se faire par son talent; c’était dans tous les cas un haut et puissant personnage en relations de tous les instans avec le roi, et possédant toute sa confiance. Ses fonctions mêmes relevaient au-dessus des trois autres ministres, de la guerre, de la marine, de la maison du roi, qui partageaient avec lui le gouvernement. « Voici, disait d’Argenson, la superexcellence de ma charge de ministre des affaires étrangères sur les autres départemens. Je leur dis : Vous, vous conservez l’argent, vous la marine, vous les troupes, et moi la réputation de l’état, surtout la réputation de probité et de bonne foi. » C’est en effet par sa diplomatie que l’ancienne France s’était élevée au rang qu’elle occupait en Europe depuis le XVIIe siècle. Et les hommes chargés de continuer la politique de Richelieu et de Mazarin, la politique des traités de Westphalie, ces hommes avaient le droit d’être fiers de leur rôle.

Sous Louis XVI, le ministère des affaires étrangères fut confié pendant treize ans au comte de Vergennes, diplomate de carrière, ancien ambassadeur à Constantinople et à Stockholm, qui avait une longue pratique des affaires. Vergennes fut choisi dès l’avènement de Louis XVI et grâce à l’appui de Maurepas, qui pensait trouver en lui un collègue peu embarrassant, il apporta au ministère les qualités sérieuses qui l’avaient fait remarquer dans ses ambassades, et quand, sur la foi de certains historiens, on est tenté de le taxer de médiocrité, il faut se rappeler qu’il eut l’honneur de diriger la diplomatie française pendant la guerre de l’indépendance des États-Unis d’Amérique, et de signer le traité de 1783, qui jeta un dernier reflet de gloire sur notre ancienne monarchie.

À cette époque, le ministre des affaires étrangères, de même que ses trois collègues, demeurait au château de Versailles. L’appartement du comte de Vergennes, vaste et riche, ne comptait pas moins de vingt et une pièces, non compris le logement de vingt-neuf domestiques. Le traitement était proportionné : d’après les documens conservés dans les archives, le comte de Vergennes touchait 433,000 livres par an, somme considérable, surtout si l’on tient compte de la valeur de l’argent à cette époque; mais aussi que de charges de tous les genres! Le ministre devait représenter dignement aux yeux des étrangers la France et son roi. De là un luxe d’équipages et de table dont rien n’approche aujourd’hui. Il tenait table ouverte pour les ambassadeurs et les étrangers de marque, et de ce chef seulement les dépenses étaient énormes. Aussi le ministre devait-il avoir une fortune patrimoniale importante, sous peine de ne pas pouvoir équilibrer son budget.

Les bureaux du ministère n’étaient pas réunis sous le même toit. Seuls les bureaux politiques étaient au château, et communiquaient par un escalier particulier avec l’appartement du ministre. Les autres étaient installés à l’hôtel des affaires étrangères, construit par Choiseul, et devenu aujourd’hui la bibliothèque de la ville de Versailles. C’est là que l’on conservait le dépôt des affaires étrangères, collection de toute la correspondance diplomatique de la France, doublement précieuse à une époque où les traditions de la diplomatie n’avaient jamais été interrompues. C’est là que, sur une table de marbre que l’on peut voir encore aujourd’hui, ont été signés nombre d’actes importans pour notre histoire nationale : le traité qui consacra l’annexion de la Corse, par exemple, et celui qui mit fin à la guerre de l’indépendance des États-Unis. — Versailles n’était du reste que le siège le plus habituel de l’administration des affaires étrangères. En temps de guerre, quand le roi accompagnait ses armées, les bureaux politiques le suivaient. Il en était de même lors des voyages de la cour à Marly, à Fontainebleau, à Compiègne : le département possédait même une maison dans chacune de ces trois villes.

Les agens des affaires étrangères se divisaient en deux classes bien distinctes, plus séparées qu’elles ne le sont aujourd’hui : les agens du roi à l’étranger et les commis à l’intérieur. La plupart des ambassadeurs et des ministres plénipotentiaires appartenaient à la noblesse. C’était à peu près comme dans l’église : on sait que le haut clergé était recruté presque exclusivement parmi les nobles ; il y avait seulement trois ou quatre petits évêchés assez misérables qu’on réservait à la roture. Les hauts postes diplomatiques, sauf exceptions, n’étaient pas pour les bourgeois. Ceux-ci devaient borner leur ambition à être résidens à Dantzig ou à Genève, ou chargés d’affaires près les Ligues Grises ou l’ordre souverain de Malte. Mais ils occupaient nombre d’emplois de secrétaires, soit secrétaires particuliers appointés par l’ambassadeur, selon l’usage du temps, soit secrétaires d’ambassade nommés par le roi. Et il arrivait souvent qu’ils avaient tout le poids des affaires sérieuses pendant que l’envoyé, homme de cour et représentant d’apparat, se contentait de refléter par son train de maison quelque chose du faste de Versailles.

Bien différent était le personnel intérieur du ministère. Les commis, au nombre de quarante et un sous le comte de Vergennes, sortaient tous de la bourgeoisie, — de cette bourgeoisie éclairée qui sous l’ancien régime était arrivée à prendre la plupart des emplois dans la magistrature et dans l’administration. Beaucoup d’entre eux appartenaient de père en fils au département, et, élevés dans ce milieu, ils connaissaient dès leur jeunesse les usages transmis par la tradition, et les précédens qui si souvent font loi dans les relations internationales. Les autres sortaient des intendances ou de la magistrature. Tous vivaient entre eux, se mêlant peu au monde, fuyant les réunions nombreuses, évitant les conversations où l’on aurait pu mal interpréter leurs paroles. La paisible uniformité de leur existence n’était guère interrompue que s’ils étaient des Marly ou des Fontainebleau. Il n’y avait pas comme de nos jours des mutations avec les postes de l’étranger : nombre de commis entrés à vingt ans au ministère y passaient un demi-siècle à s’occuper des affaires extérieures sans jamais avoir franchi la frontière de France. Ces modestes et intelligens travailleurs formaient les bureaux des affaires étrangères, espèce de personne morale anonyme dans laquelle ils se confondaient : ils travaillaient sans pouvoir aspirer à se faire honneur de leurs travaux, dont le mérite était attribué au ministre, et le profit à la France et au roi. Pour ces braves gens, le bâton de maréchal était les lettres de noblesse, qui jouaient à peu près alors le rôle de la croix, et la dignité purement honorifique de conseiller d’état par brevet. Leurs noms ont échappé à l’histoire, et y auraient sans doute échappé longtemps encore, si M. Masson ne les avait exhumés du tombeau des archives.

A la fin du XVIIIe siècle, les bureaux des affaires étrangères comprenaient deux directions politiques qui se partageaient la correspondance avec les différens pays du monde, le secrétariat, le bureau des fonds, le bureau des archives. Sous Louis XVI, deux hommes d’un rare mérite étaient, avec le titre modeste de premiers commis, à la tête des services politiques. L’un d’eux, Gérard de Rayneval, dont le nom est bien connu dans la diplomatie, a laissé plusieurs ouvrages de grande valeur. Ses Institutions du droit de la nature et des gens sont un livre classique. L’autre, Hennin, qui avait longtemps voyagé pour le compte du roi, était une vivante encyclopédie. En correspondance avec Bernardin de Saint-Pierre et avec Voltaire, il était hautement prisé de tous les hommes distingués de son temps qui furent en relations avec lui. Ces deux premiers commis, chargés de la correspondance avec le monde entier, n’avaient que vingt employés sous leurs ordres. Et cependant, par suite du morcellement de l’Europe d’alors, il y avait plus de postes diplomatiques qu’aujourd’hui; mais il faut ajouter que les commis étaient largement appointés : Rayneval et Hennin touchaient de 25 à 30,000 livres, et les autres commis avaient en moyenne plus de 4,000 livres (ce qui équivalait à 10,000 francs de nos jours). — M. Masson donne, avec des notices biographiques, la liste de tous les commis sous Louis XVI. Nous ne saurions le suivre sur ce terrain; nous citerons seulement deux noms : celui de Pfeffel, jurisconsulte du département, écrivain distingué, chargé spécialement des conflits que suscitaient les droits des princes allemands possessionnés en Alsace, — et celui de Lesseps, doyen du bureau de Hennin, un des membres de cette famille, vouée dès longtemps aux affaires étrangères, qui devait arriver de nos jours à une si éclatante célébrité.

Le secrétariat, qu’on appellerait aujourd’hui le cabinet, se composait de quelques hommes de confiance, que le ministre amenait le plus souvent avec lui en prenant possession du portefeuille. C’est au secrétariat que les dépêches étaient reçues et envoyées, et c’est là qu’on traitait, sous les yeux du maître, les affaires plus spécialement confidentielles. — Le bureau des fonds était chargé du maniement des sommes considérables mises chaque année à la disposition du ministre ; car on ne marchandait pas l’argent à la politique étrangère sous l’ancien régime : le budget variait entre 8 millions et 9 millions de livres, non compris les consulats, non compris le versement de 1 million de livres environ que la France payait annuellement à titre de subside aux cantons helvétiques, depuis le XVIe siècle. Les mêmes employés étaient chargés en outre des questions litigieuses et des réclamations particulières, qui, devenues plus nombreuses par suite des relations plus fréquentes entre les états, ressortissent aujourd’hui à la direction du contentieux politique et commercial. — Quant au bureau des archives, le nom en indique assez les attributions : c’est à lui qu’incombait la garde du dépôt, alors absolument fermé au public, et qui sans doute n’avait pas encore subi les vols et les lacérations qu’on y a trop souvent signalés.

