Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXI

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 188-209).


CHAPITRE XXXI[1]
DU GÉNIE


Une aptitude prédominante au genre de connaissance décrit dans les deux chapitres précédents, et d’où naissent les véritables productions des arts, de la poésie et même de la philosophie, voilà proprement ce qu’on désigne du nom de génie. Comme cette connaissance a pour objet les idées platoniciennes et que les idées se conçoivent non pas in abstracto, mais par la seule intuition, l’essence du génie doit consister dans la perfection et l’énergie de la connaissance intuitive. Aussi entendons-nous nommer tout particulièrement œuvres de génie celles qui procèdent directement de l’intuition, et qui s’adressent à elle, c’est-à-dire celles des arts plastiques, et ensuite celles de la poésie qui transmet ses intuitions par l’intermédiaire de l’imagination. — On peut déjà voir en ceci la différence du génie d’avec le simple talent, supériorité constituée plutôt par une souplesse et une pénétration plus grandes de la connaissance discursive que de la connaissance intuitive. L’homme doué de talent possède plus de rapidité et plus de justesse dans la pensée que les autres ; le génie au contraire contemple un autre monde que le reste des hommes ; il ne fait pourtant que pénétrer plus profondément dans ce monde offert aussi à la vue des autres, parce que la représentation en est plus objective, parlant plus pure et plus précise dans son cerveau.

L’intellect n’est par destination que l’intermédiaire des motifs ; en conséquence il ne conçoit primitivement des choses que leurs relations directes, indirectes ou possibles avec la volonté. Chez les animaux, bornés aux relations directes, le fait est des plus manifestes : tout ce qui n’a aucun rapport avec leur volonté n’existe pas pour eux. Aussi sommes-nous parfois étonnés de voir des animaux même intelligents rester insensibles à des choses frappantes en soi, par exemple, ne manifester aucune surprise à la suite de changements évidents survenus dans notre personne ou dans les objets qui les entourent. Chez l’homme normal viennent s’ajouter, il est vrai, les relations indirectes et même possibles avec la volonté, dont la somme constitue l’ensemble des notions utiles ; mais ici encore la connaissance demeure restreinte aux relations. Voilà pourquoi dans un cerveau normal les images des choses ne parviennent pas à une objectivité pure et parfaite ; car sa force d’intuition s’épuise et devient inactive, dès que la volonté n’est plus là pour la stimuler et la mettre en mouvement ; elle n’a pas assez d’énergie pour concevoir le monde dans une pure objectivité en vertu de son élasticité propre et sans but. Là, au contraire, où il n’en est pas ainsi, là où la faculté représentative du cerveau possède un excédent de force suffisant à la production d’une image pure, nette, objective et désintéressée du monde extérieur, image inutile aux intentions de la volonté et qui, à un degré supérieur, peut être pour elles une cause de trouble et même un danger, — là commence à exister pour le moins une disposition à cette anomalie qu’on nomme génie pour indiquer qu’ici semble entrer en activité un principe étranger à la volonté, c’est-à-dire au moi propre, une sorte de « génie » véritable survenu du dehors. Mais, pour parler sans métaphore, le génie consiste dans un développement considérable de la faculté de connaissance, développement supérieur aux besoins du service de la volonté, pour lequel seul cette faculté est née à l’origine. Aussi la physiologie pourrait-elle à la rigueur ranger dans une certaine mesure un tel excédent d’activité et en même temps de substance cérébrale parmi les monstres per excessum, qu’elle classe, comme on sait, à côté des monstres per defectum et des monstres per situm mutatum. L’essence du génie est donc un excès anormal d’intelligence, dont le seul emploi possible est l’application à la connaissance de ce qu’il y a de général dans l’être ; il est donc consacré au service de l’humanité entière, comme l’intellect anormal l’est à celui de l’individu. Pour plus de clarté on pourrait dire : si l’homme normal est formé de 2/3 de volonté et de 1/3 d’intellect, l’homme de génie comprend 2/3 d’intellect et 1/3 de volonté. On en pourrait encore donner l’explication chimique par une comparaison : la base et l’acide d’un sel neutre se distinguent l’un de l’autre en ce que les rapports du radical à l’oxygène sont inverses dans les deux cas considérés. La base en effet ou alcali n’est base que par la prédominance du radical sur l’oxygène, et l’acide n’est tel que par la proportion plus grande d’oxygène. Tel est aussi le rapport de l’homme normal au génie au point de vue de la volonté et de l’intelligence. De là entre eux une différence décisive qui se manifeste déjà dans tout leur être, dans leur conduite et dans leurs actions, mais surtout dans leurs œuvres. Pour en marquer la différence, on pourrait dire qu’en chimie l’opposition totale engendre l’affinité et l’attraction la plus forte entre les corps, tandis que chez les hommes c’est le contraire qui a coutume de se produire.

La première manifestation que provoque un tel excès de la force de connaissance se montre presque toujours dans la connaissance la plus primitive et la plus essentielle, c’est-à-dire dans la connaissance intuitive, et pousse le sujet à la reproduire au moyen d’une image : ainsi naissent le peintre et le sculpteur. Chez eux donc la distance de la conception générale à la création artistique est la plus courte ; par suite, la forme sous laquelle s’exprime ici le génie et son activité est la plus simple et la plus aisée à décrire. Mais c’est précisément ici qu’il faut voir la source à laquelle tous les arts puisent leurs vraies productions ; et il n’y a pas exception pour la poésie, ni même pour la philosophie, bien qu’ici la marche des choses soit plus compliquée.

Rappelons-nous le résultat de nos recherches du premier livre, à savoir que toute intuition tient à l’intelligence et non pas seulement aux sens. Joignons-y maintenant l’explication donnée ici et considérons en outre, comme de raison, que la philosophie du siècle dernier désignait la faculté de connaissance intuitive du nom de « pouvoirs inférieurs de l’âme » ; nous trouverons qu’Adelung, forcé de parler la langue de son temps, n’était pas si foncièrement absurde quand il plaçait le génie dans un « renforcement sensible des pouvoirs inférieurs de l’âme » ; nous trouverons qu’il ne méritait pas le mépris amer avec lequel Jean Paul le cite dans ses Éléments d’esthétique. Si grands que soient les mérites de l’ouvrage en question de cet homme admirable, remarquons que partout où il a pour but une démonstration théorique et quelque enseignement en général, il ne cesse d’employer une méthode d’exposition ironique et toute faite de comparaisons, souvent peu appropriée au sujet.

C’est à l’intuition que se dévoile et se révèle tout d’abord l’essence propre et véritable des choses, bien que d’une manière encore toute relative. Tous les concepts, toutes les idées ne sont que des abstractions, c’est-à-dire des représentations partielles d’intuition, dues à une simple élimination de pensée. Toute connaissance profonde, toute véritable sagesse même a sa racine dans la conception intuitive des choses, ainsi que nous l’avons longuement exposé dans les Compléments au premier livre. La conception intuitive a toujours été l’acte générateur par lequel toute vraie œuvre d’art, toute idée immortelle a reçu l’étincelle de vie. Toute pensée originale procède par images. Les concepts au contraire donnent naissance aux productions du simple talent, aux idées seulement raisonnables, aux imitations, et en général à tout ce qui n’est calculé que sur les besoins du présent et pour le temps actuel.

