Le Ministère perpétuel

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Le Ministère perpétuel
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 875-896).
LE MINISTÉRE PERPÉTUEL


I

Il y a tout juste un an que parut ici même, sous ce titre interrogatif : Où est le gouvernement ? un article qui se proposait de montrer, d’après les textes et les faits, que le gouvernement n’est pas du tout où il paraît être, où il devrait être, qu’il est ailleurs ; que nous avions en réalité deux ministères, l’un légal, constitutionnel, théoriquement responsable, mais qui n’est qu’une façade ; l’autre parfaitement irresponsable, illégal et inconstitutionnel, mais qui est tout l’édifice, et le fondement, et la voûte ; que les ordres venaient bien de la place Beauvau, mais que le mot d’ordre venait de la rue Tiquetonne ou de la rue Cadet. La rentrée des Chambres était proche, comme elle est proche aujourd’hui ; et l’on se risquait alors à prédire, — ce que l’on prédirait volontiers encore, — que, contrairement aux mauvais bruits répandus par des adversaires trop confians ou des héritiers trop pressés, M. Combes ne tomberait point.

C’était aussi faire le prophète à bon compte et en toute certitude que d’annoncer que, s’il ne tombait point, sa politique ne changerait pas ; qu’il continuerait de « manger des moines » jusqu’à ce qu’il n’en eût plus à se mettre sous la dent ; et que, lorsqu’il n’en aurait plus, il se rejetterait sur les « curés ; » qu’il en « mangerait » pour vivre, et que précisément il vivrait parce qu’il en mangeait comme personne ; qu’il demeurerait à jamais fermé à tout le reste, incapable de s’intéressera quoi que ce fût qui ne fût pas une affaire d’Eglise ; mais que ceux qui l’avaient mis en place l’y maintiendraient indéfectiblement, puisque, pour eux comme pour lui, c’est la grande affaire… Et pourquoi, au fait, le changeraient-ils ? Où donc trouveraient-ils une plus docile servilité ? Prenez garde que la maçonnerie est au fond de tout le gouvernement, et que c’est là le fond de tout le gouvernement maçonnique : hisser aux postes en vue, aux présidences, de bonnes gens, médiocres à l’épreuve, qui ne sont qu’autant qu’on les fait être, dont on est plus porté à rire qu’à s’inquiéter, et à l’abri desquels le vrai chef, ni vu ni connu, prépare, amène, et assène ses coups…

Cependant, voici qu’en cette session parlementaire 1903-1904, il s’est produit un phénomène inattendu : le Moi de M. Combes a paru se développer. Il a fini par croire qu’il existe. Il lui est arrivé, toutes proportions gardées et dans un autre genre, la même aventure qu’au maréchal de Moltke. Ces deux stratèges se sont sinon ignorés, du moins contenus, faute de pouvoir déployer leurs talens, jusqu’aux environs de la soixante-dixième année. On se rappelle la scène tragique, chez Bismarck, le soir de la dépêche d’Ems ; Moltke soudain debout, se frappant du poing la poitrine : « Ah ! s’il m’est donné de conduire nos soldats dans une telle guerre, que le Diable emporte, aussitôt après, cette vieille carcasse ! » A soixante-dix ans, lui aussi, M. Emile Combes, — maire de Pons, sénateur et conseiller général de la Charente-Inférieure, docteur en médecine, docteur ès lettres, quasiment docteur en théologie, et qui, muni de tant de diplômes, avait depuis longtemps conscience de « faire véritablement honneur à la représentation de son département, » — M. Emile Combes brûlait de s’en aller en guerre. Le voilà parti, plus rien ne l’arrête. Il n’emploie plus que des termes militaires : « Quand nous avons pris le pouvoir, nous avons trouvé la France envahie et à demi conquise par les ordres religieux. Notre premier soin a été de refouler les envahisseurs au-delà des frontières[1]. » — « Ah ! s’il m’est donné de conduire nos soldats… » c’est-à-dire le Bloc !… Et il est tout étonné que « le Diable n’emporte » pas, « aussitôt après, cette vieille carcasse ! » Il est tout étonné, en libre penseur dont la libre pensée n’est pas très tranquille, de n’avoir pas encore subi les effets du courroux céleste, et il en plaisante comme les peureux chantent pour se donner du cœur :

Hélas ! messieurs, le Dieu de nos pères, qui devait armer d’un papier vengeur la main de l’électeur, s’est montré d’une longanimité, d’une indifférence sans pareille. Nulle paît ses éclairs n’ont illuminé le ciel politique. Nulle part sa foudre n’a pulvérisé les urnes criminelles.


Ainsi, mais plus éloquemment, le Don Juan de Molière.

De toutes manières, à force de s’entendre dire qu’il ne faisait que des gestes d’ombre, n’avait qu’une voix d’écho et ne répandait qu’une lumière de reflet, M. le président du Conseil s’est lassé et fâché. Ce n’est pas maintenant qu’il se vanterait presque de son insignifiance, qu’il répéterait : « Peu m’importe, quant à moi, de savoir si je dirige ou si je suis dirigé. » Son « quant à moi, » désormais, est tourné d’autre sorte. Il s’est découvert lui-même, et toute une Amérique, toute une politique en lui : il s’extériorise et s’étale. Quand il est devant « ses juges naturels, les électeurs républicains, » ma règle absolue, nous dit-il, est de leur exposer en toute franchise ce que j’ai fait et ce que je me propose de faire. » Et il ajoute :


Il y a du moi forcément dans cette façon d’opérer. Mais je me permets de penser que ce moi n’est haïssable que pour ceux qui font métier de haïr la politique dont il est l’organe, politique essentiellement agissante, qui ne vise pas plus à la finesse des aperçus et à l’élégance des formules qu’à la pompe des phrases, politique résolument réformatrice, qui puise sa raison d’être et ses motifs d’action dans les besoins reconnus et les aspirations constatées du parti républicain, politique de combat pour le présent et de paix pour l’avenir, qui se rattache à la politique courageuse et prévoyante de nos chefs les plus honorés, Gambetta, Jules Ferry, Paul Bert, Waldeck-Rousseau, et se caractérise par la même lutte ardente, la même offensive vigoureuse contre le même ennemi, cette réaction cléricale au sein de laquelle se sont donné rendez-vous les convictions hésitantes et les factions hostiles à la République.


