Le Monde antilien/01

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Le Monde antilien
Revue des Deux Mondes3e période, tome 119 (p. 92-123).
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LE
MONDE ANTILIEN

I.
LES BERMUDES ET LES BAHAMA.

Depuis trois jours l’Océan Queen, grand paquebot américain de l’Atlantic and Pacific mail steamship company, avait quitté Aspinwall, faisant route pour New-York. Sur la mer des Antilles que trouait infatigablement son hélice, pas une ride à la surface de l’eau, pas un souffle de vent dans l’atmosphère lumineuse et chaude, pas un nuage au ciel. Nulle voile à l’horizon, nul panache de fumée signalant au loin la fuite d’un bateau à vapeur. Sur le pont qu’abritait la tente, les passagers lisaient, rêvaient ou causaient, les jeunes misses américaines chuchotaient ou flirtaient et les matelots disposaient à l’arrière un piano, qu’à la requête de ses passagères, le capitaine avait fait monter du salon pour la sauterie du soir.

— Terre à tribord, héla le matelot de vigie.

Une forme indistincte et confuse se levait au large. Un voile léger l’enveloppait, dérobant aux regards des pentes abruptes plongeant à pic dans les flots. C’était la sentinelle avancée de la chaîne méridionale d’Haïti. Longue de 380 kilomètres, orientée de l’est à l’ouest, cette chaîne projette, à l’entrée du détroit de la Jamaïque, la masse compacte du cap Tiburon ou des Requins. À notre gauche s’estompaient, ainsi qu’en un rêve, les montagnes bleues de la Jamaïque ; à l’avant, mais invisibles encore, s’allongeaient les côtes de Cuba et s’ouvrait le Paseo de los vientos. Le monde antilien, baigné dans une mer d’azur, illuminé d’une incomparable auréole de lumière, enveloppé des effluves ardens de son soleil tropical, surgissait du sein de la Méditerranée américaine.

Les heures qui suivirent n’étaient ni pour effacer, ni pour affaiblir l’impression première. La lune déversait sa lueur blanche sur le pont où les danses succédaient aux danses. Dans sa marche rapide l’Océan Queen dépassait la baie des Gonaïves, le cap Tiburon disparaissait à tribord ; la Plate-forme, le Gibraltar d’Haïti, se dressait au milieu des ravins solitaires et sauvages dénommés les « Jardins du diable ; » à bâbord, le cap Maisi dessinait l’extrémité orientale de Cuba. Par-delà le détroit, le lendemain, d’autres terres apparaissaient, corbeilles de verdure semées sur l’Océan, puis des îlots de corail, nus et blancs, changeant de forme et d’aspect, selon que la marée hausse ou baisse, se dédoublant, se multipliait ainsi qu’en un kaléidoscope mouvant. C’étaient les Bahama, terres naissantes que les madrépores édifient sur les cimes englouties d’un continent disparu : six cents îles et deux mille quatre cents îlots émergeant des flots et déployés en un gigantesque brise-lames, entre la houle de l’Atlantique et les côtes des Grandes Antilles.

Le monde insulaire qui, en arrière de lui, s’étend : Cuba, la Jamaïque, Saint-Domingue, dépeuplées par l’Europe et repeuplées par l’Afrique, évoque le souvenir des hardis navigateurs du XVe siècle ; Guanahani, aujourd’hui San-Salvador, fut, croit-on, la première terre sur laquelle Colomb reposa ses yeux, fatigués de sonder l’horizon. Plus vaste que notre Méditerranée européenne, semée d’îles autrement riches et riantes, la Méditerranée américaine n’a cependant pas le grand passé de la nôtre. Son histoire date d’hier, semble-t-il, histoire sombre comme la race qui peuple ces terres, tragique et violente comme la race qui les découvrit, histoire de rapts et de meurtres, de cruautés et de représailles, de prospérité éphémère et de misère. Mais sur elles passe un souffle nouveau ; en elles, après un long sommeil, la vie s’éveille au sifflement de la vapeur, au bruit strident des machines, au tintement de l’or. Elles entrent, elles aussi, dans le grand courant de l’activité humaine, de la production, du travail, de la concurrence ; si tard venues qu’elles soient, elles révèlent ce qu’elles seront avant peu ; leur rôle commence, il s’annonce important.

Elles représentent un facteur nouveau dans l’ordre des productions ; non plus seulement le sucre et le café dont elles ont longtemps approvisionné l’Europe, mais les produits tropicaux dont elles détiennent le monopole et dont la consommation est destinée à prendre un essor que l’on ne soupçonnait guère. Il y a là toute une évolution en germe, évolution salutaire et féconde. Le jour est proche où les Bermudes seront converties en champs de fleurs et en vergers, où les fruits des tropiques seront, en Europe, à la portée de tous, où les ananas d’Eleuthéra, les bananes de Baracoa et des Antilles, l’avocat, le Persea gratissima, des Petites Antilles, la pomme cythère, la mangue, la goyave, la cherimoya de la Nouvelle-Providence figureront sur toutes les tables, modifiant et variant l’alimentation de toutes les classes, y introduisant un luxe nouveau, des articles de consommation aussi salubres et souvent plus nutritifs que nos fruits d’Europe. L’expérience en a été faite aux États-Unis ; avec quels résultats, on le verra.

Il y a là aussi tout un commerce naissant, plein d’avenir, en apparence illimité, dont nous ne pouvons ni ne devons nous désintéresser. Il débute à peine et il a déjà converti de pauvres mercantis espagnols en millionnaires ; il a déjà doublé, triplé et quintuplé la valeur des terres aux Bahama et à Baracoa, décuplé leur rendement. Dans ce champ qui s’ouvre à l’activité européenne, dans cette évolution économique, la France a un rôle à jouer, une place à prendre. Nos cultivateurs et nos horticulteurs sont nombreux, capables et intelligens, nos capitalistes sont hardis et nos armateurs entreprenans. Ils peuvent faire ce que font les Américains qui leur montrent la route, qui s’enrichissent en créant des vergers dans ces îles, en construisant pour le transport de ces produits alimentaires des vapeurs rapides, spécialement aménagés et qui cependant n’arrivent pas encore à faire face aux demandes chaque jour croissantes des consommateurs de New-York, de Boston, de Philadelphie, de Baltimore et de Chicago.

L’Europe est un bien autre marché, bien autrement peuplé et rémunérateur que ne le sont encore les États-Unis. Ce marché est à conquérir et à exploiter et, de par sa position géographique, la France a tous droits d’y prétendre. Pareille question vaut d’être examinée et les résultats obtenus par les Américains montreront ce qu’il serait possible et loisible de tenter ; l’étude de ces terres, de leur sol, de leur climat, de leurs productions naturelles et de la population qui les habite mettra en relief les ressources qu’elles offrent, les cultures nouvelles auxquelles elles sont aptes et les avantages qu’une exploitation intelligente est en droit d’en attendre.


I

Entre la pointe méridionale de la Floride et le delta de l’Orénoque, l’Amérique insulaire déploie, en une large courbe de 3,000 kilomètres orientée du nord-ouest au sud-est, sa double traînée d’îles sur la mer des Antilles, mer intérieure, largement ouverte du côté de l’Atlantique, que le détroit de la Floride au nord, le canal du Yucatan au sud relient au golfe du Mexique et que l’Amérique centrale et le Venezuela ferment au sud et à l’ouest. Cette Méditerranée américaine qui, sous le nom de mer des Antilles, des Bahama et des Cayman, baigne les îles des mêmes noms, ne mesure pas moins de 3,017,810 kilomètres carrés, plus que la Méditerranée d’Europe, qui n’en recouvre que 2,500,000. Un long plateau sous-marin la sillonne du nord-ouest au sud-est, formant le double socle sur lequel reposent les îles Bahama ou Lucayes au nord, les Grandes et les Petites Antilles au sud. Si, à la superficie de la mer des Antilles, l’on ajoute celle du golfe du Mexique qui en forme le prolongement occidental, on obtient une nappe d’eau de 4,554,138 kilomètres carrés, dont la thalassographie est l’une des mieux connues de notre globe. On en a dessiné les passes, étudié la flore marine, déterminé la température, sondé les profondeurs ; on a dressé la carte du relief orographique de la cuvette, mesuré les abîmes qui, comme celui de la « Fosse de Bartlett, » se creusent brusquement à 6,269 mètres au sud de l’île du grand Cayman, comme celui de la « Fosse du Yucatan » s’allongeant en une longue dépression de 4,500 mètres. On a relevé les contours des bancs de Rosalina, de Pedro, des Mosquitos, qui s’étendent depuis la pointe de la Jamaïque jusqu’à celle de Gracias a Dios, entre le Honduras et le Venezuela, de même que l’on a constaté, au nord de Porto-Rico, l’existence d’un gouffre de 8,431 mètres de profondeur.

De redoutables coups de vent auxquels les marins, empruntant aux Caraïbes le mot hurakan par lequel ils les désignent, ont donné le nom d’ouragans, soulèvent de temps à autre, mais surtout de juillet à octobre, les flots de la Méditerranée américaine. Ces ouragans sont dus aux vents de la région polaire, qui, s’engouflrant dans la longue vallée du Mississipi, déplacent d’énormes masses d’air et les entraînent dans ce bassin surchauffé, pôle de chaleur qui appelle à lui les couches froides du nord, vers lequel remonte son gigantesque fleuve marin, le gulf-stream, dont le débit, de 5 milliards de mètres cubes par seconde, égale celui de 300,000 fleuves comme le puissant Mississipi.

Numériquement plus nombreuses que les Antilles et semées ainsi qu’une voie lactée entre la côte orientale de la Floride et Haïti, les Bahama ou Lucayes font partie de l’empire colonial de l’Angleterre. Elles se déploient sur une longueur de 1,300 kilomètres, affectant la forme d’une digue interposée entre l’Atlantique et les Grandes Antilles. De structure madréporique, basses et plates, étroites et toutes en longueur, elles s’élèvent rarement de plus de quelques mètres au-dessus du niveau des hautes marées. Le plateau submergé qui les porte se dérobe brusquement du côté de la pleine mer et plonge à pic, ainsi qu’une muraille perpendiculaire, dans des profondeurs de 3,000 à 4,000 mètres.

Les Anglais ne donnent le nom de Bahama qu’aux archipels du nord et du centre, désignant de ceux d’îles Caïques et d’Iles Turques les groupes méridionaux. De ces îles, trente et une seulement sont habitées ; la superficie totale des Bahama est de 14,553 kilomètres carrés et leur population de 55,000 à 60,000 habitans.

