Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page90

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Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
Comment Kant s’efforce de rattacher : à la catégorie de la quantité, les Idées cosmologiques ; à celle de la qualité, les Idées transcendantes relatives à la matière ; à celle de la relation, l’Idée de la liberté ; à celle de la modalité, l’Idée de la cause première. — Critique des antinomies : les thèses ne sont que des erreurs de l’individu ; seules les antithèses ont un fondement objectif ; il n’y a donc pas véritablement antinomie. 
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Les catégories étaient un lit de Procuste où l’on appliquait d’une manière générale tous les objets ; les trois sortes de raisonnements ne jouent ce rôle qu’à l’égard de ce que Kant nomme les trois Idées. L’Idée de l’âme avait dû bon gré mal gré trouver son origine dans la forme du raisonnement catégorique. Kant se trouve maintenant en présence des représentations dogmatiques que nous avons sur l’ensemble du monde, lorsque nous le pensons comme objet en soi, compris entre les deux limites de la petitesse extrême — l’atome, et de la grandeur extrême — les bornes du monde dans le temps et dans l’espace. Or il est, pour Kant, de toute nécessité que les représentations en question émanent de la forme du raisonnement hypothétique. Du reste pour confirmer cette assertion, Kant n’a pas à faire de nouvelle violence à la vérité. En effet, le jugement hypothétique tire sa forme du principe de raison ; or c’est en appliquant inconsidérément et radicalement ce principe, puis en le mettant non moins arbitrairement de côté, que l’on est arrivé en réalité à créer toutes les soi-disant Idées, non pas seulement les Idées cosmologiques. Voici comment on s’y prenait : l’on se contentait d’abord, conformément au principe de raison, de rechercher la dépendance des objets entre eux ; mais l’imagination fatiguée de ce jeu, finissait par assigner un but à sa course. C’était oublier que tout objet, que la série des objets, que le principe de raison lui-même trouve dans la plus étroite de toutes les dépendances, celle du sujet connaissant ; c’était oublier que le principe de raison n’a de valeur que pour les objets du sujet connaissant, c’est-à-dire pour les représentations ; qu’il a pour seule destination d’assigner aux représentations une place dans l’espace et dans le temps. Ainsi le principe de raison, cette forme de connaissance, d’où Kant avait déduit simplement les Idées cosmologiques, était en même temps l’origine de toutes les autres entités sophistiques ; il n’y avait donc point de sophisme à commettre pour arriver au but que Kant s’était assigné ici. Mais en revanche et pour la même raison, il est amené à en commettre de très graves, lorsqu’il s’agit de faire une classification des Idées d’après les quatre rubriques des catégories.

1. — Pour les Idées cosmologiques se rapportant à l’espace et au temps, c’est-à-dire aux limites du monde dans l’espace et dans le temps, Kant déclare imperturbablement qu’elles sont déterminées par la catégorie de la quantité ; or elles n’ont rien de commun avec cette catégorie, si ce n’est que, en logique, dans la théorie du jugement, l’on a donné par hasard à l’extension du concept-sujet le nom de quantité, nom tout conventionnel d’ailleurs et que l’on aurait pu parfaitement remplacer par un autre. Mais, dans son amour de la symétrie, Kant n’hésite pas à exploiter ce hasard heureux, cette similitude de noms, qui leur permet de rattacher à la catégorie de la quantité les dogmes transcendants sur l’étendue du monde.