Cette prose pèse son poids ; mais, pour parler vulgairement, M. Combes ne nous l’envoie pas dire, et il n’attend pas que nous le lui disions : sa politique ne vise ni « à la finesse des aperçus, » ni à « l’élégance des formules ; » et il lui serait, en effet, difficile d’y prétendre ; elle ne vise pas non plus « à la pompe des phrases ; » et pourtant, « une politique essentiellement agissante, une politique résolument réformatrice, qui puise sa raison d’être et ses motifs d’action dans les besoins reconnus et les aspirations constatées du parti républicain, » qu’est cela ? et, rien qu’à l’accumulation des adjectifs et des adverbes, ne devine-t-on pas, dans la coulisse, l’auteur de ce morceau, paroles et musique ? On dirait du Jaurès, très atténué, très effacé et très lointain, quelque chose comme du Jaurès sifflé par un perroquet. Le reste est l’ordinaire rengaine, le lamentable et détestable radotage de ce qu’on veut appeler, par privilège et avec exclusion, le « parti républicain, » depuis qu’il y a un « parti républicain » et qui ne pense pas, ou qui ne pense qu’à confisquer à son profit la République.

Le nom de M. Waldeck-Rousseau n’a pas été jeté en l’air par hasard, après ceux de Gambetta, Jules Ferry, Paul Bert. M. le président du Conseil a voulu affirmer l’espèce de solidarité qui unit pour « une politique essentiellement agissante, » pour cette « politique prévoyante et courageuse, de combat dans le présent et de paix dans l’avenir, » ceux qu’hier on regardait comme des radicaux, qui seraient aujourd’hui des modérés, presque des réactionnaires, et ceux qui, radicaux aujourd’hui, seront demain l’on ne sait pas quoi, de peur de n’être pas assez radicaux. En cela, et sur ce point particulier, lorsqu’il se réclame de Paul Bert, de Jules Ferry, de Gambetta, lorsqu’il se présente comme l’héritier naturel et légitime, en filiation directe, de M. Waldeck-Rousseau, M. Combes a pleinement raison. Il n’a tort qu’en ce qui est de la qualité et du choix des expressions : « Ce grand républicain nous appartient après sa mort, quoi que l’Eglise ait pu entreprendre sur son cadavre, quoi que la Congrégation ait pu comploter contre sa mémoire, comme il nous appartenait de son vivant… »

Dans cette revendication peu décente transparaît le fond de l’âme de M. Combes, et de tous les Jacobins de sa trempe, et de tous les libres penseurs de son acabit : ils n’admettent point qu’on ne leur appartienne pas, et c’est, vivant ou mort, être traître à son parti que de s’appartenir à soi-même. Nous qui ne sommes ni « l’Eglise, » ni « le Bloc, » et qui n’avons rien à entreprendre sur le cadavre de M. Waldeck-Rousseau, nous ne serions guère embarrassés de mettre respectivement à leur place en sa personne l’artiste et l’homme d’Etat ; de montrer que, si l’artiste en lui fut peut-être de premier ordre, l’homme d’Etat ne fut pas égal ; et nous en tirerions la preuve de la loi même de 1901 par laquelle M. Combes se relie à M. Waldeck-Rousseau comme l’exécuteur à l’auteur ; car enfin ou M. Waldeck-Rousseau prévit les effets de sa loi et il les voulut : un ce cas, il serait jugé ; ou il ne les prévit ni ne les voulut : alors il se trompa sur la nature des choses : ou M. Waldeck-Rousseau connaissait M. Combes quand il le désigna à l’attention de M. le président de la République, et il sut ce qu’il faisait : en ce cas, il fit mal ; ou il le désigna sans le connaître, et ne le fit que parce qu’il ne savait pas : alors il se trompa sur le caractère de l’homme. Cette seconde hypothèse est très probablement la bonne, mais que reste-t-il d’un homme d’Etat qui se trompe à la fois sur les choses et sur les hommes ?

Il reste son œuvre lorsqu’il en a une : il reste à M. Waldeck-Rousseau l’œuvre de sa jeunesse politique, la loi de 1884 sur les syndicats professionnels, et c’est tout : mais c’est beaucoup, auprès de tant d’autres, auxquels et desquels il ne restera absolument rien.

Voilà ce que nous nous chargerons volontiers d’expliquer, dès qu’on pourra s’expliquer là-dessus sans inconvenance. Mais M. le président du Conseil, moins patient et moins désintéressé, ne diffère pas. « M. Waldeck-Rousseau fut un grand républicain ; il nous appartenait, je le continue : donc, je suis, moi aussi, un grand républicain. » Si M. Combes le déclare tout de suite, tout crûment et tout uniment, c’est que, dans ses jugemens sur lui-même et sur autrui, ainsi que dans sa politique, il ne vise ni à « la finesse des aperçus, » ni à « l’élégance des formules : » en quoi du moins il ne ressemble pas à M. Waldeck-Rousseau, qu’il se pique par ailleurs de perpétuer ; comme on l’a dit, sous ce rapport, il lui ressemble aussi peu qu’un couteau de cuisine à une dague de Benvenuto. En aveugle et en sourd, il tape et il assomme, il tue et il écorche. Ses adversaires, ou simplement ceux qu’il soupçonne de n’être pas ses admirateurs, les indifférens, un peu dédaigneux peut-être, qui se sont réfugiés sur des sommets où il n’a point accès, ou enfermés derrière des portes qu’il ne peut contraindre à s’ouvrir, ne sont pour lui que : « ces gens-là !… ce monde-là !… » Comme il les traite ! C’est « la réaction cléricale ! » Ce sont « les convictions hésitantes, » « les factions hostiles à la République ! » Avant les élections municipales et cantonales, leurs prévisions étaient « effrontément optimistes ; » après ces élections, — triomphe de son ministère, ses préfets le lui ont assuré, et il leur avait prescrit la sincérité la plus scrupuleuse : ainsi donc…, — ces adversaires confondus n ont su que « balbutier quelques réponses incohérentes ; » patauger « dans quelques réserves embarrassées. » Vainement ont-ils essayé de s’en tirer par une « pitoyable échappatoire ; » vainement une association soi-disant nationale républicaine et, plus exactement, nationaliste-républicaine, a-t-elle entrepris de « remonter de leur premier désappointement, à grand renfort d’audace, » les journaux progressistes : « les organes d’une opposition plus accentuée et plus franche, sans être plus violente, » ont dû, malgré qu’ils en eussent, confesser la puissance de M. Combes. « Toutes les Croix de France ont tressailli d’horreur. Tous les journaux de sacristie en ont poussé des cris de colère. »

Et conculcabis leonem et draconem ! M. le président du Conseil a mis le pied sur la tête du lion et du dragon. Le bras du nouvel archange ne brandit pourtant, en guise d’épée, qu’un rayon, et son armure n’est faite que de lumière. Il est pur, pur, pur, comme le Chevalier au cygne. « Aussi n’est-ce plus que pour la forme et du bout des lèvres qu’ils (ces gens-là,… ce monde-là !…) imputent la victoire du cabinet à la pression administrative et à l’intimidation. Comme si une telle pression était possible à un gouvernement dépourvu des moyens de l’exercer ! Comme si l’intimidation pouvait se concevoir dans un régime de libertés publiques, qui soustrait le dernier des citoyens à l’autorité arbitraire du pouvoir ! » Non, non ! c’est bien un succès sans mélange, et c’est un succès sans revanche, décisif et définitif, sur « les tenans de toutes les réactions ; — de la réaction royaliste, dont le représentant se morfond piteusement dans les intrigues impuissantes de l’exil (ah ! qu’en termes galans M. Combes sait exprimer un sentiment délicat ! ), de la réaction bonapartiste, qui guette inutilement derrière quelque caserne l’occasion d’un coup de force ; de la réaction nationaliste, qui ne rougit pas de prostituer le patriotisme à la résurrection du pouvoir personnel ; de la réaction cléricale, la plus insidieuse et la plus redoutable de toutes, parce qu’elle est le trait d’union des trois autres et qu’elle déguise, sous un masque républicain, son projet d’asservissement intellectuel et moral. »