Au sud des Bahama s’étend la ligne recourbée des Antilles. Une vieille légende caraïbe raconte qu’aux temps passés on vit se dresser, sur la cime de la Cumbre du Venezuela, la silhouette d’un géant. Son bras puissant dessina le geste hiératique et solennel du semeur confiant à la terre féconde le grain mystérieux, et des centaines d’îles échappées de sa main s’éparpillèrent en une courbe régulière sur les eaux bleues de la mer des Caraïbes. Les plus légères portèrent moins loin. Ce furent les Petites Antilles : Grenade, Saint-Vincent et Sainte-Lucie, la Martinique, Dominique et la Guadeloupe. Les plus lourdes, les Grandes Antilles, disparurent à l’horizon lointain : Porto-Rico, Saint-Domingue, la Jamaïque, Cuba. Dans leur cycle régulier elles enserrent la Méditerranée américaine.

Ces îles sont au nombre de 92, sans compter les îlots. Une seule, Saint-Domingue, est indépendante ; l’Espagne, l’Angleterre, la France, la Hollande, le Danemark et la Suède possèdent les autres, dont la superficie totale dépasse 170,000 kilomètres carrés. L’Espagne est la mieux partagée : 130,477 kilomètres ; l’Angleterre vient ensuite avec 35,000, puis la France avec 2,035, la Hollande avec 1,150. Le Danemark n’en détient que 359, la Suède 21.

On les appela d’abord Indes occidentales. Colomb, qui les découvrit, se croyait au seuil de l’Inde ; pour lui, ces îles étaient les avant-postes du continent asiatique. Quand on reconnut l’erreur, ce fut pour en consacrer une autre, pour identifier ces îles avec la terre mystérieuse d’Antilia qui figurait sur les cartes et les portulans du moyen âge, terre fantôme que la légende plaçait par-delà les flots de l’Atlantique, qui reculait à mesure que l’on avançait, et qui n’était peut-être que le grand continent américain où le fils d’Éric le Rouge aborda vers l’an 1000. Ce nom d’Antilles a prévalu dans l’usage ; par une heureuse coïncidence, il s’appliquait exactement à ces îles avancées, qui décrivaient une longue ligne au large de l’Amérique centrale. Bien qu’elles ne forment qu’un groupe géographique, l’usage a prévalu de scinder ce groupe en deux parties, les Grandes Antilles : Cuba et les îles adjacentes, la Jamaïque, Saint-Domingue et Porto-Rico ; les Petites Antilles, ou « îles du Vent » et « îles sous le Vent. » Les « îles du Vent » dessinent, à l’est de Porto-Rico, une longue courbe du nord-est au sud-ouest et se relient aux « îles sous le Vent » qui bordent la côte du Venezuela.

Impatiens de pousser plus avant, les Espagnols, qui les découvrirent, ne s’attardèrent pas sur ces terres, décor pittoresque et riant, au-delà duquel ils s’attendaient à trouver la mystérieuse Cathay, au-delà duquel ils trouvèrent les antiques civilisations et les richesses du Mexique et du Pérou. Quand, plus tard, revenant sur leurs pas, ils s’arrêtèrent dans ces archipels, ce fut pour les dépeupler au profit des mines d’Hispaniola, aujourd’hui Haïti. Pour attirer les Caraïbes dans l’enfer d’où ils ne devaient jamais revenir, ils spéculèrent sur les naïves croyances de ces indigènes, convaincus qu’après la mort ils revivaient plus heureux dans des îles lointaines où le travail était inconnu, où la terre, d’elle-même, produisait en abondance fruits, fleurs, et poissons exquis. Ces îles, leur dirent les Espagnols, ils les connaissaient ; les ancêtres des Caraïbes y vivaient dans l’abondance et la paix, ils pouvaient les y conduire, ils s’offraient à le faire, et ils les transportèrent à Hispaniola où, courbés sous le fouet, ils moururent à la peine, non sans avoir enrichi leurs maîtres. D’autres, emmenés sur les côtes de l’Amérique du Sud, défrichèrent les plantations ; d’autres encore, plongeurs des Lucayes, durent exploiter les côtes perlières de Cumana. Sur ce sol dépeuplé où restaient seuls les femmes et les enfans, on importa des esclaves d’Afrique, on transporta des Indiens d’Amérique, on attira des indigènes des Açores, des Européens nécessiteux. Ainsi qu’en un vaste laboratoire d’expériences de croisemens humains, les races les plus diverses se superposèrent et se juxtaposèrent au gré du hasard ou des caprices de maîtres exigeans, le type le plus résistant et le plus apte survivant, se multipliant et absorbant les autres. Ce fut le noir, de beaucoup aujourd’hui le plus nombreux et qui représente les trois quarts de la population totale.

Sous ce climat, aussi chaud, mais plus salubre que celui des côtes d’Afrique, il s’acclimata sans effort, se reproduisit, défricha et cultiva le sol jusqu’au jour où, libéré de l’esclavage de par la conscience humaine révoltée, il devint, de par le nombre, le facteur principal, maître à son tour comme à Haïti et Saint-Domingue, travailleur intermittent, content de peu, sans besoins, oisif avec délices comme il l’est partout. Mais, une fois de plus, les conditions changées vont changer à leur tour les instrumens appelés à les servir. Force est aux outils humains de se transformer en vue de l’œuvre à accomplir, force leur est d’obéir à l’irrésistible impulsion, de s’y adapter ou de céder la place à d’autres. Une fois de plus, dans ce creuset d’où est sortie la race mixte qui peuple ces archipels, l’expérience se renouvelle, dans des conditions autres, mais en vue de résultats identiques, éliminant les élémens réfractaires, multipliant les élémens dociles, substituant, si besoin en est, au nègre indolent le Portugais laborieux, l’Américain infatigable. Par la force des choses, cette évolution économique aboutira à une évolution politique, à la prédominance de la race supérieure et, dans cette race, à la prédominance d’une nationalité distincte ou à la formation d’une nationalité nouvelle.

Puis, corollaire inévitable, à ces changemens ethniques correspondra une situation politique autre. De même que dans l’Afrique, dépecée par l’Europe avant l’heure où son orographie et son hydrographie enfin connues eussent permis d’asseoir, sur des données certaines, des délimitations de frontières, il a fallu créer des termes nouveaux pour exprimer des idées nouvelles : zones d’influence, sphères d’intérêts, de même ici les modifications prévues et inévitables vont déterminer un état de choses qui ne correspondra plus aux formules anciennes. On verra se produire une attraction naturelle qui ira à l’encontre des répartitions arbitraires de la politique ; cette attraction naîtra, et elle est déjà née, de la conformité des intérêts. Cuba, par exemple, et aussi les Bahama et Haïti se meuvent dans la sphère des États-Unis ; ils en sont le prolongement insulaire, ils n’en sont et n’en seront ni les colonies ni les possessions légales. À l’annexion qui est l’assimilation complète, au protectorat qui est la mainmise sur l’administration, se substituera une autre formule exprimant une idée différente, un état de choses analogue à la situation des États autrefois cliens de l’empire romain, indépendans de nom, dépendans en réalité. Les vieux liens qui rattachent plusieurs de ces terres à une métropole européenne, les conventions qui font des autres des États autonomes, ne sont déjà plus, pour quelques-unes d’entre elles, que des mots surannés. Les idées que ces mots représentent font place à d’autres, qui se précisent, qui se désassocient des répartitions politiques, et qui répondent à une situation née d’un mouvement économique que nul ne saurait enrayer et dont on ne saurait encore mesurer et limiter la portée.

Né d’hier, ce mouvement économique s’accentue. Tout le seconde et l’incite : le sol, le climat, la colonisation et les productions. Les capitaux seuls faisaient défaut, ils s’offrent aujourd’hui, et l’Américain, qui sait calculer, compter et prévoir, sème l’or que la culture antilienne lui rend avec usure. Sous ce ciel, l’un des plus radieux qui existe, la température oscille entre les deux extrêmes de 21 et 36 degrés. La chaleur et l’humidité développent une végétation exubérante sur ce sol qui est, par excellence, celui des productions tropicales ; ces productions alimentent un commerce d’échanges avec le reste du monde, se chiffrant déjà par un total de 700 millions de francs à l’année et appelé à de bien autres résultats, étant donné le voisinage de l’Europe occidentale, distante de quinze jours au plus.

Partout, au long de ces îles, les côtes, merveilleusement échancrées, offrent des abris sûrs et profonds ; presque partout le sol est fertile, bien arrosé par les pluies, facilement irrigué par des cours d’eau. Des lignes de bateaux à vapeur relient les unes aux autres ces terres coupées par des détroits de faible longueur. Le plus considérable, celui qui s’étend entre la Jamaïque et Cuba, ne mesure pas 200 kilomètres ; le canal du Vent, entre Cuba et Haïti, n’en a que 80.


II

Le voyageur qui, parti d’Europe, fait route vers ces îles de la Méditerranée américaine, relève tout d’abord, au sud-ouest et après quatre jours de navigation, l’archipel des Açores, possession portugaise, terre volcanique à laquelle les cendres et les scories désagrégées par les agens atmosphériques ont constitué un sol d’une grande fertilité. Sur une superficie de 2,388 kilomètres carrés, les Açores possèdent une population de 270,000 habitans. Travailleurs paisibles et de mœurs simples, ils vivent à l’aise, sans industrie, et uniquement adonnés aux travaux agricoles, surtout à la culture de l’oranger dont ils exportent chaque année des millions de fruits en Angleterre. San-Miguel, la plus grande et la plus peuplée des Açores, puisqu’elle renferme 100,000 habitans, est le centre de ce commerce, qui a Punta-Delgada pour port et pour régulateur des prix. Ces prix farient, donnant lieu parfois à des écarts considérables. Il y a peu d’années, on vendait, à Punta-Delgada, les oranges au prix de 25 francs le mille, Irais de cueillette, d’emballage et de transport à la charge de l’acheteur ; en 1840, elles ne valaient que 9 francs. San-Miguel n’expédiait alors que 60,000 à 80,000 caisses annuellement, 175,000 en 1850, 600,000 aujourd’hui.

Plus à l’ouest, les Bermudes. Bien que situé encore en plein océan, entre la mer de Sargasse et le gulf-stream, cet archipel anglais se relie aux Bahama et aux terres antiliennes par le socle sous-marin qui le porte. Cent cinquante îles ou îlots composent ce groupe, dont la population n’excède pas 20,000 âmes et dont le climat est, après celui de certaines îles océaniennes, l’un des meilleurs qui soient, l’un de ceux où l’alternance des saisons est le mieux équilibrée. Les oscillations de la température se maintiennent entre 16 et 31 degrés ; la moyenne, supérieure à celle de Madère, est de 21 degrés.