Pour être complet, il faut mentionner à côté du personnel officiel les agens que des liens non moins solides, mais d’une autre nature, rattachaient au département. C’est ainsi que de nombreux agens secrets parcouraient l’Europe aux frais du roi de France pour observer les mœurs, les institutions des pays étrangers, pressentir les dispositions des peuples et suivre les préparatifs de guerre des gouvernemens. Ces voyageurs, dont beaucoup passaient ensuite dans la diplomatie officielle ou dans les bureaux de Versailles, transmettaient des renseignemens sur ce que les envoyés officiels n’auraient pu voir, tenus qu’ils étaient par leur situation de ne fréquenter guère ailleurs qu’à la cour et dans la haute société des capitales. Des agens d’une autre classe étaient chargés de publier des ouvrages politiques pour le compte du roi. Sans parler des écrivains de la Gazette de France, rétribués sur les fonds du ministère, il y avait un certain nombre de publicistes appelés rédacteurs d’ouvrages politiques. Les archives et la correspondance diplomatique n’avaient pas de secrets pour eux, et leurs travaux avaient pour objet soit de prouver les droits de la couronne dans une négociation, soit d’attirer l’attention publique sur des questions intéressant la politique extérieure du roi. S x publicistes de ce genre étaient pensionnés par le ministère avant la révolution. Un seul, Rulhière, membre de l’Académie française, auteur d’une Histoire de l’anarchie de Pologne, a tiré son nom de l’oubli.

II.

Tel était le département des affaires étrangères avant la révolution française. M. de Vergennes fut, on peut le dire, le dernier ministre de l’ancien régime. Après lui s’ouvre la période révolutionnaire, et ses successeurs, impuissans ou incapables, quelquefois l’un et l’autre, président à l’abaissement de la diplomatie française, dont la décadence coïncide avec la décadence de la royauté, et qui ne devait se relever que dans ce réveil général de la France, dont On saisit les premiers symptômes après le 9 thermidor. Entre le jour où mourut M. de Vergennes (12 février 1787) et celui où le roi fut déposé, cinq secrétaires d’état ont été appelés successivement à diriger la politique extérieure de la France : Montmorin, de Lessart, Dumouriez, Chambonas et Bigot de Sainte-Croix. C’est une triste histoire que la leur.

M. de Montmorin, ex-ambassadeur à Madrid, lieutenant-général des armées du roi, prit possession du portefeuille la veille de la réunion des notables. Jusqu’à l’ouverture des états-généraux, il ne joua qu’un rôle effacé dans la politique intérieure; mais au dehors sa faiblesse fit perdre à la France le bénéfice du traité de 1783. Le gouvernement de Versailles, par crainte de l’Angleterre, abandonnait la Hollande, attaquée par la Prusse. La déclaration signée le 28 octobre 1788 avec la Grande-Bretagne était un aveu d’impuissance qui frappa vivement les cabinets. « La France vient de tomber, dit l’empereur Joseph II, je doute qu’elle se relève. » Mais au dedans les événemens précipitaient et détournaient l’opinion publique de ce qui se passait au-delà de nos frontières. Les Français n’avaient cure de la Hollande, quand le royaume était en ébullition à l’approche de la réunion des états-généraux.

Il devint bientôt manifeste que les états de 1789 ne ressembleraient guère aux anciennes assemblées des trois ordres qui se réunissaient jadis en France et que nos rois avaient commis l’impardonnable faute de ne plus convoquer depuis près de deux siècles. Effrayé par la politique de concessions du cabinet Necker, le roi essaya vainement de résister : en vain il voulut dès le mois de juillet renvoyer Necker et choisir des conseillers plus purs. Le cabinet de réaction, dans lequel Montmorin cédait son portefeuille au duc de La Vauguyou, ne dura pas six jours. Au renvoi des minisitres, le peuple répondit par la prise de la Bastille, et l’assemblée elle-même protesta. Necker et Montmorin furent rappelés.

Après les émeutes d’octobre et l’invasion de Versailles par les Parisiens, le ministre des affaires étrangères fut d’accord avec Necker pour conseiller au roi de céder à la volonté du peuple en se rendant à Paris. On sait sous quelle escorte le descendant de Louis XIV quitta le château du grand roi pour venir habiter au palais, depuis longtemps désert, des Tuileries. Les administrations durent aussi se transporter dans la capitale : le ministère des affaires étrangères occupa deux maisons situées l’une rue de l’Université, l’autre rue de Bourbon, aujourd’hui rue de Lille, et communiquant l’une avec l’autre. Le dépôt seul resta à Versailles, et les autres bureaux prirent possession de leur nouvelle résidence, au grand déplaisir des commis. Ces derniers eurent à supporter des frais considérables dans ce déménagement inattendu, et cela en même temps que la loi de finance pour l’année 1790 diminuait leurs traitemens. Montmorin dut en effet, dans la discussion du budget, consentir à des réductions sur tous les services. Lui-même, il ne devait plus toucher à l’avenir que 200,000 francs; prévoyant cette réduction, il l’avait lui-même demandée : il est vrai que ses créanciers en souffraient plus que lui-même.

Outre les questions budgétaires, mille circonstances diverses appelaient le ministre à prendre la parole devant l’assemblée. Comme les ministres anglais, il était toujours sur la brèche; on le harcelait de questions, on lui demandait des explications à tout propos. Il avait accepté sans arrière-pensée sa nouvelle situation de ministre constitutionnel et répondait de bonne grâce. On était à la première période de la révolution, à l’âge de l’enthousiasme : de bonnes paroles, de chaleureuses protestations de dévoûment, des complimens à l’assemblée issue de la nation, ne manquaient pas de soulever des applaudissemens. Montmorin, comme Necker, son chef de file, comme Malouet et d’autres royalistes, croyait à l’union possible de la royauté avec la liberté. Il était tout à fait sincère dans son rôle. Aussi était-il bien vu dans l’assemblée. — Pendant l’été de 1790 se place un fait assez important qui marque le premier empiétement du législatif sur l’exécutif en matière de politique étrangère. Le cabinet avait, grâce à Mirabeau, remporté un demi-succès, fort compromettant déjà pour la royauté, dans la question du droit de paix et de guerre : la couronne conservait le droit de déclarer la guerre, mais avec le consentement de la représentation nationale. Le même Mirabeau, — chose singulière à une époque où il était payé, sinon acheté par la cour, — fit nommer un comité diplomatique pour réviser les traités conclus depuis trente ans avec les puissances voisines. Créé d’abord pour cet objet spécial, consulté plus tard sur la question de savoir si la France devrait s’unir à l’Espagne dans le cas où cette puissance, menacée par l’Angleterre, invoquerait le pacte de famille, le comité finit par devenir permanent. C’était une surveillance officielle de tous les actes du ministre, une inquisition dirigée contre les bureaux qui plaçait la diplomatie française dans la plus fausse situation. Il est incroyable que Montmorin ait accepté si allègrement la mise en tutelle de son département. Peut-être aimait-il mieux partager une responsabilité qu’il ne se sentait pas de force à porter seul? Peut-être attachait-il un grand prix au concours de Mirabeau, qui, devenu le membre le plus influent du comité diplomatique, ne cessa de lui prêter l’appui de son éloquence? Toujours est-il que sa bonne volonté valut à Montmorin d’être nominativement excepté dans le vote de méfiance dirigé contre le ministère le 19 octobre 1790. Il vivait en parfaite harmonie avec le comité, et, sauf auprès de quelques jacobins, il était presque populaire.

L’hiver suivant fut marqué par de nouvelles concessions à l’assemblée. Un serment fut imposé aux agens diplomatiques, qui durent jurer fidélité au nouvel ordre de choses. Un certain nombre d’entre eux furent changés ; on sacrifia ceux « à qui une longue habitude de servir le despotisme ne permettait pas de s’élever à un système de liberté. » Jusqu’ici il est encore permis de croire à la sincérité de Montmorin : quoique Necker, découragé, se fût retiré à Genève, et que presque tous les royalistes libéraux fussent revenus de leurs espérances, peut-être espérait-il encore; mais était-il sincère quand il prenait l’initiative de la circulaire du 23 avril par laquelle le roi assurait les puissances étrangères de son adhésion libre et spontanée aux nouvelles institutions de la France, — circulaire qui n’avait d’autre objet, dans l’esprit du roi, que de masquer les projets de fuite que l’on caressait aux Tuileries? Quoique Louis XVI témoignât une grande confiance à Montmorin, on ne peut affirmer qu’il l’ait mis au courant de ses intentions secrètes. Mais le peuple, et non sans quelque vraisemblance, cria à la trahison. Quand on apprit l’arrestation de Varennes, une bande de forcenés entoura l’hôtel de Montmorin, rue Plumet, menaçant d’y mettre le feu. Et quand on sut que les passeports saisis en possession de la famille royale étaient signés de son nom, l’irritation de la foule n’eut plus de borne. C’est la tête du ministre qu’on demandait; cependant il résulta d’une enquête prescrite par l’assemblée que les passeports avaient été régulièrement délivrés sur la demande de l’ambassade russe, et il était clair qu’on ne pouvait rendre Montmorin responsable de l’usage qui en avait été fait. Un décret de l’assemblée déclare le ministre irréprochable. « L’assemblée nationale, dit Fréron, l’a blanchi avec une bouteille d’encre. » Le peuple s’apaise tout à coup, et les journaux opposent la loyauté de Montmorin à la perfidie du roi, qui n’a pas hésité à sacrifier celui « qu’il appelait le plus chéri de ses ministres;... mais les tyrans n’ont pas de cœur, pourraient-ils avoir des amis? »

Malgré la situation intolérable qui lui était faite, Montmorin conserva son portefeuille. Son attachement pour Louis XVI était probablement à cette heure le seul motif qui le retenait aux affaires, car on ne saurait supposer qu’il aimât pour lui-même le pouvoir humilié et amoindri qui lui restait. Depuis le voyage de Varennes, la plupart des agens étrangers avaient quitté Paris. Le comité s’ingérait de plus en plus dans les affaires du département, sans que cette ingérence apportât du moins en compensation l’appui de Mirabeau, qui venait de mourir. Enfin l’assemblée marchandait les fonds nécessaires en imposant des économies sur tous les services. Montmorin patienta, sur les instances du roi, tant que dura la constituante ; mais il résolut de ne pas affronter l’assemblée législative.