Mais si notre intuition était sans cesse liée à la présence réelle des choses, la matière en serait sous l’entière domination du hasard qui amène rarement les objets au moment opportun, qui rarement les dispose dans un ordre convenable et ne nous en offre presque toujours que des exemplaires très défectueux. De là vient le besoin de l’imagination pour compléter toutes les images expressives de la vie, pour les ordonner, les colorer, les fixer et les reproduire à volonté, selon que le demande l’objet d’une étude pénétrante et profonde et de l’œuvre d’art significative destinée à la répandre. La haute valeur de l’imagination tient à ce qu’elle est pour le génie un instrument indispensable. Car c’est seulement par son aide que le génie peut, selon les exigences d’enchaînement de son œuvre plastique, poétique ou philosophique, se représenter chaque objet et chaque incident par une image vivante et puiser ainsi un aliment toujours nouveau à la source première de toute connaissance, dans l’intuition. L’homme doué d’imagination peut en quelque sorte évoquer des esprits propres à lui révéler, au moment voulu, des vérités que la nue réalité des choses ne lui offre qu’affaiblies, que rares et presque toujours à contre-temps. Il existe entre lui et l’homme dénué d’imagination le même rapport qu’entre l’animal libre dans ses mouvements ou même pourvu d’ailes et le coquillage soudé à son rocher et réduit à attendre ce que le hasard voudra bien lui apporter. Car l’homme sans imagination ne connaît d’autre intuition que l’intuition réelle des sens, et jusqu’au moment de la posséder, il doit ronger des concepts et des abstractions, qui ne sont pourtant que les écorces et les enveloppes, non le noyau de la connaissance. Il ne pourra jamais rien faire de grand, sauf peut-être dans le calcul et dans les mathématiques. — Les œuvres des arts plastiques et de la poésie, de même que les productions de la mimique, peuvent être aussi regardées comme des moyens de suppléer, dans la mesure du possible, l’imagination chez ceux qui en manquent et d’en faciliter l’usage à ceux qui la possèdent.

Si, d’après ce qui précède, le genre de connaissance particulier et essentiel au génie est l’intuition, l’objet propre néanmoins n’en est nullement constitué par les êtres individuels, mais par les idées platoniciennes qui s’expriment en eux, telles que nous en avons analysé la conception au chapitre xxix. Dans le particulier voir toujours le général, voilà le trait caractéristique du génie ; l’homme ordinaire ne reconnaît au contraire jamais dans le particulier que le particulier même, puisque c’est à ce titre unique que le particulier appartient à la réalité, seule capable de l’intéresser par ses rapports avec la volonté. Le degré où chacun, non par la pensée, mais par l’intuition immédiate, aperçoit dans l’individu l’individu seul, ou bien déjà un caractère plus ou moins général, jusqu’au principe universel de l’espèce, voilà la mesure de sa distance au génie. Par conséquent, l’essence des choses, leur côté général, leur ensemble, tel est en somme l’objet propre du génie : le domaine du talent, c’est l’étude des phénomènes particuliers dans les sciences naturelles, qui n’ont toujours pour objet propre que les rapports mutuels des choses.

Retenons ici ce qui a été exposé en détail dans le précédent chapitre, à savoir que la condition de la conception des idées, c’est, pour l’individu connaissant, l’état de pur sujet de la connaissance, c’est-à-dire la disparition complète de la volonté du milieu de la conscience. — Si nous prenons tant de plaisir à mainte poésie de Gœthe qui nous met sous les yeux un paysage, ou à certains tableaux de la nature de Jean-Paul, c’est que nous partageons alors l’objectivité de ces esprits, c’est-à-dire la netteté avec laquelle chez eux le monde comme représentation s’est isolé et, pour ainsi dire, entièrement détaché du monde comme volonté. — De ce que le mode de connaissance du génie est essentiellement purifié de tout vouloir et de toute relation avec le vouloir, il suit aussi que ses œuvres ne résultent pas de l’intention ou du caprice, mais qu’il y est conduit par une nécessité instinctive. — Ce qu’on appelle l’éveil du génie, l’heure de la consécration, le moment de l’inspiration, n’est autre chose que l’affranchissement de l’intellect, qui, déchargé pour un instant du service de la volonté, au lieu de se détendre, de se plonger dans l’inaction, se met de lui-même, pendant ce court espace de temps, à travailler seul et libre. Il est alors de la plus grande pureté et devient le clair miroir du monde, car, entièrement détaché de son principe premier, la volonté, il n’est plus maintenant que le monde même de la représentation concentré dans une seule et même conscience. C’est en de tels moments que se crée comme l’âme des œuvres immortelles. Au contraire, dans toute réflexion intentionnelle, l’intellect n’est pas indépendant, puisque c’est la volonté qui le dirige et lui prescrit son thème.

Le cachet de trivialité, l’expression de vulgarité empreinte sur la plupart des visages, tient à ce qu’on y voit marquée la rigoureuse subordination de la connaissance à la volonté, la connexion étroite qui les rattache, et l’impossibilité qui en résulte de concevoir les choses autrement que dans leur rapport à la volonté et à ses fins. Au contraire, l’expression du génie, qui constitue chez tous les hommes bien doués une frappante ressemblance de famille, vient de ce qu’on lit clairement sur leur physionomie l’affranchissement, l’émancipation de l’intellect du service de la volonté, la prédominance de la connaissance sur le vouloir ; et comme toute douleur dérive du vouloir, comme la connaissance au contraire est en soi exemple de souffrance et sereine, voilà ce qui donne à leurs fronts élevés, à leurs regards clairs et pénétrants, détachés du service de la volonté et de ses misères, cette teinte de sérénité supérieure, supra-terrestre en quelque sorte, qui perce de temps à autre sur leur figure, et s’unit si bien à la mélancolie des autres traits du visage, de la bouche en particulier, dans une alliance justement caractérisée par cette épigraphe de Giordano Bruno : In tristitia hilaris, in hilaritate tristis.

La volonté, racine de l’intellect, s’oppose à toute activité dirigée vers quelque fin différente des siennes. Aussi l’intellect n’est-il capable d’une conception purement objective et profonde du monde extérieur, qu’une fois détaché pour un moment au moins de sa racine. Jusque-là il n’est par ses propres ressources susceptible d’aucune activité, mais s’endort dans l’engourdissement toutes les fois que la volonté (l’intérêt) ne vient pas le réveiller et le mettre en mouvement. Cette intervention se produit-elle, il est alors très propre sans doute à reconnaître les relations des choses, selon l’intérêt de la volonté, et c’est le cas de tout esprit intelligent, qui est toujours en même temps un esprit éveillé, c’est-à-dire vivement excité par la volonté ; mais par cela même l’intellect est incapable de saisir l’essence purement objective des choses. Car la volonté et ses fins le rendent si exclusif qu’il ne voit dans les choses que ce qui s’y rapporte ; le reste disparaît en partie et arrive en partie faussé à la conscience. Par exemple, un voyageur pressé et inquiet ne verra dans le Rhin et ses bords qu’un fossé qui coupe sa route, et dans le pont qu’un moyen de franchir le fossé. Dans le cerveau d’un homme tout absorbé par ses fins, le monde fait l’effet d’un beau paysage sur le plan d’un champ de bataille. Ce sont là sans doute des extrêmes, pris pour plus de clarté ; mais toute excitation même médiocre de la volonté aura toujours pour conséquence quelque altération de ce genre. Le monde ne peut ressortir à nos yeux dans sa couleur et dans sa forme vraies, dans son entière et exacte signification, que si l’intellect, dégagé de la volonté, plane librement au-dessus des objets, sans le stimulant du vouloir, mais non sans une énergique activité. Un tel état est certainement contraire à l’essence et à la destination de l’intellect ; il est en quelque sorte contraire à la nature, et par là des plus rares ; mais c’est en cela que consiste justement le génie : chez le génie seul cet état se produit à un haut degré et d’une façon constante, pendant que chez les autres hommes il ne se réalise qu’approximativement et par exception. — C’est en ce sens que je prends le mot de Jean Paul (Éléments d’esthétique, § 12) : « L’essence du génie est la réflexion. » L’homme normal, en effet, est plongé dans le tourbillon et dans le tumulte de la vie, à laquelle il appartient par sa volonté ; son intellect est tout rempli des choses et des événements de la vie ; quant aux choses mêmes, quant à l’existence même, dans leur signification objective, il ne les remarque pas : son cas est celui du marchand qui, à la bourse d’Amsterdam, entend parfaitement les paroles de son voisin, mais non ce bourdonnement semblable au bruit de la mer qui s’élève de la bourse entière et étonne l’observateur placé à distance. Pour le génie au contraire, dont l’intellect est détaché de la volonté et par suite de la personne, rien de tout ce qui concerne l’individu ne lui voile le monde et les choses ; il les perçoit distinctement, il les voit, tels qu’ils sont en eux-mêmes, dans une intuition objective : c’est en ce sens qu’il est « réfléchi ».