2. — Plus témérairement encore, Kant rattache à la catégorie de la qualité, c’est-à-dire à la théorie des jugements affirmatifs et négatifs, les Idées transcendantes sur la matière ; ici pourtant il ne peut plus invoquer une analogie fortuite de dénomination ; car c’est à la quantité, non point à la qualité de la matière que se rapporte sa divisibilité mécanique (il n’y a pas à parler ici de divisibilité chimique). Mais — chose plus grave encore — cette Idée de la divisibilité ne peut nullement être comptée parmi les conséquences du principe de raison ; or c’est de ce principe, considéré comme contenu de la forme hypothétique, que doivent découler toutes les Idées cosmologiques. Voici l’affirmation sur laquelle s’appuie Kant : le rapport des parties au tout est un rapport de condition à conditionné, autrement dit un rapport conforme au principe de raison. Cette affirmation est un sophisme aussi vain que subtil. Le rapport des parties au tout s’appuie purement et simplement sur le principe de contradiction. Le tout n’est point conditionné par les parties ni réciproquement ; tous deux sont solidairement nécessaires, car ils ne sont qu’un et on ne les sépare que par un acte arbitraire. De là résulte, d’après le principe de contradiction, la vérité suivante : faire abstraction des parties, c’est en même temps faire abstraction du tout et réciproquement ; mais, s’il en est ainsi, ce n’est pas à dire que les parties conditionnent le tout, ni que les parties soient la raison du tout, ni le tout la conséquence des parties ; il ne faut pas nous figurer que nous soyons, d’après le principe de raison, nécessairement induits à étudier les parties pour comprendre le tout, comme l’on est forcé d’étudier la raison pour comprendre la conséquence. — Voilà pourtant les difficultés énormes sur lesquelles, chez Kant, l’amour de la symétrie arrive à l’emporter.

3. — Sous la rubrique de la relation viendrait se ranger fort à propos l’Idée de la cause première du monde. Mais Kant est forcé de réserver cette Idée pour la quatrième rubrique (modalité), sans quoi il ne resterait rien à y mettre ; il force donc bon gré mal gré l’Idée de la cause première du monde à rentrer sous la catégorie de la modalité. Voici comment il s’y prend : il a une définition du contingent diamétralement opposée à la vérité ; pour lui, est contingente toute conséquence d’un principe ; or il remarque que c’est la cause première du monde qui transforme le contingent en nécessaire. — Mais il s’agit maintenant de rattacher une Idée à la troisième rubrique, à la catégorie de la relation : Kant choisit à cet effet le concept de la liberté ; notons que sous ce concept il n’entend en réalité que l’Idée de la cause du monde, laquelle d’ailleurs se trouverait ici à sa seule et véritable place ; tout cela ressort clairement de la remarque, annexée à la thèse de la troisième antinomie. La quatrième antinomie n’est au fond qu’une répétition de la troisième.

À ce propos je trouve et je déclare que toute la série des antinomies n’est qu’une feinte, un simulacre de conflit. Seules, les propositions appelées antithèses reposent effectivement sur les formes de notre faculté de connaître ; autrement dit, — et pour parler au point de vue objectif — elles sont seules à reposer sur les lois de la nature, nécessaires, universelles, a priori. Seules, elles tirent leurs démonstrations de raisons objectives. Au contraire les propositions appelées thèses, et leurs démonstrations, n’ont d’autre fondement qu’un fondement subjectif ; elles reposent purement et simplement sur la faiblesse et sur les sophismes de l’individu : l’imagination se fatigue de remonter indéfiniment en arrière et elle met un terme à sa course au moyen d’hypothèses arbitraires qu’elle essaie de pallier du mieux qu’elle peut ; ajoutez à cela que le jugement se trouve dans l’impossibilité de quitter cette mauvaise voie où le retiennent des préjugés invétérés. Aussi, dans chacune des quatre antinomies, la démonstration de la thèse est elle un sophisme ; au contraire la démonstration de l’antithèse est une conséquence incontestable, déduite par la raison, des lois a priori du monde de la représentation. Il a fallu à Kant beaucoup de peine et beaucoup d’artifice pour faire tenir debout les propositions-thèses, pour leur donner une certaine valeur spécieuse en face des antithèses qui, elles, étaient naturellement très fortes. Voici d’ailleurs quel est, à cet effet, l’artifice principal et constant qu’il emploie : il ne procède point comme un homme qui a conscience de la vérité de son assertion ; il n’isole pas, il ne met pas en relief, il ne découvre pas à nu le nerf de l’argumentation ; en un mot il ne le présente point nettement devant nos yeux, ainsi qu’on doit toujours le faire dans la mesure du possible ; loin de là, du côté de la thèse comme du côté de l’antithèse, la marche du raisonnement se trouve embarrassée, dissimulée même par un flot de phrases prolixes et superflues.