Cet archipel, relevé l’un des premiers sur la grande route océanique d’Europe en Amérique, fut longtemps l’un des moins connus et des moins visités. Mieux que la population qui l’habitait, les bri-sans qui l’entourent en défendaient l’accès. Seuls, les indigènes en connaissaient les passes. Aujourd’hui, des centaines de bouées tracent au navigateur une route sûre à travers ce dédale d’écueils ; mais si, demain, ces bouées étaient enlevées, la côte deviendrait absolument inabordable, ainsi que le port de Hamilton, détendu par les Étroits de Saint-George et les fantastiques récifs qui s’allongent capricieusement jusqu’à 15 kilomètres au large.

Ici, le voisinage du tropique du Cancer et la proximité du Nouveau-Monde ne s’annoncent pas seulement par le changement de couleur des eaux, par les flots bleus et tièdes du gulf-stream succédant aux ondes vertes de l’Océan. Depuis plusieurs années, à ce premier caractère physique est venu s’en joindre un second, très sensible surtout de janvier en mai : le parfum que la brise emporte au large et que dégagent les fleurs d’une liliacée, le lis des Bermudes, dont les vastes cultures ont totalement modifié l’aspect de ce groupe d’îles.

L’extension de cette culture date d’il y a peu de temps ; elle est due au général Russel Hastings. Le lis des Bermudes, lilium longiflorum eximium, est d’origine japonaise ; les Asiatiques l’apprécient fort et il figurait en belle place, peint de main de maître par un artiste de Kioto, sur une pièce de soie que le mikado fit tenir, en 1867, à l’auteur de ces lignes, et sur laquelle les plantes les plus rares de « l’empire fleuri » étaient reproduites avec un art merveilleux. On ignore la date de sa transplantation aux Bermudes ; il y a trouvé son sol et son climat d’élection et, quelques années avant la visite du général Russel Hastings, on l’y rencontrait dans presque tous les jardins. Lors d’un séjour qu’il fit dans cette station hivernale, le général fut émerveillé de la beauté et du parfum de ces lis, de leurs remarquables dimensions et de leur facile reproduction. L’idée lui vint de tirer commercialement parti de cette plante aux formes élégantes et pures, d’en multiplier les bulbes, de les expédier aux grands horticulteurs des États-Unis et aussi d’essayer l’envoi de hampes coupées. On n’ignore pas la passion des Américains pour les fleurs ; ils la poussent plus loin encore qu’on ne fait en Europe et, pour la satisfaire, ils mettent à contribution le monde entier.

C’est ainsi qu’ils ont fait venir de Quedlinburg et d’Erfurt, en Allemagne, toutes les variétés connues de roses. Ils ont édifié à grands frais, sur les rives de l’Hudson, ainsi qu’à Long-Island et dans le New-Jersey, d’immenses serres qui approvisionnent de plantes et de fleurs coupées les grandes villes de l’Union. Celles que le milliardaire Jay Gould fit construire à Irvington, dans sa propriété de Lyndhurst Castle, sont célèbres. Des capitaux énormes ont été absorbés par cette industrie lucrative. À mesure que le goût des fleurs se généralisait, les horticulteurs se spécialisaient. Sur les bords de l’Hudson, les uns ne cultivent que les violettes, d’autres que les roses, d’autres encore que le réséda, l’œillet, le lis. Il n’est pas rare qu’une élégante de New-York se fasse envoyer jusqu’à cent cinquante rosiers pour décorer son salon ; les roses thé sont les plus estimées.

De toutes les fleurs, celles que l’on recherche le plus, les plus rares et les plus coûteuses, sont les orchidées, ces plantes incomparables qui atteignent des prix très élevés et dont plus d’une variété a coûté la vie aux orchidea hunters qui les découvrent dans les marécages fiévreux et dans les forêts vierges du Brésil et des Indes. À New-York, on paie jusqu’à 25 et même 50 francs une belle fleur d’orchidée pour le corsage ou la boutonnière. L’été, on en expédie chaque jour à Newport, Saratoga, Atlantic-City, dans tous les lieux de villégiature. La mode en a fait aussi la fleur par excellence des bouquets de mariées. Un bouquet d’orchidées blanches vaut jusqu’à cinq cents francs ; on cite celui que portait, le jour de son mariage, la fille de M. William Astor, l’un des grands millionnaires de New-York. Entouré de fougères et de fleurs d’oranger, ce bouquet avait été payé 2,000 francs. Quant aux boutures, elles atteignent des prix bien autrement élevés. Très recherchées sont aussi les grandes violettes roses, récemment acclimatées, mais dont la culture est encore incertaine et si difficile que les fleuristes ne s’engagent jamais d’avance à en livrer. Quand ils en ont, ils avisent leurs clientes, lesquelles font assaut de libéralité pour les obtenir. On les expédie dans des coffrets à air froid d’où elles ne sortent que pour briller une soirée au corsage d’une des reines de la mode.

Les horticulteurs américains firent donc aux propositions du général Hastings un accueil des plus favorables ; mais, bien que la traversée des Bermudes à New-York ne prît que trois jours, les essais d’envoi des fleurs coupées ne réussirent pas ; force fut de se rabattre sur les bulbes. Ceux-ci prospérèrent, et les prix offerts furent tels que le général Hastings résolut de tenter l’expérience sur une grande échelle et de s’assurer des résultats que donnerait la vente, non plus de bulbes récoltés çà et là dans des jardins négligemment entretenus, mais provenant de plantes cultivées avec soin. Il entrevoyait dans cette exploitation une source importante de profits pour les habitans ; il le leur expliqua et les invita à se mettre à l’œuvre. Défians, comme tous les paysans, ils s’abstinrent, suivant avec incrédulité les essais de M. Russel Hastings ; mais, quand ils virent les commandes affluer, les envois se succéder, ils s’empressèrent de suivre son exemple ; aujourd’hui, riche ou pauvre, chaque cultivateur a son champ de lis dont l’étendue dépend uniquement des capitaux et du terrain dont dispose le propriétaire.

La culture en est simple, mais un sol riche et abondamment pourvu de fumier est nécessaire, car le lis est une plante très épuisante. Les bulbes sont plantés à des intervalles de 50 centimètres en août, septembre et octobre ; les fleurs, au périanthe campanule, long de 15 centimètres et du blanc le plus pur, commencent à apparaître en janvier et persistent jusqu’en mai. Ces fleurs sont portées, par groupe de huit à quarante, sur une hampe dont la longueur varie de 65 centimètres à 1m,30 ; on a vu même une seule tige en porter 145. La récolte des bulbes commence au milieu de juin et dure jusqu’à la fin de septembre ; on procède au triage des bulbes sortis de terre ; ceux qui ont une taille marchande, c’est-à-dire de 15 à 25 centimètres de circonférence, sont expédiés dans des caisses de sciure de bois sur New-York, Londres et Paris, où on les plante dans des pots mis en serre pour obtenir des fleurs pendant l’hiver.

Rien de plus curieux que la puissance de reproduction de cette plante. « On peut, dit une revue spéciale anglaise, Garden and Forest, se procurer des bulbes, soit en semant les graines, soit en replantant les cayeux ou des boutures de la tige défleurie. Les feuilles elles-mêmes en produisent quand on les détache du pied ; chaque cayeu fournit de deux à six nouveaux bulbes, dont le tiers environ peut être vendu à la fin de la seconde année. Le marché du lis des Bermudes s’étendant de jour en jour, cette culture absorbera bientôt les 485 hectares de terre plus particulièrement appropriés à sa reproduction, que possède ce petit archipel, car il n’a rien à redouter de la concurrence des lis de Chine et du Japon qui ne peuvent arriver en Europe et en Amérique que vers le mois de novembre, et qui donnent d’ailleurs des fleurs moins nombreuses, moins belles et moins parfumées[1]. »

L’impulsion donnée aux plantations de lis s’est étendue aux vergers, où les fruits d’Europe prospèrent à côté des fruits tropicaux, et à sa culture vivrière. Primeurs, fleurs et fruits trouvaient aux États-Unis un marché rémunérateur ; les acheteurs visitaient les Bermudes, et leurs récits y attiraient les valétudinaires. Hamilton, capitale de l’Archipel, jolie ville, au doux climat, aux chalets de cèdre entourés de champs de fleurs où voltigent le cardinal d’un rouge éclatant et l’oiseau bleu des contes de fées, devenait une station hivernale, populaire et peu dispendieuse. Deux grands hôtels : The Princess et The Hamilton, s’y fondaient, construits par des capitaux américains et fréquentés par des touristes américains, Ouverts de décembre à mai, ils sont toujours pleins et, nonobstant leur prix modéré de dix francs par jour, tout compris, ils enrichissent leurs intelligens propriétaires.


III

Au sud-ouest des Bermudes, et à trois jours de mer, apparaissent les Bahama, terres de calcaire que recouvre une couche d’humus si légère, que l’on peut croire que le sol fait défaut et que la roche le remplace. Elle en tient lieu, en effet, et cette roche superficielle que les nègres détachent avec des leviers, qu’ils brisent à coups de pic et qu’ils pulvérisent, donne un sol végétal d’une étonnante fécondité. « La Nouvelle-Providence,, écrit M. Drysdale, n’est qu’un amas de roches, mais ces roches sont friables ; arbres et végétaux y croissent ainsi qu’en pleine terre. Dans toute l’île, pas une surface nue ; ici poussent les pins et le cèdre, là des masses compactes de brousses. Veut-on créer un jardin ? On brûle la végétation parasite, on disjoint la roche, on l’effrite et on la pulvérise ; dans ce sol ainsi constitué, tout prospère. Sur la roche, perforée à l’aide de leviers, creusée à coups de pic, le nègre plante une noix de coco ; en peu d’années l’arbre a crû et, selon le dicton populaire, fournit une noix pour chaque jour de l’année. Cette même roche, facile à travailler, se découpe en blocs de toute taille ; on en construit des maisons d’autant plus durables qu’exposée à l’air, la pierre durcit. »

Sur ce sol, poussière de coraux, qu’arrosent des pluies abondantes, prospèrent le palmier, le bananier, l’oranger et le citronnier, le tamarinier, l’arbre à pain et le cocotier, cent autres variétés d’arbres et de plantes tropicales. L’air est embaumé des parfums les plus pénétrans, car ici aussi les fleurs abondent, fleurs aux couleurs infiniment nuancées, aux formes infiniment capricieuses. Mais ici, surtout, se précise aux yeux du voyageur l’évolution que nous avons signalée plus haut, le réveil commercial, le mouvement et la vie qui succèdent à un long engourdissement et dont, plus au sud, dans les Grandes comme dans certaines des Petites-Antilles, nous noterons les manifestations plus énergiques encore.

