Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXVII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 235-249).


CHAPITRE XXXVII[1]
DE L’ESTHÉTIQUE DE LA POÉSIE


La plus simple et la plus juste définition que je puisse donner de la poésie, c’est de dire qu’elle est l’art de mettre en jeu l’imagination par le moyen des mots. Au § 51 (du premier volume, j’ai indiqué comment elle procède pour y arriver. Je trouve une confirmation toute particulière de ce que j’ai dit à ce sujet dans le passage suivant d’une lettre de Wieland à Merck publiée depuis : « J’ai passé deux jours et demi sur une seule strophe, et tout revenait au fond à un seul mot dont j’avais besoin et que je ne pouvais pas trouver. Je me creusais le cerveau, je tournais et retournais la chose en tous sens ; car, puisqu’il s’agissait d’un tableau, je tenais naturellement à évoquer dans l’esprit du lecteur la même vision déterminée qui flottait devant mes yeux, et en cela, ut nosti, tout dépend souvent d’un seul trait, saillie ou reflet. » (Lettres à Merck, édit. Wagner, 1835, page 193.) — Si la fantaisie du lecteur est la substance sur laquelle la poésie trace des images, il en résulte pour elle l’avantage que le détail de l’exécution, d’où naît le fini des traits, s’opère, dans l’imagination de chacun, de la manière la plus conforme à son individualité, à l’étendue de ses connaissances et à son humeur, et selon l’excitation plus ou moins vive qu’il a ressentie. Les arts plastiques, au contraire, ne peuvent se prêter à la même accommodation, mais ici une seule image, une même figure doit suffire à tous : or cette image portera toujours en quelque partie l’empreinte de l’individualité de l’artiste ou de son modèle, c’est-à-dire sera mélangée d’un élément subjectif ou accidentel et sans effet ; l’addition sera pourtant d’autant plus faible que l’artiste sera plus objectif, c’est-à-dire aura plus de génie. Cette raison nous explique en partie pourquoi les œuvres poétiques exercent une influence bien plus énergique, plus profonde et plus générale que les tableaux et les statues : ces derniers laissent presque toujours le gros du public entièrement froid, et en général les arts plastiques sont ceux dont l’impression est la plus faible. Nous en avons une preuve curieuse dans la découverte si fréquente de tableaux de grands maîtres qu’on retrouve dans des maisons particulières et dans des localités de tout genre, où, pendant nombre de générations, ils sont demeurés non pas cachés et enfouis, mais simplement pendus aux murs, sans exciter l’attention, c’est-à-dire sans produire le moindre effet. Lors de mon séjour à Florence (1823), on découvrit même une Madone de Raphaël, qui durant de longues années était restée accrochée au mur d’une chambre de domestiques dans un palais du quartiere di San Spirito : et le fait se produit en Italie, chez le peuple doué plus qu’aucun autre du sens de la beauté. C’est la preuve que les œuvres des arts plastiques exercent une action bien peu directe et immédiate et demandent plus que toutes les autres de l’éducation et des connaissances pour être appréciées. Une belle et touchante mélodie ne manque pas au contraire de faire le tour du monde, comme une belle poésie de voyager de peuple à peuple. Si cependant c’est aux arts plastiques que les grands et les riches prêtent tout leur appui, si c’est pour les productions de ces arts qu’ils dépensent des sommes considérables ; si de nos jours on professe un véritable culte des images, au sens propre du mot, et qu’on va jusqu’à abandonner la valeur de tout un domaine pour un tableau de maître ancien et fameux, la principale raison en est la rareté des chefs-d’œuvre, dont la possession flatte par suite l’orgueil de l’acquéreur ; une autre raison est que, pour en jouir, il suffit de peu de temps et d’efforts et que chaque moment peut nous donner ce plaisir d’un moment, tandis que la poésie et la musique même nous imposent des conditions bien plus lourdes. Il s’ensuit qu’on peut se passer des arts plastiques ; des peuples entiers, les Mahométans par exemple, en sont dépourvus ; mais il n’est pas de nation sans musique ni sans poésie.