L’assemblée constituante se sépara le 30 septembre 1791 après avoir fait accepter au roi la constitution. Louis XVI avait juré du bout des lèvres : son manque de sincérité, les menées qu’il tolérait autour de lui, ses relations avec les émigrés, les correspondances de la reine avec la cour de Vienne, tout contribuait à gêner le fonctionnement des institutions nouvelles, et à précipiter les événemens. Mais le roi eût-il abdiqué toute arrière-pensée, eût-il donné à la constitution une adhésion franche et sincère, on se prend à douter que le nouveau régime eût pu se maintenir sans secousses violentes quand on voit les dispositions des membres de la législative. Montmorin put bientôt, en ce qui le concerne, se rendre compte que les législateurs suivraient les erremens des constituans, car dès le 16 octobre on nommait un comité diplomatique. Le 31 du même mois, le ministre vint lire un long rapport sur la situation politique de la France, et, rompant cette fois avec l’optimisme, vrai ou supposé, qui avait paru l’animer jusqu’alors, il laissa percer son découragement, montra l’avenir sous de sombres couleurs, et annonça en noble et fier langage qu’il avait remis sa démission au roi.

Ce dernier acte est tout à l’honneur de Montmorin; mais nul ne lui en sut gré : à la fois suspect aux royalistes, qui lui reprochaient ses idées libérales et ses concessions, et suspect aux démocrates, qui lui reprochaient son origine et son affection pour la personne du roi, il était isolé, subissant le sort trop souvent réservé aux esprits modérés et impartiaux. Le succès en politique et la popularité appartiennent aux extrêmes.

La cour hésita quelque temps avant de donner un successeur à Montmorin. On pensait à la fois à M. de Ségur, ambassadeur en Russie, à M. de Choiseul, ambassadeur à Constantinople, l’un et l’autre publicistes et diplomates distingués. Le choix de Louis XVI s’arrêta sur le ministre de l’intérieur, à qui avait été confié par intérim le portefeuille des affaires étrangères, et qui en fut définitivement chargé à la fin du mois de novembre. Valdec de Lessart était un honnête homme, que sa médiocrité surtout avait fait réussir : il était de ces gens qui arrivent aux plus hautes fonctions par le seul motif que, ne portant ombrage à personne, ils n’ont pas trouvé sur leur chemin les inimitiés et les jalousies qui arrêtent trop souvent les intelligences d’élite. — Les circonstances dans lesquelles M. de Lessart arrivait au pouvoir eussent épouvanté un Richelieu. Les émigrés, massés sur nos frontières de l’est, menaçaient d’envahir la France. La cour, harcelée par les frères du roi d’un côté, par le peuple et l’assemblée de l’autre, était accusée par les uns de faiblesse, par les autres de trahison. La vérité est qu’aux Tuileries on poussait moins les étrangers à la guerre que l’assemblée ne le croyait. Le roi rêvait la réunion d’un congrès européen, où il aurait apparu comme médiateur entre l’Europe et la France. Et en attendant il louvoyait entre les deux. Pour obéir à l’assemblée, il adressait des appels pressans et menaçans aux émigrés, qu’il invitait instamment à revenir; en même temps il entretenait une correspondance secrète avec Coblence. Beaucoup de courtisans, chez qui le patriotisme était étouffé par le sentiment de la fidélité au roi, ne dissimulaient point leur vœu de provoquer une intervention armée; la reine était d’accord avec eux, ce qui n’empêchait point qu’une communication officielle fût adressée à l’électeur de Trêves pour demander la dispersion des rassemblemens d’émigrés.

Le malheureux de Lessart, pendant les quelques mois qu’il fut ministre, devait s’expliquer presque tous les jours devant l’assemblée, montrer sa correspondance au comité diplomatique, et laisser les commissaires pénétrer jusque dans ses bureaux.

Le 10 mars 1792, il fut mis en accusation par les girondins. On lui reprochait d’avoir dissimulé une dépêche de l’empereur, on lui faisait un crime de n’avoir pas renseigné les représentans sur les affaires d’Avignon. Les Brissot, les Vergnaud, les Isnard, tonnaient contre le ministre, dont ils se souciaient peu au fond, mais derrière lequel ils voulaient atteindre le roi. De Lessart fut décrété d’accusation sans même avoir été entendu. Dès l’issue de la séance, Dumas courut l’avertir. « Sauvez-vous, lui dit-il; gardez-vous de compter sur la protection des lois. Votre perte est nécessaire aux desseins de la faction : elle est résolue et certaine. — Non, répondit le ministre, je dois à mon pays, au roi, à moi-même, de faire éclater au tribunal de la haute cour l’innocence et la régularité de ma conduite. » En effet, après avoir adressé une protestation au président de l’assemblée, il se livra lui-même et fut dirigé sur Orléans, où siégeait la haute cour. Brissot rédigea lui-même un acte d’accusation portant sur seize chefs. La cour d’Orléans s’était montrée jusque-là impartiale et juste. De Lessart eût pu sans doute y faire triompher son innocence, si ce qu’on appelait alors la justice du peuple lui en eût laissé le temps.

Les girondins étaient les maîtres dans l’assemblée, et, suivant la doctrine parlementaire, il fallait leur donner le pouvoir ; mais les lois du temps ne permettaient pas aux députés d’être ministres. Le roi, décidé encore à céder au courant, dut composer un cabinet parmi les amis des girondins. Ce fut le cabinet des sans-culottes, dont les deux hommes les plus connus sont Roland, chargé de l’intérieur, et le général Dumouriez, qui devait le portefeuille des affaires étrangères à ses relations plus qu’à son expérience diplomatique. Cependant Dumouriez avait voyagé autrefois pour le compte du roi, et avait publié en 1791 un Mémoire sur les affaires étrangères, ce qui, dans une certaine mesure, pourrait expliquer, mais non excuser le choix de Louis XVI. ans ce Mémoire, il esquissait à grands traits les principes de la révolution en matière de politique étrangère : s’abstenir de conquêtes, ne faire que des guerres défensives, n’avoir pas d’alliés particuliers, car « un grand peuple, un peuple juste et libre, est allié naturel de tous les peuples et ne doit pas avoir d’alliances particulières qui le lient ou non aux intérêts et aux passions de tel ou tel peuple. » On remarquera que, si Dumouriez fut peu fidèle à ses deux premiers principes, il se conforma strictement au dernier : il put se féliciter de n’avoir jamais eu d’alliés. — Le Mémoire du général contenait pourtant de sages projets de réformes relativement aux agens de l’intérieur et de l’extérieur, et notamment en ce qui concerne l’organisation des ambassades. Il voulait que les secrétaires fussent tous nommés par l’état et non par l’envoyé. Il faut également lui rendre cette justice qu’il n’allait pas jusqu’à demander, comme certains députés, la suppression des secrets d’état, mais il ne croyait pas qu’il fût nécessaire de connaître son métier pour être un diplomate. « Peu importe, pensait-il, que nos représentans soient sans expérience,… c’est la majesté de la nation qui donnera du poids à nos négociateurs. »

Arrivant au pouvoir avec de pareilles idées, on comprend que Dumouriez ne fit rien pour s’attacher les anciens commis de Vergennes et de Montmorin, qui eussent pu suppléer à sa propre insuffisance. Il apporta la révolution dans les bureaux, qui jusqu’alors avaient été respectés. Hennin, Rayneval, et plus de la moitié des commis sont révoqués ou mis à la retraite. L’ancienne organisation fait place à six bureaux, au-dessus desquels plane un directeur-général des affaires étrangères ; ce haut poste, qui avait été momentanément créé sous Louis XV en faveur de l’abbé de La Ville, fut attribué à un politicien d’aventure nommé Bonne-Carrère, ci-devant voyageur aux frais du roi, ami de Mirabeau, membre du club des jacobins, et qui avait été nommé en 1791 ministre du roi à Liège, où le prince-évêque avait refusé de le recevoir. On se déliait quelque peu de cet homme, chez qui la vivacité de l’intelligence et la souplesse de caractère remplaçaient le sens moral et la dignité. « Tous ces beaux garçons, disait Mme Roland en parlant de lui, me semblent de pauvres patriotes : ils ont l’air de trop s’aimer pour ne pas se préférer à la chose publique. » Dumouriez se porta fort pour son ami. « Les talens de Bonne-Carrère devaient faire oublier sa vie passée : il était repentant, et d’ailleurs Dumouriez affirmait que, s’il se laissait aller à ses goûts, s’il commettait quelque vilenie, il l’expulserait aussitôt. » — Les autres auxiliaires de Dumouriez étaient également des hommes qu’il avait particulièrement connus. Les chefs des six bureaux politiques étaient : Lebrun-Tondu, ci-devant l’abbé Tondu, soldat déserteur, et qui avait fondé le Journal général de l’Europe, sorte de gazette internationale qui parut à Liège de 1785 à 1792, — Noël, ex-tonsuré, régent de collège et publiciste, — Baudry, dont les autographes semblent révéler des connaissances orthographiques limitées, — Colchen, alors le citoyen Colchen, jacobin, plus tard le sénateur Colchen, plus tard encore le comte Colchen, pair de France, — Mendouze, un ancien orfèvre, — enfin Geoffroy, qui seul appartenait à la carrière. Ces premiers commis inexpérimentés avaient sous leurs ordres des employés non moins novices pour la plupart ; mais la quantité suppléait à la qualité. On augmentait le nombre des commis à mesure qu’on réduisait le budget, et, quoique les affaires diplomatiques commençassent à chômer, le peu qu’il y avait à faire était mal fait.

