Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXIV

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 216-220).


CHAPITRE XXXIV[1]
DE L’ESSENCE INTIME DE L’ART


Ce n’est pas seulement la philosophie, ce sont encore les beaux-arts qui travaillent au fond à résoudre le problème de l’existence. Car dans tout esprit, une fois adonné à la contemplation véritable, purement objective du monde, il s’est éveillé une tendance, quelque cachée et inconsciente qu’elle puisse être, à saisir l’essence vraie des choses, de la vie, de l’existence. C’est en effet l’essence seule qui intéresse l’intellect en tant que tel, c’est-à-dire le pur sujet de la connaissance affranchi des fins de la volonté ; de même que, pour le sujet connaissant en qualité de simple individu, ce sont les fins de la volonté qui présentent seules quelque intérêt. — Aussi le résultat de toute conception purement objective, c’est-à-dire aussi de toute conception artistique des choses, est-il une nouvelle expression de la nature de la vie et de l’existence, une réponse de plus à cette question : « Qu’est-ce que la vie ? » — À cette question toute œuvre d’art véritable et réussie répond à sa manière et toujours bien. Mais les arts ne parlent jamais que la langue naïve et enfantine de l’intuition, et non le langage abstrait et sérieux de la réflexion : la réponse qu’ils donnent est toujours ainsi une image passagère, et non une idée générale et durable. C’est donc pour l’intuition que toute œuvre d’art, tableau ou statue, poème ou scène dramatique, répond à cette question ; la musique fournit aussi sa réponse, et plus profonde même que toutes les autres, car, dans une langue immédiatement intelligible, quoique intraduisible dans le langage de la raison, elle exprime l’essence intime de toute vie et toute existence. Les autres arts présentent tous ainsi, à qui les interroge, une image visible, et disent : « Regarde, voilà la vie ! » Leur réponse, si juste qu’elle puisse être, ne pourra cependant procurer toujours qu’une satisfaction provisoire, et non complète et définitive. Car ils ne nous donnent jamais qu’un fragment, un exemple au lieu de la règle ; ce n’est jamais cette réponse entière qui n’est fournie que par l’universalité du concept. Répondre en ce sens, c’est-à-dire pour la réflexion et in abstracto, apporter une solution durable et a jamais satisfaisante de la question posée, tel est le devoir de la philosophie. En attendant, nous voyons ici sur quoi repose la parenté de la philosophie et des beaux-arts, et nous pouvons en inférer jusqu’à quel point les deux aptitudes se rejoignent à leur racine, si éloignées qu’elles soient par la suite dans leur direction et leurs éléments secondaires.

Toute œuvre d’art tend donc, à vrai dire, à nous montrer la vie et les choses telles qu’elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir immédiatement à travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C’est ce voile que l’art déchire.

Les œuvres de la poésie, de la sculpture et des arts plastiques en général, contiennent, chacun le sait, des trésors de profonde sagesse ; c’est qu’en elles justement parle la sagesse de la nature même des choses, dont elles ne font que traduire les arrêts sous une forme plus précise et plus pure. Mais aussi faut-il sans doute que tout lecteur d’un poème, ou tout spectateur qui contemple une œuvre d’art, contribue par ses propres ressources à mettre au jour cette sagesse : il ne peut donc jamais la saisir que dans la mesure de ses capacités et de son instruction, de même que la sonde du navigateur ne descend dans la mer qu’aussi bas que sa longueur le lui permet. On doit se placer en face d’un tableau comme en face d’un prince, attendre qu’il veuille bien vous parler et vous dire ce qui lui plaira ; il ne faut, dans aucun des deux cas, prendre soi-même tout d’abord la parole, car on risquerait alors de n’entendre que sa propre voix. — Il résulte de tout ce qui précède que les œuvres des arts plastiques contiennent à la vérité toute sagesse, mais seulement à l’état virtuel ou implicite ; la philosophie a pour tâche de nous en donner la forme actuelle et explicite, et en ce sens elle est aux arts ce que le vin est à la vigne. Ce qu’elle s’engage à fournir est en quelque sorte un gain déjà réalisé et net, un bien ferme et durable ; le profit qui résulte des créations et des travaux de l’art est au contraire une acquisition qu’il faut chaque fois renouveler. Mais en retour elle impose à celui qui doit goûter les œuvres philosophiques, non moins qu’à celui qui veut les produire, des conditions rebutantes et difficiles à remplir. Aussi son public demeure-t-il restreint, tandis que celui de l’art est nombreux.

