Le Miroir des jours/Feuille plaintive

La bibliothèque libre.
Le Miroir des joursMontréal (p. 76-77).


FEUILLE PLAINTIVE


 
Dieu ! Je m’en vais au vent funeste qui me prend !
Je suis toute petite et le vent est si grand !
Ah ! je la pressentais cette suprême épreuve !
Je m’en vais dans le vent comme au courant d’un fleuve,
Chose menue et frêle avec des taches d’or !
Je m’en vais, et mes sœurs sont aux branches encor !
Si, comme les oiseaux à tous les vents rebelles,
Pour m’en aller là-haut mourir, j’avais des ailes !
Que j’étais bien au bout de mon rameau, là-bas !
La brise m’agitait, je ne la craignais pas,

Et du sommet de l’arbre éclatant et sonore,
Je voyais la première, au loin, rougir l’aurore.
Je déployais mon ombre étroite sur un nid,
J’étais jeune, et voilà mon beau destin fini !
Où vais-je m’arrêter en proie au vent infâme ?
Ah ! je sens que je tombe ! Ah ! j’ai l’angoisse à l’âme !
Je descends, j’ai frôlé le trottoir inégal,
Je suis perdue !… Adieu, mon bel arbre natal !
Mais le vent me relève et, brusque, me remporte ;
Avant de choir, pourquoi ne suis-je donc pas morte !
Je vole, mais bientôt je m’en irai glissant
Dans la rue, ou sous les pieds distraits du passant !
Si, dans ma course triste à la fantasque allure,
Je pouvais m’accrocher à quelque chevelure !
Si, me voyant frémir de stupeur, une main
Douce me ramassait sur le bord du chemin !
Si je pouvais — mais dans le vent je suis inerte —
Entrer par la fenêtre au soleil tiède ouverte !
Si je pouvais monter, monter jusqu’à l’azur,
Fuir ce vent qui m’entraîne et m’étreint, ce vent dur
Qui me flétrit, me roule au sol, et me secoue,
Hélas ! et qui m’écrase, en sifflant, dans la boue !…