Cela fait, tout compté, quatre réactions ; et il y en a, suivant les besoins de la cause, encore une cinquième, la réaction progressiste (quel magnifique accouplement de mots ! ) « soi-disant nationale républicaine et, plus exactement, nationaliste républicaine. » Dans la première candeur de son ministère. M. le président du Conseil n’en connaissait que deux. « Laissez-moi, disait-il à un député de l’opposition qu’il favorisait alors de ses entretiens, laissez-moi en finir avec la réaction monarchiste et la réaction cléricale : vous verrez ensuite ! » Mais la réaction est une hydre, il y a longtemps qu’on le sait ; et plus on lui coupe de têtes, plus il lui en repousse. Pour mener à bout ce travail d’Hercule, tout en allant, par-ci par-là, passer vingt-quatre heures à Pons, M. Combes demandait trois mois. Et comme l’interlocuteur, ou plutôt l’auditeur, faisait doucement observer, au sujet de la seule « réaction cléricale, » que M. le président du Conseil avait eu, en ce pays, deux prédécesseurs, — Louis XIV et Napoléon, — à qui « la réaction cléricale » avait donné du fil à retordre pour plus de trois mois : « Je demande trois mois, pas davantage ! » répétait M. Combes, en haussant les épaules.

Trois mois à trois mois, il a pris deux ans ; mais « qui donc oserait soutenir que c’est trop de deux ans pour l’œuvre de sécularisation entreprise par le Cabinet ? » Qu’est-ce que deux ans, pour repousser « une invasion monacale, » plus ancienne que la Restauration et que le premier Empire, « qui avait couvert la France d’un flot dévastateur de 914 congrégations ? » Pauvre et « beau pays de France où, sous cette République qui n’a pas d’égale au monde pour l’intolérance, au dire de la société bien pensante (écoutez « clabauder » ces gens-là !…), un siècle seulement après la Révolution française,… 1371 congrégations religieuses d’hommes ou de femmes s’étaient librement et grassement constituées ! » Il était temps que le temps de M. Combes arrivât ! Il vint, et « sans désemparer,… sans se lasser une minute pendant deux années consécutives, sans prendre garde aux injures, aux calomnies, et, ce qui devait lui être plus pénible, aux défections, il a continué méthodiquement la mission dont il s’était chargé… » Œuvre immense ! « C’est beaucoup, on en conviendra, pour un ministère forcé de combattre à tout instant pour son existence propre, d’être parvenu à expulser de notre France les ordres religieux qui aspiraient à la subjuguer. » Ce n’est toutefois qu’un commencement, un petit, tout petit commencement : « Il nous reste un autre devoir à remplir pour répondre à l’attente du parti républicain, c’est de libérer la société française de la sujétion traditionnelle que font peser sur elle les prétentions ultramontaines ! »

« Ah ! s’il m’est donné de conduire nos soldats dans une telle guerre !… » Que « les ambitions impatientes » accordent seulement à M. Combes un supplément de quelques mois de crédit, et le Diable, — en l’espèce M. Millerand ou M. Leygues, — pourra bien, aussitôt après… Mais quelle guerre ! Quels ennemis ! Et quels griefs ! « Les ministres des cultes récalcitrans ; l’Eglise, le pouvoir ecclésiastique, depuis plus de trente ans, exploitant le Concordat au profit de ses intérêts avec une hardiesse croissante ; le violant audacieusement, le violant sans discontinuer ; » « nos évêques, à très peu d’exceptions près,… s’insurgeant avec arrogance contre les décisions des Chambres et l’autorité de la loi, prêchant l’insoumission à leurs fidèles dans des documens publics… encourageant les mouvemens les plus tumultueux, quand ils ne les provoquent pas… et recevant de Rome à ce propos des approbations explicites ; » Rome elle-même, Rome enfin « refusant systématiquement l’investiture canonique aux prêtres promus à l’épiscopat par le gouvernement,… s’arrogeant ainsi le droit d’écarter qui bon lui semble,… et remplaçant par le bon plaisir la légalité concordataire, » persécutant ou taquinant « ceux de nos prêtres qui sont signalés là-bas, par les meneurs de notre réaction ou par les Jésuites dispersés dans nos villes, comme coupables d’une soumission respectueuse au gouvernement et aux lois de leur pays ;… » la Rome pontificale élevant contre la visite rendue par le Président de la République au souverain de l’Italie une « injurieuse protestation ; » la Curie romaine envoyant à cette occasion, aux puissances catholiques, une « circulaire insolente ; » et, par un excès de mauvaise foi et de mauvaise volonté, décourageant aussi bien M. Combes que ses devanciers, « dans leurs efforts obligatoires pour refréner, chez les représentans du pouvoir religieux, le mépris outrecuidant du texte concordataire. »

Sans doute, à ne considérer que la forme de ces récriminations, si peu que M. le président du Conseil se soucie de « la finesse des aperçus » et de « l’élégance des formules, » c’est tout de même d’une violence un peu trop grosse pour n’être pas délibérée, préméditée et voulue. Aussi l’est-elle certainement : « parler gros » est une des règles de la rhétorique de M. Combes. Le jour où, à la tribune, il attaqua M. Ribot en termes inacceptables et inexcusables, comme un de ses propres amis lui en faisait le reproche, au sortir de la séance : « Oui, je sais, dit-il en souriant ; mais c’est une Chambre avec laquelle il faut être gros ! » Et il faut être gros avec la démocratie lorsqu’on veut être un démagogue ! lorsqu’on veut « la conduire dans une telle guerre ! »