Nous ne nous étendrons pas sur le rôle politique de Dumouriez pendant son passage aux affaires étrangères ; comme tous les girondins, il poussait à la guerre contre l’empereur : on espérait que les hostilités seraient un heureux dérivatif dont la France enfiévrée avait besoin pour se guérir. Général plus que diplomate, Dumouriez préparait les plans de la campagne qu’il se proposait de conduire lui-même, k la cour, on était hésitant : certains courtisans désiraient le triomphe de l’étranger pour assurer le retour à l’ancienne monarchie absolue; la reine, il est triste de le dire, communiquait elle-même à son frère les plans des généraux français. La mort de Léopold précipita les événemens ; son successeur, François, moins tolérant de caractère, donna plus de prise aux griefs de la France. Devant la menace des étrangers de rétablir la monarchie française telle qu’elle était en 1789, Louis XVI ne pouvait plus résister aux sollicitations de ses ministres. Le 20 avril, il se rendit à l’assemblée, et, après un discours qui fut couvert d’applaudissemens, il proposa la guerre contre « le roi de Hongrie et de Bohême, » c’est-à-dire celui à qui il ne manquait que la formalité de l’élection pour devenir l’empereur François. Les députés approuvèrent, et les hostilités ne tardèrent point à s’ouvrir. — Dumouriez, qui était arrivé à son but, dirigea de loin les opérations de guerre, dont les débuts ne furent pas favorables à nos armes. Le peuple criait comme toujours qu’il était trahi : il ne l’était pas encore; mais il y eut des troubles qui motivèrent le projet d’établir un camp de 20,000 hommes devant Paris. On sait que le refus du roi de sanctionner ce projet ainsi que les décrets rendus contre les prêtres non assermentés entraîna la chute du cabinet girondin. Dumouriez avait eu le temps de se faire ouvrir un crédit de 6 millions pour de soi-disant dépenses secrètes occasionnées par la guerre, et dont une partie considérable paraît avoir servi à solder les émeutiers, les révolutionnaires et les massacreurs de septembre : on trouvera de curieux détails sur ce point dans le livre de M. Masson.

Le roi essaya encore de choisir ses conseillers parmi les hommes de gauche. Le nouveau cabinet, le cabinet Feuillant, était appuyé par Lafayette. Malheureusement la popularité du héros des deux mondes avait baissé, et son influence n’était que d’un faible secours. Les affaires étrangères furent confiées à un ami personnel et enthousiaste du général, le marquis de Chambonas, gentilhomme du midi, un de ces hommes de grande famille qui acceptaient sincèrement la révolution. Chambonas était faible de caractère et manquait d’autorité. Appelé tous les jours devant l’assemblée pour s’expliquer sur les événemens, mal secondé par ses commis et parfois dénoncé par eux, il ne songea bientôt qu’à se démettre d’un pouvoir trop lourd pour lui. Au bout d’un mois, pendant lequel il avait assisté impuissant à l’invasion des Tuileries le 20 juin, il écrivit au roi la lettre suivante (15 juillet) :

« Sire, le sieur Scipion Chambonas, ministre des affaires étrangères, mettant sa gloire à posséder et à tenir des mains du roi le portrait de sa majesté, il ose supplier le roi son maître de vouloir bien lui accorder cette insigne faveur. Ses titres pour l’obtenir sont le respect le plus profond et l’attachement inviolable qu’aura toujours pour le roi Louis seize — le ministre des affaires étrangères. »

C’était la formule pour offrir sa démission ; le roi écrivit bon en marge et confia le portefeuille par intérim à M. Du Bouchage, ministre de l’intérieur. Enfin, le 1er août, il prit le parti de s’entourer d’hommes sûrs pour tenter la résistance, après avoir si peu réussi par les concessions. Mais il était trop tard; déjà les jours du roi étaient comptés : la fuite seule aurait pu mettre sa vie en sûreté. Le malheureux Louis XVI n’était pas même capable de l’effort viril nécessaire pour sortir de Paris.

Le chevalier Bigot de Sainte-Croix fut le dernier ministre des affaires étrangères du roi : son premier soin fut de purger le département des hommes trop compromis; mais son pouvoir ne dura que dix jours. Le 10 août, il accompagna le roi dans ce lugubre défilé des Tuileries à l’assemblée. Il prit place avec la famille royale dans la tribune du logotachygraphe ; il assista à la suspension des pouvoirs de Louis et s’entendit nommer un successeur à l’élection. Cent neuf voix désignèrent Lebrun, qui fut proclamé ministre sur-le-champ. On dit que la reine, se penchant vers Bigot de Sainte-Croix, lui dit à l’oreille : « J’espère que vous ne vous en croyez pas moins le ministre des affaires étrangères. » Marie-Antoinette se faisait-elle encore illusion? Cependant, comme il était à craindre que l’assemblée ne rendît un décret de mise en accusation contre Bigot, le roi lui ordonna de partir. Le ministre s’échappa à la faveur d’un déguisement, au milieu de la foule qui entourait la salle des séances.


III.

Ce n’était pas un génie que le ci-devant prêtre et journaliste, premier commis par la grâce de Dumouriez, qui fut nommé ministre par l’assemblée législative; mais il apparaît animé des meilleures intentions, et il faut lui savoir gré de n’avoir dénoncé personne. Lebrun garda les commis de Dumouriez, et en nomma quelques autres, parmi lesquels Maret, qui devait plus tard rentrer au département comme ministre sous le nom de duc de Bassano. Le personnel, toujours augmenté, arriva à compter quatre-vingts employés, plus du double du nombre des commis de Vergennes et de Montmorin. Malgré cela, le travail ne se faisait pas : Lebrun imposait vainement une feuille de présence à signer ; en vain il ordonnait que les bureaux resteraient ouverts le dimanche. Les commis s’occupaient de politique, et les affaires étaient de plus en plus négligées.

Trois semaines après le jour où Lebrun prit le portefeuille se place le plus lamentable épisode de la révolution : les massacres de septembre, résultat du déchaînement des plus odieuses passions populaires et de la lâcheté du gouvernement. Deux des prédécesseurs de Lebrun furent victimes des massacreurs : Montmorin et de Lessart. Le premier, que le roi avait conservé comme conseiller particulier, avait été enfermé à l’Abbaye sans motifs, comme suspect. Il avait le sentiment de sa fin prochaine quand il fut tiré de sa prison le 2 septembre et traduit devant une espèce de tribunal, qui n’était qu’une sinistre parodie des formes de la justice. Il répond fièrement au citoyen Maillard, qui présidait, et lui dénie le droit de rendre la justice. Un des assistans l’interrompt et dit brusquement : « Monsieur le président, les crimes de M. de Montmorin sont connus, et, puisque son affaire ne nous regarde pas, je demande qu’il soit envoyé à La Force. — Oui! oui! à La Force! crièrent les juges, — Vous allez donc être transféré à La Force, dit ensuite le président. — Monsieur le président, puisqu’on vous appelle ainsi, réplique Montmorin du ton le plus ironique, je vous prie de me faire avoir une voiture. — Vous allez l’avoir, » répondit froidement Maillard. Un instant après, le malheureux sort, une foule affolée se rue sur lui; on l’égorgé malgré sa résistance, et on se partage ses membres sanglans. La haine aveugle de ce peuple s’acharna contre la famille de sa victime : deux ans plus tard, Mme de Montmorin était guillotinée avec son fils sur un jugement du tribunal révolutionnaire. Cinq jours après Montmorin, périssait son successeur : on se rappelle que de Lessart, décrété d’accusation par les girondins, avait été transféré à Orléans pour être jugé par la haute-cour. Il était en état de détention préventive, ainsi qu’un assez grand nombre d’inculpés politiques. La commune de Paris obtint de l’assemblée l’autorisation de ramener dans la capitale les prisonniers d’Orléans. Le 24 août, un individu connu sous le nom de Fournier l’Américain partit pour les chercher avec une bande d’hommes armés. L’assemblée comprit bientôt quel sort leur serait réservé à Paris ; le 2 septembre, elle ordonna que les prisonniers fussent renvoyés à Saumur. L’ordre fut mal exécuté : au lieu de rebrousser chemin, le convoi, escorté par Fournier, prit la route de Versailles. La municipalité de Versailles alla au-devant des prisonniers et demanda qu’ils fussent enfermés à l’Orangerie. Malheureusement une foule énorme, ameutée par des émissaires de la commune, exigea qu’ils lui fussent livrés. Le maire de Versailles tâche de faire entendre raison à ces forcenés, mais la foule l’entoure et le menace; il se consume en vains efforts jusqu’au moment où un fort de la halle l’enlève. Aussitôt les prisonniers sont assaillis à coups de lance et de couteau; une mêlée terrible s’engage. Sur cinquante-deux prisonniers, huit seulement s’échappèrent; au nombre des morts était de Lessart, que sa situation d’ancien ministre désignait spécialement à la haine des massacreurs.