Cette réflexion est ce qui rend capable le peintre de reproduire fidèlement sur la toile la nature qu’il a sous les yeux, et le poète d’évoquer sans erreur, au moyen de concepts abstraits, l’intuition actuelle, en l’énonçant et en la portant à la conscience expresse ; elle lui permet aussi d’exprimer par des mots ce que les autres se bornent à sentir. — L’animal vit sans réflexion. Il possède la conscience, c’est-à-dire qu’il se connaît lui-même, il connaît son bonheur et son mal, ainsi que les objets qui en sont la cause. Mais sa connaissance demeure toujours subjective, sans jamais devenir objective ; tout ce qui y rentre lui semble s’entendre de soi et ne peut jamais devenir pour lui ni un plan (objet de représentation), ni un problème (objet de méditation). Sa conscience est ainsi toute immanente. La conscience des hommes du vulgaire est de nature sinon semblable, du moins analogue, car leur perception des choses et du monde est par-dessus tout subjective et immanente. Elle voit les choses dans le monde, mais non pas le monde ; elle voit ses propres actions et ses souffrances, sans se voir elle-même. À mesure maintenant que grandit, par degrés infinis, la clarté de la conscience, la réflexion prend une place de plus en plus grande, et ainsi peu à peu jusqu’à ce que parfois, quoique rarement encore et avec une netteté très différente selon les cas, le cerveau soit traversé comme par un éclair de cette question : « Qu’est-ce que tout cela ? » ou de celle-ci : « Comment tout cela est-il donc fait ? » Parvenue à une grande précision et posée avec persistance, la première question produira le philosophe, et la seconde l’artiste ou le poète. C’est ainsi que la haute mission de ces hommes a sa racine dans la réflexion, due tout d’abord à la netteté avec laquelle ils perçoivent ce monde et eux-mêmes, et qui les porte à méditer sur ce sujet. Mais l’opération dans son ensemble résulte de ce que l’intellect, par sa prédominance, se dégage parfois de la volonté, dont il est à l’origine l’esclave.

Les considérations exposées ici sur le génie complètent ce que j’ai dit au chapitre xxi de cette séparation toujours plus profonde entre la volonté et l’intellect qui se peut constater dans toute la série des êtres. Cette séparation atteint son degré suprême dans le génie, où l’intellect arrive à se détacher entièrement de la volonté, sa racine, de manière à devenir complètement libre et à assurer enfin la parfaite objectivation du monde comme représentation.

Qu’on me permette encore quelques observations sur l’individualité du génie. — Aristote déjà, selon Cicéron (Tusc., I, 33), a remarqué omnes ingeniosos melancholicos esse ; ce qui se rapporte sans doute au passage des Problèmes d’Aristote (I, 30). Goethe dit aussi :

« Mon ardeur poétique était peu de chose tant que je marchais à mon bonheur ; elle brûlait au contraire d’une flamme vive quand je fuyais sous la menace du malheur. La tendre poésie, comme l’arc-en-ciel, ne se dessine que sur un fond obscur ; c’est pourquoi la mélancolie est un élément si convenable au génie poétique. »

En voici l’explication : la volonté fait toujours valoir dans la suite son empire premier sur l’intellect ; il est donc plus facile à l’intellect de s’y soustraire, dans des conditions personnelles défavorables, car il s’empresse de se détourner des circonstances fâcheuses, comme pour se distraire, et n’apporte alors que plus d’énergie à se diriger vers le monde extérieur et étranger, c’est-à-dire à une tendance plus grande à devenir purement objectif. Une situation personnelle favorable agit en sens inverse. Mais, d’une façon générale, la mélancolie attribuée au génie tient à ce que plus est vive la lumière dont l’intellect est éclairé, plus il aperçoit nettement la misère de sa condition. — Cette humeur sombre si souvent observée chez les esprits éminents a son image sensible dans le mont Blanc : la cime en est presque toujours voilée par des nuages ; mais quand parfois, surtout à l’aube, le rideau se déchire et laisse voir la montagne, rougie des rayons du soleil, se dresser de toute sa hauteur au-dessus de Chamonix, la tête touchant au ciel par-delà les nuées, c’est un spectacle à la vue duquel le cœur de tout homme s’épanouit jusqu’au plus profond de son être. Ainsi le génie, mélancolique le plus souvent, montre par intervalles cette sérénité toute particulière déjà signalée par nous, cette sérénité due à l’objectivité parfaite de l’esprit, qui lui appartient en propre et plane comme un reflet de lumière sur son front élevé : in tristitia hilaris, in hilaritate tristis.

