Le Monde gréco-slave/07

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LE MONDE
GRÉCO-SLAVE.

VII.
UNION BULGARO-SERBE. — AFFAIRE DE SERBIE.[1]

I.

De toutes les races que l’Orient voit renaître et grandir, la race slave est celle qui unit aux plus solides garanties d’avenir les signes les moins douteux d’une puissante vitalité. Un seul obstacle peut entraver l’essor des nationalités slaves, c’est le triomphe de la politique russe, qui s’efforce de les réunir en un seul groupe d’états, sous le sceptre des Romanof, en leur garantissant des constitutions ou des privilèges plus ou moins étendus, et en substituant des vice-rois électifs et révocables aux souverains indigènes. C’est à l’Europe de conjurer cette catastrophe, qui entraînerait la déchéance des races occidentales, trop désunies pour opposer à l’Orient, devenu russe, une coalition durable. La diplomatie européenne, si elle tient à prévenir ce danger, doit enfin changer de route, et offrir un appui à ceux des Slaves qui ne sont pas encore sous la suprématie moscovite. Pour assurer à l’avenir l’équilibre européen, il suffirait peut-être de soutenir ces sociétés renaissantes contre toute tentative de conquête, de leur garantir des droits civils, et de reconnaître leur indépendance politique sur tous les points où elle tend à s’établir.

Nulle part il n’est aussi facile qu’en Turquie de rendre aux Slaves cette patrie qu’ils cherchent, libre et glorieuse, en dehors du protectorat russe. Vassaux d’un pouvoir aussi impuissant que l’est désormais celui de la Porte, les Slaves de Turquie peuvent beaucoup mieux que ceux de la Hongrie, de la Gallicie et de la Pologne prussienne, prétendre à rétablir chez eux un gouvernement national. Les Slaves de Turquie offrent une masse imposante de sept à huit millions d’hommes agglomérée sur un territoire inaccessible à des envahisseurs qui ne seraient pas soutenus par les habitans eux-mêmes. Ces tribus, qui couvrent tous les Balkans, de la mer Noire à l’Adriatique, se divisent en deux branches, les Serbes et les Bulgares. La branche serbe, outre la principauté de Serbie, comprend le Monténégro, la Bosnie, et de nombreux districts de l’Albanie et de la Macédoine. Si une puissance européenne ne vient pas les diviser, les populations serbes, parlant toutes la même langue, se réuniront tôt ou tard en un seul état fort de deux millions et demi d’indigènes, non compris un million de Mirdites et de Chkipetars, que leur intérêt pousserait à entrer dans la coalition. Bien que supérieure en nombre, puisqu’elle compte 4,500,000 ames, la branche bulgare est, vis-à-vis de la Serbie, dans un état passager d’infériorité politique. Trop paisibles et trop absorbés dans la vie agricole pour prendre spontanément l’initiative d’une guerre d’émancipation, ces laboureurs opprimés semblent n’avoir d’avenir qu’en s’unissant de sympathies et d’opinions aux pâtres belliqueux du Danube et du Monténégro. Ambitieuse et dominatrice, la race serbe attire de plus en plus tous les Slaves de Turquie dans son cercle d’action. Il est à désirer que cette tendance fédérative se propage, car, si les deux branches serbe et bulgare ne peuvent, isolées, résister à une grande puissance, unies, elles deviendront invincibles. Leur destinée a d’ailleurs toujours été commune ; pourquoi cette communauté cesserait-elle au moment même où il importe le plus qu’elle subsiste ?