Ce n’est pas à l’Angleterre, suzeraine des Bahama, qu’en est due l’initiative, mais bien aux États-Unis. Ce sont eux qui ont donné le branle, ici comme à Cuba, comme à Saint-Domingue où ils prennent pied, comme partout où abordent leurs hardis pionniers. Dans ce monde insulaire sur lequel ils débordent, ainsi que dans les trois Amériques, ils représentent le facteur actif, industrieux et ingénieux, hardi et calculateur. Ils sèment l’or et font germer la vie ; à leur contact, semble-t-il, tout s’éveille, l’homme et la terre ; sous leur impulsion, l’industrie naît, les cultures s’étendent, les plantations se multiplient. Ils sont le levain qui fait fermenter la pâte inerte. Ils achèvent l’œuvre commencée et la mènent à terme.

L’Angleterre a fait ici la sienne. Elle a pris possession des Bahama, ainsi qu’elle fait partout où un point de stratégie navale s’offre à elle. Celui-ci était de premier ordre ; il commandait l’accès des Antilles, de la mer du Mexique, du détroit de la Floride. Charles II reconnaissant en fit don à Monk, promu duc d’Albemarle, et qui lui rendait le trône d’Angleterre. Monk ne visita jamais son apanage, et le sort des gouverneurs successivement envoyés dans ce nid de pirates n’était pas pour l’encourager à s’y rendre. Le premier de ces gouverneurs, Collingworth, fut déporté à la Jamaïque par ses administrés ; Cadwallader Jones, qui lui succéda, fut par eux jeté en prison ; quant au troisième, Clarke, impatientés de l’entêtement de l’Angleterre à vouloir se mêler de leurs affaires, ils le brûlèrent tout vivant. Cela lait, ils se choisirent un gouverneur à leur gré, l’un des leurs, John Teach, surnommé Blackbeard, Barbe-noire, déterminé pirate, qui en fit tant que force lut, sous George 1er, de lui courir sus, de le forcer dans son repaire, et de le tuer.

Aujourd’hui, les pirates ne sont plus qu’une légende : aussi l’Angleterre se borne-t-elle à administrer les Bahama, à y maintenir l’ordre quand il est de son intérêt de le faire, à gouverner, ce à quoi elle excelle, car elle gouverne aussi peu que possible, c’est-à-dire mieux que personne, ne faisant que l’indispensable, laissant à ses sujets toute liberté d’action. Ils en usent et les intérêts commerciaux, plus puissans que les liens politiques, attirent chaque jour davantage ces îles dans l’orbite des États-Unis. Ce sont eux qui ont déterminé cette orientation, qui ont créé ces intérêts ; ils les stimulent et les subventionnent ; quoi d’étonnant à ce que tout ici soit marqué de leur empreinte ?

Nassau, capitale des Bahama et port de l’île de la Nouvelle-Providence, est en effet une ville plus américaine qu’anglaise. Dans le cours de sa déjà longue existence, elle n’avait jusqu’ici connu qu’une période de grande prospérité. Ce fut lors de la guerre de sécession. Le voisinage des côtes méridionales des États-Unis fit d’elle le foyer d’une contrebande maritime active et l’entrepôt du commerce du coton. De rapides croiseurs, montés par de hardis matelots, et chargés d’armes et de munitions à l’aller, de coton au retour, forçaient le blocus des ports du Sud, rapportant des bénéfices énormes à leurs armateurs et enrichissant Nassau. Capitaines et pilotes étaient alors payés 25,000 francs par voyage, l’équipage à l’avenant. On vit, en 1864, le mouvement d’échanges de ce petit port dépasser 250 millions, alors qu’à la veille de la guerre ce mouvement se chiffrait par 9,784,000 francs.

Nassau posséda alors une population flottante considérable. Les écumeurs de mer de toutes races et de toutes nationalités y affluaient, menant joyeuse vie, dépensant sans compter au retour de leurs aventureuses expéditions, jouant au bouchon avec des onces d’or sous le péristyle du Victoria Hôtel, généreux comme des voleurs avec les négresses et les mulâtresses qui ne s’étaient encore jamais trouvées à pareille fête. Hostile aux États du Nord, sympathique aux États du Sud, l’Angleterre n’avait garde d’intervenir dans ce trafic qui faisait la fortune de sa colonie. Pendant toute la durée de la guerre de sécession, Nassau fut le théâtre de rixes et d’orgies sans fin, un véritable camp de boucaniers. On eût pu s’y croire revenu aux jours où les pirates caraïbes, aussi redoutables et aussi cruels que les Malais, régnaient en maîtres sur l’archipel et où Morgan l’Exterminateur, qui pilla Cuba, rançonna Porto-Bello, brûla Panama, dévasta le Nicaragua et s’en fut mourir en paix, chargé de butin, à la Jamaïque, semait la terreur sur ces mers.

À ce genre d’industrie, aussi lucratif qu’éphémère, en succède aujourd’hui un autre, plus légitime et plus régulier, qui chaque année s’étend et s’accroît, qui n’est encore qu’à ses débuts, mais qui s’annonce comme devant porter loin la fortune de Nassau. C’est celui des fruits. Tout ce que les Bahama en produisent se concentre à Nassau, devenu le principal port d’expédition pour les États-Unis, mais ce que les Bahama, et avec elles Cuba, la Jamaïque, Haïti, Saint-Domingue et les autres Antilles en produisent est loin encore de suffire aux demandes. Ni le Honduras, ni le Venezuela ne parviennent à rétablir l’équilibre ; à mesure que la production grandit, la consommation augmente ; la première peut décupler sans satisfaire la seconde.

Il n’est pas de peuple, en effet, dans l’alimentation duquel les fruits entrent pour une aussi large part que le peuple américain. Dans toutes les grandes villes des États-Unis, on est frappé de l’extension croissante de ce genre de commerce. Du haut en bas de l’échelle sociale, dans toutes les classes, la consommation des fruits est énorme ; dans les États de l’est, de l’ouest et du sud, les vergers se multiplient ; ceux de la Californie sont célèbres par la variété, la beauté et la saveur de leurs recolles, mais c’est aux Bahama et aux Antilles que l’on demande les produits des tropiques qui déjà figurent à l’importation pour un chiffre considérable.

Au premier rang, le bananier, musa paradisiaca. Il fut, au dire des chrétiens d’Orient, l’arbre fatal de la science du bien et du mal, celui dont le fruit savoureux tenta Eve et dont la large feuille lui servit à voiler sa nudité que lui révélait sa conscience troublée. La banane est plus salubre et plus nourrissante qu’aucun fruit ; elle est aussi plus abondante et plus appréciée des Américains ; elle convient aux enfans comme aux adultes, ne contient ni pépins ni noyaux, ne donne presque aucun déchet.

La culture, sur une grande échelle, en est de date comparativement récente. Les débuts de cette culture et les résultats qu’elle donne valent d’être étudiés au point de vue des progrès rapides d’une exploitation et d’un commerce peu connus en France et dont l’extension dans nos colonies pourrait donner d’heureux résultats. Ce qui se passe à Cuba et à la Trinidad, à la Jamaïque et aux Bahama ne saurait être indifférent pour nous, dont l’empire colonial n’est inférieur qu’à celui de l’Angleterre, s’étend sous les mêmes latitudes, jouit du même climat et renferme des terres aussi fécondes. L’initiative prise par un homme intelligent et actif fut le point de départ de l’industrie que nous signalons et qui, dans ces cinq dernières années surtout, a créé entre les États-Unis et les Antilles un mouvement commercial nouveau, se chiffrant déjà par des millions et mettant en œuvre des capitaux considérables.

Ce pionnier se nommait Antonio Gomez ; il était d’origine espagnole et tenait, à Baracoa, un modeste magasin d’approvisionnemens : effets d’habillement pour les matelots, biscuits et porc salé, sucre et café pour les fermiers des environs et pour les goélettes côtières. Baracoa, située sur la côte nord et à l’extrémité orientale de l’île de Cuba, lut, pendant un temps, la première capitale de l’Ile ; mais elle ne garda pas plus de cinq ans son rang de capitale dont la déposséda Santiago, dépossédée elle-même par La Havane. La petite ville décrut, et sa population tomba à 3,000 habitans. Son port, étroit, mais sûr, n’était plus visité que par quelques navires de cabotage venant des Bahama ou d’Haïti ; l’argent y était rare, et le commerce d’Antonio Gomez consistait surtout en échanges. Ses cliens, fermiers, planteurs et capitaines, le payaient d’ordinaire en feuilles de tabac qu’il expédiait à La Havane.

Parfois aussi les cultivateurs s’acquittaient en régimes de bananes. Antonio Gomez n’appréciait guère ce mode de payement, mais, faute de mieux, il l’acceptait et confiait ce produit encombrant, de médiocre valeur et de conservation difficile, à quelque capitaine de goélette en partance pour New-York ou la Nouvelle-Orléans, avec mission de l’échanger contre des articles fabriqués. La traversée prenait alors de douze à quinze jours, souvent plus, et les trois quarts des bananes, cueillies trop mûres et mal arrimées, se gâtaient au cours du voyage, ne laissant à Antonio Gomez que de bien minces profits ; mais il était patient et homme à se contenter de peu en attendant mieux. Sa patience fut récompensée. Un heureux envoi lui valut une commande d’un marchand de fruits en gros, ladite commande appuyée d’un acompte en argent. Encouragé par cette rentrée de numéraire que d’autres ne tardèrent pas à suivre, il lia partie avec son correspondant de New-York. Commandité par lui, il étendit ses crédits aux fermiers, crédits payables en régimes de bananes, puis il acheta des terrains qu’il planta, enfin il fréta une goélette qu’il chargea de bananes et l’expédia à New-York. La traversée fut longue et la moitié de son chargement invendable, mais le reste donna un gros bénéfice qu’il employa immédiatement à l’achat et à la mise en culture de nouveaux terrains. Les ordres d’envoi se succédaient, rapides et avantageux. Gomez traita alors avec les fermiers pour l’achat de leurs récoltes sur pied ; il construisit des hangars pour abriter les régimes que des caravanes d’ânes lui amenaient de toute la région environnante et, grâce à son activité, il en arriva à expédier régulièrement, sur le seul marché de New-York, jusqu’à 2,000 régimes de bananes par semaine. Il les payait un franc, en marchandises, il les revendait de 5 francs à 7 fr. 50 en numéraire ; aussi, nonobstant les déchets, ses affaires prospéraient.

Ce n’était encore là qu’un début ; les commandes se multipliaient en même temps que les envois. Jusqu’alors on ne cultivait, à Baracoa, qu’une variété de bananes, dite rosée ; c’est la musa paradisiaca des botanistes, son rendement est d’environ 25 kilogrammes de fruits par régime. Gomez avait remarqué que la banane verte, dite porgie ou bananier de Chine, mûrissait plus tôt, se vendait mieux et laissait un bénéfice plus considérable. Il s’ingénia donc à en multiplier la culture, et Baracoa ne tarda pas à être entourée d’une verdoyante ceinture de bananeries. Le succès de Gomez, sa fortune grandissante lui suscitèrent des concurrens, mais il avait de l’avance sur eux, et la plus-value des terrains dont il était propriétaire compensait, bien au-delà, le dommage plus apparent que réel qui semblait devoir résulter pour lui de l’entrée en scène des capitalistes américains.