Ces scènes sanguinaires, odieux prélude de la terreur et de l’organisation officielle des massacres, coïncident avec la fin de l’assemblée législative, qui disparut en en portant la responsabilité. Mais au moins elle ne les commanda pas ; ce triste rôle était réservé à la convention. Lebrun, qui avait assisté sans protester à l’assassinat de ses deux prédécesseurs, n’avait pas à l’extérieur une plus haute situation qu’au dedans. Il présenta aux nouveaux députés un rapport assez sombre sur la position de la France en Europe, sur son isolement absolu. La convention répondit par la fière déclaration du 26 septembre, annonçant que la république n’ouvrirait pas de négociations avant que le territoire français eût été évacué. C’était là une déclaration bien osée; la seule excuse de la convention, c’est qu’elle a su, grâce surtout à l’indomptable énergie de quelques hommes, diriger les événemens militaires de telle sorte qu’elle n’eut pas besoin de manquer à son programme. La convention était patriote et française, elle était fière devant l’étranger, elle sut chasser l’ennemi au-delà des frontières. Il serait injuste que ses crimes à l’intérieur le fissent oublier.

Après la mort du roi, au procès de qui Lebrun ne prit qu’une part indirecte, l’isolement de la France devint plus complet encore. L’Angleterre chassa les agens di la république, et en réponse la convention lui déclara la guerre. Bientôt après, la trahison de Dumouriez mettait le pays à deux doigts de sa perte. Le 1er avril 1793, Lebrun fut accusé par Danton comme complice du général dont il était l’ami, et les dénonciations se multiplièrent contre lui. On sait comment les girondins furent arrêtés à la suite de la pression exercée pendant les derniers jours de mai sur la convention par le peuple en armes. Lebrun fut mis en état d’arrestation chez lui le 4 juin, il ne cessa pourtant pas pour cela d’être ministre et signa des nominations jusqu’au jour où il fut remplacé (21 juin). Plus tard il essaya vainement d’échapper à la proscription : il mourut sur l’échafaud dans les derniers jours de 1793. C’est le troisième ministre des affaires étrangères qui est tué par la révolution. Trois fonctionnaires du département Baudry, Maindouze et Jozeau, partagèrent le sort de leur chef.

Le successeur de Lebrun, Deforgues, était un adjoint au ministère de la guerre que rien ne semblait particulièrement désigner au choix de la convention, si ce n’est qu’il avait conservé, malgré ses opinions avancées, les usages et la politesse de l’ancien régime. C’était, en même temps qu’un homme de bon ton, un esprit intelligent et ferme, aimant la fréquentation des gens qui savaient allier comme lui les idées nouvelles aux manières d’autrefois. Cependant il dut adopter officiellement le protocole révolutionnaire, et c’est lui qui introduisit le tutoiement dans le style diplomatique. C’est ainsi qu’en annonçant à Reinhard, ancien agent du ministère, qu’il le nommait premier commis, il écrivait : « D’après les preuves de patriotisme et de talent que tu as données, citoyen, dans les différentes missions diplomatiques dont tu as été chargé, j’ai cru ne pouvoir mieux confier qu’à toi la place de chef de bureau de la troisième division. » Sous cette forme insolite, Deforgues ne faisait que rendre justice à un homme d’un vrai mérite qui devint lui-même ministre sous le directoire. Les autres nominations qu’il signa prouvent, pour la plupart, qu’il se connaissait en hommes; ses choix étaient presque toujours bons. Outre Reinhard, c’est lui qui distingua Miot, plus tard le comte Miot de Melito, auteur de mémoires estimés. — Parmi les anciens employés, aucun ne fut inquiété.

Grâce à Deforgues, l’hôtel des affaires étrangères, qui était alors rue Cerutti, devint le refuge de quelques hommes de goût qui vivaient entre eux et tâchaient de se faire oublier pour traverser sans attirer l’attention la sinistre période de la terreur. Ils se réunissaient souvent à la table du ministre, où ce dernier conviait aussi ses puissans patrons : Danton, son ami particulier, Fabre d’Églantine, Robespierre. Les premiers commis, assis timidement au bout de la table, contemplaient avec effroi ces farouches conventionnels. Danton, paraît-il, était le plus aimable, il causait volontiers beaux-arts et belles-lettres, il vantait les charmes de la vie domestique; Robespierre, moins porté vers l’églogue, parlait diplomatie et politique, au besoin il conférait des affaires de service avec les commis. En 1794, quand ces deux hommes se furent brouillés, c’est un commis aux affaires étrangères, et probablement à l’instigation de Deforgues, qu’on chargea de les réconcilier; ils furent invités à dîner au mois de mars chez un certain Humbert, financier, puis marchand de bois, qui semble avoir été de ces personnages riches, vaniteux et médiocres qui aiment à s’entourer de parasites de haut parage. Mais Robespierre fut (c froid comme un marbre, » et cette tentative in extremis fut bientôt suivie de l’exécution des dantonistes.

Les occupations professionnelles de Deforgues étaient presque nulles. Lors de son arrivée au ministère, la France n’avait de relations officielles qu’avec Genève, Malte et le Danemark, qui, même à cette époque, nous demeura fidèle. Quant à négocier avec l’ennemi, qui était sur le territoire français, il ne pouvait en être question publiquement après le décret du 26 septembre 1792, dont l’idée fondamentale avait été reproduite dans l’article 121 de la constitution de 1793. En vain Mercier avait voulu s’opposer à l’insertion de cet article. « Vous flattez-vous d’être toujours victorieux? disait-il; avez-vous fait un pacte avec la victoire? — Nous en avons fait un avec la mort! » répondit Bazire. Il faut croire que cet argument parut sans réplique, puisque l’article fut admis. Ajoutons que, malgré tout, on négociait avec les Prussiens. La divulgation par un commis du départ d’un agent secret pour la Prusse donna même lieu à la publication d’un règlement sévère pour imposer la discrétion au personnel du département. Une autre cause, plus sérieuse encore, de l’abaissement de la situation du ministre des affaires étrangères, c’était l’importance de plus en plus prépondérante et envahissante du comité de salut public. Quand le gouvernement révolutionnaire eut été complètement organisé, le 14 frimaire (4 décembre 1793), les ministres ne furent plus que des valets. Chacun d’eux devait « rendre tous les dix jours un compte particulier et sommaire des opérations de son département. » Dès cette époque, un bureau des relations extérieures fut établi près du comité; le chef de bureau, qui s’appelait Mandru, correspondait avec Deforgues. Le comité en vint à nommer tous les agens et à réglementer tous les détails des services. C’est lui enfin qui fit transporter le siège du ministère de la rue Cerutti à l’hôtel Galiffet, rue du Bac (février 1794).

On s’acheminait ainsi lentement vers le moment où il n’y aurait plus de ministère. Cependant, si effacé que fût son rôle, Deforgues avait à se produire quelquefois devant la convention, et lors de la proscription des dantonistes, Robespierre pensa à lui pour se rappeler qu’il était ami de Danton. Décrété d’accusation le 13 germinal (1er avril 1794), il fut quelques jours plus tard interné au Luxembourg. En vain il adressa à Robespierre une lettre éplorée où il rappelait leurs bonnes relations d’autrefois. On ne lui répondit pas, et c’est le 9 thermidor qui le sauva. Il mourut en 1840, pensionné par le gouvernement de juillet.


IV.

Le jour même de l’arrestation de Deforgues paraissait le fameux rapport à Carnot sur l’organisation des services administratifs. Jusqu’alors on avait, dans les grandes lignes au moins, conservé les institutions de l’ancien régime : il y avait des ministres, six au lieu de quatre, chargés des mêmes fonctions. Le conseil exécutif n’était qu’une reproduction des anciens conseils. Sur les propositions de Carnot, on supprima les ministères, « institution créée par les rois pour le gouvernement héréditaire d’un seul, pour le maintien de trois ordres, pour des distinctions et pour des préjugés. Cette machine politique ne pourrait vaincre ses frottemens et s’arrêterait par nécessité ou se briserait, ou agirait à contre-temps. Cependant la France a besoin d’un gouvernement;... mais ce gouvernement ne doit être que le conseil du peuple, l’économe de ses revenus, la sentinelle chargée de veiller autour de lui pour écarter les dangers, puisque le peuple ne peut pas ordinairement délibérer en assemblée générale. C’est par l’oubli de ces principes que la tyrannie s’est établie; pour rétablir ces principes, divers moyens se présentent : le choix des hommes qui composent le gouvernement, leur amovibilité, leur responsabilité, la subdivision et l’atténuation des fonctions exécutives. » On crut se conformer à ces principes en formant douze commissions au lieu de six ministères. La commission des relations extérieures ne comprenait qu’un commissaire. Plusieurs individus se succédèrent à ce poste dans les premiers jours de germinal : un sieur Goujon, le citoyen Hermann, ancien président du tribunal révolutionnaire, qui fut lui-même remplacé par Buchot, le 20 germinal.

