Le Moine/Préface

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Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 1p. xi-xii).


PRÉFACE DE L’AUTEUR

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IMITATION D’HORACE.
Ep. 20. — L. 1.


Il me semble, ô livre vain et sans jugement ! que je te vois lancer un regard de désir là où les réputations s’acquièrent et se perdent dans la fameuse rue appelée Pater-Noster. Furieux que ta précieuse olla podrida soit ensevelie dans un portefeuille oublié, tu dédaignes la serrure et la clef prudentes, et tu aspires à te voir, bien relié et doré, figurer aux vitres de Stockdale, de Hookham ou de Debrett. Va donc, et passe cette borne dangereuse d’où jamais livre ne peut revenir ; et quand tu te trouveras condamné, méprisé, négligé, blâmé et critiqué, injurié de tous les lecteurs de ta chute (si tant est que tu en aies un seul), tu déploreras amèrement ta folie, et tu soupireras après moi, mon logis et le repos.

Maintenant, faisant l’office de magicien, voici la destinée future que je te prophétise : dès que ta nouveauté sera passée, et que tu ne seras plus jeune et neuf, jetées dans quelque sombre et sale coin, moisies et toutes couvertes de toiles d’araignée, tes feuilles seront la proie des vers ; ou bien, envoyées chez l’épicier, et condamnées à subir les brocards du public, elles garniront le coffre ou envelopperont la chandelle.

Mais dans le cas où tu obtiendrais l’approbation et où quelqu’un, par une transition naturelle, serait tenté de t’interroger sur moi et sur ma condition, apprends au questionneur que je suis un homme ni très pauvre, ni très riche ; de passions fortes, d’un caractère pétulant, d’une tournure sans grâce et d’une taille de nain ; peu approuvé, n’approuvant guère ; extrême dans la haine et dans l’amour ; abhorrant tous ceux qui me déplaisent, adorant ceux pour qui je me prends de fantaisie ; jamais long à former un jugement, et la plupart du temps jugeant mal ; solide en amitié, mais croyant toujours les autres traîtres et trompeurs, et pensant que dans l’ère présente l’amitié est une pure chimère ; plus emporté qu’aucune créature vivante ; orgueilleux, entêté et rancuneux ; mais cependant, pour ceux qui me témoignent de l’affection, prêt à aller à travers feu et fumée.

Si encore on te demandait : « Je vous prie, quel peut être l’âge de l’auteur ? » tes fautes, à coup sûr, l’indiqueront : j’ai à peine vu ma vingtième année, qui, cher lecteur, sur ma parole, arriva lorsque George III occupait le trône d’Angleterre.

À présent donc, poursuis ta course aventureuse ; allez, mes délices — cher livre, adieu !

M. G. L.

La Haye, 28 octobre 1794.