Les thèses et antithèses que Kant met ici aux prises font songer au combat qui est décrit dans les Nuées d’Aristophane, combat où Socrate met aux prises le juste et l’injuste[1]. Pourtant l’analogie n’existe que dans la forme, elle ne s’étend pas au contenu, quelles que puissent être à ce sujet les protestations de certaines gens : je veux dire ceux qui prétendent que ces questions, les plus spéculatives de toute la philosophie théorétique, ont une influence sur la moralité, et qui se figurent de bonne foi que la thèse correspond au juste, l’antithèse à l’injuste. Je ne veux tenir aucun compte de ces petits esprits, bornés et faux ; il y a là une complaisance que je n’aurai point ; c’est la vérité, ce n’est pas eux que je veux respecter. En conséquence, voici ce que je vais démontrer : les arguments employés par Kant pour la démonstration de chaque thèse, ne sont que des sophismes ; au contraire les arguments employés à la démonstration des antithèses, sont introduits le plus loyalement, le plus correctement du monde et ils sont tirés de raisons objectives. — Dans le cours de cette critique, je suppose que le lecteur a toujours présentes à l’esprit les antinomies kantiennes.

Supposons pour un instant que, dans la première antinomie, la preuve de la thèse soit juste ; dans ce cas elle prouverait beaucoup trop ; en effet, elle s’appliquerait non seulement aux changements qui existent dans le temps, mais encore au temps lui-même, ce qui tendrait à prouver l’absurdité suivante : le temps lui-même doit avoir eu un commencement. D’ailleurs, voici en quoi consiste le sophisme : au début Kant avait purement et simplement examiné la cas où la série des états n’aurait point de commencement ; mais, quittant subitement cette simple hypothèse, il se met à raisonner sur le cas où la série des états n’aurait non plus aucune fin, serait infinie ; alors il démontre ce que personne ne met en doute, à savoir qu’une telle hypothèse est en contradiction avec l’idée d’un tout achevé et que cependant tout instant présent peut être considéré comme la fin du passé. Nous objecterons à Kant que l’on peut toujours concevoir la fin d’une série qui n’a point de commencement, qu’il n’y a là rien de contradictoire ; la réciproque d’ailleurs est vraie ; l’on peut concevoir le commencement d’une série qui n’a point de fin. Quant à l’argument de l’antithèse, il est rigoureusement vrai ; les changements qui se produisent dans le monde, supposent d’une manière nécessaire une série infinie de changements antérieurs ; contre ce raisonnement il n’y a rien à dire. Nous pouvons à la rigueur concevoir qu’un jour la série des causes s’arrête, se termine dans un repos absolu ; quant à la possibilité d’un commencement absolu, c’est chose radicalement inconcevable[2].