Buchot appartient à la légende au moins autant qu’à l’histoire. On sait qu’il fut l’auteur de sa fortune. Ancien maître d’école suivant Miot, abbé défroqué suivant Lebas, ex-juge en Franche-Comté suivant lui-même, Buchot était substitut de l’agent national Payan, quand Robespierre le fit nommer ministre (il porta quelquefois ce titre par la force de l’habitude, quoiqu’il ne fût officiellement que commissaire). C’est Robespierre qui l’avait distingué; il le tenait pour « un homme énergique et probe, capable des fonctions les plus importantes. » Lebas aussi le couvre d’éloges qui, suivant d’autres contemporains, ne seraient guère mérités. « Son ignorance, dit Miot, ses manières ignobles, sa stupidité, dépassaient tout ce qu’on peut imaginer. Pendant les cinq mois qu’il fut à la tête du département, il ne s’en occupa nullement, et était incapable de s’en occuper. Les chefs de division avaient renoncé à venir travailler avec lui; il ne les voyait ni ne les demandait. On ne le trouvait jamais dans son cabinet, et quand il était indispensable de lui faire donner sa signature pour quelque légalisation, seul acte auquel il avait réduit ses fonctions, il fallait aller la lui arracher au café Hardy, où il passait habituellement ses journées. »

Avec un pareil ministre, l’indiscipline régnait plus que jamais dans les bureaux et le service était en souffrance. Le public se plaignait des commis ; mais les commis n’avaient-ils pas quelques raisons de se plaindre du gouvernement? Leurs traitemens, déjà bien écornés depuis Louis XVI, furent réduits d’une façon scandaleuse ; et on annonçait que ce n’était qu’un commencement. « Les emplois, disait le comité, sont pour des patriotes, des pères de famille, et les denrées sont chères. On ne pourra que plus tard réduire les traitemens sans souffrance et par conséquent sans injustice ; mais, au règne de l’égalité, peut-on laisser exister une disproportion énorme entre deux hommes qui, rapprochés de la nature par le régime républicain, sont présumés n’avoir à peu près que les mêmes besoins? Les talens, dira-t-on? Sans doute, il est permis d’y avoir égard, mais il faut graduer par des nuances insensibles et le talent et le salaire. Celui qui a plus de talent doit trouver son excédant de jouissance dans ce même talent, et non pas le chercher dans une augmentation de traitement. » Les malheureux commis devaient faire au ministère deux séances par jour : de huit heures du matin à deux heu-es, et de cinq heures à huit heures et demie du soir. Comme ils trouvaient singulier qu’on exigeât une assiduité d’autant plus grande qu’on les payait moins et plus irrégulièrement, le règlement n’était pas observé. Le comité nomma pour y tenir la main un surveillant spécial : c’était l’espionnage entrant dans l’administration, la délation ayant droit de cité, la terreur jusque dans les bureaux. Le surveillant du département, — il y en avait aussi dans les autres ministères, — avait nom Pigneux : c’était un ancien menuisier. Malgré cela, il n’y eut pas de dénonciations parmi les commis : à quoi faut-il l’attribuer ? aux parties de billard de Bachot, ou à la longanimité du citoyen Pigneux ?…

Le 9 thermidor fut accueilli dans les bureaux des affaires étrangères comme dans la France entière avec un immense soupir de soulagement. L’orgie sanglante était à sa fin : on respirait. Le nouveau comité de salut public rompit avec les procédés de Robespierre. La détente générale se fit sentir au département : on fut bientôt débarrassé de Pigneux et du travail du soir. Quant à Buchot, le comité paraît l’avoir oublié. Il chercha un commissaire, et nomma Miot sans penser à révoquer le titulaire du poste (18 brumaire an III (8 novembre 1794). Buchot apprit par un journal qu’il acheta dans la rue qu’on lui avait nommé un successeur. Cette nouvelle l’atterra : aux complimens de condoléance de Miot, il répondit en demandant une place de commis. Le nouveau commissaire s’efforça vainement de lui faire comprendre qu’il serait inconvenant à lui d’entrer comme subalterne dans une administration dont il avait été le chef. Buchot ne comprit pas : il s’indigna contre ses amis poétiques qui l’avaient arraché à sa province et l’abandonnaient sur le pavé. « Si vous ne me jugez pas digne d’être commis, dit-il enfin, gardez-moi du moins comme garçon de bureau. » Miot fut inflexible : il autorisa seulement le malheureux à venir coucher encore à l’hôtel Galiffet. Un beau jour, Buchot prit ses hardes et disparut, après avoir, à ce que prétend Lebas, fait faire une collecte à son profit dans les bureaux. En 1808, il était commis de l’octroi sur le quai de la Tournelle, échoppe no 2. M. de Champagny, informé de la situation précaire de son prédécesseur, lui fit attribuer une pension de 6,000 francs.

C’est pendant que Miot était commissaire, et plusieurs mois après la terreur, que le gouvernement révolutionnaire fut le plus complètement organisé, en ce qui concerne les relations extérieures. Le comité de salut public, — chose bien remarquable, — s’autorisait de la pratique de l’ancien régime. « Le département des affaires étrangères sous l’ancienne monarchie, lisons-nous dans un rapport de la fin de l’an II, était le seul bien administré. Depuis Henri IV jusqu’en 1756, les Bourbons n’ont pas commis une faute majeure. Depuis Henri IV jusqu’au régent, les rois ou un premier ministre dirigeaient, lisaient et signaient de leur propre main les dépêches. Le ministre n’était qu’un scribe, un secrétaire d’état des volontés du maître. Ce maître était l’héritier de quelque principe de famille, de quelques axiomes, bases des vues ambitieuses de la maison de Bourbon, au préjudice des maisons rivales. Nos tyrans ne s’écartèrent jamais de ces axiomes et, forts de l’industrie nationale, ils parvinrent à donner à la France les degrés d’étendue qui en ont fait la puissance la plus terrible au dehors. Dans toutes nos guerres, une province nouvelle était la récompense de notre politique et de l’usage de nos forces. » Il est impossible d’indiquer plus exactement l’ancienne politique française, à laquelle on éprouvait le besoin de se rattacher pour l’avenir. Le comité crut devoir prendre pour lui le rôle des rois, c’est-à-dire la direction générale de la politique. Dès lors il lui fallait des bureaux; sous le nom de « section des relations extérieures, » le comité institua auprès de lui une sorte de ministère restreint, chargé uniquement de la politique. Il y avait donc alors deux ministères des affaires étrangères, puisque la commission n’avait pas été supprimée.

L’un et l’autre furent transformés profondément. La section des relations extérieures, sur laquelle Martin de Douai paraît avoir eu longtemps la haute main, comprenait trois bureaux dont les chefs étaient Reinhard, Otto et Colchen, qui se partageaient la correspondance politique. Les bureaux de la commission étaient calqués sur ceux de la section : ils ne devaient s’occuper que des affaires commerciales et des réclamations particulières. — L’ignorance du passé diplomatique était ce qui gênait le plus les membres du comité de salut public : ainsi qu’on l’a vu, ces hommes nouveaux, ardens à tout transformer, sentaient eux-mêmes que l’histoire est la principale conseillère de la diplomatie. Pour s’inspirer des précédens et se pénétrer de la politique des rois, il fallait compulser le dépôt des archives, source unique et indispensable. Dans cette vue, le comité groupa, sous le nom de bureau d’analyse, un certain nombre de commis et de publicistes qui furent chargés d’écrire une histoire de la diplomatie française depuis la paix de Westphalie. Les uns travaillaient à Versailles, au dépôt, qui n’avait pas encore été transféré à Paris, d’autres à la commission, d’autres enfin auprès du comité, pour analyser les négociations les plus récentes. Anquetil et Flassan sont les membres les plus connus du bureau d’analyse ; le premier fit partie du département jusqu’à sa mort; le second y puisa les élémens de son Histoire de la diplomatie française, l’ouvrage classique sur la matière. Malheureusement le bureau n’a pu achever ses travaux : les analyses qu’il a laissées font regretter les nombreuses lacunes qui restent à combler. — Parmi les autres réformes relatives à l’organisation diplomatique et faites par le comité de salut public, nous citerons la création de l’agence du département à Marseille, qui a existé jusqu’en 1874, et qui rendait de grands services à une époque où la distance entre Paris et Marseille n’avait pas encore été accourcie par le chemin de fer. Il fut également décidé qu’on reviendrait au système de l’ancien régime pour les ambassades et légations françaises à l’étranger : on laissa subsister les mêmes postes qu’en 1789, avec des traitemens s’élevant à la moitié de ceux des envoyés de France avant la révolution et payables en or.

En même temps que le comité faisait preuve, dans l’arrangement des services, d’une véritable intelligence des nécessités diplomatiques, il prenait de sages mesures pour faciliter la reprise des relations officielles avec l’Europe. C’est ainsi qu’il fit lever les scellés apposés pendant la terreur sur les archives de plusieurs missions étrangères. Une autre raison plus sérieuse amenait les puissances à des dispositions plus conciliantes à l’égard de la France : pendant que les idées les plus saugrenues triomphaient à l’intérieur, pendant que le sang coulait à flots dans Paris, nos armées se couvraient de gloire aux frontières. Il fait bon détourner les yeux des horreurs dont la capitale était le théâtre pour admirer ces vaillantes armées de la Meuse, du Rhin, des Alpes, des Pyrénées qui refoulaient partout l’ennemi. L’Europe comprit qu’il fallait compter avec la France révolutionnaire; de son côté, la France victorieuse avait besoin de paix : l’abîme qui la séparait de l’Europe se comblait peu à peu.