Cette guerre, si M. Combes s’y lance et nous y lance, ce n’est pas, qu’on daigne l’en croire, « dans un sentiment d’hostilité contre les consciences chrétiennes, mais dans un sentiment de paix sociale et de liberté religieuse. » La politique de M. Combes est « une politique courageuse et prévoyante, de guerre pour le présent, de paix pour l’avenir. » Si vis pacem, gere bellum. Y aurait-il encore une France, si le gouvernement supportait une heure de plus l’invasion monacale, la croisade épiscopale, l’agression pontificale ? Après quoi, M. le président du Conseil n’en voudra pas personnellement aux quelques millions de Français qui ont encore la faiblesse de croire ; c’est un vieux philosophe spiritualiste, et qui, par intervalles, se souvient du passé. En vérité, il abomine le Syllabus, « cet effroyable répertoire des sentences les plus oppressives pour la conscience et la raison humaines, » et il ne s’émeut plus, — oh Dieu, non ! — « des anathèmes perfectionnés » que ledit Syllabus « prodigue à ceux qui le méconnaissent. » Mais il sent au fond de lui-même, lorsqu’il y redescend, qu’il est bon de garder un asile aux âmes blessées par la vie, qu’il serait peut-être sage d’autoriser, pour le recueillement silencieux des derniers jours, au moins une congrégation contemplative, que la force de l’instinct religieux est une force… Et je me rappelle, chaque fois que je l’entends, une phrase admirable de Gustave Flaubert : «… Bouvard, dès qu’il n’aperçut plus le tricorne, se déclara soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet, sans les absoudre, montra quelque déférence pour la religion… »

Mais n’allons pas perdre de vue le fait qui domine toute l’année politique 1903-1904 : en cette année-là, M. Combes s’est découvert lui-même ; bien plus, il a découvert à son gouvernement « un système politique. » Il l’a révélé à l’histoire attentive, vers la fin du banquet d’Auxerre. Et le bon jeune homme qui, à son cabinet, est chargé de couper en tranches, afin de les rendre plus aisément assimilables, les harangues présidentielles, sans rire, de sa meilleure plume et de sa meilleure encre, a moulé en gros caractères ce titre plein de promesses : Le système politique du gouvernement. C’est tirer les gens par la manche et les forcer à s’arrêter. Approchons-nous et lisons : Messieurs, le système politique en question consiste dans la subordination de tous les corps, de toutes les institutions, quelles qu’elles soient, à la suprématie de l’État républicain et laïque. Il a pour base, en thèse générale, le principe fondamental de la Révolution, la souveraineté nationale pour formule dernière, et pour conclusion la sécularisation complète de la société. La République de 1870 a débarrassé la France de la dernière forme de la monarchie. Le ministère actuel entend que la République de nos jours l’affranchisse absolument de toute dépendance, quelle qu’elle soit, à l’égard du pouvoir religieux.


Et puis ? Et puis, rien ! Rien avant, rien après, rien à côté, rien dessous. Quoi ! c’est là « le système politique du gouvernement ? » On a beau avoir étudié, par goût ou par profession, les « systèmes politiques, » on ne trouve pas là-dedans le moindre système ; ce n’est qu’un rabâchage vide ; et, s’il est vrai, comme M. Combes s’en vante, que « le succès couronne depuis plus de deux ans ce système politique, » que le suffrage universel le ratifie, que le pays l’approuve, c’est cela alors qui devient grave, car cela juge la capacité d’un peuple à se régir en démocratie. Mais plutôt, puisque ce n’est pas un système, puisque ce n’est pas une politique, puisque le gouvernement lui-même n’est pas un gouvernement, qu’est-ce donc que le pays approuve, que le suffrage universel ratifie, que le succès consacre ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette absence de système, de politique, et de gouvernement ? Et, ne donnant à la France pas un brin, pas un grain de ce dont il semble qu’elle ait vécu jusqu’ici et qu’elle doive vivre, pas d’action et pas d’idées, qu’est-ce qu’on donne, en échange, à la majorité ?


II

Une politique « essentiellement agissante » se connaît à ses actes, et ces actes eux-mêmes se qualifient par leurs résultats. Quels sont, — c’est maintenant la question, — les résultats de cette politique « pratiquée, depuis plus de deux ans, avec un esprit de suite que personne ne contestera, attaquée dans le même laps de temps par tous les partis d’opposition avec un acharnement qu’on ne contestera pas davantage ? » Il serait facile de former, à l’aide de découpures prises sur le vif dans les journaux, un recueil des actes du ministère, et ce recueil serait sûrement édifiant. Quiconque, depuis plus de deux ans que M. Combes pratique la politique « essentiellement agissante » du Bloc, aurait collectionné « les faits politiques » comme Spencer relevait les faits sociologiques, celui-là aurait un bel Album of political facts ; et je crois sincèrement qu’il serait impossible d’imaginer une suite d’actes qui ressemblent moins aux actes d’un gouvernement, si même ils ne sont pas directement contraires à ce qu’en n’importe quel temps et en n’importe quel pays on est en droit et on a l’habitude d’attendre de n’importe quel gouvernement. Il ne s’agit plus ici de la personnalité ou de la personne de M. Combes : nous en avons déjà trop dit en analysant si longuement un de ses discours. A quelque haut prix qu’il s’estime, un politicien sans préparation politique, promu par le hasard ou par l’intrigue au rang éminent d’homme d’Etat, n’est jamais en lui-même, ni pour plus que la durée de son passage au pouvoir, aussi intéressant qu’il se flatte de l’être. Ce qui compte en lui, ce n’est pas lui, ce sont ses actes, parce qu’ils peuvent avoir des effets qui se prolongent bien au-delà de sa fugitive et occasionnelle importance. Ainsi les actes de M. Combes témoigneront de lui, quand il aura cessé d’être M. le président du Conseil, et il est fort à craindre qu’ils ne témoignent pas pour lui.

Chef du gouvernement et par-là même chef suprême de l’administration, premier ministre et, comme tel, participant, dans la mesure où il devrait donner la direction générale, à la gestion de tous les ministères, responsable encore une fois, non pas légalement, mais moralement, et solidaire de tous ses collaborateurs, que laisse-t-il faire aux compagnons de fortune qu’il s’est délibérément associés, ou mieux, que ne leur laisse-t-il pas faire ? que sont devenus en ses mains l’administration et le gouvernement ? On ne sait vraiment par quel bout commencer, et, des onze ministères qui sont censés pourvoir au bonheur de la France, auquel s’arrêter. Commençons par Jupiter, par M. Combes lui-même et le ministère de l’Intérieur. Outre la discipline ecclésiastique, — car il est aussi, d’abord et surtout, ministre des Cultes, — il s’est distingué particulièrement, au cours de ces deux années de politique « agissante, » en deux sortes d’affaires : les élections et les grèves.

Les élections : c’est le critérium, la norme et comme la conscience extérieure de M. le président du Conseil. La preuve que sa politique est bonne, c’est que les élections sont bonnes ; la preuve qu’elles sont bonnes, c’est qu’elles sont favorables au gouvernement ; et la preuve qu’elles lui sont favorables, c’est que les préfets le jurent ; or, les préfets ont les lumières nécessaires pour discerner et classer les opinions de quelques centaines de milliers de conseillers municipaux dont la moitié, au moins, n’ont aucune opinion. Et ne dites pas que les élections ne sont pas libres : les cinq réactions coalisées contre le Cabinet ne le disent même plus, si ce n’est pour la forme et du bout des lèvres, par affectation « d’incrédulité rechignante. » Où prenez-vous, dans l’attitude des préfets, sous-préfets, inspecteurs primaires, instituteurs, percepteurs, receveurs, contrôleurs, juges de paix, agens voyers, fonctionnaires de tout ordre et de tout degré, « la pression administrative ? » Où « l’intimidation ? » Et « la corruption, » où la prenez-vous ? C’était bon sous l’Empire, et l’opposition la plus modérée avait alors mille motifs pour un de protester.