Ceux-ci allaient, en effet, étendre et consolider sa fortune, tout en augmentant la leur. Attirés par l’appât de gros bénéfices à réaliser, des syndicats se constituaient pour acheter des terres, les planter et expédier des bananes dans les ports des États-Unis. D’aucuns, avec l’intention de décourager ceux qui pouvaient être tentés de suivre leur exemple, prédisaient bien, à bref délai, un excès de production et une baisse des prix de vente, mais leurs pronostics ne se réalisèrent pas ; la consommation croissait et les prix se maintenaient. Chose singulière, ce ne fut qu’en 1880 que l’on s’avisa de recourir au transport rapide par bateaux à vapeur pour diminuer la perte énorme de 50 pour 100 sur les expéditions. Le résultat dépassa les espérances. Dans l’entrepont, aménagé à cet effet, les régimes étaient accrochés et maintenus à distance les uns des autres, de manière à ne pas s’entre-choquer ; chaque jour on les visitait, détachant les fruits avariés dont le contact pouvait gâter les autres, et on arriva à réduire de 50 à 30, puis à 20 pour 100 le déchet occasionné par le voyage. Plus tard, on devait faire mieux encore et le ramener à 5 pour 100. Cueillies au début de leur maturité, transportées en peu de jours à New-York, les bananes y arrivaient en bonne condition.

Quelques chiffres empruntés aux statistiques américaines donneront une idée de l’importance de ce commerce. Du 1er janvier au 31 décembre 1889, les ports américains ont reçu 12,582,550 régimes de bananes. Si l’on tient compte de ce fait que chaque régime pèse, en moyenne, de 30 à 40 kilogrammes, — on en a récolté qui dépassaient 100 kilogrammes, — et se compose d’au moins 100 fruits, on verra que l’importation de 1889 a donné un total de plus d’un milliard et quart de bananes ; si considérable que paraisse ce total, ce n’était encore qu’environ vingt bananes par tête d’habitant. Or on peut, sans crainte d’erreur, évaluer à un minimum d’un régime par an et par tête, soit à 70 millions de régimes, le chiffre moyen de la consommation des États-Unis ; ce chiffre, bien qu’infiniment au-dessous de celui pour lequel la banane entre dans l’alimentation des blancs, habitans des pays tropicaux, est déjà près de six fois supérieur à l’importation de 1889. On voit par là quelle marge énorme existe encore entre l’offre et la demande et dans quelles proportions la production devrait s’accroître le jour où les bananes entreraient, pour une part, si infime fût-elle au début, dans l’alimentation de l’Europe. Ce jour est proche ; nous n’en voulons pour preuve que le nombre de plus en plus considérable de régimes de bananes qui figurent à l’étalage de nos marchands de comestibles à Paris et le fait qu’à Marseille on rencontre à chaque coin de rue des débitans de ce fruit. Ce n’est encore qu’un produit exotique, une primeur de luxe dont quelques-uns seulement ont pu apprécier les qualités nutritives et la chair fondante. Le prix en est trop élevé pour les petites bourses ; mais le jour où ce prix, considérablement réduit, mettra la banane à portée de la consommation populaire, nul doute qu’elle ne trouve en France, et par la France en Europe, un débouché important. En ce qui concerne les États-Unis, il en va déjà ainsi et dans une progression bien autrement rapide.

Ce qui le prouve, c’est qu’en 1890 l’importation s’est accrue de 4 millions de régimes, 400 millions de fruits ; 1891 a donné un résultat supérieur encore et, avant peu, les pays producteurs seront en mesure de fournir aux États-Unis 25 millions de régimes à l’année. Il va sans dire que Baracoa seule n’eût jamais pu suffire à une pareille consommation, bien que la culture des bananiers y ait pris un développement surprenant. Un syndicat de capitalistes a récemment acheté à Gibara, près de Baracoa, de grands terrains promptement mis en culture et sur lesquels on a déjà planté 1,300,000 pieds de bananiers dont la récolte s’effectue cette année. Les variétés adoptées sont le plantain, le plantano des Espagnols, et le bananier de Chine. Le premier est remarquable par son aspect grandiose et l’ampleur de ses feuilles qui atteignent jusqu’à deux mètres de longueur ; ses fruits oblongs, à côtes légèrement anguleuses, contiennent beaucoup de fécule. Quand la récolte en est trop abondante, ce qui était le cas il y a quelques années avant l’ouverture des débouchés actuels, les nègres les râpaient, les pressaient et les convertissaient en une farine saine dont ils faisaient une bouillie très nourrissante. Moins élevé, le bananier de Chine ne dépasse pas 2 mètres de hauteur. Il est très productif, comptant souvent plus de 100 fruits au régime et ces fruits sont d’excellente qualité. Sa culture est très répandue dans les îles de l’Océan-Pacifique, dans l’archipel havaïen surtout, d’où l’on exporte déjà plus de cent mille régimes annuellement sur le marché de San-Francisco.

Il n’est pas, avons-nous dit, de culture vivrière qui, sur une même superficie, fournisse une égale quantité de substance nutritive. On évalue communément à 2,000 kilogrammes de fruits le rendement d’un clos de 100 mètres carrés. Sur le même espace, le froment ne donne que 15 à 20 kilogrammes, et la pomme de terre elle même produit, en poids, quarante-trois fois moins que le bananier. Sa culture est des plus simples et des moins coûteuses, la plante, arrivée à un certain développement, n’exigeant presque aucun soin. Le prix de revient d’un régime, rendu au port d’embarquement, est de 1 franc à 1 fr. 25 ; le prix de vente, en gros, aux États-Unis, varie, frais de transport et de commission compris, entre 3 fr. 75 et 5 francs.

Actuellement, le transport des bananes s’effectue par des navires, dits navires à fruits, construits et aménagés d’une façon spéciale. Les machines et les chaudières sont reportées à l’arrière ; ces bâtimens ont, presque tous, double hélice et leur vitesse moyenne est de 14 à 15 nœuds à l’heure. Leur coque est en acier à l’extérieur, en bois à l’intérieur. Entre cette double coque, du poussier de charbon maintient, sous les ardeurs du soleil des tropiques, une température relativement basse. De la poupe à la proue du navire règnent trois ponts superposés dont les planchers à claires-voies permettent à l’air de circuler librement. Ces navires peuvent transporter de 15,000 à 25,000 régimes d’un poids moyen de 30 à U0 kilogrammes. L’arrimage est surveillé par un stevedore, préposé spécialement à cette opération délicate. On compte actuellement quatre-vingt-dix navires affectés à ce genre de transport entre les Bahama et les Grandes Antilles d’une part, et les ports de New-York, Boston, Philadelphie, Baltimore et la Nouvelle-Orléans de l’autre. À cette flotte spéciale, il convient d’ajouter celle de l’Atlas Line, de l’Anchor Line, du Honduras and central American Line, qui prennent une part importante à ce trafic.

Là ne se bornent pas les précautions adoptées pour assurer le transport, en bonnes conditions, de ces produits alimentaires, précautions qui réduisent à 5 pour 100 un déchet qui était de plus de 50 pour 100, il y a peu d’années. À Baracoa, devenu l’un des centres d’exportation, les régimes de bananes arrivaient souvent avariés des plantations d’où on les apportait à dos d’ânes ; le moindre heurt suffit, en effet, pour déterminer une tache noire sur la peau du fruit et amener, à bref délai, la fermentation. Plus de 3,000 petits ânes étaient employés à ce transport ; on les rencontrait en files interminables se dirigeant vers le port, chargés, chacun, de quatre régimes grossièrement empaquetés dans des feuilles sèches. Aujourd’hui, un réseau de voies ferrées apporte, à moindre coût et sans avaries, les bananes jusqu’au quai où les navires les reçoivent et les emportent aussitôt le chargement terminé.

Au début, ces fruits acquittaient un droit d’entrée de 20 pour 100 dans les ports américains ; on les tenait alors pour consommation de luxe, réservée à la table des riches ; ce droit a été supprimé. Le gouvernement de Washington a compris, d’une part, l’intérêt qu’il avait à resserrer avec les pays producteurs des relations profitables, puisque ceux-ci, en échange des débouchés qui leur sont ouverts, s’approvisionnent aux États-Unis d’objets fabriqués, et, d’autre part, combien il serait impolitique de taxer un article d’alimentation peu coûteux, salubre, et que les États-Unis ne produisent pas. Encouragés par ces mesures libérales, les capitalistes américains ont donc créé de grandes plantations, non-seulement aux Bahama, à Cuba et dans les Antilles, mais à Aspinwall et dans le Honduras, créant du même coup des centres d’influence, rattachant à la grande république, par les liens de l’intérêt, des pays fertiles, ouvrant aux manufactures américaines des marchés nouveaux, s’enrichissant en enrichissant leurs voisins, en développant et multipliant les ressources de leur sol. Car si la banane tient le premier rang dans ce mouvement commercial de date récente, ce produit n’est pas le seul qui ait été appelé à trouver aux États-Unis un écoulement avantageux.

Ce qu’a été Baracoa pour la culture des bananes, Nassau l’est aujourd’hui pour d’autres fruits tropicaux dont l’exportation s’accroît rapidement. Tels la mangue, mangifera indica, fruit de premier ordre, dont le goût de térébenthine déconcerte au premier abord le palais des Européens, qui s’y habituent promptement et en arrivent à le proclamer l’un des meilleurs qui existent ; il est celui dont les habitans des tropiques sont le plus friands ; puis le chérimoya, Cherimolia Miller, au goût délicat et parfumé, et que les Américains désignent du nom de Custard apple ; l’avocat, ou Persea gratissima, originaire du Mexique, du Pérou et du Brésil, à la chair fondante ; l’Actocarpus incisa, ou l’arbre à pain, dont les fruits volumineux se récoltent toute l’année, à la condition de réunir sur la même plantation les espèces précoces et tardives ; M est très répandu aux Antilles, ainsi que dans les îles de l’Océanie où, cuit sous la cendre, il remplace, pour les blancs en cours de voyage, le pain dont les indigènes ne font pas usage. Puis la sapota, Achras sapota, fruit savoureux, d’un arbre renommé pour les propriétés fébrifuges de son écorce ; la goyave, Psidium guyaca, aux larges baies succulentes, de la grosseur d’un œuf, à la chair sucrée, légèrement acidulée et parfumée ; le tamarin, Tamarindus indica, au port majestueux, au feuillage épais et du fruit duquel on fabrique une boisson des plus rafraîchissantes, et bien d’autres encore affluent sur les marchés américains. Ces fruits des tropiques y font aujourd’hui partie de l’alimentation générale, alors qu’en Europe la plupart sont encore inconnus ou se vendent à des prix excessifs, comme le chérimoya, dont on peut voir de rares échantillons aux vitrines de nos grands magasins de comestibles, au prix de 5 francs pièce, alors que, sur les lieux de production, ce fruit vaut quelques centimes. Il est vrai que le chérimoya est des plus délicats, que le moindre heurt le gâte et qu’on ne le peut importer qu’avec de grandes précautions, en le cueillant avant sa maturité et en l’enveloppant de coton.