Ce concours du spectateur, nécessaire à la jouissance esthétique repose en partie sur ce fait que toute œuvre d’art a besoin pour agir de l’intermédiaire de l’imagination, qu’elle doit par suite stimuler, sans jamais la négliger ni la laisser inactive. C’est une condition de l’impression esthétique, et par là une loi fondamentale de tous les beaux-arts. Il en résulte que l’œuvre d’art ne doit pas tout livrer directement aux sens, mais juste ce qu’il faut pour mettre l’imagination en bonne voie, l’imagination doit toujours avoir quelque chose à ajouter, c’est elle qui doit même dire le dernier mot. Il n’est pas jusqu’à l’écrivain pour qui ce ne soit une nécessité de laisser quelque chose à penser au lecteur ; car, Voltaire l’a dit très justement : « Le secret d’être ennuyeux, c’est de tout dire. » Ajoutons que ce qu’il y a de meilleur dans l’art est trop spirituel pour être livré directement aux sens : c’est à l’imagination à le mettre au jour, quoique l’œuvre d’art doive l’engendrer. Voilà pourquoi souvent les esquisses des grands maîtres font plus d’effet que leurs tableaux achevés ; ce qui y contribue sans doute encore, c’est qu’elles naissent entières d’un seul jet, au moment de la conception, tandis que le tableau parfait, sorti d’une inspiration qui ne peut se maintenir jusqu’à son achèvement, ne peut être exécuté qu’au prix d’un effort soutenu, d’une réflexion toujours prudente et d’une constante tension de la volonté. — Cette loi esthétique ici en question nous explique encore pourquoi les figures de cire, imitation d’ailleurs parfaite de la nature, ne produisent jamais aucun effet esthétique et, par conséquent, ne sont pas des œuvres d’art véritables. C’est qu’elles ne laissent rien à faire à l’imagination. La sculpture, en effet, ne donne que la forme, mais non la couleur ; la peinture donne la couleur, mais la simple apparence de la forme : toutes deux ont ainsi recours à l’imagination du spectateur. La figure de cire au contraire donne tout, couleur et forme à la fois ; il en résulte l’apparence de la réalité, et l’imagination ne trouve plus ici place. — La poésie au contraire ne s’adresse qu’à la seule imagination, qu’elle met en activité par le moyen de simples mots.

Le caractère principal de la maladresse inintelligente en chaque art consiste à jouer arbitrairement avec les ressources de cet art, sans aucun but véritable et précis. On peut le constater dans ces supports qui ne soutiennent rien, dans ces volutes inutiles, dans ces renflements et dans ces saillies où se complaît la mauvaise architecture, dans ces roulades et ces fioritures, dans ce vacarme sans aucun sens de la mauvaise musique, dans ce cliquetis de rimes des poésies pauvres en idées, etc.