Mais les anciens étaient les anciens, et nous sommes les gens de maintenant ! Tout est changé, puisqu’ils sont changés, et que c’est nous qui les remplaçons, nous qui ne sommes pas l’Empire et qui sommes le « parti républicain. » Sans doute, nos préfets promettent toujours des routes, mais des routes « nationales, » et non plus impériales ; et ce ne sont plus les préfets de la tyrannie, mais les nôtres. Ils offrent toujours des croix, des places de percepteurs, toutes sortes d’autres places, mais c’est en notre nom et pour notre service. Le gouvernement ne fait ni pression ni intimidation… Comment l’agneau l’aurait-il fait ?… Seulement, il punit et il récompense citoyens et arrondissemens, selon qu’ils ont bien ou mal voté. Votent-ils bien ? Toute faveur. Mal ? Nulle justice. L’Ouest et le Nord-Ouest de la France, qui refusent de s’agréger au Bloc, sont en quarantaine. On laisse s’ensabler leurs ports, et ils n’auront de chemins de fer que ce qu’ils en avaient auparavant ou que ce qu’ils en paieront. Les subventions de l’Etat seront pour le Midi rouge qui bouge. De même pour les particuliers ; s’ils votent mal, ils seront épiés, dénoncés, poursuivis et atteints jusqu’à la quatrième génération, dans leurs pères et dans leurs fils ; pas de subsides, pas de secours, pas de dispenses ni de sursis militaires, pas de bourses, — et les économes de nos lycées savent pourtant si on les épargne ! — dans les collèges ou les écoles ! Pas de bureaux de tabac, pas de recettes buralistes, pas un kiosque à journaux, pas un maravédis de la monnaie gouvernementale ! Ce serait peu de chose encore ; et cela, après tout, on ne le leur doit point. Mais on ne leur donne pas ce qu’on leur doit, et on leur prend ce qu’on ne devrait pas.

Ils sont assurément à plaindre, mais plaignons aussi les pauvres préfets ! Le gouvernement n’attend d’eux ni corruption, ni intimidation, ni pression administrative. Toutefois ils sont avertis : s’ils veulent avoir de l’avancement, il faut que leur département vote bien ; s’il vote mal, on les casse aux gages. Et plaignons les pauvres députés qui sont députés du gouvernement ! S’ils essaient un après-midi, et dans un seul scrutin, de montrer quelque indépendance, on les retrouvera au prochain jour d’audience, lorsqu’ils viendront s’inscrire pour la petite sportule hebdomadaire dans l’antichambre de tel ou tel ministre. On agitera sous leurs yeux effrayés le spectre de la réélection ; radicaux, on les menacera d’un concurrent socialiste ; socialistes, d’un radical ; radicaux ou socialistes, on leur fera sentir le mors, ne fût-ce qu’en exécutant, quand ils ne le voudraient pas, « leurs » congrégations, ou, quand ils le voudraient, en ne les exécutant pas. Ce n’est rien,… le collier dont ils sont attachés… De temps en temps, un coup sec ; les pointes entrent, et ils grognent… Charmant concert ; à ce moment, l’essaim de secrétaires qui bourdonne dans les couloirs intérieurs de la Chambre, empressé, avant les scrutins douteux, à d’honnêtes courtages, peut en entendre de belles,…. et les rapporter, pour l’instruire, à M. le président du Conseil. Car la considération que la majorité professe pour le Cabinet n’a d’égale que la considération que le Cabinet, par un juste retour, professe pour sa majorité. Cependant ils se gardent mutuellement une fidélité inviolable. Pourquoi ? C’est ce que nous verrons tout à l’heure ; l’explication, si elle n’est pas réconfortante, sera simple, nette et péremptoire. Mais, sans remettre à tout à l’heure, notons tout de suite : c’est ce que M. Combes, non pas M. Combes seul ni M. Combes le premier, mais, après d’autres, selon les us et coutumes du « parti républicain, » vivant lui-même sur la tradition de l’Empire, a fait du suffrage universel et du régime parlementaire ; et il l’a fait comme il fait tout, avec une obstination têtue, une manière de violence froide et lourde.

Le second mode d’activité par lequel s’est notoirement signalé le ministère de l’Intérieur, depuis deux ans que M. le président du Conseil, appuyé sur l’inébranlable force du Bloc, pratique avec esprit de suite sa politique essentiellement agissante, ce sont les grèves. Certes, la grève, non plus, M. Combes ne l’a point inventée, et il serait absurde d’en vouloir rejeter la faute et la responsabilité sur lui seul. Il y avait des grèves avant lui, il y en aura après lui ; il y en a depuis longtemps, depuis des siècles, dans une organisation du travail comme dans l’autre ; peut-être y en a-t-il toujours eu, et peut-être y en aura-t-il toujours. Mais ce qui est, en matière de grèves, la marque du ministère Combes, et pour ainsi dire le sceau dont il les contresigne, c’est le caractère révolutionnaire qu’elles ont pris, et qu’elles n’avaient pas, ou qu’elles avaient beaucoup moins, sous les ministères précédens. Sous les ministères précédens, les grèves étaient un désordre dans l’ordre ; sous celui-ci, comme on sent qu’elles sont tout bonnement un désordre de plus dans l’universel désordre ! Jamais, je pense, avant M. Combes, aucun président du Conseil n’avait osé parler, publiquement et solennellement, de « grève modèle ; » car enfin, personne ne le conteste, le droit de grève est un droit, mais c’est tout de même un droit dont l’exercice est un malheur. Et jamais, je pense, avant M. Combes, aucun ministre de l’intérieur, couvrant son secrétaire général, n’avait, dans une circulaire aux préfets, insinué que les grévistes, étant ses amis, lui devaient tout au moins cette attention de ne pas fournir un argument à ses adversaires. Voilà, ou on ne l’a jamais entendu, le langage d’un gouvernement et d’un chef de gouvernement ! Mais l’aveu est à retenir : ceux qui, à coups de poing et à coups de pied, empêchent les ouvriers de travailler, ceux qui pillent les récoltes et donnent l’assaut aux maisons, ceux qui établissent, de leur autorité privée, des barrages et font circuler des patrouilles sur les chemins, ceux qui soumettent à leur laissez-passer le droit d’aller et venir, qui est le premier des « droits naturels et imprescriptibles » de l’homme, et tant d’autres droits également naturels et imprescriptibles avec celui-là, toute cette anarchie, toute cette jacquerie, ce sont « les amis » du gouvernement. Et, comme on ne peut pas douter, puisque le gouvernement le dit et l’écrit, que de telles bandes ne soient composées de ses amis, c’est de lui alors qu’il faut douter ; est-ce bien un gouvernement ?