Les huit millions d’hommes appelés à composer l’union bulgaro-serbe se distinguent par la sévérité des mœurs entre toutes les populations de l’empire turc, dont ils sont la principale force. Si l’on doit regarder les Grecs comme les gardiens maritimes de Constantinople, les Serbo-Bulgares en sont, à bien plus juste titre, les gardiens continentaux. De même qu’il est impossible au souverain du Bosphore d’avoir une marine, si les Grecs s’y opposent, de même il n’aura jamais une armée de terre capable de repousser l’invasion, sans le concours des peuples du Danube et du Balkan. En Turquie, les montagnes appartiennent aux Slaves, comme la mer appartient aux Grecs, et la capitale turque se trouve placée par la nature sous la dépendance inévitable de ces deux races puissantes. Ainsi les Ottomans d’Europe, réduits à un million d’individus et resserrés dans leurs plaines de la Romélie, y vivent bloqués par les Slaves, seuls habitans des monts, et par les Grecs, seuls maîtres de la mer ; placés entre ces deux ennemis, ils n’auraient aucun moyen d’échapper à une insurrection générale des raïas. Toutefois, sans le concours des Slaves, une insurrection des raïas grecs pourrait échouer, puisque, bloqué par mer, Stambol saurait encore s’alimenter par les Balkans, tandis que, bloqué par les Serbes et les Bulgares, et privé du secours de l’Europe, le sultan devrait nécessairement capituler.

Ainsi, ceux qui veulent affaiblir l’influence russe en Turquie doivent, avant tout, garantir aux gardiens continentaux de Constantinople une existence suivant leur vœu, pour ne pas les forcer à se jeter dans leur désespoir aux bras de la Russie. En effet, obligés par leur position d’être les confédérés, sinon les vassaux, du trône assis sur le Bosphore, les Serbo-Bulgares ne peuvent accepter ce pouvoir que s’il défend leurs intérêts et leur commerce, devenus inséparables de l’intérêt et du commerce de Constantinople. C’est à ce titre seulement que le pouvoir qu’ils subissent de fait aujourd’hui peut devenir légitime à leurs yeux. Quant à la question de la dynastie ottomane, tant qu’elle ne touchera pas leurs intérêts nationaux, elle sera toujours nulle pour les Serbo-Bulgares ; car, bien que le trône du Bosphore soit placé nécessairement sous leur garantie, le Bosphore néanmoins ne peut que très difficilement être occupé par les peuples du Balkan. Ces tribus de pâtres et de laboureurs exploiteraient mal une position maritime aussi centrale, aussi universelle que Stambol. Voilà pourquoi les Slaves s’en remettent volontiers à l’Europe du soin de décider si cette capitale de la Méditerranée doit rester asiatique ou redevenir européenne. Ratifiant d’avance le jugement qui sera porté, ils sont prêts à soutenir la maison d’Othman, si elle les soutient eux-mêmes, ou à proclamer sa déchéance, si, résistant à la réforme, elle est répudiée par l’Europe. Aucun jugement défavorable ne devrait donc être porté sur les Bulgaro-Serbes par les diverses opinions qui divisent la diplomatie. L’opinion qui veut l’intégrité de l’empire ottoman n’aura pas de partisans plus zélés que ces peuples, dès qu’elle leur aura assuré les droits que toutes leurs insurrections réclament. L’opinion qui regarde les Turcs comme condamnés à disparaître trouvera également les Slaves prêts à l’action, car, pour les plus modérés d’entre eux, la domination ottomane est un état provisoire, une forme destinée à cacher le travail de réorganisation intérieure des populations indigènes. En continuant de les couvrir de son ombre, le sultan peut les mettre en état de repousser un jour l’invasion autrichienne et le protectorat russe ; c’est dans ce seul but qu’ils seraient disposés à prêter au sultan leur appui. Pour n’avoir pas compris cette tendance, la diplomatie européenne a commis la faute énorme d’abandonner à leurs ennemis austro-russes les Slaves libres du Danube, qui, depuis l’expulsion du prince Mikhaïl, en septembre 1842, avaient essayé de se confédérer avec la Porte. Pourtant, mieux que l’indépendance de l’Égypte et de Méhémet-Ali, cette confédération pouvait et peut encore sauver l’équilibre et la paix de l’Europe, en mettant fin aux empiètemens du tsar sur la Turquie.