La médiocrité tient au fond à ce que l’intellect, trop fortement attaché encore à la volonté, n’entre en activité que stimulé par elle et demeure par suite tout entier à son service. Les gens médiocres ne sont ainsi capables de travailler qu’à des fins personnelles. En vertu de ces fins ils font de mauvais tableaux, d’insipides poésies, des spéculations philosophiques plates, absurdes, souvent même déloyales, car le tout est pour eux de se recommander, par une mauvaise foi voilée de piété, à leurs supérieurs. Toute leur conduite, toute leur façon de penser est donc personnelle. Aussi parviennent-ils tout au plus à acquérir comme une manière, à s’approprier le côté extérieur, accidentel et arbitraire des vraies œuvres d’autrui ; ils ne saisissent que l’écorce au lieu du noyau, et ne laissent pas de s’imaginer avoir atteint la perfection, avoir même surpassé leurs modèles. L’insuccès est-il manifeste, il en est plus d’un encore qui espère réussir à la fin par sa bonne volonté. Mais c’est précisément cette bonne volonté qui empêche la réussite, car elle ne court qu’à des fins personnelles, et celles-ci rendent impossible toute œuvre sérieuse, en fait d’art, de poésie ou de philosophie. C’est à eux que s’applique proprement le dicton : ils se bouchent le jour à eux-mêmes. Ils ne se doutent pas que, pour donner le vrai sérieux et permettre la création des œuvres véritables, l’intelligence doit s’être arrachée à l’empire de la volonté et de ses intentions et agir en toute liberté ; et c’est un bonheur pour eux de ne le pas pressentir, sinon ils iraient se jeter dans la rivière. — La bonne volonté est tout en morale : dans l’art elle n’est rien ; ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte, c’est le pouvoir (Können). — Tout revient au fond à savoir où l’homme place le sérieux. Pour la plupart il réside exclusivement dans leur bien propre et dans celui des leurs ; aussi est-ce le seul but qu’ils soient en état de poursuivre, parce qu’il n’est pas de projet, d’effort volontaire et intentionnel capable de donner, de remplacer ou plus justement de déplacer le vrai et profond sérieux. Il demeure toujours là où l’a mis la nature, et sans lui rien ne peut être traité qu’à demi. C’est pour la même raison que des hommes de génie veillent souvent si mal à leur bien-être. De même qu’une masse de plomb attachée à un corps le ramène toujours dans la position que réclame le centre de gravité ainsi déterminé ; de même le sérieux véritable de l’homme attire toujours de son côté la force et l’attention de l’intellect ; quant au reste, l’homme ne s’en acquitte pas avec un sérieux réel. Aussi n’y a-t-il que ces individus d’espèce si rare et anormale, ces hommes dont le sérieux réside non dans les fins personnelles et pratiques, mais dans l’objectivité et dans la spéculation, qui soient capables de concevoir l’essence des choses et du monde, c’est-à-dire les vérités les plus hautes, et de les reproduire en quelque façon. Car le sérieux ainsi placé en dehors de l’individu, dans l’objectif, est chose étrangère, contraire à la nature, surnaturelle même ; c’est cependant pour l’homme le seul moyen d’être grand et de faire attribuer alors ses œuvres à un génie différent de lui, dont il serait possédé. Pour un tel homme, sculpture, poésie, pensée est une fin ; pour les autres ce n’est qu’un moyen. Ceux-ci n’y cherchent que leur affaire, et en général ils savent réussir, parce qu’ils se plient aux goûts de leurs contemporains, prêts à en servir les besoins et les caprices : aussi vivent-ils presque toujours dans une situation heureuse. La situation de l’homme de génie est souvent, au contraire, très misérable : c’est qu’il sacrifie son bien-être personnel à la fin objective, et il ne peut faire autrement, puisque c’est là qu’il place le sérieux. Les autres agissent en sens inverse : aussi sont-ils petits, tandis que le premier est grand. Son œuvre à lui est pour tous les temps, quoique plus d’une fois la postérité soit la première à en reconnaître seulement la valeur ; les autres vivent et meurent avec leur temps. En général n’est grand que celui dont l’activité, soit pratique soit théorique, n’est pas la recherche d’un intérêt personnel, mais uniquement la poursuite d’une fin objective : et alors il reste grand encore quand dans l’application cette fin serait une méprise et quand même un crime en devrait résulter. Ne pas songer à sa personne ni à son intérêt, voilà toujours et partout ce qui le fait grand. Petite au contraire est toute activité dirigée vers des fins personnelles ; car celui qu’une pareille vue met en mouvement ne se reconnaît et ne se retrouve soi-même que dans sa propre personne, dans cet individu d’une petitesse imperceptible. Le grand homme, au contraire, se reconnaît en toutes choses, et par suite dans l’ensemble ; il ne vit pas, comme l’autre, uniquement dans le microcosme, mais plus encore dans le macrocosme. Aussi est-ce l’ensemble qui lui tient à cœur ; il cherche à le saisir pour le reproduire, pour l’expliquer ou pour exercer sur lui une action pratique. Car ce n’est pas là pour lui chose étrangère ; il sent que tout cela le concerne. C’est à cause de cette extension de sa sphère qu’on le nomme grand. Aussi ce noble attribut ne convient-il qu’au vrai héros, en quelque sens que ce soit, et au génie : il énonce que ces individus, contrairement à la nature humaine, n’ont pas cherché leur bien propre, qu’ils ont vécu non pour eux-mêmes, mais pour l’humanité entière. — S’il est évident que la plupart des hommes doivent être petits et ne peuvent jamais devenir grands, l’inverse, à savoir qu’un individu ne cesse jamais, à aucun instant, d’être grand et absolument grand, n’est pas plus possible :

« Car l’homme est fait de substance commune, et c’est l’habitude qu’il appelle sa nourrice. » (Schiller, Mort de Wallenstein, I, 4.)

Le grand homme, en effet, doit pourtant n’être en plus d’une occasion qu’un individu, ne voir que soi, c’est-à-dire être petit. De là cette observation très juste qu’un héros cesse d’être héros pour son valet de chambre ; ce qui ne signifie pas que le valet de chambre soit incapable d’apprécier le héros, comme Goethe en suggère l’idée à Ottilie dans les Affinités électives (vol. II, chap. V).

Le génie est à lui-même sa propre récompense ; car ce que chacun est de meilleur, il doit nécessairement l’être pour soi-même. « Qui est né avec un talent, et pour un talent, y trouve la plus belle partie de son existence. » a dit Gœthe. Quand notre regard se porte sur un des grands hommes des temps passés, nous ne pensons pas : « Qu’il est heureux d’être aujourd’hui encore admiré de tous ! » mais : « Combien il a dû être heureux dans la jouissance immédiate d’un esprit dont les vestiges délassent encore une suite de siècles ! » Le mérite ne réside pas dans la gloire, mais dans les facultés qui la procurent, et la jouissance est dans la création d’œuvres immortelles. Aussi ceux qui croient prouver le néant de la renommée, en disant que ceux qui y parviennent après leur mort n’en savent rien, peuvent être rapprochés de celui qui veut faire l’entendu, et, pour détourner un homme de jeter des regards d’envie sur un amas d’écailles d’huîtres placées dans la cour du voisin, cherche à lui en démontrer très gravement l’entière inutilité.

De nos considérations sur l’essence du génie il résulte que le génie est une faculté contre nature, puisqu’il consiste en ce que l’intellect, destiné à servir la volonté, s’émancipe de cet esclavage pour travailler de son propre chef. Le génie est donc un intellect devenu infidèle à sa mission. Là-dessus reposent les inconvénients qui y sont attachés, et à l’examen desquels va nous mener la comparaison du génie avec les êtres où la prédominance de l’intellect n’est pas aussi marquée.