À propos des limites du monde dans l’espace, Kant démontre ce qui suit : si le monde doit être appelé un tout donné, il faut nécessairement qu’il ait des limites. La conséquence est exacte ; mais c’est la proposition antécédente qu’il fallait démontrer et qui reste indémontrée. Qui dit totalité dit limites, qui dit limites dit totalité : mais l’un et l’autre terme, limite et totalité, sont introduits ici d’une manière tout à fait arbitraire. Il faut avouer que sur ce second point l’antithèse ne nous offre point de démonstration aussi satisfaisante que sur le premier : cela tient d’abord à ce que la loi de causalité, qui nous fournit à propos du temps des déterminations nécessaires, ne nous en fournit point à propos de l’espace ; ajoutez ceci : sans doute la loi de causalité nous donne a priori la certitude que le temps rempli par les phénomènes ne peut confiner à un temps antérieur et vide ; elle nous enseigne qu’il n’y a pas de premier changement, mais en aucune façon elle ne nous affirme que l’espace plein n’ait pas à côté de lui un espace vide. Si l’on s’en tient là, aucune solution a priori n’est possible sur ce second point. Pourtant il y a une difficulté qui nous empêche de concevoir le monde comme limité dans l’espace : c’est que l’espace lui-même est nécessairement infini, et que par suite un monde fini et limité, situé dans l’espace, n’a en définitive, si grand qu’il soit, qu’une grandeur infiniment petite ; or une pareille disproportion donne à l’imagination une impulsion invincible ; car elle n’a plus qu’à choisir entre deux hypothèses : concevoir le monde infiniment grand ou infiniment petit. Cela avait déjà été compris des philosophes anciens : « Métrodore, le maître d’Épicure, trouve inadmissible que dans un vaste champ il ne pousse qu’un épi, que dans l’infini il ne se produise qu’un monde[3] ». Voilà pourquoi beaucoup d’entre eux enseignèrent qu’il y avait une infinité de mondes dans l’infini[4]. Tel est aussi l’esprit de l’argument de Kant dans l’antithèse. Mais il est rendu méconnaissable par la forme scolastique et embarrassée sous laquelle il est présenté. Le même argument pourrait également être employé contre la limitation du monde dans le temps, si l’on n’en avait trouvé un beaucoup meilleur, à la lumière de la loi de causalité. Ajoutons que, si l’on admet l’hypothèse d’un monde limité dans l’espace, il se pose encore une question sans réponse : en vertu de quel privilège une partie de l’espace a-t-elle été remplie, tandis que l’autre, infinie, est restée vide ? Si l’on veut une exposition détaillée fort intéressante des arguments pour et contre la limitation du monde on la trouvera chez Giordano Bruno dans le cinquième dialogue de son livre : « Del infinito, universo e mondi » Du reste Kant lui-méme, dans son Histoire naturelle et théorie du ciel[5], affirme fort sérieusement, d’après des raisons objectives, que le monde n’a point de limites dans l’espace. Aristote déjà s’était rallié à la même opinion dans deux chapitres[6], fort intéressants à lire au sujet de cette antinomie.

Dans la seconde antinomie, dès le début, la thèse est entachée d’une grossière pétition de principe : voici les premiers mots de cette thèse : « Toute substance composée est composée de parties simples ». Une fois admise la conception tout à fait arbitraire de substance composée, Kant n’a évidemment aucune peine à prouver l’existence des parties simples. Mais ce principe sur lequel tout repose, à savoir « toute matière est composée », voilà justement ce qui demeure indémontré, et pour une bonne raison : c’est que ce principe est une hypothèse dénuée de fondement. En effet, ce qui s’oppose à l’idée du simple, ce n’est pas celle du composé ; c’est celle de la chose étendue, de la chose qui a des parties, de la chose divisible. En réalité Kant admet ici implicitement que les parties existaient avant le tout, qu’elles ont été réunies ensemble et que de cette réunion est né le tout : car c’est bien cela que veut dire le mot composé. Mais une telle hypothèse est aussi insoutenable que l’hypothèse contraire. Qui dit divisibilité dit simplement possibilité de diviser le tout en parties ; la divisibilité n’implique nullement que le tout est composé des parties, c’est-à-dire engendré par elles. La divisibilité implique l’existence de parties dépendantes du tout, a parte post ; elle n’implique nullement l’existence de parties antérieures au tout, a parte ante. Entre les parties et le tout, il n’y a en réalité aucun rapport de temps ; loin de là, parties et tout se conditionnent mutuellement et sont par conséquent toujours simultanés : car, s’il existe quelque chose d’étendu dans l’espace, c’est uniquement en tant que deux choses existent ensemble. Par suite ce que Kant dit dans la remarque sur la thèse, à savoir : « on devrait appeler l’espace non pas un composé, mais un tout… », est également tout à fait vrai, si on l’applique à la matière ; celle-ci en effet n’est autre chose que l’espace devenu perceptible. Quant à cette assertion contenue dans l’antithèse, à savoir que la matière est divisible à l’infini, elle découle a priori, incontestablement, du principe de la divisibilité infinie de l’espace ; car la matière est ce qui remplit l’espace. Contre ce principe il n’y a aucune objection à faire ; aussi dans un autre passage[7], ayant dépouillé son rôle d’avocat du diable, Kant, en un aveu fort sincère et fort personnel, nous le représente comme une vérité objective ; de même dans les Fondements métaphysiques des sciences de la nature[8], nous trouvons le principe suivant : « la matière est divisible à l’infini », exprimé comme une vérité incontestable, en tête de la démonstration du premier principe de la mécanique ; du reste, la même vérité avait déjà été exposée et démontrée comme premier principe de la dynamique. Mais ici Kant gâte la démonstration de son antithèse par la singulière confusion de son exposé, par un flot de paroles inutiles, sans doute dans l’intention astucieuse de ne point renverser les sophismes de la thèse par la simple et claire évidence de l’antithèse. — Les atomes ne sont point une idée nécessaire de la raison, mais seulement une hypothèse tendant à expliquer la différence des poids spécifiques des divers corps. Cependant nous pouvons expliquer cette différence par une autre hypothèse meilleure et même plus simple que l’atomistique. Kant lui-même le montre dans la dynamique de ses Fondements métaphysiques des sciences de la nature ; il avait été précédé dans cette voie par Priestley, On matter and spirit[9]. L’on trouve même déjà chez Aristote la pensée fondamentale de cette autre explication[10].