De tous ces fruits, l’ananas, Bromelia ananas, est celui dont la culture et l’exportation occupent le premier rang aux Bahama. La variété dite « Providence, » largement cultivée dans l’île d’Eleuthéra, y donne des produits volumineux et précoces. La plante se multiplie d’elle-même, presque sans travail pour l’agriculteur, et le fruit, dont le poids varie entre trois et quatre livres, cueilli avant sa maturité complète, se transporte facilement et se conserve bien. Réputé, et avec raison, l’un des plus parfumés que l’on connaisse, l’ananas fut, pendant plus d’un siècle, l’un des plus rares et des plus coûteux en Europe. La première fois qu’il parut sur une table française, ce fut en 1733, à Versailles, sur celle de Louis XV. Au commencement de ce siècle, on payait jusqu’à 50 et 100 francs ce fruit qui, sur les lieux de production, vaut à peine quelques sous. Aujourd’hui, démocratisé, les marchands promènent, en certaines saisons, l’ananas dans les rues de nos grandes villes ; on le trouve, en tout temps, chez les marchands de comestibles et aussi, à l’état de conserves, chez tous les épiciers.

Nassau est devenu le centre de ce commerce d’exportation qui prend, avec les États-Unis, une grande extension. Une seule maison américaine de cette ville exporte annuellement un million de boîtes de conserves d’ananas ; elle expédie en outre, à destination des ports américains, quinze navires transportant en moyenne six millions d’ananas frais ; d’autres ont réalisé de gros profits sur les patates douces et les ignames. Partout, dans la mer des Antilles, l’or américain est venu stimuler la production de ces îles fortunées dont Christophe Colomb disait, dans une lettre adressée à Isabelle de Castille : « Ces terres dépassent en richesse et en fertilité toutes les autres contrées, et l’emportent sur elles autant que l’astre du jour l’emporte en splendeur sur l’astre de la nuit. »


IV

Au commerce des fruits, qui est en voie d’enrichir le port de Nassau, la Nouvelle-Providence et l’île d’Eleuthéra, les Bahama en joignent un autre, encore à ses débuts, et qui est appelé à faire la prospérité de l’île, aussi peu connue que peu peuplée, d’Andros, nom sous lequel on désigne un groupe d’îlots que séparent des bayous sans profondeur et que recouvrent des brousses, des marais et une végétation rabougrie, terre étrange, d’accès difficile et d’apparence aride. Longtemps on la tint pour impropre à toute culture. Ainsi que tant d’autres terres réputées infécondes, elle était réfractaire aux productions régionales. Inhabile à discerner celles auxquelles elle était apte, le cultivateur s’en détournait comme d’un sol maudit qu’on laisse en friche jusqu’au jour où ce que l’on appelle le hasard, et ce qui n’est que la perspicacité d’un observateur intelligent, révèle ce que ce sol peut produire mieux qu’aucun autre. Ainsi en était-il des Bermudes, ainsi en sera-t-il longtemps encore de régions déclarées stériles, parce que l’homme ignore leurs mystérieuses aptitudes, ainsi en fut-il d’Andros qu’un gouverneur clairvoyant vient de doter enfin de la culture spéciale à laquelle, semble-t-il, elle était prédestinée.

Cette culture est celle de l’agave, Agave rigida ; son produit est une fibre souple et résistante, que les Mexicains désignent du nom de chanvre sésal. Plante à la souche plus ou moins enterrée et rarement élevée de quelques centimètres au-dessus du sol, l’agave est couronnée par de nombreuses feuilles imbriquées, longues de deux mètres et plus, charnues, épaisses, raides, épineuses sur leur contour et terminées au sommet par une épine plus forte et plus acérée que les autres. Des clôtures faites d’agaves sont infranchissables et une plaine qui en serait semée serait inabordable à la cavalerie : ses dards éventreraient les chevaux et blesseraient mortellement les cavaliers. L’agave est une herbe, mais une herbe gigantesque ; une seule de ses feuilles constitue la charge d’un homme. L’inflorescence part du centre de la rosette des feuilles, figurant une hampe colossale dont la croissance atteint, en un mois, de huit à dix mètres de hauteur. L’intérieur des feuilles est sillonné, au travers d’un épais tissu cellulaire, par de longues fibres blanches, très tenaces, dont on fabrique des cordages aussi forts et moins altérables par l’eau que ceux de chanvre.

Ce fut sir Ambrose Shea, gouverneur des Bahama, qui dota Andros de la culture de l’agave, non qu’il y importât la plante, elle existait avant lui, mais rare et clairsemée, les cultivateurs la détruisant comme inutile et gênante partout où elle apparaissait. Passant un jour, en cours de voyage, devant la case d’un nègre, son attention fut attirée par une corde sur laquelle séchait du linge et dont la couleur et l’apparente souplesse le frappèrent. Sir Ambrose était originaire de Terre-Neuve, pays de marins ; il se connaissait en cordes, et celle-ci, soyeuse au toucher, flexible et résistante, ne ressemblait en rien à celles qu’il avait vues jusqu’alors. Il s’enquit d’où elle venait. À quoi le nègre lui dit l’avoir fabriquée lui-même avec les fibres d’une agave qui poussait dans un coin de sa cour. Après s’être convaincu qu’il disait vrai, le gouverneur n’eut plus de cesse qu’il n’eût persuadé aux habitans d’Andros de planter et d’exploiter l’agave. Il prêcha d’exemple, et, non sans peine, les convertit à ses vues. Il lui fallut, pour en arriver là, extraire des plantes existantes une certaine quantité de fibres, lesquelles, expédiées à Londres, s’y vendirent à raison de 50 livres (1,250 francs la tonne) et furent déclarées de qualité supérieure aux produits similaires du Yucatan.

En présence de ce résultat, nègres, blancs et métis se hâtèrent de multiplier l’agave. Un Écossais entreprenant acheta 2,000 acres de terre à 2 fr. 50 l’acre et installa la première plantation ; après lui, et à la suggestion de sir Ambrose Shea, une compagnie se forma à Saint-John, Terre-Neuve, et obtint une concession de 18,000 acres ; une autre, organisée à Londres, mit 20,000 acres en culture, et deux syndicats puissans soumissionnèrent, chacun, 100,000 acres. À côté de ces grandes exploitations, nombre d’autres plus petites se créaient, et le prix des terrains, qui était de 6 fr. 25 l’acre en 1890, s’élevait déjà à 15 francs en 1891, à 20 en 1892.

Les résultats que commencent à donner les plantations des Bahama, rapprochés de ceux obtenus dans le Yucatan, sont pour justifier les espérances conçues et les déboursés faits. Deux acres en exploitation rendent, en moyenne, une tonne de chanvre sésal. Le prix d’achat de ces 2 acres est de 40 francs ; le salaire des travailleurs varie de 1 fr. 80 à 3 francs par jour, selon la saison et la localité, bon nombre d’entre eux étant pêcheurs de perles ou pêcheurs d’épongés, et, à l’époque de la pêche, occupés sur la côte. On supplée à leur absence temporaire par le travail des femmes, rémunéré à raison de 1 fr. 25 par jour. Les calculs actuels établissent qu’une tonne de fibre revient au planteur entre 250 et 300 francs. Le prix de vente oscille, actuellement, pour le chanvre du Yucatan, entre 600 et 650 francs la tonne ; la fibre blanche, de qualité supérieure, telle qu’on l’obtient aux Bahama, se vend entre 900 et 1,000 francs.

Ces prix ne sont-ils pas appelés à baisser par suite de la production accrue ? Cela semble vraisemblable ; en revanche, les fabricans de cordages estiment qu’une baisse des prix de la matière première amènerait une consommation bien autrement importante. Le prix actuel s’oppose à l’emploi du chanvre sésal pour les usages communs ; on lui substitue le chanvre broyé. Le jour où ce prix serait réduit, et il pourrait l’être, sans diminuer les profits du planteur, par l’emploi de machines perfectionnées pour dépouiller la fibre, le chanvre sésal deviendrait d’un emploi général. Les États-Unis seuls en consomment plus de 60,000 tonnes par année et le droit qui était, récemment encore, de 75 francs par tonne, a été supprimé.

Étant donnés le prix de revient et le prix de vente, la qualité des produits obtenus et leur universel emploi, la culture de l’agave semble appelée à enrichir cette île d’Andros, impropre, en apparence, à toute autre exploitation. L’agave croît merveilleusement sur ce sol déshérité ; son rendement y est ininterrompu et indépendant des saisons ; le climat, comme le travail, y est donc régulier et exclut toute période de chômage.

Il faut quatre ans pour que les agaves commencent à produire des feuilles de suffisante longueur. Les plants sont alignés et espacés de 3 mètres. Deux fois par an, on bine le sol jusqu’à ce que l’agave atteigne 1 mètre de hauteur, après quoi le binage devient inutile. Dès la quatrième année, la plantation est en plein rapport et le planteur n’a plus qu’à couper régulièrement les feuilles et les décortiquer ; ce travail se fait sur place. La feuille ne rendant que 5 pour 100 de son poids en fibres, le transport des feuilles à une usine centrale constituerait un inutile surcroît de dépense. Un bon ouvrier coupe par jour trente paquets de feuilles, soit cent cinquante, et une plantation bien outillée actionne une machine à décortiquer par chaque 100 acres en exploitation.

Ces industries nouvelles : culture des fruits et plantations d’agaves, se juxtaposent aux industries primitives et en quelque sorte traditionnelles d’une population noire et métisse d’environ 60,000 habitans. Elles leur impriment, par les capitaux qu’elles attirent, par les résultats qu’elles donnent et les débouchés qu’elles ouvrent, une impulsion nouvelle. Ces industries se bornaient principalement à la pêche des éponges, des huîtres perlières et des tortues. Les premiers habitans de ces îles étaient plongeurs émérites ; ainsi le sont encore leurs descendans, ou mieux leurs remplaçans, car les autochtones transportés comme esclaves à Cumana, sur la côte sud-américaine, où ils se vendaient jusqu’à 150 ducats comme plongeurs, n’en sont jamais revenus. La nécessité, et aussi le milieu, ont donc plus de part que l’hérédité à cette transmission de facultés particulières ; celle-ci n’en prouve que mieux l’adaptabilité de la race nègre et métisse qui peuple ces îles à des conditions particulières d’existence, et elle permet d’augurer que, stimulée par l’appât du gain, cette population, remarquablement prolifique d’ailleurs, pourra fournir à l’évolution nouvelle la main-d’œuvre qui lui est indispensable.