Si d’ailleurs on en doute en regardant M. Combes, on n’en doute presque plus en regardant M. le général André, et plus du tout en regardant M. Camille Pelletan ; il est clair que ce n’en est pas un, et que l’État, avec des secrétaires d’État de cette qualité, c’est l’Etat à l’envers. Le ministère de la Guerre et le ministère de la Marine sont, par destination et par définition, des usines à fabriquer, à entretenir, à augmenter la force nationale : mais qui plaiderait pour M. Polletan et pour M. le général André que, sous eux, ces deux ministères ont augmenté ou fabriqué de la force ? A peine, à grand’peine, — et encore n’est-ce pas sûr de tous les deux, — ont-ils entretenu ce qu’on leur en avait remis.

J’ignore jusqu’à quel point est fondée l’accusation dirigée contre M. le ministre de la Guerre de prêter à la délation dans l’armée une oreille trop complaisante ; de faire plus de cas des opinions d’un officier, de ses origines, de ses attaches, des sentimens connus ou supposés de sa famille, de la piété ou de l’indifférence religieuse de sa femme, que de son instruction et de sa valeur militaires ; de se conduire selon des préférences aussi injustifiables, aussi inexplicables que ses rancunes, ou ses inimitiés, ou ses antipathies, et d’aimer peu le métier, ou de l’aimer moins qu’il n’aime Platon, c’est-à-dire Auguste Comte. A ne parler que de ce dont tout le monde parle, il semble en effet que M. le général André aime beaucoup Auguste Comte et la sociologie ; ce n’est en soi ni un crime, ni même une faiblesse ; mais néanmoins c’est beaucoup les aimer que de passer au cours de M. Wyrouboff ou aux séances de l’Institut international des heures que le ministre de la Guerre, à l’unique point de vue du service, emploierait peut-être aussi utilement ou plus utilement dans son cabinet. Et c’est les aimer trop que de les mettre partout ; de prétendre, comme M. le général André l’a prétendu devant la Chambre stupéfaite, dans le cas du commandant Cuignet, d’après l’idée simple ou complexe qu’un de ses subordonnés se fait de la solution des questions sociales, juger de l’état mental de ce subordonné ; plus encore et infiniment trop, d’en faire un des objets fondamentaux de l’enseignement de nos grandes écoles, Polytechnique et Saint-Cyr. Non pas que l’École libre des sciences politiques ou le Collège libre des sciences sociales ne soient d’excellentes institutions, mais ce sont l’une l’Ecole des sciences politiques, l’autre le Collège des sciences sociales : ni Polytechnique ni Saint-Cyr ne doivent être ni l’une ni l’autre. Et la « solidarité » est une belle chose ; mais, jusqu’à M. le général André, la solidarité, dans l’armée, s’était appelée l’esprit de corps, ou même la discipline, sans que l’armée s’en trouvât plus mal.

En attendant que les temps soient accomplis de cette « humanité réconciliée » que nous ne connaîtrons vraisemblablement pas, et tant que les armées sont faites éventuellement pour la guerre, aussi défensive qu’on la voudra, mais possible, ce qu’il est indispensable et urgent d’apprendre à de futurs hommes de guerre, c’est la guerre. Et il est d’autant plus urgent et indispensable de l’apprendre dans les écoles militaires, que depuis plus longtemps, heureusement, nous n’avons pas eu de guerre.

Mais n’insistons pas davantage : la sociologie, quelque fatras qui s’y mêle et dans quelques conjectures qu’elle flotte encore, est, au total, une manie douce. Avec M. le ministre de la Marine, nous sommes loin de la sociologie, et quant à lui, ce n’est pas à la science sociale qu’il ouvre les portes de nos écoles, c’est à la révolution sociale qu’il ouvre les portes de nos arsenaux. La Commission extra-parlementaire d’enquête nommée au printemps dernier (admire-t-on assez cette commission d’enquête extraparlementaire nommée par le ministère lui-même, pour soustraire un ministre aux sanctions parlementaires qu’il peut avoir encourues, et ce moyen superfin de clore sans la clore une interpellation périlleuse ? ) la Commission d’enquête s’est promenée, pour occuper les vacances, de Cherbourg à Brest et de Brest à Toulon, avec délégation à Lorient et à Rochefort. Peut-être était-il superflu d’éplucher de si près la comptabilité-matières, de numéroter un à un les rivets des plaques de blindage, et de vérifier si scrupuleusement dans les magasins le nombre des boîtes de conserves. Dans quel état de navigabilité sont présentement nos cuirassés et nos croiseurs ? Est-il ou n’est-il pas avantageux de « jumeller » les pièces de canon dans les coupoles de nos vaisseaux ? Il importe évidemment de le savoir ; mais osons dire qu’il importe bien autrement de savoir ce qui se passe dans la tête de nos équipages et de nos équipes. Or, ce qui s’y passe, on tremble de le deviner. Les indices qu’on en peut saisir sont plus inquiétans que rassurans ; et, si la Commission a des oreilles, elle n’a pas eu besoin d’écouter pour entendre : L’amiral à Charenton, tonton, tontaine, tonton ! En vain le commandement s’édulcore en « avertissement paternel ; » de paternité, ni d’autre autorité quelle qu’elle soit, il n’en faut plus[2]. C’était hier qu’à Brest des ouvriers de l’arsenal, qui sont en même temps conseillers municipaux, votaient un blâme au préfet maritime et que leur syndicat venait sous ses fenêtres le conspuer en chœur ; hier aussi qu’à Cherbourg quarante hommes se dispensaient de rejoindre le bord, un jour d’appareillage ; avant-hier qu’à Lorient on voyait se mêler à une tourbe d’émeutiers des marins en uniforme. Pourquoi marins et ouvriers se gêneraient-ils ? Ne savent-ils pas que le ministre est à eux, pense des « gradés » ce qu’ils en pensent, en parle comme ils en parlent, qu’ils ont raison à ses yeux, même quand ils ont tort, qu’ils sont de son escorte et de sa coterie, que c’est un « copain, » un « vieux frère, » « leur vieux Camille, » lequel ne trouve jamais plus naturel et plus légitime d’être ministre de la Marine que lorsqu’ils le poussent et le traînent, encadré de drapeaux rouges, d’apéritifs d’honneur en banquets et de banquets en vins d’honneur, aux accens de la Carmagnole et de l’Internationale !