L’argument en faveur de la troisième thèse est un sophisme très habile ; il n’est autre en réalité que le prétendu principe de la raison pure, qui appartient en propre à Kant et qui est reproduit ici sans mélange, sans altération. Ce principe tend à démontrer que la série des causes est une série finie ; car d’après lui une cause ne saurait être suffisante, à moins de contenir la somme totale des conditions dont émane l’état qui suit, autrement dit l’effet. Ainsi donc, les déterminations simultanément réalisées dans l’état qui est la cause doivent se trouver au complet. Mais voici quel est au fond l’esprit de cette argumentation : la série des causes en vertu desquelles cet état lui-même est parvenu à la réalité doit être complète ; or qui dit complet dit achevé, qui dit achevé dit fini ; et de cette manière l’argumentation conclut à une première cause, fermant la série, par conséquent inconditionnée. Le tour de passe-passe est manifeste. Si je considère l’état A comme la cause suffisante de l’état B, je suppose que l’état A contient la totalité des conditions nécessaires dont la réunion produit inévitablement l’état B. Voilà tout ce que je puis exiger de l’état A considéré en tant que cause suffisante ; et cela n’a aucun rapport direct avec la question de savoir comment l’état A est parvenu à son tour à la réalité : cette dernière question fait partie d’un problème tout différent ; dans ce nouveau problème je considère ce même état A non plus comme une cause, mais à son tour comme un effet conditionné par un troisième état ; et ce troisième état est à l’état À ce que l’état A était tout à l’heure à l’état B. Supposer que la série des causes et des effets est une série finie et que par suite elle a un commencement, c’est là une hypothèse qui ne nous apparaît nullement comme nécessaire, pas plus nécessaire que de supposer un commencement du temps pour expliquer l’existence de l’instant présent ; cette hypothèse n’a été introduite que par la paresse d’esprit des individus qui se livraient à la spéculation. Prétendre que cette hypothèse consiste dans l’affirmation d’une cause, prise comme raison suffisante, c’est une supercherie et une erreur ; du reste je l’ai prouvé en détail, plus haut, lorsque j’ai étudié le principe kantien de la raison, principe qui correspond à cette thèse. Pour appuyer l’affirmation de cette thèse fausse, Kant n’hésite point, dans la remarque qui y est annexée, à dire que, lorsqu’il se lève de sa chaise, c’est là un exemple de commencement inconditionné : comme s’il ne lui était pas aussi impossible de se lever sans motif qu’il est impossible à une bille de rouler sans cause ! Sentant la faiblesse de l’argument, il se réclame des philosophes antiques ; or ce recours n’est point fondé, et pour le prouver je n’aurais qu’à citer Ocellus Lucanus, les Éléates et tant d’autres ; sans compter les Hindous. Contre la démonstration de l’antithèse, il n’y a rien à objecter : c’est comme dans les deux antinomies précédentes.