Les mêmes causes qui avaient développé, chez les Caraïbes, leurs remarquables facultés de plongeurs, — à savoir l’existence des bancs d’huîtres perlières et la merveilleuse limpidité des eaux dans lesquelles baigne le groupe des Bahama, — ont incité les noirs à demander, eux aussi, des moyens d’existence à cette industrie, bile comporte une part de hasard qui séduit leur imagination mobile. L’accoutumance a familiarisé avec ses périls une race à demi amphibie, dès l’enfance habituée à se jouer sur les flots. Ils sont sans terreur et sans mystère pour elle. Nulle part, en effet, la mer n’est à ce point transparente, aucun large cours d’eau n’en troublant la pureté, et le sol rocailleux ne la souillant d’aucun mélange d’humus.

C’est surtout à l’extrémité orientale de l’archipel que cette limpidité est étonnante. Des roches en saillie, l’œil plonge jusqu’à 50 pieds de profondeur et discerne, sans effort, le relief du fond de sable, de cailloux et de corail. M. Ballou raconte à ce sujet que, passant il y a quelques années dans ces parages, l’un des matelots du navire sur lequel il se trouvait mourut. Conformément à l’usage, on enveloppa le cadavre dans un morceau de toile, et, après la lecture, par le capitaine, des prières des morts, on fit glisser, au moyen d’une planche inclinée, le corps dans la mer. Immobilisé par un calme complet, le navire n’avançait pas. Penchés sur le bastingage, les assistans virent le cadavre descendre lentement dans l’onde translucide jusqu’au fond où, au lieu de s’allonger, il conserva la position verticale. Les pieds effleuraient le sable, le mort restait debout, oscillant faiblement au courant, donnant l’illusion d’un vivant, remuant et agissant : « Un profond silence régnait à bord, dit-il, et nos yeux ne pouvaient se détacher de cette étrange et lugubre vision. Ce fut avec un soupir de soulagement que nous accueillîmes la brise légère qui, nous entraînant au large, nous la fit enfin perdre de vue[2]. »

Cette transparence de l’eau autour des Bahama a révélé une curiosité naturelle que les hiverneurs de Nassau n’ont garde de négliger. Ils lui ont donné le nom approprié de Sea gardens, « Jardins de la mer. » Ce sont des bassins d’eau profonde que les récifs abritent des courans et dans lesquels se déploie cette merveilleuse végétation de l’Océan, dont la vue transportait d’admiration Christophe Colomb et le faisait s’écrier : La lengua no basta para decir, ni la mano para escribir todas las maravillas del mar ! « La langue ne saurait dire, la main ne saurait écrire toutes les merveilles de la mer. » Cet océan qui est, pour l’homme, le domaine de l’asphyxie et de la mort, est en effet plus peuplé qu’aucune terre, plus riche en végétation qu’aucune de nos forêts vierges ; cette végétation, nulle main humaine ne l’atteint et ne la mutile dans ces abîmes profonds où règne, sous les flots tourmentés, une éternelle immobilité. Dans cet étrange élément où le règne animal fleurit, où nombre d’animaux se groupent et s’épanouissent ainsi que des fleurs, où le corail s’étend en forêts purpurines, coralium decus liquidi, disait Priscien, les couleurs les plus charmantes, les nuances les plus délicates attirent et charment les regards.

Ces « jardins de la mer » renferment des plantes infiniment variées ; on y discerne la merveilleuse floraison des polypes, leurs fleurettes blanchâtres et diaphanes sortant d’un mamelon rose, renflé en forme d’urne, s’ouvrant et se refermant, au rapide et gracieux sillage de poissons zébrés de mille couleurs. On y voit les luminaires, aux courroies artistement frangées et plissées, les agares aux formes d’éventails, les algues roses, brunes, vertes, les madréporaires tachetées, le zoanthe aux cent bras, sans cesse en mouvement, les astræa aux lamelles étoilées, les gorgonia et les « plumes de mer, » oscillant aux courans ainsi que des buissons fleuris à la brise.

Les indigènes confectionnent, pour les étrangers qui visitent ces jardins de la mer, des appareils primitifs, sortes de boîtes vitrées qui, étendant le champ de la vision, permettent d’observer, jusqu’au fond des bassins, les manifestations multiples de cette végétation sous-marine qui abrite et nourrit tout un monde d’animaux, lesquels se recherchent ou se fuient, se caressent avec amour ou se déchirent sans merci, qui rampent et courent, volent et nagent, s’enfouissent dans le sable ou gîtent dans des cavernes, s’édifient des demeures ou s’attachent aux rochers. Colomb signalait à sa royale maîtresse l’intensité de vie végétale, la multiplicité et l’infinie variété des poissons sur ces côtes. Les galères, physalies pélasgiques, abondaient, alors comme aujourd’hui, cheminant à la surface, parées des plus riches couleurs, déployant à la brise leur petite voile de pourpre ou d’azur qui entraîne une nacelle de nacre. Si charmantes, si inoffensives qu’elles soient en apparence, ces galères sont redoutables, comme en fait foi le témoignage du père Dutertre. « Je ne l’eus pas plus tôt prise, écrit-il, que toutes ses fibres m’engluèrent la main, et à peine en eus-je senti la fraîcheur, car elles sont froides au toucher, qu’il me sembla avoir plongé mon bras, jusqu’à l’épaule, dans une chaudière d’huile bouillante, et cela avec de si étranges douleurs que, quelque violence que je pusse faire pour me contenir, de peur qu’on ne se moquast de moi, je ne pus m’empescher de crier par plusieurs fois à pleine teste : miséricorde, mon Dieu, je brusle, je brusle ! »

La pêche des éponges, des tortues et des perles occupe aux Bahama environ 500 embarcations montées chacune par huit hommes. On recueille les éponges par des fonds marins qui varient entre cinq et vingt-cinq brasses, dans les eaux chaudes ou tempérées, dans les localités les mieux abritées contre les courans ; elles sont toujours adhérentes à des corps inorganiques ou même organiques. On en connaît plus de 300 espèces ; les plus recherchées sont les éponges blondes de Syrie, de Venise et des côtes de Barbarie. Celles des Bahama sont de qualité inférieure, affectées aux usages communs, parfois pochées au trident, ce qui a l’inconvénient de les déchirer en les arrachant au rocher. La pêche s’en effectue par une mer calme ; quelques gouttes d’huile jetées sur l’eau, dont elles effacent les rides, permettent d’apercevoir les éponges qu’un plongeur va détacher avec un couteau. Empilées sur le pont, exposées aux rayons brûlans d’un soleil tropical, ces éponges, chargées de matières animales, exhalent une odeur infecte ; les pêcheurs n’en ont nul souci, et si l’espace manque sur le pont, ils les entassent dans l’entrepont, ne quittant les lieux de pêche qu’après avoir complété leur chargement. De retour à terre, les éponges sont séchées à l’air, lavées, nettoyées et classées en lots mis en vente. Les acheteurs, après examen, déposent, sur le lot qui leur convient, une enveloppe sous laquelle est mentionné le prix auquel ils l’évaluent. Le lot échoit au plus offrant. La valeur des éponges actuellement exportées des Bahama ne dépasse pas encore 1,500,000 francs par an.

On a exagéré l’abondance et surtout les dimensions des tortues de mer qui hantent les bancs des Bahama. L’espèce la plus fréquente, et dont on fait en Angleterre une importante consommation, est la tortue franche, ou Midas, animal lourd, doux et timide dont le poids excède rarement 100 kilogrammes et le diamètre 150 à 160 centimètres. On les pêche d’ordinaire au harpon, quelquefois au moyen de poissons vivans dressés à cette chasse et nommés poissons pêcheurs, ou sucets. Les indigènes les appellent revés, du mot espagnol reversi, parce qu’à première vue on est tenté de prendre leur dos pour leur ventre. « Ces poissons, écrit M. Frédol, dans son curieux ouvrage le Monde de la mer[3], portent au sommet de la tête une plaque ovale à rebords charnus, formant deux séries garnies sur leur bord de petits crochets qui ressemblent aux pointes d’une carde. Les pêcheurs tiennent plusieurs sucets dans des baquets pleins d’eau, et chaque nacelle a son baquet particulier. Quand on voit quelque tortue endormie, on s’en approche sans bruit, puis on jette à la mer un de ces poissons. Aussitôt que celui-ci aperçoit le reptile, il se précipite sur lui et s’y cramponne fortement avec sa dilatation céphalique. Le rêvé, dit Colomb, se laisserait mettre en pièces plutôt que de lâcher le corps auquel il adhère. Le poisson étant attaché à une longue corde tressée avec de l’écorce de palmier, au moyen d’un anneau dont sa queue est garnie, les pêcheurs tirent cette corde et amènent dans leur barque le poisson et la tortue. Quand cette dernière est prise, on détache le sucet en lui imprimant un mouvement d’arrière en avant, lequel fait renverser instantanément tous les crochets. » On évalue à près d’un million de francs la valeur des tortues et des écailles exportées.

Les plongeurs de cet archipel se livrent, avons-nous dit, à la pêche des huîtres perlières, ou pintadines, dont les valves fournissent la nacre, et le parenchyme les perles. Celles des Bahama sont légèrement teintées de rose, d’où le nom « d’Iles aux perles roses, » sous lequel les Américains désignent communément les Bahama. Ce genre de pêche, qui offre l’attrait et l’aléa du jeu et peut, en une journée, enrichir un plongeur ou l’heureux acheteur d’un lot de pintadines groupées au hasard et vendues de même, passionne la population noire et lui fait tenir peu de compte des misères et des fatigues du métier. Le plongeur reste, en moyenne, 25 à 30 secondes sous l’eau et ramène, chaque fois, deux ou trois pintadines. En général, il plonge à douze ou quinze reprises dans la journée, ce qui donne de trente à quarante pintadines par pêcheur. Déposées sur le rivage, étalées sur des nattes de sparterie, les huîtres sont fréquemment mises en vente sans être ouvertes. Elles contiennent ou ne contiennent pas de perles, quelquefois de la semence de perles seulement. Aux Indes, sur les côtes de Perse et d’Arabie, on laisse d’ordinaire les huîtres se putréfier, ce qui prend une dizaine de jours, puis on les jette dans un réservoir d’eau de mer, on les ouvre, on les lave et on les livre aux rogueurs, qui en extraient les perles et en détachent la nacre. Aux îles Bahama, les pêcheurs ouvrent immédiatement les bivalves avec un couteau et récoltent les perles en écrasant le mollusque entre leurs doigts. Ce travail est moins sûr que le procédé des Indes, mais il a l’avantage, prétend-on, de mieux conserver aux perles leur fraîcheur et leur orient.