Il resterait, pour être complet, huit ministères à passer en revue ; mais, quoi qu’on puisse dire de l’Instruction publique et des doctrines de certains de nos instituteurs, de la Justice et des théories de certains de nos magistrats sur « le fait du prince » et sur l’inconvénient qu’il y a à ne pas s’incliner devant lui, des Affaires étrangères et de cette conception singulière de la politique qui aboutit à être l’ami de nos adversaires ou de nos compétiteurs autant que de nos amis ; et quoi qu’on puisse dire par surcroit des ministères secondaires, — Travaux publics, Commerce, Agriculture, et Colonies, — après M. Camille Pelletan, on peut tirer l’échelle : nulle part, et non pas seulement nulle part en France, mais nulle part au monde, — c’est une suprématie qui ne nous sera pas disputée, — on ne rencontrerait rien d’aussi fort. Mais cependant, même pour une politique « essentiellement agissante, » même pour une politique qui renonce à être « un système, » même pour une politique qui ne vise ni « à la finesse des aperçus » ni « à l’élégance des formules, » n’y a-t-il pas des « fonctions essentielles » de gouvernement, sans l’accomplissement desquelles il n’est pas de gouvernement ?

Oui, certes, il y en a ; il y en a au moins trois qui s’imposent à tout gouvernement et de toute forme, monarchique ou démocratique, aristocratique ou populaire : assurer la stabilité et la durée de l’existence nationale ; assurer la grandeur et le respect de la dignité du pays ; assurer, de la part de tous les citoyens, une commune et égale obéissance aux lois. Comment le ministère Combes assure la stabilité de l’existence nationale ? les actes de M. le général André et de M. Camille Pelletan répondent ; — la grandeur du pays ? M. Combes lui-même répond par ses déclarations sur le protectorat des chrétiens en Orient et en Extrême-Orient ; — l’obéissance aux lois ? M. Combes répond encore par son attitude constante, sinon par ses instructions de dernière heure et à légalité intermittente, dans les grèves et les manifestations socialistes, anarchistes, anticléricales. Le ministère Combes ne remplit donc aucune des fonctions qu’un gouvernement doit remplir pour être un gouvernement ; ce n’est donc pas un gouvernement ; et pourtant on le tolère. Il faut qu’il ait un secret, un procédé, un truc pour se faire tolérer, et, tout en étant coté par ses propres soutiens aussi bas que ministère puisse l’être, pour se perpétuer à la fois par eux et malgré eux. — Lequel ?


III

Le pire vice du régime indéfinissable qui est le nôtre depuis une vingtaine d’années, c’est ce que l’on pourrait nommer, ce que l’on a déjà nommé « le grand mensonge de la parole publique ; » c’est que, comme on l’a déjà remarqué, ce régime est tout entier construit « en porte-à-faux sur le mensonge : » entendez le mot sans injure et traduisez par le désaccord intime, le manque absolu de correspondance entre le symbole signifiant et la réalité signifiée. Il n’est personne, pour peu qu’on ait de précision et de probité intellectuelle, qui n’en soit à chaque instant choqué et irrité. Quand on lit ou quand on entend une harangue officielle, on se demande si l’on rêve, si véritablement présidens, ministres, sénateurs et députés voient les choses comme ils les peignent, toutes bleues et toutes roses, ou si l’on n’est pas soi-même atteint d’une sorte de daltonisme politique, qui les fait voir tout en noir, et qui ne serait autre qu’un pessimisme boudeur. Celui-ci ne parle que de « bonté ; » ceux-là, que de « liberté, d’égalité et de fraternité ; » tous, que de « solidarité. » Et il va de soi que l’on peut tout dire, si rien ne veut plus rien dire.

Un Anglais en accuserait probablement l’abus des « généralités » que nous avons fait depuis la Révolution française et qui, au jugement d’un écrivain illustre d’outre-Manche, aurait considérablement affaibli notre esprit politique. Nous, bornons-nous à constater. M. Combes, avec un sérieux imperturbable, prêche à ses prônes « ce régime calomnié » qui, sous lui et grâce à lui, « répond à la calomnie par des bienfaits » et qui « tend à subordonner l’intérêt de chacun à l’intérêt de tous. » MM. Vallé, Chaumié, Trouillot, Bérard surenchérissent. M. Maruéjouls lui-même (aviez-vous oublié M. Maruéjouls ? ), bien que fatigué et chagrin, prend ses pipeaux. C’est une bergerie ; et, dans ce genre, pourvu que l’on soit « sensible, » on n’est pas tenu d’être vrai.

Ils disent : la Constitution ; mais il n’y a plus de Constitution, il y a trois morceaux de papier déchirés, sur lesquels achèvent de jaunir quelques lignes toutes raturées. Ils disent : le Parlement ; mais il n’y a plus de Parlement que pour la forme, deux Chambres d’enregistrement qui reçoivent leurs délibérations et jusqu’à leurs ordres du jour tout faits et toutes faites du convent maçonnique, du Congrès radical, ou de quelque fédération socialiste. Ils disent : le Gouvernement ; mais il n’y a plus de gouvernement : la Délégation permanente des gauches, des hommes masqués, des anonymes, X, Y et Z, trois ou quatre dictatures occultes l’ont accaparé. Ils disent : le Suffrage universel ; mais le suffrage universel est faussé, bridé, capté. Ils disent : le Peuple ; mais ils ne reconnaissent que leur parti, leur groupe, eux et les leurs. « Le peuple, remarquait M. Edmond Scherer en 1883, est le grand calembour de l’histoire[3]. » C’est, en tout cas, un des grands mensonges de la politique et des politiciens. De tout cet ensemble ils disent : le « Régime parlementaire, » et là-dessus, à tort et à travers, on loue, on blâme, on vitupère et on « panégyrise ; » mais ce n’est ni le régime parlementaire, ni un régime, c’est une mystification ; l’italien est plus expressif : une turlupinature.

C’est aussi une exploitation ; — et l’explication promise, simple, nette et péremptoire, est ici. Arrière le mensonge de la parole publique ! Si les ministères se maintiennent et s’éternisent, quoique ce ne soient pas des gouvernemens et qu’ils ne remplissent aucune des fonctions essentielles d’un gouvernement, c’est qu’ils sont autre chose, dont ceux qui peuvent les maintenir et les éterniser s’accommodent aussi bien ou mieux. La révélation du Moi de M. Combes a été l’un des phénomènes curieux de l’année politique qui ; vient de finir ; mais nous en avons eu un autre, qui ne le lui cède guère, une autre révélation d’un autre Moi, d’un Moi au moins aussi puissant, l’avènement au jour de M. Mascuraud. Auparavant, on le sentait formidable dans l’ombre ; un incident l’a obligé de se produire, nous pouvons maintenant le mesurer, et évaluer ses prises sur le pouvoir, d’après une page de son agenda : « Le 5 février, M. Mascuraud est allé au ministère des Travaux publics… Le 12 février, voir M. Chapsal sans faute (c’est le chef du cabinet du ministre du Commerce). Le 18…, audience au ministère du Commerce… Le 25, à dix heures, ministère du Commerce… » Le tout entremêlé de déjeuners et de dîners, si bien que l’un des membres de la Commission (il faut bien la citer, quelque peu de goût que l’on ait pour cette politique chez la portière), de la Commission d’enquête sur l’affaire dite du million des Chartreux, M. Albert Poulain, émerveillé de ce que peut M. Mascuraud, sans que l’on sache du reste si ce qui l’étonné le plus, c’est la capacité de déjeuner, de dîner, ou de pénétrer à toute heure chez les ministres, s’écrie joyeusement : « Vous en avez une santé républicaine[4] ! »