L’intention du poète, quand il met en mouvement notre imagination, est de nous révéler les idées, c’est-à-dire de nous montrer sur un exemple ce qu’est la vie, ce qu’est le monde. La première condition pour atteindre ce résultat est de les connaître lui-même, et la valeur de sa poésie dépendra de celle de cette connaissance. Il y a donc dans le talent des poètes des degrés en nombre infini, comme il y en a dans la profondeur et dans la clarté de notre conception de la nature des choses. Tout poète doit se croire excellent, dès qu’il a exprimé exactement ce qu’il a reconnu, dès que son image correspond à son original ; il doit se tenir pour l’égal des meilleurs, parce que dans leur œuvre il ne retrouve rien de plus que dans la sienne, c’est-à-dire rien de plus que dans la nature même, et parce qu’une fois pour toutes son regard ne peut pénétrer plus avant. Le grand poète, de son côté, reconnaît sa valeur en voyant combien la vue des autres est superficielle, combien il se cache encore de choses qu’ils étaient incapables de rendre, faute de les apercevoir, et combien son regard et son œuvre s’étendent plus loin. S’il comprenait les poètes inférieurs aussi peu qu’il est compris d’eux, il devrait alors se désespérer ; car, par cela même qu’il faut déjà une capacité peu ordinaire pour lui rendre justice, et que les mauvais poètes peuvent aussi peu apprécier ses œuvres que lui les leurs, il a besoin de se nourrir longtemps de sa propre approbation, avant que celle du monde ne suive. — Et cependant on cherche à rabaisser même cette estime personnelle, en lui imposant la modestie. Mais il est tout aussi impossible à un homme plein de mérite et conscient de sa valeur de fermer les yeux sur son talent qu’à un homme de six pieds de haut de ne pas s’apercevoir qu’il domine les autres. Si de la base jusqu’au sommet la tour compte trois cents pieds, elle n’en mesure pas moins à coup sûr du sommet à la base. Horace, Lucrèce, Ovide et presque tous les anciens ont fièrement parlé de leur mérite, et de même Dante, Shakespeare, Bacon de Vérulam et bien d’autres. Qu’on puisse être un grand esprit sans le soupçonner est une absurdité que l’incapacité seule a pu se persuader à défaut de meilleure consolation, afin de prendre pour de la modestie le sentiment de sa nullité propre. Un Anglais a remarqué avec beaucoup d’esprit et de justesse que les mots merit et modesty n’avaient rien de commun que la lettre initiale[2]. Je suspecte toujours les célébrités modestes d’avoir quelque bonne raison pour l’être ; et Corneille dit ouvertement :

La fausse humilité ne met plus en crédit :
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.

Gœthe enfin l’a dit sans détour : « Il n’y a que les gueux qui soient modestes. » Mais on se tromperait moins encore en prétendant que ceux qui réclament des autres avec tant d’ardeur la modestie, qui insistent sur ce point, qui ne cessent de s’écrier : « Soyez donc modeste ! au nom du ciel, soyez seulement modeste ! », que ces gens-là sont à coup sûr des gueux, c’est-à-dire des drôles sans aucun mérite, la marchandise courante de la nature, des membres naturels de la canaille humaine. Car quiconque a du mérite admet aussi le mérite et la valeur chez les autres, la valeur réelle et véritable, bien entendu. L’homme dépourvu au contraire de tout avantage et de tout talent voudrait qu’il n’en existât nulle part : la vue du mérite chez les autres le met à la torture ; l’envie pâle, verte, jaune, ronge son cœur ; il désirerait anéantir et extirper de cette terre tous les hommes supérieurs ; mais s’il doit par malheur les laisser vivre, il n’y consentira qu’à la condition qu’ils cachent leurs qualités, qu’ils les désavouent entièrement, qu’ils les abjurent. Voilà le principe des panégyriques si fréquents de la modestie. Et quand ces prôneurs ont l’occasion d’étouffer le mérite dans son germe ou de l’empêcher du moins de se montrer, d’être connu, qui peut douter qu’ils ne le fassent ? C’est là la simple mise en pratique de leur théorie.

Quoique le poète, comme tout artiste, nous présente toujours le particulier, l’individuel, ce qu’il a reconnu et ce qu’il veut nous faire reconnaître à son tour n’est pas moins toujours l’idée platonicienne, le genre tout entier : c’est donc en quelque sorte le type des caractères humains et des situations humaines qui est empreint sur ses tableaux. Le poète narratif ou dramatique extrait de la vie l’individu particulier et nous le dépeint dans son exacte personnalité, mais il nous révèle par là toute l’existence humaine, car, tout en ayant l’air de s’occuper du particulier, il ne songe en réalité qu’à ce qui existe de tout temps et en tout lieu. De là vient que les sentences, surtout celles des poètes dramatiques, même sans être des maximes générales, trouvent fréquemment leur application dans la vie réelle. — La poésie est à la philosophie ce que l’expérience est à la science empirique. L’expérience en effet nous met en rapport avec le phénomène dans le détail et procède par exemples ; la science en embrasse l’ensemble au moyen de concepts généraux. De même la poésie veut nous faire saisir les idées platoniciennes des êtres par le moyen du détail et par des exemples, tandis que la philosophie veut nous apprendre à y reconnaître, dans son ensemble et dans sa généralité, l’essence intime des choses, telle qu’elle s’y exprime. — On voit déjà par là que la poésie porte plutôt le caractère de la jeunesse, la philosophie celui de l’âge mur. En fait, le don poétique n’est véritablement dans sa fleur que pendant la jeunesse ; la sensibilité à la poésie va souvent même alors jusqu’à la passion ; le jeune homme prend plaisir aux vers pour eux-mêmes et se contente souvent à bon marché. Avec les années ce penchant décroît peu à peu, et dans la vieillesse on préfère la prose. Cette tendance poétique de la jeunesse corrompt facilement en elle le sens de la réalité, car la poésie en diffère parce qu’elle donne à la vie un cours à la fois intéressant et exempt de douleur ; dans la réalité au contraire, sans douleur il n’y a pas d’intérêt, et avec l’intérêt apparaît aussi la douleur. Le jeune homme, initié à la poésie plutôt qu’à la vie, demande alors à la réalité ce que la poésie peut seule lui donner ; telle est la source principale de ce malaise dont les jeunes gens d’une nature supérieure sont accablés.