A la chute de Robespierre, le corps diplomatique à Paris se composait de MM. Kounemann, chargé d’affaires du Danemark, Boccardi, agent de la république de Genève, Cibon, chargé d’affaires de Malte. Gouverneur Morris, ministre des États-Unis d’Amérique, était parti, et Monroë, son successeur, n’était pas encore arrivé. Monroë, le même qui devint président de l’Union et a laissé son nom à une doctrine politique célèbre, arriva à Paris environ quinze jours après le 6 thermidor. Il ne savait guère à qui présenter ses lettres de créance et écrivit au président de la convention. On décida qu’il serait reçu par la convention elle-même. Comme dans les républiques grecques, comme dans cette Sparte, que les conventionnels aimaient à imiter, le ministre américain fut introduit au milieu de l’assemblée; des discours furent échangés, et le président, après avoir donné l’accolade au nouveau venu, l’admit aux honneurs de la séance. Sur la proposition d’un membre, il fut voté que le drapeau américain flotterait à côté du drapeau tricolore dans la salle des réunions. Les discours prononcés à cette occasion furent traduits dans toutes les langues et publiés à des milliers d’exemplaires. Ne sent-on pas dans ce cérémonial les tendances cosmopolites de la révolution, qui croyait la France trop étroite pour la propagation de ses idées et s’imaginait naïvement qu’elle allait transformer l’univers? Les États-Unis, qui ne partageaient pas cette manière de voir, refusèrent de placer dans la salle du congrès le drapeau français que leur offrit le citoyen Adet, ministre de la république. Cela donna lieu à une curieuse correspondance où les tendances différentes des deux pays sont nettement accusées. — Ce n’est qu’en février 1795 que le premier représentant d’un état monarchique se montre à Paris. Le chevalier Carletti, chambellan du grand-duc de Toscane, prince royal de Hongrie et de Bohême, est reçu démocratiquement par le citoyen Thibaudeau, président de la convention, qui lui donne l’accolade. Deux mois après, le baron de Staël, ambassadeur de Suède, est également introduit, mais avec plus de solennité : on lui offre un siège en face du président, et il parle assis. A cela près, même cérémonie : discours, accolade et publication du procès-verbal traduit dans toutes les langues.

Miot, ayant été envoyé à Florence en qualité de ministre, fut remplacé à la commission par Colchen. Se douterait-on qu’il y avait un commissaire aux affaires étrangères du nom de Colchen pendant que la France signait les glorieux traités de Bâle? Son nom ne paraît nulle part dans les négociations, sur lesquelles le comité de salut public a la haute main et que conduit Barthélémy, un vétéran de la carrière, ambassadeur en Suisse. Du reste, le comité avait eu soin de se faire attribuer des pouvoirs assez étendus pour pouvoir négocier sans en référer tous les jours à la convention. On lui accorda des pouvoirs autrement larges que ceux qu’on avait laissés en 1790 à Louis XVI. Le décret du 22 ventôse (12 mars 1795) lui donnait la faculté de négocier «les trêves, les traités de paix, d’alliance et de commerce, » sauf la ratification de l’assemblée, — excepté pour les arrangemens secrets, qu’il pouvait conclure seul, en tant qu’ils n’infirmaient pas les actes publics. — C’est grâce à ces pouvoirs étendus que le comité mena à bonne fin les négociations de Bâle, qui aboutirent à la paix avec la Prusse, l’Espagne et quelques puissances secondaires. Le faisceau de la coalition était brisé, et la France était en possession de ses frontières naturelles : le Rhin, le Jura et les Alpes.

V.

En même temps que ces grands événemens s’accomplissaient au dehors, la convention élaborait la constitution de l’an III. Le gouvernement du directoire marqua un retour aux anciennes idées, et, pour ce qui fait l’objet de cette étude, ce fut un retour au bon sens. On a vu la désorganisation, commencée avec Dumouriez, atteindre son apogée avec Buchot. Cette triste histoire est finie. Les symptômes favorables qui se montrent dès le lendemain du 9 thermidor vont se développer, et le moment est proche où le grand maître de la diplomatie française moderne va marquer l’office des affaires étrangères de l’empreinte de son génie.

Le directoire revint au système des ministères. On ne vit plus cette bizarrerie d’un département politique auprès du pouvoir, faisant double emploi avec la commission. Complètement reconstitué suivant un projet de Thibaudeau, le département des relations extérieures comprit dix bureaux : secrétariat intime, — secrétariat général, — quatre bureaux politiques, — contentieux, — consulats, — archives, — défenses. — A la tête des services, on plaça un ex-conventionnel, membre du conseil des anciens, dont le principal mérite était d’avoir voté la mort de Louis XVI. Aux yeux de la postérité, il n’est que le père d’Eugène Delacroix. Sans influence dans le gouvernement ni sur son personnel, Delacroix fut un des plus ternes parmi nos ministres des affaires étrangères. Quant aux commis, ils avaient été plus malheureux, a La hiérarchie morale des commis est bien changée depuis dix ans, écrivait un contemporain. Autrefois le commis de bureau prenait le pas sur le commis de banquier, et regardait avec dédain le commis marchand, qu’il appelait un courtaud de boutique. Aujourd’hui ce dernier est le seul qui par sa tournure se fasse remarquer. Le commis de banquier vient après, et le pauvre commis de bureau ensuite. » Mal payés et en assignats, les commis de Delacroix travaillaient peu et faisaient de l’opposition. Certains poussaient l’esprit de révolte jusqu’à se traiter de monsieur et se dire vous. Le directoire avait horreur de ces velléités de retour aux formes de l’ancienne politesse; il publia à ce sujet une circulaire qui est un pur chef-d’œuvre, et dont nous ne résistons pas à transcrire quelques phrases : « Si dans ces derniers temps, citoyens, le langage républicain s’est altéré et si l’expression la plus honorable pour tout Français qui sent la dignité de son être semble aujourd’hui dédaignée par les amis de l’ancien régime, ce n’en est pas moins un vrai scandale qu’il se trouve dans les administrations générales ou locales des employés qui affectent eux-mêmes de substituer le mot monsieur à celui de citoyen….. Dans l’ancienne Grèce, les habitans d’une de ses villes s’étaient livrés à une incontinence extrême. Un décret, qui n’était qu’une satire sanglante, leur permit de s’enivrer. Qu’il soit de même permis à tous ceux qui ne se sentent pas dignes de porter le nom de citoyen de s’en attribuer un autre... Que ceux qui veulent monsieuriser rentrent, dans les coteries qui admettent ce langage, mais ces messieurs doivent renoncer à être employés par la république... » Pourquoi faut-il trouver au bas de ce ridicule factum le nom si dignement respecté de Carnot? — On enjoignit également aux envoyés de France de n’accepter jamais d’autre qualification que celle de citoyen.

Heureusement les généraux faisaient les affaires de la France pendant que le directoire défendait de monsieuriser Bonaparte et Moreau repoussaient les impériaux en Italie et en Allemagne. Les généraux négociaient, ils signaient des traités que Delacroix n’avait qu’à classer dans ses cartons. D’ailleurs il semble que le directoire, continuant les traditions du comité de salut public, se défiait de son ministre et préférait agir directement. Rewbel, qui avait jadis étudié à l’université de Strasbourg, célèbre pour le droit des gens, et se croyait des aptitudes particulières pour la diplomatie, dirigeait de haut les négociations.

Delacroix s’usait peu à peu, en même temps que grandissait la situation de l’homme éminent qui allait diriger la politique extérieure de notre pays pendant la première partie, la plus brillante de la période napoléonienne. Depuis longtemps la réputation de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord était faite. Dès 1789, on avait pensé à l’évêque d’Autun, et si la constituante n’avait déclaré incompatibles les fonctions de ministre et celles de député, Mirabeau, devenu premier ministre, l’aurait probablement donné comme successeur à celui qu’il appelait irrévérencieusement alors « l’animalcule Montmorin. » Agent secret incomparable, Talleyrand fut employé successivement, et parfois en même temps, par le roi, par Égalité, par Danton. Il puisait dans toutes les bourses, et tout lui réussissait : on pouvait déjà dire de lui, comme plus tard le disait Napoléon, qu’il était toujours en état de trahison, mais de complicité avec la fortune. En l’an v, il devient à Paris l’homme à la mode : appuyé par les femmes, Mme de Staël entre autres, ami de Barras, il fut porté au pouvoir par un accord unanime. Tout le monde était subjugué, à l’exception du président du directoire, prœter atrocem animum Catonis! « Il a vendu son ordre, disait Carnot, son roi et son Dieu, il vendra le directoire tout entier. » — Carnot dut pourtant signer la nomination de Talleyrand, qui prit le portefeuille des mains de Delacroix, le 30 messidor an V (18 juillet 1797). Le premier soin du nouveau ministre fut d’annoncer son avènement à celui qui apparaissait déjà aux esprits clairvoyans comme l’homme du destin. Il écrivit au général Bonaparte une lettre charmante et de la plus exquise flatterie, que Sainte-Beuve cite quelque part. « Je m’empresserai, disait-il, de vous faire parvenir toutes les vues que le directoire me chargera de vous transmettre, et la renommée, qui est votre organe ordinaire, me ravira souvent le bonheur de lui apprendre la manière dont vous les aurez remplies.» — Dès que le général revint à Paris après la signature du traité de Campo-Formio, qui mettait l’empire aux pieds de la France, le ministre, comme bien on pense, se déclara son admirateur passionné. Le décadi 20 frimaire an VI, le directoire organisa une fête pompeuse pour recevoir le jeune héros et les étendards ennemis qu’il rapportait. La cour du Luxembourg fut tendue des plus riches tapisseries du Garde-Meuble, et couverte d’une immense toile. Au fond se dressait l’autel de la patrie, aujourd’hui passé à l’état de métaphore, mais qui avait alors une réalité tangible sous forme d’un fût de marbre blanc. Talleyrand présenta Bonaparte aux cinq directeurs, après lui avoir adressé la plus flatteuse harangue. Ce n’était pas assez pour le ministre : il voulut avoir Bonaparte chez lui. Le département des relations extérieures était installé, on se le rappelle, à l’hôtel Galiffet. On y avait adjoint l’hôtel Maurepas, contigu, pour installer les archives, récemment transportées de Versailles à Paris. L’hôtel Galiffet, aujourd’hui environné de constructions, mais dont on voit encore les hautes colonnes ioniques au n° 71 de la rue de Grenelle, demeura jusqu’en 1820 l’hôtel des affaires étrangères. Le 2 janvier 1798, l’hôtel était paré de guirlandes de fleurs, et décoré des plus belles tapisseries ; c’était le jour fixé pour recevoir Bonaparte : le galant évêque d’Autun avait attendu le retour de Mme Buonaparte pour lui consacrer tout spécialement la fête. Fleurs, musique, feu d’artifice, souper de 300 couverts, toast, chansons, rien ne manquait : les brillans costumes des directeurs, des fonctionnaires, des officiers, les légères toilettes des femmes, donnaient un aspect féerique à la réunion. Le général Bonaparte fit le tour du bal avec Arnaut; un instant la foule les sépara, et Arnaut s’était assis sur une banquette dans un coin du salon. Mme de Staël l’aperçoit, vient à lui, et lui demande de la présenter à son général, et c’est alors qu’eut lieu cette conversation si souvent répétée que l’auteur de Corinne ne pardonna jamais à Napoléon. « Général, dit Mme de Staël, quelle est la femme que vous aimeriez le mieux? — La mienne. — C’est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus? — Celle qui sait le mieux s’occuper de son ménage. — Je le conçois encore. Mais enfin quelle serait pour vous la première de toutes les femmes, mortes ou vivantes? — Celle qui a fait le plus d’enfans, » répond Bonaparte avec un sourire. Et, comme pour prouver ce qu’il a avancé, il va rejoindre sa femme et reste auprès d’elle pendant tout le souper. — Talleyrand dépensa 12,730 livres sans compter les chanteurs et le souper; mais Bonaparte partit satisfait, et ce n’était pas un mauvais placement.