S’il y avait parmi les raïas unité de race, la question serait depuis long-temps décidée. La Turquie d’Europe, qui, prise dans son ensemble avec les états moldo-valaques, est à peu près grande comme la France, donne un chiffre de seize millions d’habitans, où les Turcs figurent à peine pour un million. Que pourrait cette poignée d’étrangers contre quinze millions d’indigènes ? Mais ces quinze millions de sujets et de tributaires diffèrent entre eux de langue, de souvenirs, de sympathies, et c’est l’impossibilité où ils ont été jusqu’ici de s’entendre pour agir, qui a fait naître et qui prolonge l’étonnant empire d’une simple tribu d’Asiatiques. On ne peut nier néanmoins que les chrétiens de la Turquie n’aient commencé à se rapprocher les uns des autres, et qu’ils ne réunissent peu à peu leurs forces en les ramenant à deux centres. Ainsi les populations slaves se groupent de plus en plus autour de la Serbie, comme les populations grecques autour du trône d’Athènes, et ces nombreuses peuplades finiront par se fondre en deux grandes unités, slave au nord, grecque au sud. 850,000 Hellènes sont maintenant affranchis ; mais les différentes tribus de race grecque en Épire, en Macédoine, en Romélie, dans l’Archipel et l’Asie mineure, comptent encore au moins trois millions d’ames, ce qui porte à près de quatre millions le chiffre total des Hellènes tant libres que raïas, tant continentaux qu’insulaires. Ce peuple, qui est vraiment le peuple-roi de la Méditerranée, se trouve cruellement paralysé par les entraves qu’oppose à son commerce le divan des Osmanlis. Marins et marchands pour la plupart, les Grecs peuvent beaucoup moins encore que les Slaves se passer de communications libres avec Constantinople ; et, s’ils veulent obtenir de la Porte les concessions nécessaires à leur commerce, il faut qu’ils sachent fortifier leur position vis-à-vis des Turcs en abdiquant leurs vieilles antipathies contre les Slaves, pour conclure avec ces peuples une intime alliance. Ce n’est pas seulement l’union avec les Slaves, c’est la réconciliation avec les Turcs qu’il faut conseiller aux Grecs. Grecs, Slaves et Turcs, n’ont-ils pas à défendre leurs nationalités contre un adversaire commun, la Russie ? Plus asiatiques de mœurs et de caractère que les Hellènes, les Slaves heureusement ne partagent point leur aversion pour les Turcs ; moins ambitieux, ils supportent avec plus de patience le vasselage auquel l’Europe les condamne. Quel que soit le pouvoir qui gouverne à Stambol, ils sentent, nous le répétons, qu’il y a entre eux et lui une alliance nécessaire : c’est ce qui explique pourquoi, même au milieu de leurs guerres les plus acharnées contre les pachas turcs, même dans l’enivrement du triomphe, les Serbes tendent toujours à reconnaître la suprématie du sultan, et à conclure avec lui une coalition contre la Russie. Cette union turco-serbe, si elle était approuvée par la diplomatie européenne, rattacherait à la monarchie ottomane huit millions de montagnards, qu’elle émanciperait à des degrés divers. À la vue de cette réconciliation entre le Slave et l’Osmanli, les Grecs abdiqueraient peu à peu leurs rêves de vengeance contre la Porte, et, sous peine de subir un fatal isolement, ils se verraient forcés d’entrer eux-mêmes dans cette puissante union de tous les chrétiens de l’empire avec les Turcs. Ainsi les deux grandes races de l’Orient, les Grecs et les Slaves, seraient réunies par ce généreux pardon accordé à leurs anciens maîtres, qui ne pourraient plus devenir leurs oppresseurs.