La quatrième antinomie forme, ainsi que je l’ai déjà remarqué, une véritable tautologie avec la troisième. La démonstration de la thèse est, en substance, une réédition de la démonstration de la thèse précédente. L’assertion suivante : « Tout conditionné suppose une série de conditions complète et par suite se terminant par l’inconditionné », cette assertion est une pétition de principe que l’on doit absolument rejeter. Un conditionné ne suppose qu’une seule chose, à savoir sa condition : que cette condition soit à son tour conditionnée, c’est là le commencement d’une nouvelle étude qui n’est pas directement contenue dans la première.

La théorie des antinomies, il faut l’avouer, est jusqu’à un certain point spécieuse. Cependant il est remarquable qu’aucune partie de la philosophie de Kant n’ait trouvé aussi peu de contradicteurs que la théorie des antinomies ; aucune même n’a trouvé une approbation plus générale ; et pourtant c’est bien là la plus paradoxale de toutes les théories de Kant. Presque tous les partis et tous les manuels philosophiques l’ont considérée comme vraie, l’ont reproduite et même l’ont travaillée ; et cela, bien que toutes ou presque toutes les autres doctrines de Kant aient été combattues ; bien qu’il y ait eu des cerveaux assez mal faits pour attaquer l’Esthétique transcendantale elle-même. L’approbation unanime, que la théorie des antinomies a rencontrée, doit venir en définitive de la raison suivante : certaines gens contemplent avec une satisfaction intime le point où l’intelligence doit s’arrêter court, s’étant heurtée à quelque chose qui à la fois est et n’est pas ; ils se figurent avoir réellement sous les yeux le sixième prodige de Philadelphie, annoncé sur les affiches de Lichtenberg.

Kant nous donne ensuite la solution critique du conflit cosmologique[11]. Cette solution n’est point, si l’on en recherche le véritable sens, ce que nous annonçait son auteur : il nous avait promis de résoudre le conflit en démontrant que, dans la première et dans la seconde antinomie, la thèse et l’antithèse, parties de suppositions également fausses, ont tort toutes les deux, tandis que, dans la troisième et dans la quatrième antinomie, la thèse et l’antithèse ont toutes deux raison. Or Kant n’a point rempli ce programme ; il n’a fait que confirmer les antithèses, en en précisant l’exposition.

Dans cette solution Kant commence par affirmer, à tort évidemment : que la thèse et l’antithèse ont pour premier principe l’hypothèse suivante, à savoir que, si le conditionné nous est donné, la série complète, autrement dit finie, de ses conditions nous est également donnée. Or il n’y avait que la thèse qui appuyât ses assertions sur ce principe, lequel n’est autre que le principe pur de la raison, tel que Kant nous l’a déjà exposé ; quant à l’antithèse, elle niait ce principe d’une manière générale et expresse, elle en affirmait le contraire. Plus loin encore, il reproche aux deux premières thèses et antithèses d’avoir fait l’hypothèse suivante, à savoir que le monde existe pris en soi, c’est-à-dire indépendamment du fait d’être connu et des formes de la connaissance : en effet cette hypothèse est encore répétée dans la thèse, mais uniquement dans la thèse ; l’antithèse, au contraire, loin de tirer de cette hypothèse le principe de ses assertions, se trouve, d’un bout à l’autre, inconciliable avec elle. En effet, le concept d’une série infinie, tel qu’il est exprimé dans l’antithèse, se trouve en contradiction radicale avec l’hypothèse d’une série tout entière donnée : un caractère essentiel d’une série infinie, c’est qu’elle existe toujours relativement au dénombrement que l’on en fait, jamais abstraction faite de ce dénombrement. Au contraire qui dit limites déterminées, dit un tout, lequel existe et subsiste par soi, indépendamment du dénombrement plus ou moins complet que l’on en peut faire. Ainsi c’est uniquement la thèse qui commet l’hypothèse erronée d’un tout cosmique subsistant en soi, c’est-à-dire avant toute connaissance, d’un tout où la connaissance n’a d’autre rôle que de se superposer à ce tout. L’antithèse se trouve en lutte radicale et constante avec cette hypothèse : en effet, l’infinité des séries, affirmée par l’antithèse à la simple lumière du principe de raison, ne peut être réelle que si l’on opère le regressus, indépendamment de quoi cette infinité n’existe point. Car si d’une manière générale l’objet suppose le sujet, il va de soi qu’un objet se composant d’une chaine infinie de conditions suppose dans le sujet un mode de connaissance correspondant, c’est-à-dire un dénombrement infini des anneaux de cette chaîne. Or c’est précisément là ce que Kant nous dit et répète si souvent pour résoudre le conflit : « L’infinie grandeur du monde n’existe que par le regressus et non antérieurement à lui ». Résoudre ainsi le conflit, c’est en réalité le trancher en faveur de l’antithèse ; car cette vérité se trouve déjà dans la proposition de l’antithèse, en même temps qu’elle est tout à fait inconciliable avec les assertions de la thèse. Supposons que l’antithèse ait affirmé que le monde se compose de séries infinies de raisons et de conséquences, que néanmoins le monde existe indépendamment de la représentation et du dénombrement régressif de ces raisons et conséquences, bref que le monde existe en soi et que partout il constitue un tout donné ; dans ce cas l’antithèse aurait été en contradiction non seulement avec la thèse, mais encore avec elle-même ; car jamais un tout ne peut être donné tout entier, jamais une série infinie ne peut exister, à moins d’être parcourue à l’infini, jamais une chose illimitée ne peut constituer un tout. Ainsi c’est uniquement à la thèse que l’on doit imputer cette supposition qui, selon l’affirmation de Kant, a conduit à l’erreur thèse et antithèse.