L’intellect de l’homme normal, rigoureusement lié au service de la volonté, ne s’occupe par suite que de la réception des motifs et semble être comme l’ensemble des fils propres à mettre en mouvement chacune des marionnettes sur le théâtre du monde. De là, chez la plupart des hommes, cet air grave, sec, posé, que surpasse seul le sérieux des animaux, incapables de rire. Le génie, au contraire, avec son intellect dégagé de toute entrave, fait l’effet d’un acteur vivant placé au milieu des grandes poupées du fameux théâtre de marionnettes de Milan : seul à comprendre tout le mécanisme, il aurait plaisir à s’échapper un instant de la scène pour aller dans une loge jouir du spectacle : c’est la réflexion géniale. — Mais l’homme même le plus intelligent et le plus raisonnable, celui qu’on peut presque appeler du nom de sage, est très différent du génie : son intellect conserve une tendance pratique, soucieux de choisir les fins les meilleures, les moyens plus convenables, et ne cesse pas de demeurer ainsi au service de la volonté, de suivre dans son activité l’impulsion naturelle. Le sérieux ferme et pratique dans la vie que les Romains désignaient par le terme de gravitas, suppose que l’intellect n’abandonne pas le service de la volonté pour s’égarer à la recherche de ce qui ne s’y rapporte pas : aussi ne comporte-t-il pas cette séparation de l’intellect et de la volonté qui est la condition du génie. Si l’homme doué d’une intelligence même éminente est propre à rendre de grands services dans la pratique, c’est justement parce que les objets sont un vif stimulant pour sa volonté et l’excitent à poursuivre sans relâche l’étude de leurs relations et de leurs rapports. Son intellect est donc étroitement soudé à sa volonté. L’homme de génie, au contraire, voit flotter devant son esprit le phénomène du monde, dans la conception objective qu’il s’en fait, comme un objet de contemplation, comme une substance étrangère, qui élimine la volonté de la conscience. C’est là le point autour duquel roule la différence qui sépare la capacité d’agir de celle de produire. La dernière demande l’objectivité et la profondeur de la connaissance, dont la condition préalable est la rupture complète entre l’intellect et la volonté ; la première au contraire réclame l’application de la connaissance, la présence d’esprit et la résolution, c’est-à-dire pour l’intellect la nécessité de pourvoir sans relâche aux exigences de la volonté. Là où le lien entre l’intellect et la volonté est brisé, l’intellect, détourné de sa destination naturelle, négligera le service de la volonté ; même dans un moment de danger, par exemple, il se prévaudra de son affranchissement, et ne pourra s’empêcher de considérer le côté pittoresque des choses environnantes d’où vient le péril imminent qui menace sa personne. L’intellect de l’homme raisonnable et judicieux est au contraire toujours à son poste, fixé sur les événements et les dispositions qu’ils réclament : en toute circonstance, il décidera et exécutera les mesures les plus convenables ; jamais il ne se laissera aller à ces excentricités, à ces méprises personnelles, à ces sottises même auxquelles le génie est exposé par la condition de son intellect, qui, loin d’être exclusivement le guide et le gardien de sa volonté, appartient plus ou moins à l’objectivité pure. Le contraste des deux genres d’aptitude si différents que nous venons d’examiner ici sous une forme abstraite a été personnifié par Goethe dans l’opposition des caractères du Tasse et d’Antonio. La parenté souvent signalée du génie et de la folie repose avant tout sur cette séparation essentielle au génie, mais pourtant contraire à la nature, de l’intellect d’avec la volonté. Mais cette séparation même n’est nullement due à ce que le génie est accompagné d’une intensité moindre de la volonté, puisqu’au contraire il suppose un caractère violent et passionné. La vraie raison en est que l’homme remarquable dans la pratique, l’homme d’action, possède seulement la mesure entière et complète d’intellect exigée pour une volonté énergique, ce qui n’est pas même le cas pour la plupart des hommes ; tandis que le génie consiste dans une proportion véritablement excessive et anormale d’intellect, et telle qu’aucune volonté n’en a besoin pour son usage. Aussi les hommes capables de produire des œuvres réelles sont-ils mille fois plus rares que les hommes d’action. C’est cet excès même qui confère à l’intellect cette prépondérance marquée, qui lui permet de se détacher de la volonté, et alors, sans souci de son origine, d’entrer librement en jeu par sa propre force en vertu de sa propre élasticité ; ainsi naissent les créations du génie.

De ce que le génie consiste dans le travail de l’intelligence libre, c’est-à-dire émancipée du service de la volonté, il résulte encore que ses productions ne servent à aucun but utile. Musique ou philosophie, peinture ou poésie, une œuvre de génie n’est pas un objet d’utilité. L’inutilité rentre dans le caractère des œuvres de génie c’en est la lettre de noblesse. Toutes les autres œuvres humaines ne sont faites que pour la conservation ou le soulagement de notre existence, sauf celles dont il est ici question : seules elles subsistent pour elles-mêmes, et sont, en ce sens, comme la fleur ou comme le revenu net de l’existence. Aussi notre cœur s’épanouit-il à les goûter, car elles nous tirent du sein de cette lourde atmosphère terrestre du besoin. — Un autre fait analogue au précédent est que nous voyons rarement le beau associé à l’utile. Les grands et beaux arbres ne portent pas de fruits ; les arbres fruitiers sont de petits troncs laids et rabougris. La rose pleine des jardins est stérile, mais la petite rose sauvage, presque sans odeur, donne un fruit. Les plus beaux édifices ne sont pas ceux qui sont utiles : un temple n’est pas une maison d’habitation. Un homme de hautes et rares facultés intellectuelles, obligé de se livrer à quelque occupation purement utile, à la hauteur de laquelle serait l’esprit le plus ordinaire, est comme un vase précieux, orné des plus belles peintures, qu’on emploierait pour le service de la cuisine ; et comparer les gens utiles aux hommes de génie, c’est placer sur la même ligne les pierres de taille et les diamants.