Tel était, tel est encore le plan des hommes qui ont dirigé la révolution serbe de 1842 ; mais ces hommes éclairés et sincèrement dévoués à leur pays voulaient unir, comme héritier futur, un Orient nouveau et chrétien à l’Orient décrépit de Mahomet, dont les grandes puissances prétendent être les seules héritières : il fallait donc étouffer, dans l’intérêt austro-russe comme dans l’intérêt de l’Angleterre, ces velléités de fédération des chrétiens du Danube avec les Turcs, que l’on condamne à mourir pour se partager leurs dépouilles. Au nom du statu quo, la diplomatie, résistant à la tendance nouvelle des peuples orientaux, les entraîne vers leurs vieux instincts de morcellement et d’exclusion ; elle leur remet le poignard à la main, elle les pousse les uns contre les autres. Et devant un tel machiavélisme, l’opinion publique reste muette ; parmi tant de journaux qui incessamment invoquent contre l’absolutisme les droits des nations, pas un seul n’élève la voix en faveur des Serbes, et toute l’Europe libérale semble approuver par son silence la coalition des cabinets contre un petit peuple qui ne voulait que s’affranchir du protectorat écrasant de la Russie ! Heureusement il n’y a point encore lieu de désespérer. Quand même on étoufferait le premier élan des Slaves de Turquie, d’autres lui succéderont, de plus en plus énergiques. Quelque puissante qu’on la suppose, la diplomatie n’a pas le pouvoir d’étouffer la tendance naturelle d’un peuple ; or, la tendance des Slaves est à la liberté ; et quand huit millions d’hommes sont enfin unanimes pour secouer un joug, il faut bien que le joug tombe.

II.

En laissant s’établir une administration régulière dans ces contrées, l’Europe n’opposerait pas seulement une digue à la Russie, elle rendrait des bras découragés et d’immenses régions inexploitées au travail et à la production ; elle ferait refluer vers ses manufactures les matières brutes en bien plus grande abondance, et à des prix bien plus bas qu’elle n’a pu les avoir jusqu’ici ; elle ouvrirait pour ses étoffes des débouchés fermés jusqu’à ce jour, elle ferait sortir du néant la marine bulgaro-serbe, elle créerait sans frais des ports marchands qui ne tarderaient pas à rivaliser avec ceux de la Russie et de l’Autriche. Si tant de beaux résultats paraissent un rêve, qu’on jette seulement les yeux sur une carte d’Europe : on verra que les pays bulgaro-serbes débouchent à la fois sur la mer Noire, sur l’Adriatique et l’Archipel, que les Serbes d’Albanie possèdent en face d’Ancone Antivari, que leurs frères les Bulgares ont en face d’Odessa l’excellente baie de Varna, et Orfano vis-à-vis de l’Hellade. Les provinces occupées par ces deux nations forment une superficie qui équivaut à plus de la moitié de la France, et comptent parmi les terrains les plus féconds et les plus privilégiés de l’Europe. Dès que le laboureur serait assuré de recueillir le fruit de ses sueurs, des chantiers et des comptoirs pour l’exportation s’élèveraient sur ces deux côtes, frontières de l’empire ; des centaines de barques légères s’élanceraient au besoin pour couvrir comme avant-garde la grosse marine militaire des Ottomans, stationnée dans les mers intérieures, depuis le magnifique port de Bourgas, qui pourrait devenir le Toulon de la Turquie, jusqu’à Gallipoli et à Smyrne. Les rivières même changeraient de face. La navigation de la Save et du Danube, dont on laisse si imprudemment l’Autriche s’emparer, serait restituée aux riverains de ces deux fleuves, sur une longueur de quatre cents lieues, dont trois cents pour le Danube seul. Ranimés par la liberté, les Gréco-Slaves rendraient au commerce de leur péninsule toute son antique prospérité, et le besoin d’exporter leurs produits, devenus plus abondans, couvrirait de caïques les rivières, qui aujourd’hui coulent abandonnées entre des rives sans habitans. Il serait injuste d’attribuer aux Turcs cette dépopulation, qui se retrouve au même degré sur les côtes et dans l’archipel serbes de l’Adriatique. Malgré tout l’intérêt que l’Autriche aurait à vivifier ces lieux couverts autrefois des plus florissans villages, elle les laisse languir dans une misère affreuse, tant il est difficile à une nation d’exploiter avec intelligence et selon sa valeur une terre qui n’est pas sa terre natale.