Le mètre et la rime sont une entrave, mais aussi une enveloppe que revêt le poète et sous laquelle il lui est permis de parler comme il ne le pourrait pas autrement, et c’est ce qui nous charme en lui. — Il n’est en effet qu’à demi responsable de ce qu’il dit : l’autre part de responsabilité retombe sur le mètre et sur la rime. — Le mètre ou mesure, en tant que simple rythme, n’existe que dans le temps, qui est une intuition a priori, et n’appartient donc, selon l’expression de Kant, qu’à la sensibilité pure ; la rime au contraire est affaire de sensation de l’organe auditif et appartient à la sensibilité empirique. Aussi le rythme est-il une ressource bien plus noble et plus digne que la rime : les anciens dédaignaient la rime et elle n’a pris naissance que dans les langues imparfaites, formées par corruption des langues antérieures à l’époque des Barbares. La pauvreté de la poésie française tient surtout à ce que, privée du mètre, elle est réduite à la rime, et s’accroît de cette foule de préceptes pédantesques dont elle a chargé sa prosodie pour dissimuler son dénûment : par exemple, pour rimer deux syllabes doivent être de même orthographe, comme si la rime était faite pour les yeux, et non pour l’oreille ; l’hiatus est proscrit, un grand nombre de mots sont exclus des vers, etc., toutes règles dont l’école française moderne cherche à s’affranchir. — À mon sens du moins, il n’est pas de langue où la rime produise une impression aussi agréable et aussi forte qu’en latin : les poésies latines rimées du moyen âge ont un charme tout particulier. La raison en est que la langue latine est incomparablement plus parfaite, plus belle et plus noble qu’aucune des langues modernes, et qu’elle n’en apparaît qu’avec plus de grâce sous la parure et les ornements qu’elle leur emprunte, après les avoir dédaignés à l’origine.

À considérer sérieusement les choses, ce pourrait presque sembler un crime de lèse-majesté envers la raison que de faire la moindre violence à une pensée ou à l’expression exacte et parfaite d’une idée, pour ramener après quelques syllabes la même consonance ou imprimer à ces mêmes syllabes un mouvement de cadence sautillante. Cependant il est peu de vers qui sont produits sans une violence de ce genre et c’est à ce fait qu’il faut attribuer la difficulté plus grande à comprendre les vers que la prose d’une langue étrangère. Si nous pouvions pénétrer du regard dans l’atelier secret des poètes, nous trouverions dix fois plus souvent la pensée cherchée pour la rime que la rime pour la pensée ; et même, dans le dernier cas, le succès final demande quelque complaisance de la part de la pensée. — Mais la versification subsiste en dépit de toutes ces considérations, et en cela elle a de son côté tous les temps et tous les peuples : tant est grand le pouvoir du mètre et de la rime sur notre âme, et tant est forte l’action du mystérieux lenocinium qui leur est propre. En voici pour moi la raison : une rime heureuse, grâce à une certaine emphase indéfinissable, éveille le sentiment que la pensée exprimée dans le vers était déjà prédestinée, existait préformée dans la langue et que le poète n’aurait eu qu’à l’en extraire. Des idées même triviales reçoivent de la rime et du rythme une teinte d’importance et font figure sous cet ajustement, comme une jeune fille de physionomie d’ailleurs commune captive les regards par ses atours. Il n’est pas jusqu’à des pensées boiteuses et fausses qui n’acquièrent par la versification une apparence de vérité. Par contre, des passages célèbres de poètes célèbres perdent leur ampleur et leur éclat quand on les rend fidèlement en prose. Si le vrai est seul beau, et si la nudité est la parure favorite de la beauté, une pensée qui paraît grande et belle aura en prose plus de valeur réelle qu’une pensée de même effet exprimée en vers. — Que des moyens aussi insignifiants, aussi puérils même, semble-t-il, que le mètre et la rime, exercent une action si puissante, c’est un fait bien surprenant et digne de recherche. Voici comment je l’explique. La donnée immédiate recueillie par l’oreille, c’est-à-dire la simple consonance, acquiert par le rythme et la rime une certaine perfection, une importance propre, puisqu’elle en devient une sorte de musique : elle semble donc désormais exister pour elle-même, et non plus comme simple moyen, comme simple signe représentatif d’un objet, à savoir du sens des mots. Le vers paraît n’avoir plus d’autre but que de charmer l’oreille par sa sonorité et, en l’atteignant, avoir satisfait à toutes les exigences. Mais le sens qu’il contient encore en même temps, la pensée qu’il exprime se présente alors comme un surcroît inattendu, de même que les paroles dans la musique ; c’est un présent inespéré qui nous surprend agréablement et a d’autant moins de peine à nous contenter que nous n’élevions aucune prétention de ce genre ; et si, enfin, cette pensée est telle qu’en elle-même, c’est-à-dire exprimée en prose, elle posséderait une certaine valeur. Nous sommes alors transportés d’enthousiasme. J’ai conservé ce souvenir de mon enfance que pendant un certain temps je me suis complu à l’harmonie des vers bien avant de découvrir qu’ils renfermaient toujours un sens et une idée ; aussi y a-t-il, et cela sans doute dans toutes les langues, une poésie faite d’un cliquetis sonore, et dépourvue presque entièrement de sens. Le sinologue Davis, dans l’avant-propos à sa traduction du Laousang-urh, ou An heir in old age (le vieillard héritier ; Londres, 1817), remarque que les drames chinois se composent en partie de vers chantés, et il ajoute : « Le sens en est souvent obscur, et, au dire des Chinois eux-mêmes, le but principal de ces vers est de flatter l’oreille ; le sens y est donc négligé, et parfois même complètement sacrifié à l’harmonie. » Quel est celui qui, à ces mots, ne songe pas aux énigmes si difficiles à éclaircir des chœurs de mainte tragédie grecque ?