Ainsi l’homme simplement pratique applique son intellect à l’usage que la nature lui a marqué, c’est-à-dire à concevoir les relations des choses, soit entre elles, soit avec la volonté du sujet connaissant. Le génie l’applique au contraire, et sans souci de cette destination, à concevoir l’essence objective des choses. Son cerveau ne lui appartient donc pas, il appartient au monde, qu’il doit contribuer à éclairer en quelque façon. De là naîtront pour l’individu ainsi doué des inconvénients multiples ; car son intellect montrera d’une manière générale les défauts attachés à tout instrument qu’on emploie à un usage pour lequel il n’a pas été fait. Tout d’abord il sera en quelque sorte le serviteur de deux maîtres : à toute occasion, il s’affranchit du service conforme à sa destination, pour courir à ses propres fins ; il lui arrive souvent et mal à propos de laisser la volonté dans l’embarras, et cet individu si éminent devient aussi plus ou moins impropre à la vie ; bien plus, par sa conduite il semble toucher parfois à la folie. Puis, en vertu de sa haute faculté de connaissance, il apercevra dans les choses plutôt le général que le particulier, et c’est surtout la connaissance du particulier que demande le service de la volonté. Quand ensuite, à l’occasion, cette connaissance d’une élévation démesurée se tournera tout entière, de toute son énergie, vers les intérêts et les misères de la volonté, il lui arrivera facilement d’en prendre une idée trop vive, de voir tout sous des couleurs trop crues, dans un jour trop intense, sous un grossissement énorme, et l’individu ne pourra tomber que dans l’extrême. Ajoutez encore les explications suivantes. Toute grande œuvre théorique, de quelque genre qu’elle soit, demande pour être produite, de la part de son auteur, qu’il dirige toutes les forces de son énergie vers un seul point, qu’il les y fasse converger et les y concentre avec tant de force, de fermeté et de persistance, que tout le reste du monde disparaisse à ses yeux et que son sujet remplisse pour lui toute la réalité. Mais cette même grande et puissante concentration, l’un des privilèges du génie, se produit aussi parfois pour les objets de la réalité, pour les intérêts de la vie quotidienne : portés alors sous un tel foyer, ils acquièrent un grossissement si monstrueux, qu’ils apparaissent, comme la puce vue au microscope solaire, avec les dimensions d’un éléphant. De là, parfois, chez les individus éminents, ces émotions violentes et diverses à propos de bagatelles ; les autres ne conçoivent pas comment ils peuvent être jetés dans l’affliction, dans la joie, dans l’angoisse, la crainte ou la colère, etc., par des choses qui laisseraient parfaitement calme un homme du vulgaire. Aussi le génie manque-t-il de sang-froid, car le sang-froid consiste justement à ne rien voir de plus dans les choses que ce qui leur appartient, surtout par rapport à nos fins possibles ; il en résulte qu’un homme de sang-froid ne peut pas être un génie. Aux inconvénients signalés s’ajoute encore l’excessive sensibilité, due à l’exaltation anormale de la vie nerveuse et cérébrale et jointe à cette autre condition du génie, la violence passionnée de la volonté, qui se traduit au physique par l’énergie des battements du cœur. De cet ensemble de causes résultent facilement cette tension excessive de l’âme, cette impétuosité des émotions, cette mobilité extrême d’humeur, avec cette disposition prédominante à la mélancolie, que Gœthe nous a mises sous les yeux dans le Tasse. Quelle sagesse, quelle fermeté tranquille, quelle sûreté de coup d’œil, quelle entière assurance et quelle égalité de conduite chez l’homme normal bien doué, en comparaison de cet abattement rêveur ou de cette excitation passionnée de l’homme de génie, dont les souffrances intimes sont le germe d’œuvres immortelles ! — De plus, le génie est essentiellement solitaire. Il est trop rare pour rencontrer facilement des semblables et trop différent des autres pour se mêler à eux. Chez eux c’est la volonté, chez lui c’est la connaissance qui l’emporte ; aussi leurs joies ne sont pas les siennes, comme ses joies ne sont pas les leurs. Ils sont simplement des êtres moraux, bornés à des relations personnelles ; il est en même temps une intelligence pure, et appartient comme tel à l’humanité entière. Le cours des pensées d’un intellect détaché de son sol maternel, de la volonté, et qui n’y fait retour que par intervalles, ne tardera pas à se séparer entièrement de celui d’un intellect normal, encore adhérent à sa racine. Par là, et à cause de cette inégalité dans la marche de l’esprit, il sera impropre à penser en commun, c’est-à-dire à entrer en conversation avec les autres ; les autres, écrasés par sa supériorité, trouveront aussi peu de plaisir dans sa société que lui dans la leur. Ils se sentiront plus à l’aise avec leurs semblables, et il préférera aussi s’entretenir avec ses pareils, bien qu’il ne le puisse en général qu’à travers les œuvres laissées par eux. Aussi Chamfort dit-il très justement : « Il y a peu de vices qui empêchent un homme d’avoir beaucoup d’amis, autant que peuvent le faire de trop grandes qualités. » Le sort le plus heureux qui puisse échoir en partage au génie, c’est d’être dispensé de toutes les occupations pratiques qui ne sont pas son élément, et d’avoir tout loisir pour travailler et produire. — La conséquence générale de ce qui précède, c’est que, si le génie procure la félicité à celui qui le possède, à l’heure où, se livrant à lui sans entraves, il peut s’abandonner avec délices à l’inspiration, il n’est nullement propre à lui assurer une existence heureuse, bien au contraire. Les témoignages fournis par les biographies sont la confirmation de cette vérité. À tous ces inconvénients s’ajoute encore un désaccord extérieur, car le génie, dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il crée même, est d’ordinaire en opposition et en lutte avec son temps. Les simples hommes de talent arrivent toujours au moment voulu ; car, pleins de l’esprit de leur époque, appelés par les besoins de leur temps, ils ne sont capables que d’y satisfaire. Ils interviennent donc dans le développement progressif de leurs contemporains ou dans l’avancement graduel d’une science particulière, et ils trouvent là récompense et approbation. Mais la génération suivante ne peut plus goûter leurs œuvres : celles-ci doivent céder la place à d’autres, qui ne font pas non plus défaut. Le génie, au contraire, traverse son temps, comme la comète croise les orbites des planètes, de sa course excentrique et étrangère à cette marche bien réglée qui se peut embrasser d’un seul coup d’œil. Aussi ne peut-il concourir au développement régulier de la civilisation déjà existante ; mais, semblable à l’imperator romain qui, se vouant à la mort, lançait son javelot dans les rangs ennemis, il jette ses œuvres bien loin en avant sur la route où le temps seul viendra plus tard les ramasser. Son rapport aux hommes de talent qui occupent jusque-là le faîte de la gloire se pourrait exprimer par ces paroles de l’Évangéliste :

« Ο καιρος ο εμος ουπω παρεστιν’ο δε καιρος ο υμετερος παντοτε εστιν ετοιμος. » (Jean, VII, 6.) — Le talent a la force de créer ce qui dépasse la faculté de production, mais non la faculté de perception des autres hommes ; aussi trouve-t-il dès le premier moment des gens pour l’apprécier. L’œuvre du génie dépasse au contraire non seulement la faculté de production, mais encore la faculté de perception des autres hommes ; aussi les autres ne le comprennent-ils pas tout d’abord. Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher ; le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir : ils n’apprennent donc à le connaître qu’indirectement, c’est-à-dire tard, et ils s’en rapportent alors même à la parole d’autrui. Aussi Gœthe dit-il dans son Épître didactique : « L’imitation est innée en nous ; mais nous ne reconnaissons pas sans peine ce qu’il nous faut imiter. L’excellent se rencontre rarement ; il est apprécié plus rarement encore. » Et Chamfort : « Il en est de la valeur des hommes comme de celle des diamants qui, à une certaine mesure de grosseur, de pureté, de perfection, ont un prix fixe et marqué, mais qui, par-delà cette mesure, restent sans prix, et ne trouvent point d’acheteurs. » Bacon de Vérulam avait déjà énoncé ce principe : Infimarum virtutum, apud vulgus, laus est, mediarum admiratio, supremarum nullus sensus. (De augm. sc., liv. VI, chap. iii.) Oui, pourrait-on m’objecter, apud vulgus ! — Je m’appuierai alors sur cette affirmation de Machiavel : Nel mondo non è se non volgo[2], et sur cette remarque de Thilo (De la gloire) que chacun appartient plus qu’on ne le croit à la grande masse du commun. — Une conséquence de cette reconnaissance tardive des œuvres de génie, c’est qu’elles sont rarement goûtées par les contemporains, c’est-à-dire dans toute la fraîcheur de coloris que leur prêtent l’actualité et le moment présent : elles sont comme les figues et les dattes, qu’on mange plus souvent desséchées que fraîches.