En Bulgarie, on retrouve l’humus jusqu’au sommet des balkans qui semblent les plus inaccessibles. L’infatigable activité des habitans couvre les versans de ces monts d’arbres fruitiers : pendant que le Bulgare transforme les hauts plateaux en prairies pour les troupeaux, il rend les vallées aptes à produire toute espèce de céréales. Mais ce peuple, qui sème et cultive avec tant d’ardeur, n’a point de marché pour écouler ses denrées. Ce ne sont cependant pas les débouchés naturels qui lui manquent ; ils abondent. Outre le Danube, les Bulgares ont la Maritsa et le Strouma, les deux principales rivières de l’intérieur de la Turquie, et qui, après avoir arrosé des champs bulgares durant une grande partie de leur cours, forment, à leur embouchure dans la mer Égée, de petits ports où habitent des pêcheurs également bulgares. Des colonies de cette nation sont semées le long de la côte, depuis Orfano, dans le golfe de Contessa, où se perdent les eaux du Strouma, jusqu’au mont Athos, où un grand couvent n’est peuplé que de Bulgares. La Maritsa, qui traverse les deux grandes villes de Philippopoli et d’Andrinople, et qui ne s’arrête que dans le golfe d’Enos, offrirait surtout aux produits du Balkan un moyen de transport admirable, si quelques travaux de canalisation faisaient seulement disparaître les principaux bancs de sable qui encombrent son cours.

Sous le point de vue maritime, la position des Serbes est, il faut l’avouer, moins avantageuse que celle des Bulgares ; la faute en est aux envahissemens de l’Autriche, qui a conquis sur l’empire d’Orient la Dalmatie et ces magnifiques bouches de Kataro, où pourraient hiverner en pleine sécurité toutes les flottes de l’Europe. De si belles côtes ne seront point rendues aux Serbes par une grande puissance, à moins d’une guerre générale et d’un remaniement complet des états européens. Il n’y faut donc pas songer ; mais les Monténégrins et les Mirdites libres d’Albanie, une fois coalisés, peuvent, par des conventions pacifiques avec le sultan, et au besoin par la force, s’approprier Antivari et Dulcigno, dont les Ottomans ne font rien, et qui, aux mains des chrétiens, serviraient à ranimer la marine serbe, si florissante avant la chute de Raguse. En attendant, les Serbes seront réduits à la navigation fluviale ; heureusement, beaucoup d’entre leurs rivières sont navigables ; la Save et la Drina portent de forts bateaux sur la plus grande partie de leur cours. La grande Morava, qui tombe dans le Danube sous Smederevo, pourrait aussi, malgré la rapidité de ses eaux, porter les plus lourds caïques ; si on n’ose encore lui confier que de légères barques, c’est à cause des rochers et des troncs d’arbres dont elle est encombrée, comme tous les cours d’eau abandonnés à eux-mêmes.

Les provinces serbes n’ont point l’importance commerciale des provinces bulgares ; l’industrie s’y borne à la vente du miel, de la cire, des bestiaux, et surtout des porcs, principale richesse du peuple. Tous les produits manufacturés sont importés de l’étranger ; quant aux produits de la nature, ils abondent. Il y a des vignobles partout, excepté dans la Matchva et la haute Bosnie, où l’on remplace le vin par l’eau-de-vie de prunes. Les plantations de mûriers pour les vers à soie réussissent parfaitement. Les trois grandes rivières de la Drina, de la Save et de la Morava baignent des vallées d’une étonnante fertilité ; elles n’attendent que des travailleurs pour se couvrir d’usines destinées à manufacturer et à exploiter les produits bruts des hauts plateaux et des montagnes verdoyantes qui, de toutes parts, s’inclinent sur ces belles eaux. La partie du bassin de la Save appelée Matchva, qui, au moyen-âge, passait pour la plus riche province de l’empire serbe, semble toujours, en été, n’être qu’un vaste champ de blé. Rien toutefois n’est comparable à la vallée de la Morava, véritable paradis terrestre, sur une longueur de plus de soixante lieues. Là deux grandes montagnes attirent le regard du voyageur, qui ne les perd de vue qu’après plusieurs jours de marche : ce sont le Kablar et l’Ovtchar, deux mots qui signifient potier et berger. Ces pics semblent s’être séparés comme l’Ossa et l’Olympe, pour former une autre vallée de Tempé. Un jour, dit la légende serbe, ces deux géans s’accordèrent pour mener de concert leurs richesses à la Morava : le potier bâtit un canal en briques, où le berger versa le lait de ses troupeaux et le vin de ses collines, et le lait et le vin commencèrent à couler comme deux fleuves à travers la Serbie.