Le signe auquel on reconnaît immédiatement le vrai poète, dans les genres inférieurs ou supérieurs, c’est l’aisance de ses rimes : elles se sont rencontrées d’elles-mêmes, comme par une inspiration divine ; ses pensées lui sont venues toutes rimées. Le prosateur caché cherche au contraire la rime pour la pensée ; le vil versificateur cherche l’idée pour la rime. Il arrive souvent que, dans une couple de vers, on puisse deviner celui qui est né de la pensée et celui qui est dû à la rime. L’art consiste à dissimuler le second cas, pour éviter aux vers de ce genre l’apparence d’un simple remplissage de bouts-rimés.

À mon sentiment (la démonstration n’est pas ici possible), la rime de sa nature est seulement binaire : son effet se borne à un seul retour du même son et ne gagne pas en énergie à une nouvelle répétition. Dès qu’une syllabe finale a été une seconde fois perçue dans une syllabe de même consonance, l’action en est épuisée : un troisième retour agit simplement comme une nouvelle rime, qui rencontre par hasard le même son, mais sans renforcer l’effet primitif ; elle se range à la suite de la rime précédente, mais sans s’y associer pour concourir à augmenter l’impression. Car le premier son ne se prolonge pas à travers le second jusqu’au troisième : celui-ci est donc un pléonasme esthétique, une double mais inutile audace. Ces accumulations de rimes sont donc loin de valoir les lourds sacrifices qu’elles coûtent dans les octaves, les tercets et les sonnets ; de là cette torture intellectuelle que nous ressentons souvent à la lecture de pareilles productions, et nous ne saurions trouver de plaisir à une œuvre qui est en même temps un casse-tête. Si un grand génie poétique a su parfois maîtriser même ces formes, surmonter les difficultés qu’elles présentent, et s’y mouvoir avec légèreté et avec grâce, ce n’en est pas pour elles une meilleure recommandation ; car en soi elles sont aussi inefficaces que pénibles. Et chez de bons poètes même, lorsqu’ils usent de ces formes, on voit souvent la lutte entre la rime et la pensée, et le triomphe alternatif de l’une ou de l’autre : tantôt c’est la pensée qui est amoindrie à cause de la rime, tantôt c’est la rime qui s’accommode d’un faible à peu près (sic). Cela étant, je tiens chez Shakespeare pour une preuve de bon goût et non d’ignorance la diversité des rimes données à chaque quatrain des sonnets. En tout cas, l’effet acoustique n’en est nullement amoindri, et la pensée y paraît bien plus dans tous ses avantages qu’elle n’aurait pu le faire si elle avait dû être resserrée dans ses brodequins de torture traditionnels.

C’est un désavantage pour la poésie d’une langue d’avoir beaucoup de mots étrangers à la prose et de ne pouvoir emprunter d’autre part à la prose certains de ses mots. Le premier défaut est surtout celui du latin et de l’italien, le second celui du français, où on le définissait récemment avec beaucoup de justesse « la bégueulerie de la langue française ». Les deux cas sont plus rares en anglais, et plus encore en allemand. Ces mots exclusivement réservés à la poésie ne nous touchent jamais au cœur ; ils ne nous parlent pas directement et ne peuvent que nous laisser froids. C’est un vocabulaire poétique de convention, ce ne sont pour ainsi dire que les ombres des sentiments au lieu des sentiments eux-mêmes ; c’est aussi la suppression de toute intimité.

La différence si souvent discutée de nos jours entre la poésie classique et romantique me semble reposer au fond sur ce que la première ne fait jamais valoir que des motifs purement humains, réels et naturels, tandis que la seconde admet aussi l’action de mobiles artificiels, conventionnels et imaginaires : de ce genre sont les mobiles issus du mythe chrétien, puis ceux du principe extravagant et chimérique de l’honneur chevaleresque ; de même ceux que les races germano-chrétiennes tirent du culte insipide et ridicule de la femme ; enfin ceux qui tiennent au radotage de la passion lunatique et supra-sensible. À quelle grotesque caricature des relations humaines et de la nature humaine nous conduisent de pareils motifs, c’est ce qu’on peut voir par les œuvres des poètes romantiques même les meilleurs, de Calderon par exemple. Pour ne rien dire des Autos, je me réfère seulement à des pièces telles que : No sempre el peor es cierto (le pire n’est pas toujours certain) ou El postrero duelo en España (le dernier duel en Espagne) et aux semblables comédies de cape et d’épée ; aux éléments signalés vient ici se joindre encore la subtilité scolastique si fréquente dans le dialogue, et qui faisait alors partie de la culture intellectuelle des classes supérieures. Quelle n’est pas en face de telles inventions la supériorité décisive de la poésie des anciens ! Toujours fidèle à la nature, la poésie classique possède une vérité et une exactitude absolue ; celle de la poésie romantique n’est jamais que relative ; il y a entre les deux le même rapport qu’entre l’architecture grecque et l’architecture gothique.