Il résulte des chapitres précédents et de toute ma théorie de l’art que l’art a pour but d’aider à la connaissance des Idées du monde (au sens platonicien, le seul que je reconnaisse au mot Idée). Or les Idées sont essentiellement un objet d’intuition, et par là inépuisables dans leurs déterminations plus intimes. Pour les communiquer, il faut prendre alors la voie intuitive, qui est celle de l’art. Tout homme qui est plein de la conception d’une idée et veut la communiquer est donc autorisé à choisir l’art comme intermédiaire. — Le simple concept au contraire est chose que la pensée suffit pleinement à saisir, à déterminer, à épuiser, et dont tout le contenu se peut froidement et sèchement exprimer par des mots. Vouloir l’exprimer par une œuvre d’art, c’est faire un détour bien inutile, c’est tomber dans cette habitude, que nous blâmions tout à l’heure, de jouer sans aucun but avec les ressources de l’art. Aussi l’œuvre dont la conception est née de simples notions claires et précises ne mérite-t-elle pas le nom d’œuvre d’art. Si, à l’examen d’un tableau ou d’une statue, à la lecture d’un poème ou à l’audition d’une composition musicale (qui se propose de peindre un objet déterminé), nous voyons, à travers la richesse des procédés artistiques, percer peu à peu, apparaître enfin au grand jour l’idée précise, limitée, froide et sèche, qui a été le germe de l’œuvre ; si toute la conception semble n’avoir consisté qu’à penser nettement cette idée, et si l’expression semble en avoir épuisé entièrement le contenu, nous ressentons alors du dégoût et du dépit : nous nous voyons déçus et trompés dans notre intérêt et dans notre attention. L’impression produite par une œuvre d’art ne nous satisfait entièrement que s’il en reste une partie qu’aucune réflexion ne peut rabaisser à la précision d’un simple concept. La conception est d’origine hybride, c’est-à-dire née de pures notions, quand l’auteur d’une œuvré d’art, avant de passer à l’exécution, peut indiquer exactement en paroles ce qu’il se propose de représenter ; car alors il pourrait aussi bien atteindre son but par ces simples paroles. Aussi est-ce une entreprise à la fois indigne et sotte que de vouloir, comme on l’a tenté plusieurs fois de nos jours, ramener un poème de Shakespeare ou de Gœthe à une vérité abstraite, qu’ils auraient eu pour seul dessein d’énoncer. Sans doute le poète doit penser pour combiner l’ordonnance de son œuvre ; mais seule la pensée que l’intuition a saisie avant l’intelligence conserve, dans l’exécution, la force de nous émouvoir et acquiert ainsi l’immortalité. — Qu’on me permette une dernière remarque. Tout ce qui est produit d’un seul jet, par exemple l’esquisse que trace le poète dans le feu de la conception première et comme inconsciemment, la mélodie que nous suggère la seule inspiration, sans l’aide de la réflexion, enfin la poésie lyrique proprement dite, la simple chanson, dans laquelle la disposition présente profondément ressentie et l’impression du milieu s’épanchent presque involontairement en vers dont le rythme et les rimes se présentent d’eux-mêmes ; toutes ces productions, dis-je, ont assurément le grand avantage d’être l’œuvre pure de l’enthousiasme du moment, de l’inspiration, de la libre excitation du génie, sans mélange aucun de réflexion ni d’intention. De là vient leur saveur délicieuse de fruit sans écorce ni noyau ; de là vient que leur effet est bien plus infaillible que celui des œuvres d’art les plus parfaites, les plus étudiées, les plus lentement exécutées. Dans toutes celles-ci en effet, c’est-à-dire dans les grands tableaux historiques, dans les longues épopées, dans les grands opéras, etc., la réflexion, l’intention, le choix mûrement médité ont une part importante : l’intelligence, l’habileté technique et la routine doivent ici combler les lacunes laissées par la conception géniale et l’inspiration, et mille accessoires doivent relier entre elles comme par un ciment les seules parties vraiment éclatantes. Aussi les productions de ce genre, à l’exception seulement des chefs-d’œuvre les plus parfaits des plus grands maîtres, tels que Hamlet, Faust, l’opéra de Don Juan, contiennent-elles toujours quelque partie insipide et ennuyeuse qui en gâte quelque peu l’agrément. Nous en avons pour preuve la Messiade, la Jérusalem délivrée, même le Paradis Perdu et l’Enéide ; Horace n’hésite pas déjà à dire : Quandoque dormitat bonus Homerus. C’est là une conséquence de la limitation générale des forces humaines.

Les arts utiles sont nés du besoin ; les beaux-arts, du superflu. Les premiers ont pour mère l’intelligence ; les seconds sont engendrés par le génie, qui est lui-même une sorte de superflu, car il est l’excès de la faculté de connaissance sur la proportion qu’en réclame le service de la volonté.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 49 du premier volume.