Nous devons cependant avouer que la plus grande partie des provinces peuplées par la race serbe est encore trop couverte de forêts, et offre d’ailleurs une superficie trop montagneuse, pour se prêter à un grand développement de culture. De là vient que toutes les villes serbes sont petites et pauvres ; on ne peut excepter que Saraïevo, qui, si la moitié de ses maisons n’était pas déserte, renfermerait cent mille habitans. Aussi cette ville, par sa grandeur et sa position à peu près centrale au milieu des pays serbes, devrait-elle passer pour la capitale de la race, si un peuple en travail de formation pouvait avoir une capitale permanente. Après Saraïevo viennent deux cités d’à peu près vingt mille ames, Belgrad, centre des affaires de la principauté de Serbie, et Skadar, chef-lieu de l’Albanie slave et capitale future des Monténégrins. Puis on trouve quelques villes de dix à douze mille ames, comme Nicha, Novibazar, Pristina ; il n’y a plus ensuite que des places de cinq à six mille habitans, Travnik, Mostar, Ipek, Oujitsa, Leskovats, Iagodina. Il faut être juste, et ne pas demander aux Serbes plus qu’ils ne peuvent donner ; en adoptant la vie pastorale, ils n’ont fait que se plier aux exigences des contrées qu’ils habitent : or, n’est-il pas naturel qu’une nation de pasteurs trouve sa cité partout où campent ses troupeaux et ses guerriers ?

C’est surtout dans les vastes solitudes où se trouvent disséminés les villages serbes, qu’on est frappé des tristes conséquences que l’oubli de l’Europe fait peser sur ces contrées. On est saisi de douleur en voyant que tant de fruits de tout genre, spontanément produits, ne sont pas même recueillis par l’homme découragé. C’est au bord des rivières, où la féconde énergie du sol excite le plus d’admiration, qu’on remarque le moins d’activité. D’impénétrables forêts dérobent souvent leur cours même à la vue : des noyers, des châtaigniers gigantesques, des pruniers enlacés de vignes sauvages, livrent annuellement aux corbeaux les fruits dont ils sont chargés. Le cerf et l’oiseau, qui, dans ces lieux, s’enfuient à l’approche du chakal ou du vautour, demeurent paisibles en voyant passer l’homme. Les savanes et les forêts d’Amérique ne peuvent offrir une image plus complète du désert. Par un ancien traité fait avec la Turquie, l’Autriche avait obtenu toutes les îles du Danube et de la Save. Beaucoup d’entre ces îles appartiennent maintenant aux Serbes, comme la Tsiganlia, en face de Belgrad, et l’industrieuse Poretch. Quant à celles que l’Autriche possède encore, elles sont pour la plupart désertes, malgré la séduisante beauté de leur végétation, et les avantages que leur situation offre au commerce. Les seuls visiteurs que reçoivent ces îles fortunées sont parfois des troupeaux de buffles qui s’y rendent à la nage des rivages voisins, pour s’y reposer dans les hauts et frais herbages. Les malheureux que fait notre civilisation sont aujourd’hui forcés de s’en aller par milliers d’Angleterre, d’Allemagne, d’Italie, jusqu’en Amérique, perdant ainsi l’espoir de jamais revoir leur terre natale, et dans l’Europe même il y a de vastes contrées désertes ! Les îles du Danube, par exemple, une fois arrachées au régime du monopole, offriraient à des essaims d’émigrans de riches asiles. Combien de florissans villages bulgares la liberté ferait naître comme par enchantement à l’ombre de ces forêts primitives, où n’habitent aujourd’hui que les sangliers et les ours !