Le rendement de la pêche perlière dans la Méditerranée américaine a décru et ne saurait se comparer à celui de la mer des Indes, et cependant ces côtes des Antilles ont fourni quelques-unes des plus belles perles connues. On cite celle offerte à Philippe II d’Espagne ; elle était de la grosseur d’un œuf de pigeon et évaluée à 100,000 livres ; on cite aussi celle de Léon X qu’un joaillier vénitien lui vendit 350,000 livres. Ces prix sont peu de chose encore comparés à celui payé par le shah de Perse pour une perle des Indes achetée à Califa par le voyageur Tavernier et revendue au shah 2,700,000 francs.

Les perles recueillies par les pêcheurs des Bahama sont nettoyées avec de la poudre de nacre qui leur donne de la rondeur et du poli, puis passées au crible pour en déterminer la taille et la valeur : — « Ces cribles, écrit M. Lamiral, au nombre de onze, sont faits de manière à pouvoir s’enchâsser les uns dans les autres ; chacun d’eux est percé d’un nombre de trous qui détermine la grosseur des perles et leur donne un numéro commercial. Ainsi le crible no 20 est percé de vingt trous, et les cribles no 30, 50, 80, 100, 200, 600 et 1000 sont percés d’un nombre de trous égal à ces chiffres. Les perles qui restent au fond des cribles nos 20 à 50 sont comprises sous la dénomination de mell ou perles de premier ordre. Celles qui traversent les cribles de 100 à 800 sont de la classe vadivoo ou perles de second ordre. Enfin, celles qui passent au travers du crible no 1000 appartiennent à la classe tool ou semence de perles et sont de troisième ordre. » — Les perles vierges, ou parangons, que l’on ne trouve qu’isolées et dans le tissu de l’animal, globuleuses, ovoïdes ou piriformes, se vendent à la pièce.

Quant à la nacre, dont on fait, notamment en Chine et dans tout l’extrême Orient, une grande consommation, elle se divise en nacre franche, bâtarde blanche et bâtarde noire : la première est la plus recherchée ; la coquille dont on la détache est aplatie et légèrement concave ; l’intérieur, d’un blanc éclatant, reflète les couleurs de l’arc-en-ciel, seulement le bord de la partie nacrée est arrêté par un signe bleuâtre.


V

Nassau, port de l’île de la Nouvelle-Providence, est devenu le centre du commerce maritime qu’alimentent les productions diverses de l’archipel des Bahama. Construite sur la côte septentrionale de l’île, la ville déploie en façade, sur trois kilomètres au bord de la mer, ses villas espacées, ses cases, ses entrepôts que domine un monticule sur lequel s’élèvent la résidence du gouverneur-général et une colossale, mais médiocre statue de Colomb. L’exubérante végétation jette, avec une superbe indifférence, sur l’ensemble disparate, sur les cases des métis, sur les huttes des nègres comme sur les demeures élégantes des blancs, son manteau de verdure et de fleurs. Au long des primitives clôtures de pierres sèches, serpentent les lianes, se détachent en rouge vif les pétales du coral vine et les fleurs odorantes du jasmin jaune. Les roses rouges et blanches, les lauriers-roses s’élèvent en buissons touffus, et le night blooming cereus entr’ouvre, au soleil couchant, ses larges corolles nocturnes, d’un blanc de neige et de 0m,30 de circonférence.

Le port, en eau calme et profonde, est abrité du large par Hog-Island, récif en forme de brise-lames, et fréquenté par de nombreuses goélettes de cabotage et les navires affectés au transport des fruits à destination des ports américains. Sous les hangars construits au long des quais, pendent les régimes de bananes, s’entassent les courtes d’ananas frais, s’empilent les boîtes d’ananas conservés, de gelée de goyaves, de flacons de fruits de toute sorte, puis les oranges, les citrons, les noix de coco, les écailles de tortue, les colliers d’épongés, et, commerce naissant, les caisses déplantes des tropiques. Dans les rues, les négresses, bariolées d’étoffes voyantes, accroupies devant des calebasses, tentent la cupidité des acheteurs en leur offrant des lots de pintadines fraîchement pêchées ; d’autres vendent des nacres, des camées et les coquillages aux nuances infiniment variées qui sont l’un des plus charmans produits des Bahama. Près d’elles, les métisses, légèrement et coquettement vêtues de blanc, étalent sur des nattes de curieux échantillons de l’industrie locale : cannes d’ébène, de bois de fer, d’oranger, de cocotier, d’autres faites de l’épine dorsale du whip-fish (poisson fouet), qui abonde sur les côtes. Plus loin, d’autres exposent en vente des paniers finement tressés et de formes bizarres remplis de fruits ou de fleurs harmonieusement groupés.

C’est surtout aux abords du Royal Victoria hotel que ce commerce est, du matin au soir, en pleine activité. Ce Royal Victoria hotel, construit par le gouvernement anglais, mais depuis longtemps exploité par des Américains et, notamment, au début, par M. Lewis Cleveland, frère du président actuel des États-Unis, est le plus important édifice de Nassau. Aménagé pour les valétudinaires qui viennent chercher ici un climat doux et un air salubre, il renferme plus de trois cents chambres donnant toutes sur de larges vérandahs qui les abritent des ardeurs du soleil. La table est bonne, le service suffisant. Tous les samedis soir, un bal réunit dans les salons de fête les pensionnaires de l’hôtel et les résidens de la ville. Sous les vastes portiques, dans les hautes salles, partout des fleurs, de la verdure, de grands fauteuils à bascule, des hamacs, tout le confort dont les Anglo-Saxons aiment à s’entourer. Ici, la vie matérielle n’est pas dispendieuse et, tout en ne faisant payer à leurs hôtes qu’un prix modéré, les propriétaires du Royal Victoria hotel font d’excellentes affaires.

Autour de ce point central gravite tout le commerce de détail de Nassau, se groupent les oisifs en quête de nouvelles, les bateliers et les cochers en quête de cliens. Sur la place qui fait face à l’hôtel, à l’ombre des ceibas séculaires dont les racines rampent au-dessus du sol, formant des bancs naturels, circulent ou reposent, dans de coquettes attitudes, les mulâtresses sveltes, aux fines attaches, aux œillades engageantes, beautés peu farouches, vendeuses de fleurs naturelles et aussi de fleurs artificielles faites de menus coquillages artistement groupés. Pour le voyageur débarqué d’Europe ou des États-Unis, Nassau est bien la porte du monde tropical qui s’étend plus au sud, de Cuba, de Saint-Domingue, de la Jamaïque ; cette ville personnifie le printemps perpétuel, avant-garde de l’été torride que ne tempèrent plus les brises de l’Atlantique.

Mais, ni cette végétation luxuriante, ni cette population de descendance africaine, ni le pavillon anglais qui flotte sur les Bahama, ne masquent aux yeux de l’observateur la réalité des faits : la prépondérance, ostensible et visible, des États-Unis. Ici, au seuil d’accès de la Méditerranée américaine, l’influence de la grande république se révèle, l’ombre qu’elle projette s’étend. On devine que si ces terres ne lui appartiennent pas, elles sont siennes de par les intérêts, les capitaux engagés, le commerce maritime, les colons, et que la suprématie de l’Angleterre n’est déjà plus que nominale. Ce que nous notons ici, nous le constaterons mieux encore de l’autre côté du canal de Santarem, dans la « perle des Antilles, » à Cuba, à Saint-Domingue, plus bas encore, à la Jamaïque. Si, par le fait de la distance, les Petites Antilles échappent encore à cette influence, on peut, sans crainte d’erreur, affirmer que la moitié, et la plus considérable du monde antilien, gravite dans la sphère des États-Unis et que la suzeraineté de l’Angleterre et de l’Espagne n’y sera bientôt plus qu’un mot sonore et vide.

Est-ce à dire que ces îles deviendront américaines, qu’elles sont appelées à constituer, dans un avenir prochain, des États nouveaux formant partie intégrante de la grande fédération ? Nous ne le croyons pas plus que nous ne croyons à l’annexion du royaume havaïen, que nous ne croyons à l’expansion territoriale des États-Unis en dehors du continent américain. La république ne franchira ni les mers ni même un détroit pour s’annexer une terre insulaire et y déployer son drapeau. Elle restera ce qu’elle est, puissance continentale, la troisième du monde, après la Chine et la Russie, comme superficie et comme population, la première comme richesse, bientôt peut-être aussi comme étendue, mais ce qu’elle est appelée à gagner en superficie sera aux dépens de ses voisins continentaux. Oncle Sam est un propriétaire sage, un administrateur prudent. Il a façonné et arrondi son domaine, il l’a élargi d’un océan à l’autre, il l’a fait d’un seul tenant et il entend le maintenir tel. Sa manifest destiny est la possession de ce continent. Pacifiquement ou autrement, il poursuit son idée d’en devenir maître et, pacifiquement, il le peut ; c’est affaire de temps, de patience, et peut-être aussi d’argent.

Il est jeune encore ; il peut et sait attendre, saisir l’occasion, il l’a prouvé dans sa guerre avec le Mexique. Il est économe et s’entend en bons placemens ; il l’a prouvé en achetant la Louisiane à la France, la Floride à l’Espagne, Alaska à la Russie. Nonobstant les brusques à-coups que déterminent dans la politique d’un grand pays les institutions républicaines, trop souvent à tort dénoncées comme incompatibles avec une politique traditionnelle, il a la sienne et, jusqu’ici, ne s’en est pas écarté, malgré les tentations, les offres faites, les occasions propices. Ni Walker, maître, un instant, du Nicaragua, ni les flibustiers, maîtres de Cuba, ni les colons américains, maîtres d’Hawaï, ne l’ont pu persuader de leur venir en aide, d’étendre la main pour prendre ce qu’ils le pressaient d’accepter. Ce n’est donc ni son ambition que nous entendons accuser, ni ses convoitises que nous prétendons dénoncer. Notre but est autre : nous nous proposons de montrer comment le libre jeu des intérêts matériels détermine, dans une partie du monde antilien, une évolution profonde, de dire ce qu’est ce monde, le rôle qu’il est appelé à jouer dans le mouvement économique moderne, la part légitime qu’y prétendent les États-Unis et aussi les avantages que nous devons et pouvons en recueillir. Ils sont, nous espérons le prouver, plus sérieux qu’on ne croit.


C. DE VARIGNY.

  1. Voir aussi Revue des Sciences naturelles appliquées, n° du 20 juillet 1890.
  2. Due South, par M. Ballou, 1 vol. in-8o ; Houghton, Mifflin and Cie, New-York.
  3. 1 vol. in-4o ; Hachette et Cie.