Aristote déjà enseigne qu’un infini ne peut exister qu’en puissance, jamais en acte ; autrement dit, jamais un infini ne peut être réel, ne peut être donné : « L’infini ne peut être en acte ;… mais il est impossible que l’infini soit en acte[12]. » Ailleurs : « Il n’y a pas, dit-il, d’infini en acte ; il n’y a d’infini qu’en puissance et par voie de division[13]. » Il explique cela en détail, dans un passage de la {{lié|Physique[14], où dans une certaine mesure il nous donne la solution vraie de l’ensemble des problèmes antinomiques. Il nous expose, avec sa manière concise, les antinomies et alors il dit : « il faut un conciliateur[15] » : puis il donne la solution suivante, à savoir que l’infini, l’infini du monde dans l’espace aussi bien que dans le temps et dans la divisibilité, n’existe point antérieurement au fait de remonter ou de descendre les séries, progressus et regressus, mais bien par le fait même qu’on les remonte ou qu’on les descend. — Ainsi cette vérité se trouve déjà dans le concept logiquement entendu de l’infini. Et celui-là ne le comprend pas lui-même, qui s’imagine concevoir l’infini comme une chose objectivement réelle et donnée, indépendamment de tout regressus.

Disons plus : si l’on procède par la méthode inverse et si l’on prend pour point de départ ce que Kant nous donne comme la solution du conflit, par ce moyen, l’on arrive justement à la même affirmation de l’antithèse. En effet : si le monde n’est pas un tout inconditionné, s’il n’existe point en soi, mais seulement dans la représentation ; si les séries de raisons et de conséquences constituant le monde existent non pas avant le dénombrement des représentations de ces raisons et conséquences, mais par le fait seul de ce dénombrement ; dans ce cas, le monde ne peut pas contenir de séries déterminées, de séries finies ; en effet, la détermination et la limitation de ces séries devraient exister indépendamment de la représentation, laquelle ne vient qu’après : toutes les séries, dans un tel monde, doivent donc être infinies, c’est-à-dire ne pouvoir être épuisées par aucune représentation.