Remarquons d’autre part que tous les poèmes dramatiques ou narratifs qui transportent le théâtre des événements dans la Grèce ancienne ou à Rome présentent un côté faible, parce que notre connaissance de l’antiquité et surtout du détail de la vie ancienne est insuffisante, fragmentaire, puisée à une source autre que celle de l’intuition. De là pour le poète l’obligation de tourner bien des obstacles, de recourir à des généralités, ce qui le fait tomber dans l’abstraction et enlève à son œuvre ce caractère d’intuitivité et d’individualisation essentiel à la poésie. C’est là ce qui répand sur toutes les œuvres de ce genre une teinte particulière de vide et d’ennui. Seul Shakespeare, dans ses peintures de cette espèce, a su échapper à ce défaut, et cela pour avoir, sans hésiter, représenté sous les noms de Grecs et de Romains des Anglais de son temps.

On a reproché à maint chef-d’œuvre de la poésie lyrique, notamment à certaines odes d’Horace (cf., par ex., l’ode 2 du IIIe livre) et à plusieurs chansons de Goethe (par ex. la Plainte du Berger), le manque de suite régulière et un continuel soubresaut de pensées. Mais ici l’enchaînement logique est négligé à dessein, pour être remplacé par l’unité d’impression fondamentale et d’humeur qui s’y exprime ; cette unité n’en ressort que mieux ainsi, car c’est comme un fil qui traverse en les réunissant des perles séparées, et elle ménage la succession rapide des objets de la contemplation, comme le fait en musique, pour le passage d’un mode à un autre, l’accord de septième, dont la tonique se soutient jusqu’à devenir la dominante du mode nouveau. Ce caractère apparaît dans tout son jour, et poussé même jusqu’à l’excès, dans la chanson de Pétrarque qui commence ainsi : Mai non vo’piu cantar, com’io soleva.

Si, dans la poésie lyrique, c’est l’élément subjectif qui domine, dans le drame au contraire l’élément objectif règne seul et à l’exclusion de tout autre. Entre les deux la poésie épique, sous toutes ses formes et avec toutes ses modifications, depuis la romance narrative jusqu’à l’épopée proprement dite, occupe un large milieu ; car, bien, qu’objective dans sa partie essentielle, elle n’en renferme pas moins un élément subjectif tantôt plus, tantôt moins marqué et qui trouve son expression dans le ton, dans la forme du récit, ainsi que dans les réflexions semées çà et là. Nous n’y perdons pas de vue l’auteur aussi complètement que dans le drame.

Le but du drame en général est de nous montrer sur un exemple ce qu’est l’essence et l’existence de l’homme. On peut nous en montrer à cet effet le côté triste ou gai, ou encore la transition d’un état à l’autre. Mais déjà l’expression « essence et existence de l’homme » contient un germe de controverse : la partie principale est-elle l’essence, c’est-à-dire les caractères, ou l’existence, c’est-à-dire le sort, l’événement, l’action ? D’ailleurs les deux éléments sont si étroitement liés ensemble qu’on en peut bien séparer le concept, mais non la représentation. Car seules les circonstances, le sort, les événements portent les caractères à manifester leur essence, et c’est des caractères seuls que naît l’action d’où découlent les événements. Il est sûr que, dans la peinture qu’on en fait, on veut appuyer davantage sur l’un ou l’autre trait, et à cet égard la comédie de caractère et la comédie d’intrigue formeront les deux extrêmes.

Le drame se propose, comme l’épopée, étant donné des caractères importants dans des situations importantes, de nous montrer les actions extraordinaires qui résultent de ces deux facteurs. Pour atteindre ce but avec toute la perfection possible, le poète commencera par nous présenter les caractères à l’état de repos, par ne nous en laisser voir que la teinte générale pour faire intervenir ensuite un motif qui détermine une action ; cette action devient le mobile nouveau et plus énergique d’une nouvelle action plus importante, qui engendre à son tour de nouveaux motifs, toujours plus puissants : dans l’espace de temps le mieux approprié à la forme de l’ouvrage, le calme primitif cède ainsi la place à l’excitation la plus passionnée ; c’est dans ce mouvement que se produisent les actions significatives, où apparaissent en pleine lumière, avec le cours des choses de ce monde, les qualités jusqu’alors encore assoupies des caractères.