Si nous considérons encore enfin le génie au point de vue corporel, nous le trouvons soumis à plusieurs conditions anatomiques et physiologiques, qui même séparées se rencontrent rarement parfaites, à plus forte raison réunies, et n’en sont pas moins indispensables ; aussi le génie n’apparaît-il que comme une exception tout à fait isolée et presque miraculeuse. La condition fondamentale est une prédominance anormale de la sensibilité sur l’irritabilité et la faculté de reproduction, et, cela, circonstance aggravante, dans un corps masculin. (Les femmes peuvent avoir un talent considérable, mais jamais de génie ; car elles demeurent toujours subjectives.) De même le système cérébral doit être séparé et entièrement isolé du système ganglionnaire, de manière à être en parfaite opposition avec lui et à mener franchement sur l’organisme sa vie de parasite, solitaire, énergique et indépendant. Sans doute il ne tardera pas à exercer ainsi une influence fâcheuse sur le reste de l’organisme, et il l’usera avant le temps par l’excès de son incessante activité, si cet organisme ne possède pas lui-même une puissante vitalité et une forte constitution ; ce qui fait une nouvelle condition à ajouter aux précédentes. Il faut encore un bon estomac, vu l’union étroite et toute spéciale de cet organe et du cerveau. Mais surtout le cerveau doit avoir un développement et des dimensions extraordinaires, principalement en largeur et en hauteur : la profondeur au contraire sera moindre et le grand cerveau devra l’emporter démesurément sur le cervelet. La disposition du cerveau dans son ensemble et dans ses parties a, sans aucun doute, une très grande importance ; mais nos connaissances actuelles ne nous permettent pas de la déterminer exactement, si facile qu’il nous soit de reconnaître une forme de crâne qui annonce une haute et noble intelligence. Le tissu de la masse cérébrale doit être de la perfection et de la finesse la plus grande, et se composer de la substance nerveuse la plus pure, la plus choisie, la plus tendre et la plus irritable ; le rapport quantitatif de la substance blanche à la substance grise exerce certainement aussi une influence marquée, mais nous sommes encore incapables d’en préciser la nature. Cependant le compte rendu de l’autopsie du cadavre de Byron[3] affirme chez lui une proportion extraordinaire de la matière blanche à la matière grise ; de même il y est dit que son cerveau pesait 6 livres. Celui de Cuvier en pesait 5 ; le poids normal est de 3 livres. — Au développement du cerveau doit correspondre une extrême ténuité de la moelle épinière et des nerfs. Un crâne bien arqué, haut et large, d’une masse osseuse assez ténue, doit protéger le cerveau, sans le comprimer en aucune manière. Toute cette constitution du cerveau et du système nerveux est l’héritage venant de la mère ; nous reviendrons sur ce point au livre suivant. Mais elle est tout à fait insuffisante à produire le phénomène du génie, s’il ne vient pas s’y joindre, comme héritage du père, un tempérament vif et passionné, qui se traduit physiquement par une énergie peu ordinaire du cœur et par suite de la circulation, surtout vers la tête. En effet, cette énergie sert tout d’abord à accroître la turgescence propre au cerveau ; le cerveau presse ainsi contre ses parois et tend à s’échapper par toute ouverture due à une lésion. En outre cette force convenable du cœur communique au cerveau, avec ce mouvement constant de soulèvement et d’abaissement qui accompagne la respiration, un mouvement tout nouveau, mouvement intérieur, constitué par l’ébranlement de sa masse entière à chaque pulsation des quatre artères cérébrales, et dont l’énergie doit être proportionnée à l’augmentation de volume du cerveau ; ce mouvement est d’ailleurs, en général, une condition indispensable de l’activité cérébrale. Cette activité est donc aussi favorisée par la petitesse de la stature, et surtout par le peu de longueur du cou, parce qu’alors le sang a moins de chemin à parcourir et arrive avec plus de force au cerveau ; aussi les grands esprits se trouvent rarement chez des hommes de haute taille. Cependant ce n’est pas là un élément indispensable ; Goethe, par exemple, était d’une taille supérieure à la moyenne. Mais si ces conditions de la circulation, héritées du père, viennent à faire défaut, l’heureuse constitution du cerveau transmise par la mère produira tout au plus un talent, un esprit fin, soutenu par un tempérament flegmatique ; mais un génie flegmatique est impossible. Cette condition venant du père explique nombre de vices de tempérament signalés plus haut chez l’homme de génie. Au contraire, cette condition existe-t-elle sans la première, c’est-à-dire avec un cerveau ordinaire et surtout avec un cerveau mal constitué, il naît alors une vivacité sans esprit, une chaleur sans lumière, des têtes folles, des hommes d’une agitation et d’une pétulance insupportables. Si de deux frères un seul a du génie, et si c’est presque toujours l’aîné, comme cela a été le cas pour Kant, c’est d’abord qu’à l’époque seule où il a engendré le premier, le père était encore dans l’âge de la vigueur et de la passion ; mais l’autre condition, due à la mère, peut aussi être combattue par des circonstances défavorables.

J’ai encore à ajouter ici une remarque spéciale sur le caractère enfantin du génie, c’est-à-dire sur une certaine ressemblance qui existe entre le génie et l’enfance. — Chez l’enfant, en effet, comme chez le génie, le système nerveux et cérébral a une prédominance marquée ; car son développement précède de beaucoup celui du reste de l’organisme, si bien que, dès la septième année, le cerveau a atteint tout son volume et toute sa masse. De là ces paroles de Bichat : « Dans l’enfance le système nerveux, comparé au musculaire, est proportionnellement plus considérable que dans tous les âges suivants, tandis que, par la suite, la plupart des autres systèmes prédominent sur celui-ci. On sait que, pour bien voir les nerfs, on choisit toujours les enfants. » (De la vie et de la mort, art. 8, § 6.) Le développement le plus tardif, au contraire, est celui du système génital ; c’est seulement au seuil de l’âge viril que l’irritabilité, la reproduction et la fonction génitale sont dans toute leur vigueur, et elles remportent alors, en règle générale, sur la fonction cérébrale. De là viennent l’intelligence, la sagesse, la curiosité et la facilité d’esprit de la plupart des enfants : ils ont en somme plus de disposition et d’aptitude que les adultes à toute occupation théorique ; par suite de la marche de développement indiquée, ils ont plus d’intellect que de volonté, c’est-à-dire que de penchant, de désir, de passion. Car intellect et cerveau ne sont qu’un, de même que le système génital ne fait qu’un avec le plus violent de tous les désirs : aussi l’ai-je nommé le foyer du vouloir. C’est justement parce que la fatale activité de ce système sommeille encore, alors que celle du cerveau est déjà tout éveillée, que l’enfance est le temps de l’innocence et du bonheur, le paradis de la vie, l’Eden perdu, vers lequel, durant tout le reste de notre vie, nous tournons les yeux avec regret. Ce qui fait ce bonheur, c’est que pendant l’enfance notre existence entière réside bien plus dans le connaître que dans le vouloir ; et cet état trouve encore un soutien extérieur dans la nouveauté de toutes les choses pour nous. De là ces couleurs si fraîches, cet éclat magique et irrésistible dont le monde, à l’aurore de la vie, nous apparaît revêtu. Les faibles désirs, les penchants indécis et les minces soucis de l’enfance sont un bien léger contrepoids à cette prédominance de l’activité intellectuelle. Ainsi s’explique le regard des enfants, regard innocent et clair qui nous ranime et atteint parfois chez quelques-uns cette expression élevée et contemplative dont Raphaël a ennobli ces têtes d’anges. Les facultés intellectuelles se développent donc bien plus tôt que les besoins qu’elles sont destinées à servir ; et ici la nature procède, comme partout, avec une convenance parfaite. Car en ce temps où l’intelligence domine, l’homme amasse une grande provision de connaissances pour les besoins futurs, à lui encore inconnus. De là l’incessante activité de son intellect, son avidité à saisir tous les phénomènes, le soin qu’il apporte à y réfléchir et à les entasser en vue de l’avenir, semblable à l’abeille qui recueille bien plus de miel qu’elle n’en peut dépenser, en prévision des besoins futurs. Ce que l’homme acquiert en vues et en connaissances de toutes sortes jusqu’à l’entrée de l’adolescence dépasse, dans son ensemble, tout ce qu’il pourra apprendre plus tard, si savant qu’il devienne : car c’est là le fondement de toutes les connaissances humaines. — Jusqu’à la même époque la plasticité domine aussi dans le corps de l’enfant ; plus tard, son œuvre une fois terminée, elle reporte ses forces par un déplacement sur le système génital ; avec la puberté paraît ainsi l’instinct sexuel et peu à peu s’affirme la prépondérance de la volonté. À l’enfance surtout, théorique et désireuse d’apprendre, succède alors l’inquiète jeunesse, tantôt orageuse, tantôt sombre ; puis plus tard l’âge viril à la fois violent et sérieux. C’est précisément parce que cet instinct, gros de malheurs, manque encore à l’enfant que sa volonté est si modérée, subordonnée à la connaissance d’où naît ce caractère d’innod’intelligence et de raison, qui est le privilège de l’enfance. — Sur quoi repose cette ressemblance de l’enfance avec le génie, j’ai maintenant à peine besoin de le dire : c’est dans l’excès des facultés de connaissance sur les besoins de la volonté, et dans la prédominance de l’activité purement intellectuelle qui en résulte. En réalité, tout enfant est dans une certaine mesure un génie, et tout génie est en quelque façon un enfant. Leur parenté se montre tout d’abord dans la naïveté et la sublime simplicité qui est un trait essentiel du vrai génie ; elle se révèle encore par bien d’autres traits, de sorte que le génie ne laisse pas de toucher à l’enfant par quelques côtés de son caractère. Riemer, dans ses Communications sur Gœthe, rapporte (vol. I, p. 184) que Herder et d’autres disaient de Gœthe, par manière de reproche, qu’il était toujours un grand enfant : ils avaient certainement raison de le dire, mais tort de l’en blâmer. On a dit aussi de Mozart que durant toute sa vie il était demeuré un enfant. (Cf. Nissen, Biographie de Mozart, p. 2 et 529.) Schichtegroll, dans son Nécrologe (1791, vol. II, p. 109), s’exprime ainsi à son sujet : « Il devint de bonne heure un homme dans son art ; mais pour tout le reste il demeura toujours un enfant. » Tout homme de génie est déjà un grand enfant par là même qu’il regarde le monde comme une chose étrangère, comme un spectacle, c’est-à-dire avec un intérêt purement objectif. Aussi n’a-t-il pas plus que l’enfant cette gravité sèche des hommes du commun, qui, incapables de sentir d’autre intérêt que le leur propre, ne voient jamais dans les choses que des motifs pour leurs actions. Celui qui ne demeure pas, durant sa vie, en quelque mesure un grand enfant, mais devient un homme sérieux, froid, toujours posé et raisonnable, celui-là peut être en ce monde un citoyen très utile et capable, mais jamais il ne sera un génie. Ce qui constitue en effet le génie, c’est que chez lui cette prédominance, naturelle à l’enfant, du système sensible et de l’activité intellectuelle, se maintient, par anomalie, toute sa vie durant, et devient ainsi continue. Sans doute, chez quelques individus ordinaires, il s’en transmet encore quelques vestiges jusque dans la jeunesse ; de là viennent, par exemple, chez plus d’un étudiant une aspiration purement intellectuelle et une excentricité géniale qu’on ne peut méconnaître. Mais la nature rentre bientôt dans son ornière : ils se métamorphosent et sortent de leur chrysalide, à l’âge d’homme, sous la forme de philistins incarnés, devant lesquels on recule avec effroi, si on les rencontre dans les années suivantes. — C’est sur le phénomène ici exposé que repose cette belle remarque de Gœthe : « Les enfants ne tiennent pas ce qu’ils promettent ; les jeunes gens, très rarement, et s’ils tiennent parole, c’est le monde qui ne le leur tient pas. » (Affinités électives, part. I, chap. x.) C’est le monde, en effet, qui, après avoir proclamé bien haut les couronnes réservées au mérite, les pose sur le front de ceux qui se font les instruments de ses vues les plus basses ou qui s’entendent à le tromper. — De même donc qu’il y a une simple beauté de jeunesse, possédée un moment par chacun, la « beauté du diable » (sic), de même il y a aussi une pure intellectualité de jeunesse, une certaine nature spirituelle, désireuse et capable de saisir, de comprendre, d’apprendre, possédée par tous pendant l’enfance, par quelques-uns encore pendant la jeunesse, et qui se perd ensuite comme cette beauté. C’est seulement chez quelques exceptions des plus rares, chez quelques élus, que l’une, comme l’autre, peut persévérer durant toute la vie, de manière que quelques traces en restent encore visibles même dans l’âge le plus avancé : ces exceptions, ce sont les hommes vraiment beaux, ce sont les vrais génies.