Le directoire agissait avec Talleyrand à peu près comme avec Delacroix. Seul il signait les traités; seul il amena la nouvelle rupture avec la maison d’Autriche. Le ministre était à peine avisé des nominations d’ambassadeurs; on lui demandait des lettres de créance en blanc. Il ne faut donc pas s’étonner si ce premier ministère de Talleyrand fut un peu effacé. Il reste cependant de cette époque quelques sages règlemens, sans parler des nouveaux arrêtés contre les commis qui persistaient à monsieuriser; il fut par exemple interdit aux agens français de contracter mariage sans autorisation du ministre, et de s’occuper de politique dans leurs correspondances particulières, de peur qu’on abusât des renseignemens qu’ils pourraient donner. Enfin les consulats, que Delacroix avait rattachés aux bureaux politiques, en furent de nouveau séparés. Talleyrand estimait que les fonctions diplomatiques et les fonctions consulaires sont absolument différentes. Il jugeait trop dangereux l’empiétement des consuls dans les attributions des agens politiques pour confier aux mêmes commis le soin de correspondre avec les uns et avec les autres. A la tête du bureau des consulats, il plaça d’Hermand, et comme sous-chef il choisit d’Hauterive, un des hommes les plus distingués qui aient traversé la carrière.

Cette situation de ministre chef de bureau ne convenait guère à Talleyrand : il ne tarda pas à s’en lasser tout à fait. En 1799, Bonaparte était parti pour l’Egypte, le directoire était en décomposition. Attaqué par les jacobins dans les conseils, peu soutenu par les directeurs, l’ex-évêque d’Autun donna sa démission (2 thermidor an VII, 20 juillet 1799). Il savait toujours se retirer à temps quand la maison menaçait ruine. Ce ne fut du reste qu’une retraite momentanée ayant pour effet de faciliter son admissibilité dans le gouvernement qui triompherait.

Son successeur, Reinhard, ne fit guère qu’un intérim. On connaît déjà ce Wurtembergeois passé au service de France et tout dévoué à sa patrie d’adoption. Il était de ces hommes qui ne brillent qu’au second rang, mais non pas sans valeur. « L’étude de la théologie, où il se fit remarquer dans le séminaire de Dekendorf et à la faculté protestante de Tubingue, lui avait donné une souplesse et une force de raisonnement que l’on retrouve dans toutes les pièces qui sont sorties de sa plume. » Talleyrand, qui a écrit ces lignes, aurait pu dresser une longue liste des diplomates qui, ayant commencé par être d’église, devaient à ce commencement leurs plus remarquables qualités : lui-même n’en est-il pas l’exemple le plus frappant? — Reinhard s’efforça de reconstituer le personnel de son département; il renvoya nombre de commis indignes entrés à la faveur de la révolution, et s’attacha, en améliorant leur situation, des hommes comme La Besnardière et d’Hauterive.

Malgré ses louables efforts, Reinhard manquait d’autorité politique, et quand Bonaparte, après le 18 brumaire, eut besoin d’un véritable ministre, il pensa à Talleyrand, qui reprit le portefeuille après un éloignement de quatre mois. Reinhard fut nommé ministre de France en Suisse : il devait mourir pair de France en 1837, après avoir rempli nombre de missions diplomatiques.

Avec le consulat, la période révolutionnaire est close. Nous nous bornerons à indiquer en terminant ce que fut le ministère des relations extérieures sous Napoléon. Reinhard avait déjà, à l’imitation de l’ancien régime, rétabli deux directions politiques, l’une pour le nord, l’autre pour le midi. Talleyrand n’y toucha pas : les deux premiers commis étaient, en 1800, Durant et d’Hauterive. Le second devint le bras droit de Talleyrand. Ils s’étaient connus dans leur jeunesse à Chanteloup, la retraite de Choiseul disgracié; ils avaient appris à s’apprécier, en même temps qu’ils puisaient dans la fréquentation de l’illustre ministre les traditions de l’ancienne diplomatie. En 1805, Durant fut remplacé par La Mesnardière, un des plus brillans rédacteurs qu’ait jamais possédés le département. L’influence de d’Hauterive était considérable : c’est lui qui imagina de recruter les secrétaires d’ambassade parmi les auditeurs au conseil d’état, qui formaient l’élite de la jeunesse; ce fut un usage très fréquemment suivi pendant les dernières années de l’empire. À cette époque d’ailleurs, les grades dans la hiérarchie diplomatique, très rigoureusement établie, étaient la propriété du titulaire comme aujourd’hui les grades de l’armée : un secrétaire d’ambassade ou un ministre plénipotentiaire ne pouvait être destitué que sur le rapport d’une commission ad hoc. Il n’est pas besoin de faire remarquer quelle force et quelle cohésion ce système aurait pu donner au corps diplomatique si les gouvernemens suivans l’avaient conservé. Les autres services du ministère : consulats, archives, fonds, secrétariat, étaient à peu près organisés comme sous M. de Vergennes.

On voit combien faible est la trace que la révolution a laissée dans le département des affaires étrangères. Nous avons montré comment dès le 9 thermidor on est revenu progressivement à l’ancien système, dont on reconnaissait les avantages. Aujourd’hui encore il est facile de constater que l’organisation actuelle n’est qu’une extension de l’ancienne. Les transformations portent sur les noms plus que sur les choses. Cinq directions (sans compter les bureaux spéciaux des chiffres, du protocole, des traducteurs) se partagent les travaux du ministère, depuis le décret du 1er février 1877. La direction politique, qui date de 1815, n’est que la réunion des deux anciennes directions politiques, qui forment maintenant des sous-directions, et auxquelles on a adjoint une sous-direction spéciale pour les affaires de l’Amérique. Quant aux directions des consulats, des archives et chancelleries, du contentieux politique et commercial, et même des fonds, elles ont manifestement pour raison d’être l’énorme accroissement des relations de tous genres créées entre les états par la facilité des communications.

Il y avait du reste une raison toute particulière pour que le département des affaires étrangères fût modifié moins profondément que les autres administrations pendant la révolution française. On ne pouvait pas, en cette matière, agir en toute liberté comme en ce qui concerne l’armée, les magistrats, les maires ou les préfets. Tant que la révolution persista à s’écarter des pratiques de l’ancienne diplomatie, la France fut dans le plus complet isolement. Le jour où la convention voulut renouer des relations avec l’Europe, elle fut forcée de recourir à l’observation du droit des gens antérieur, et de remettre en vigueur, pour sa part, les usages qu’elle avait condamnés d’abord. Il le fallait bien, puisque l’Europe négociait et traitait comme autrefois, sans égard pour les principes et les théories révolutionnaires. Et à mesure que les conventionnels reprenaient l’ancienne politique des rois, — à laquelle ils rendaient eux-mêmes hommage, — les divers services des relations extérieures reprenaient peu à peu leur ancienne forme, par la nécessité même. La diplomatie, c’est le droit des gens appliqué : un état ne peut pas plus modifier les conditions et les règles de la diplomatie, qu’il ne pourrait changer tout seul les coutumes qui constituent le droit des gens. Il faut nécessairement tenir compte des autres pays. Ainsi s’explique comment, au ministère des affaires étrangères, les réformes partielles qui étaient bonnes ont seules subsisté, et comment tous les projets de réorganisation fondamentale imaginés pendant la révolution et partant d’idées préconçues n’ont jamais pu être efficacement réalisés.


GEORGE COGORDAN.