Les grands poètes entrent tout entiers dans l’âme des personnages à représenter et, comme des ventriloques, parlent par la bouche de chacun d’eux, par la voix du héros et l’instant d’après par celle de la jeune fille innocente, avec une égale vérité et un égal naturel : tels Shakespeare et Gœthe. Les poètes de second rang font d’eux-mêmes leur personnage principal : tel Byron ; les personnages accessoires manquent alors souvent de vie, et c’est le cas du personnage principal lui-même dans les ouvrages des poètes médiocres.

Le plaisir que nous prenons à la tragédie se rattache non pas au sentiment du beau, mais au sentiment du sublime, dont il est même le degré le plus élevé. Car, ainsi qu’à la vue d’un tableau sublime de la nature nous nous détournons de l’intérêt de la volonté pour nous comporter comme des intelligences pures, ainsi, au spectacle de la catastrophe tragique, nous nous détournons du vouloir-vivre lui-même. Dans la tragédie, en effet, c’est le côté terrible de la vie qui nous est présenté, c’est la misère de l’humanité, le règne du hasard et de l’erreur, la chute du juste, le triomphe des méchants ; on nous met ainsi sous les yeux le caractère du monde qui heurte directement notre volonté. À cette vue nous nous sentons sollicités à détourner notre volonté de la vie, à ne plus vouloir ni aimer l’existence. Mais par là même nous sommes avertis qu’il reste encore en nous un autre élément dont nous ne pouvons absolument pas avoir une connaissance positive, mais seulement négative, en tant qu’il ne veut plus de la vie. L’accord de septième demande l’accord fondamental, le rouge appelle et produit même à l’œil la couleur verte ; de même chaque tragédie réclame une existence tout autre, un monde différent, dont nous ne pouvons jamais acquérir qu’une connaissance indirecte, par ce sentiment même qui est provoqué en nous. Au moment de la catastrophe tragique, notre esprit se convainc avec plus de clarté que jamais que la vie est un lourd cauchemar, dont il nous faut nous réveiller. En ce sens l’action de la tragédie est analogue à celle du sublime dynamique, puisqu’elle nous élève aussi au-dessus de la volonté et de ses intérêts, et transforme nos dispositions d’esprit au point de nous faire prendre plaisir à la vue de ce qui lui répugne le plus. Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit la forme, son élan particulier vers le sublime, c’est la révélation de cette idée que le monde, la vie, sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement ; telle est l’essence de l’esprit tragique ; il est donc le chemin de la résignation.

Je le reconnais, il est rare de voir dans la tragédie antique cet esprit de résignation ressortir ou s’exprimer directement. Œdipe à Colone meurt sans doute résigné et soumis, mais il se console par l’idée de la vengeance exercée contre sa patrie. Iphigénie à Aulis est toute disposée à mourir ; mais c’est la pensée du bien de la Grèce qui la soutient, qui transforme ses sentiments et l’amène à accepter volontiers la mort qu’elle voulait tout d’abord fuir par tous les moyens. Cassandre, dans l’Agamemnon du grand Eschyle, consent à mourir, αρκειτω βιος (1306) ; mais c’est encore l’idée de la vengeance qui la console. Hercule, dans les Trachiniennes, cède à la nécessité : il meurt avec calme, mais sans résignation. Il en est de même de l’Hippolyte d’Euripide : nous sommes surpris de voir Artémise, apparue pour le consoler, lui promettre un temple et la renommée, mais ne pas faire la moindre allusion à une existence postérieure à la vie, et l’abandonner au moment de sa mort. Tous les dieux païens s’éloignent d’ailleurs des mourants : dans le christianisme ils s’approchent d’eux au contraire ; et de même les dieux du brahmanisme et du bouddhisme, tout exotiques que soient les derniers. Ainsi Hippolyte, comme presque tous les héros de la tragédie antique, se soumet à l’immuable destinée et à l’inflexible volonté des dieux, mais sans renoncer en rien au vouloir-vivre lui-même. La différence essentielle de l’ataraxie stoïcienne d’avec la résignation chrétienne consiste en ce qu’elle enseigne à supporter avec calme et à attendre avec tranquillité les maux irrévocablement nécessaires, tandis que le christianisme enseigne le renoncement et l’abdication du vouloir. De même, les héros tragiques de l’antiquité se soumettent avec constance aux coups inévitables du destin, tandis que la tragédie chrétienne nous offre le spectacle du renoncement entier du vouloir-vivre, de l’abandon joyeux du monde, dans la conscience de sa vanité et de son néant. — Mais aussi j’estime la tragédie moderne bien supérieure à celle des anciens. Shakespeare est bien plus grand que Sophocle : auprès de l’Iphigénie de Gœthe on pourrait trouver celle d’Euripide presque grossière et commune. Les Bacchantes d’Euripide sont un ouvrage médiocre et révoltant en faveur des prêtres païens. Nombre de pièces antiques n’ont même pas de tendance tragique : telles sont l’Alceste et l’Iphigénie en Tauride d’Euripide ; quelques-unes ont des motifs repoussants et même répugnants ; telles Antigone et Philoctête. Presque toutes nous présentent le genre humain sous l’effroyable domination du hasard et de l’erreur, mais sans nous montrer la résignation qu’elle provoque et qui nous en rachète. La raison en est que les anciens n’étaient pas encore parvenus à comprendre le but suprême de la tragédie, ni même à saisir la véritable conception de la vie en général.