Mais, pour pouvoir tout cela, qu’est M. Mascuraud ? je veux dire qu’est-il dans l’État ? Membre du Conseil des prud’hommes et peut-être conseiller du commerce extérieur, peut-être membre du comité des expositions françaises à l’étranger ; mais surtout, et c’est là ce qui le fait ce qu’il est, président du Comité républicain du commerce et de l’industrie, affilié au comité d’organisation du Congrès radical et radical-socialiste de la rue Tiquetonne, au comité de l’Alliance démocratique, et à divers autres comités et associations encore, déclarées ou secrètes, grand collecteur et grand répartiteur des fonds que réclament les nécessités électorales du Bloc. M. Mascuraud préside des comités. Les comités font les députés. Les députés ne font pas, mais peuvent défaire, et peuvent ne pas défaire, les ministres ; ils les tiennent donc, mais eux, les comités les tiennent, et les présidens tiennent les comités. Tout part du comité, et tout y retourne. Indirectement, par intermédiaire, ce sont les comités qui font le gouvernement ; ils sont le gouvernement ; le gouvernement n’est que le chargé d’affaires, le fondé de pouvoirs, le commissionnaire des comités. Chez nous aussi, le vrai gouvernement, c’est la Machine, et le vrai chef du gouvernement, c’est le boss.

De tels ministères seront « irrenversables. » Si, pendant longtemps, on s’est plaint de la trop grande instabilité des ministères, on se plaindra bientôt de leur trop grande stabilité. De plus en plus, en effet, nous allons vers des conditions de parlementarisme dévié où les Cabinets dureront autant que les législatures, non point parce qu’ils représenteront fidèlement l’opinion, la volonté de la majorité, — ce qui serait, au contraire, rentrer dans la loyauté du jeu parlementaire, — mais, uniquement ou principalement, parce qu’il sera intervenu entre eux et cette majorité une espèce de contrat tacite, en vertu duquel ils gouverneront pour elle, c’est-à-dire ils tourneront à son profit et au profit de sa clientèle électorale toutes les ressources qu’ils peuvent réunir et distribuer en une pluie de fonctions, de distinctions et de bénéfices.

Alors on s’apercevra que c’était un excès du régime pseudo-parlementaire de pouvoir se débarrasser trop facilement d’un ministère, mais que c’en est un autre, et non moins regrettable, de ne pouvoir plus s’en débarrasser.

Un gouvernement d’exploitation, c’est bien le gouvernement jacobin ; mais, encore un coup, ne grandissons pas M. Combes : il n’a pas trouvé la formule, — élégante ou non, — de cet élixir de longue vie ministérielle ; et ne dénigrons ni la France, ni la République, ni la démocratie ; le mal n’est pas exclusivement français, ni républicain, ni démocratique. Tous les pays de régime parlementaire et représentatif ou de parlementarisme, le ressentent plus ou moins. C’est, plus ou moins, un mal général, ou qui menace de se généraliser. Mais si ce n’est pas notre mal à nous seuls, ce n’en est pas moins notre mal ; et si ce n’est pas un mal de la seule démocratie, il est cependant plus aigu dans la démocratie qu’ailleurs, à cause de la plus grande réceptivité que la démocratie lui offre, et parce que, contre le microbe du « gouvernement d’exploitation » qui la ronge, une démocratie ne fait jamais, comme disent les physiologistes, « de bonne phagocytose. »

« On raconte, écrit quelque part sir Henry Maine, que les vieux toxicologues rangeaient toujours leurs découvertes en séries de trois termes : d’abord le poison, puis l’antidote ; en dernier lieu, la drogue destinée à neutraliser l’antidote. L’antidote contre les infirmités fondamentales de la démocratie était la représentation ; mais on a maintenant trouvé dans le caucus (porté au maximum par la Machine et le boss) la drogue qui l’annihile[5]. » Trouvera-t-on par la suite le second antidote qui, à son tour, neutralisera ce second poison ? Pour conclure en ce qui nous touche, la démocratie pourrait-elle échapper au danger, et comment le pourrait-elle ? Lui suffirait-il de s’organiser ? Le pourrait-elle, et comment le pourrait-elle ? Organisée, résoudrait-elle les antinomies qui paraissent se dresser, entre elle et tant de choses sans lesquelles il semble, d’autre part, qu’il n’y ait ni sécurité, ni dignité, ni grandeur, ni force, ni ordre, ni paix, ni droit, ni progrès, ni culture, ni civilisation, et hors desquelles la vie nationale ne vaut en vérité plus la peine d’être vécue ? La question a été bien des fois posée, et je me permets seulement de la poser encore une fois. Avant de l’aborder, il faudrait être sûr de s’être libéré tout à fait de l’encombrement des préjugés et des sophismes, d’avoir l’œil assez clair et la main assez ferme pour pousser à fond l’analyse et ne s’arrêter ni se troubler, pas même lorsque la chair crierait ; enfin de ne point se laisser piper tout le premier à ce fatal « mensonge des mots » qui les fait prendre pour des réalités. Aussi bien serait-ce toute la question-des conditions d’existence et de développement de la démocratie à réexaminer et à débattre. Ce n’est pas aujourd’hui le jour, mais peut-être ce jour viendra-t-il, mais sans doute vient-il inévitablement. — Tout arrive, tout est dans tout ; et c’est ainsi que, partis de la politique de M. Combes, nous serons arrivés à l’un des plus hauts problèmes de la politique transcendante.


  1. Cette citation et toutes celles qui suivront sont extraites du discours prononcé par M. le président du Conseil à Auxerre, le dimanche 4 septembre, qui est la dernière expression publique et officielle de la pensée gouvernementale.
  2. « Nous voulons bien travailler, mais pas obéir. » — Déposition de M. Berthon, à Toulon, devant la Commission d’enquête. — Les journaux du jeudi 6 octobre.
  3. La Démocratie et la France. Études, par Edmond Schérer, sénateur.
  4. Annexe au rapport fait au nom de la Commission d’enquête chargée de faire toute la lumière sur la tentative de corruption faite auprès de M. le président du Conseil, par M. Maurice Colin, député. — Chambre des députés, session de 1904 no 1885, p. 841-843.
  5. Le gouvernement populaire, p. 137.