Ce que nous avons dit ici de la prédominance du système nerveux cérébral et de l’intelligence pendant l’enfance, et de leur décroissance dans l’âge mûr, trouve une explication et une confirmation importantes chez le genre animal le plus voisin de l’homme, chez le singe : le même rapport s’y manifeste à un degré frappant. On est arrivé peu à peu à se convaincre que l’orang-outang, ce singe si intelligent, est un jeune pongo qui, parvenu à l’âge adulte, perd à la fois sa grande ressemblance de visage avec l’homme et son intelligence surprenante : la partie inférieure et bestiale de la face grossit alors, le front devient plus fuyant, de grandes crêtes, nécessaires à l’attache des muscles, donnent au crâne une forme animale, l’activité du système nerveux s’affaiblit, et à sa place se développe une force musculaire extraordinaire, qui, suffisant à ses besoins, rend désormais superflue cette grande intelligence. Les remarques les plus importantes à cet égard sont celles de Frédéric Cuvier, commentées par Flourens dans un compte rendu de l’histoire naturelle de Cuvier qui se trouve dans le cahier de septembre du Journal des savants de 1839, et a été imprimé à part, avec quelques additions, sous ce titre : Résumé analytique des observations de Fr. Cuvier sur l’instinct et l’intelligence des animaux, par Flourens, 1841. On y lit, page 50 : « L’intelligence de l’orang-outang, cette intelligence si développée, et développée de si bonne heure, décroît avec l’âge. L’orang-outang, lorsqu’il est jeune, nous étonne par sa pénétration, par sa ruse, par son adresse ; l’orang-outang devenu adulte, n’est plus qu’un animal grossier, brutal, intraitable. Et il en est de tous les singes comme de l’orang-outang. Dans tous, l’intelligence décroît à mesure que les forces s’accroissent. L’animal qui a le plus d’intelligence n’a toute cette intelligence que dans le jeune âge. » — Plus loin, page 87 : « Les singes de tous les genres offrent ce rapport inverse de l’âge et de l’intelligence. Ainsi, par exemple, l’Entelle (espèce de guenon du sous-genre des Semno-pithèques et l’un des singes vénérés dans la religion des Brames) a, dans le jeune âge, le front large, le museau peu saillant, le crâne élevé, arrondi, etc. Avec l’âge le front disparaît, recule, le museau proémine ; et le moral ne change pas moins que le physique : l’apathie, la violence, le besoin de solitude, remplacent la pénétration, la docilité, la confiance. » « Ces différences sont si grandes, dit M. Fr. Cuvier, que dans l’habitude où nous sommes de juger des actions des animaux par les nôtres, nous prendrions le jeune animal pour un individu de l’âge où toutes les qualités morales de l’espèce sont acquises, et l’Entelle adulte pour un individu qui n’aurait encore que ses forces physiques. Mais la nature n’en agit pas ainsi avec ces animaux, qui ne doivent pas sortir de la sphère étroite qui leur est fixée, et à qui il suffit en quelque sorte de pouvoir veiller à leur conservation. Pour cela l’intelligence était nécessaire, quand la force n’existait pas, et, quand celle-ci est acquise, toute autre puissance perd de son utilité. » Et page 118 : « La conservation des espèces ne repose pas moins sur les qualités intellectuelles des animaux, que sur leurs qualités organiques. » Cette dernière remarque confirme ma proposition que l’intellect, comme les serres et les dents, n’est autre chose qu’un instrument au service de la volonté.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 36 du premier volume.
  2. Il n’y a rien d’autre en ce monde que du vulgaire.
  3. Cf. Medwin’s Conversations of L. Byron, p. 333.