Si donc les anciens nous montrent bien peu dans leurs héros tragiques et les sentiments qui les animent l’esprit de résignation, le renoncement au vouloir-vivre, il n’en reste pas moins acquis que la tragédie a pour tendance propre et pour but d’éveiller cet esprit chez le spectateur et de provoquer cette disposition d’âme, ne fût-ce que pour un instant. Les horreurs étalées sur la scène lui représentent l’amertume et l’insignifiance de la vie, le néant de toutes ses aspirations ; l’effet de cette impression doit être pour lui le sentiment, vague encore peut-être, qu’il vaut mieux détacher son cœur de la vie, en détourner sa volonté, ne plus aimer le monde et l’existence ; d’où naît ainsi, au plus profond de son être, la conscience que pour une volonté de nature différente il doit y avoir aussi une autre genre d’existence. Car, s’il n’en était pas ainsi, si la tragédie ne tendait pas à nous élever au-dessus de toutes les fins et de tous les biens de la vie, à nous détourner de l’existence et de ses séductions, et à nous pousser par là même vers une existence différente, quoique entièrement inconcevable à notre esprit, comment expliquer alors cette action bienfaisante, cette haute jouissance due au tableau du côté le plus affreux de la vie, mis en pleine lumière sous nos yeux ? La terreur et la pitié, ces deux sentiments qu’aux yeux d’Aristote la tragédie a pour fin dernière d’exciter, n’appartiennent véritablement pas en soi aux émotions agréables : elles ne peuvent donc pas être la fin, mais seulement le moyen. — Provoquer l’homme à renoncer au vouloir-vivre demeure ainsi la véritable intention de la tragédie, le but dernier de cette représentation voulue des souffrances de l’humanité, et cela quand même cette exaltation d’esprit résignée ne se montre pas chez le héros lui-même, mais n’est éveillée que chez le spectateur, par la vue d’une grande douleur non méritée ou même méritée. — Bien des modernes se contentent, à l’exemple des anciens, de jeter le spectateur dans cet état d’âme en question par la peinture objective et générale des infortunes humaines ; d’autres au contraire nous montrent la transformation de sentiments opérée dans l’esprit même du héros. Les premiers ne nous donnent pour ainsi dire que les prémisses et s’en remettent au spectateur pour la conclusion ; les autres y joignent la conclusion ou la morale de la fable, sous forme de revirement produit dans les sentiments du héros, ou de remarque placée dans la bouche du chœur, comme le fait Schiller dans la Fiancée de Messine : « La vie n’est pas le plus haut des biens. » Remarquons ici en passant que l’effet tragique véritable d’une catastrophe, c’est-à-dire la résignation et l’exaltation d’esprit qui doivent en résulter chez les héros du drame, se trouve rarement aussi bien motivé et aussi nettement exprimé que dans l’opéra de Norma : cette impression se produit dans le duo Qual cor tradisti, qual cor perdesti, où la conversion de la volonté est clairement indiquée par le calme soudain de la musique. D’ailleurs, abstraction faite de cette musique délicieuse, comme aussi du texte qui ne peut être que celui d’un livret d’opéra, cette pièce en général, à n’en considérer que les rouages et l’économie intérieure, est un drame des plus parfaits, un vrai modèle de combinaison tragique des motifs, de progression et de développement tragiques de l’action, ainsi que de l’élévation d’esprit surhumaine qui des héros passe dans le spectateur : bien plus, le résultat ici atteint est d’autant moins suspect et d’autant plus significatif pour l’essence véritable de la tragédie, qu’il n’y paraît ni chrétiens, ni sentiments chrétiens.

On reproche souvent aux modernes de négliger les unités de temps et de lieu ; cette négligence n’est coupable que dans le cas où elle va jusqu’à supprimer l’unité d’action et où il ne reste plus que l’unité du personnage principal, comme par exemple dans le Henri VIII de Shakespeare. D’autre part, il ne faut pas pousser l’unité d’action jusqu’à ne parler jamais que de la même chose : c’est là le défaut des tragédies françaises, qui observent en général cette règle avec tant de rigueur que la marche du drame y ressemble à une ligne géométrique sans largeur ; le seul mot d’ordre y est : « En avant ! Pensez à votre affaire (sic) ! » ; et en effet on expédie, on dépêche l’action comme une affaire, sans s’arrêter aux détails étrangers, sans détourner les yeux à droite ni à gauche. Le drame de Shakespeare ressemble au contraire à une ligne qui a quelque largeur ; il prend son temps, exspatiatur ; on y trouve des discours, et jusqu’à des scènes entières, inutiles au progrès de l’action, sans rapport même avec l’action, mais propres à nous faire connaître de plus près les personnages ou les circonstances du drame, et à nous faire ainsi pénétrer davantage au fond de l’action elle-même. Sans doute l’action demeure l’essentiel ; mais nous ne sommes pas exclusivement absorbés par elle, au point d’oublier que le but dernier est, en fin de compte, la peinture générale de la nature et de l’existence humaine.