Plus loin[16], Kant veut se fonder sur l’erreur de la thèse et de l’antithèse pour démontrer l’idéalité transcendantale de l’expérience, et il commence ainsi : « Si le monde est un tout existant en soi, il est ou fini ou infini ». — Mais ceci est faux : un tout existant en soi ne peut en aucune façon être infini. — Allons plus loin : supposons que cette idéalité puisse être prouvée de la façon suivante, par l’infinité des séries qui constituent le monde : « les séries de raisons et conséquences constituant le monde n’ont absolument aucune fin » ; eh bien ! dans ce cas, le monde ne peut être un tout donné, indépendant de la représentation : car un tout donné, indépendant de la représentation, suppose toujours des limites déterminées, de même que, en revanche, des séries infinies supposent un regressus infini. Ainsi l’infinité supposée des séries doit être déterminée par la forme de « raison et conséquence », celle-ci à son tour par le mode de connaissance du sujet ; bref le monde, tel que nous le connaissons, ne peut exister que dans la représentation du sujet.

Kant a-t-il senti ou non que la Solution critique du conflit était en réalité un arrêt en faveur de l’antithèse ? Je n’ai pas qualité pour prononcer là-dessus. Voici en effet quelle est la question : cette solution est-elle encore un résultat de ce que Schelling a nommé quelque part, et fort justement, le Système d’accommodation de Kant[17] ? Ou bien l’esprit de Kant se trouvait-il inconsciemment entraîné à l’accommodation par l’influence de son temps et de son entourage ?

  1. Δίκαϊος λογος, αδικος λογος.
  2. Non, ceux qui assignent au monde une limite dans le temps ne s’appuient nullement sur une pensée nécessaire de la raison. Veut-on encore que je donne, à l’appui de mon dire, des arguments historiques ; consultez la religion populaire des Hindous et à plus forte raison les Védas : nulle part il n’y est question des limites du monde. Les Hindous cherchent à exprimer sous une forme mystique, au moyen d’une chronologie fantastique, l’infinité de ce monde phénoménal, de ce tissu de la Maya, sans consistance et sans être ; dans le mythe suivant ils démontrent en même temps d’une manière singulièrement suggestive la relativité de toute durée temporelle (Polier, Mythologie des Indous, vol. II, p. 585). Une période de quatre âges — et c’est dans le quatrième que nous vivons — comprend une durée totale de quatre millions trois cent vingt mille années. Chaque journée de Brahma créateur équivaut à une période de quatre âges ; et la nuit de Brahma est égale à son jour. Son année a trois cent soixante-cinq jours et autant de nuits. Il vit, créant sans cesse, durant cent années ; puis lorsqu’il meurt, un nouveau Brahma naît aussitôt, et ainsi de suite d’éternités en éternités. — Cette relativité du temps se trouve également exprimée dans un mythe particulier qui nous est raconté par Polier, d’après les Pouranas (Mythologie des Indous, vol. II, p. 594). Un Rajah avait eu avec Vischnou, dans le ciel, une entrevue de quelques instants ; lorsqu’il redescendit sur la terre, plusieurs millions d’années s’étaient écoulés : l’on était entré dans un nouvel âge ; car chaque jour de Vischnou équivaut à cent périodes de quatre âges.
  3. Μητροδωρος, ο καθηγητης Επικουρου, φησιν ατοπον ειναι εν μεγαλω πεδιω ενα σταχυν γεννηθηναι, και ενα κοσμον εν τω απειρω.
  4. Απειρους κοσμους εν τω απειρω).
  5. Naturgeschichte und Theorie des Himmels, Theil II, kap. 7.
  6. Phys. III. § 4 et 5.
  7. Critique de la Raison pure. P. 513,5e éd. P. 541.
  8. P. 108. 1re éd.
  9. Sect. I.
  10. Phys. IV, 9.
  11. Kritische Entscheidung des kosmologischen Streites.
  12. Ουκ εστιν ενεργεια ειναι το απειρον… αλλ’αδυνατον το ενεργεια ον απειρον. Métaphys. K, 11.
  13. Κατ ενεργειαν μεν γαρ ουδεν εστιν απειρον, δυναμει δε επι την διαιρεσιν De gener. et corrupt., I, 3.
  14. Phys., III}}, 5 et 6.
  15. Διαιτητου.
  16. P. 506 ; 5e éd., p. 534.
  17. Kants Accomodations systems.