Le poète dramatique ou épique doit savoir qu’il est le destin et se montrer par suite aussi inexorable que lui. Il est encore le miroir de l’humanité, il doit donc mettre en scène nombre de personnages méchants, parfois vicieux et pervers ; de même beaucoup de sots, de cerveaux déséquilibrés et de fous, puis de temps à autre un homme raisonnable, sage, honnête, un homme de bien, et seulement à titre d’exception et de rareté, un caractère noble. Dans tout Homère, à ce qu’il me semble, il n’y a pas un seul caractère vraiment noble, s’il s’en trouve un assez grand nombre de bons et d’honnêtes. Dans tout Shakespeare on rencontrera peut-être deux caractères nobles, mais sans la moindre exagération, Cordelia et Coriolan ; il est difficile d’en découvrir plus ; au contraire les caractères de l’espèce indiquée plus haut y fourmillent. Les pièces d’Iffland et de Kotzebue abondent en personnages nobles ; Goldoni, par contre, s’en est tenu à la règle que je recommandais tout à l’heure et prouve ainsi sa supériorité. En revanche, la Minna Barnhelm de Lessing souffre bien réellement d’un excès de générosité universelle ; le marquis de Posa offre à lui seul plus de noblesse que n’en présentent toutes les œuvres réunies de Gœthe ; il existe enfin une petite pièce allemande : Le devoir pour le devoir (un titre, dirait-on, emprunté à la critique de la raison pratique), qui n’a que trois personnages, mais tous débordants de générosité.

Les Grecs prenaient toujours pour héros de tragédie des personnes royales ; les modernes ont fait presque toujours de même. Ce n’est certes pas parce que le rang donne plus de dignité à l’homme qui agit ou qui souffre ; et puisque le seul but est ici de mettre en jeu les passions humaines, la valeur relative des objets qui servent à cette fin est indifférente et la ferme ne le cède pas au royaume. Aussi ne faut-il pas rejeter sans réserve le drame bourgeois. Les personnes puissantes et considérées n’en sont pas moins les plus convenables pour la tragédie, parce que le malheur, propre à nous enseigner la destinée de la vie humaine, doit avoir des proportions suffisantes pour paraître redoutable au spectateur quel qu’il soit. Euripide dit lui-même : φευ, φευ, τα μεγαλα, μεγαλα και πασχει κακα (Stob. Flor., vol. II, p. 299.) Or les circonstances qui jettent une famille bourgeoise dans la misère et le désespoir sont presque toujours, aux yeux des grands ou des riches, très insignifiantes et susceptibles d’être écartées par le secours des hommes, parfois même par une bagatelle ; de tels spectateurs n’en pourront donc pas recevoir l’émotion tragique. Au contraire, les infortunes des grands et des puissants inspirent une crainte absolue ; aucun remède extérieur ne peut les guérir, car les rois doivent demander leur salut à leurs propres ressources ou succomber. En outre, de plus haut la chute est plus profonde. Ce qui manque aux personnages bourgeois, c’est donc encore la hauteur de chute.

Si la tendance, l’intention dernière de la tragédie, telle qu’elle s’est révélée à nous, est de nous porter à la résignation, à la négation du vouloir-vivre, nous n’aurons pas de peine à reconnaître dans la comédie, son contraire, une invitation à persister dans l’affirmation de cette volonté. Sans doute la comédie ne peut échapper à la condition de toute peinture de la vie humaine ; elle nous mettra aussi sous les yeux des contrariétés et des souffrances, mais elle nous les montrera comme passagères, se résolvant en joie, mélées en général de succès, de triomphes et d’espérances qui finissent par l’emporter. De plus, elle met en lumière le côté comique inépuisable dont la vie et ses contrariétés mêmes sont remplies, et qui devrait en toute occasion nous maintenir en belle humeur. Elle énonce donc, en somme, que la vie dans son ensemble est bonne et surtout sans cesse amusante. Mais aussi doit-elle se hâter de baisser le rideau au moment de la joie générale, pour que nous ne voyions pas la suite ; tandis que d’ordinaire la fin de la tragédie ne comporte aucune suite. D’ailleurs examinez une seule fois un peu sérieusement ce côté burlesque de la vie, tel qu’il apparaît dans ces expressions naïves du visage, dans ces gestes que dessinent, sur des figures si différentes du type de la beauté et où la réalité se reflète, les mesquins embarras, les craintes personnelles, les colères d’un moment, l’envie cachée et toutes les émotions du même genre ; et même à la vue de cette face comique, c’est-à-dire d’une manière inattendue, l’observateur réfléchi se convaincra que l’existence et l’agitation de telles créatures ne peuvent pas être en elles-mêmes une fin ; que pour arriver à la vie, ces êtres ont dû au contraire se tromper de route, et que le tableau ainsi offert à ses regards est quelque chose qui ferait mieux de ne pas être.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 51 du premier volume.
  2. Lichtenberg (cf. Mélanges, nouvelle édition, Gœttingue, 1844, vol. III, p. 19) rapporte que Stanislas Leszynski aurait dit : « La modestie devrait être la vertu de ceux qui n’en ont pas d’autre. »