Il faut déplorer l’état de ruine et d’abandon où l’Autriche laisse le cours du Danube, qu’elle est censée en Europe exploiter avec activité. Aucun travail de canalisation, aucune digue, aucun pont permanent n’existe même sur la partie du Danube qui traverse la Hongrie ; à plus forte raison ce fleuve immense est-il abandonné à toute sa fougue dévastatrice dès qu’il a atteint la Turquie. Où trouve-t-on plus de misère qu’à Belgrad, qui est cependant le principal point de communication entre l’Autriche et l’empire d’Orient ? En vain le Danube se déroule comme une mer autour de cette ville qu’il appelle à devenir un vaste foyer d’industrie ; l’Autriche se refuse à toute concession qui pourrait développer la vie chez ses voisins. On parle beaucoup de sa navigation à la vapeur ; cette navigation s’arrête réellement aux écueils et aux tourbillons d’Orchova. Rien n’a été fait pour rendre ce dangereux passage praticable aux gros bateaux ; on est contraint de déposer marchandises et voyageurs pour les transporter par terre d’Orchova à Drenkova, et les embarquer plus bas sur des pyroscaphes venus de Trieste par Constantinople ! Ne serait-il pas plus naturel que ces bâtimens fussent serbes, turcs et valaques ? Aussitôt les populations riveraines, y voyant leur intérêt, se sentiraient le courage de faire les travaux de canalisation nécessaires, et le plus grand fleuve de l’Europe offrirait enfin au commerce les résultats qui seraient depuis long-temps obtenus, si l’Autriche ne reculait pas sans cesse devant les dépenses d’entretien qu’exige le cours du Danube. On objectera les écueils brisés par la mine sous Orchova, les travaux tant prônés de la compagnie autrichienne, commencés en 1837 à la demande et par les soins du comte Szecheny ; mais ces travaux n’ont point atteint leur but, puisque les pyroscaphes continuent de s’arrêter devant les rapides d’Orchova. Il serait honteux qu’un fleuve qui met en communication tant de peuples, et dont la majesté éclipse celle du Rhin, demeurât dans la nullité à laquelle l’ignorance de l’Europe l’a jusqu’ici condamné. En vue de son propre intérêt, l’Europe doit aider les huit millions de Bulgaro-Serbes dont ce fleuve est l’artère vitale à l’arracher enfin au monopole de l’Autriche. Sur un espace de plus de trois cents lieues, il baigne des champs serbes ou bulgares ; ceux qui cultivent ces champs ne peuvent sans injustice être dépossédés des eaux qui les fécondent, surtout quand ces eaux, restituées à leurs légitimes maîtres, ouvriraient au commerce européen des sources nouvelles de richesse, dont il ne pourra jouir qu’à cette condition.

III.

Les dispositions physiques du sol, dans les pays bulgaro-serbes, ne favorisent pas seulement le développement du commerce européen, elles préparent aussi l’accord politique des habitans. En ne faisant qu’un seul groupe des balkans serbes et des balkans bulgares, la nature semble conspirer avec l’état moral des provinces slaves pour les conduire à l’unité. Les montagnes serbes, de Skadar au Danube, sont surtout merveilleusement disposées pour garantir l’indépendance aux indigènes. Formant de toutes parts un labyrinthe inextricable de chaînes escarpées et couvertes de forêts vierges, elles sont d’autant plus inabordables à l’artillerie et aux armées du dehors, que leurs vallées, fermées à la frontière par des sommets à pic, débouchent presque toutes dans l’intérieur de l’empire. Les chaînes qu’on pourrait appeler le Mont-Blanc de cette Suisse orientale forment précisément les confins de la Bosnie et de l’Albanie slave. Ces méandres granitiques nommés Albii dans l’antiquité, et qui ont donné leur nom aux Alpes, se régularisent, se disciplinent pour ainsi dire en entrant sur le territoire bulgare, chez le peuple de la discipline et de l’ordre. Alors on peut en dessiner les lignes, le chaos se débrouille ; les hautes chaînes laissent entre elles des vallées larges comme des plaines, et les chaînes basses ne sont plus que des plateaux ondulés qui de gradin en gradin descendent vers la mer Noire, dont ils arrêtent les flots devant leurs remparts de rochers. D’autres branches encore plus abaissées se prolongent même à travers la Thrace, depuis les Balkans jusqu’au Bosphore et aux Dardanelles. Mais toutes ces montagnes bulgares n’offrent réellement qu’une continuation des montagnes serbes. Les unes et les autres sont géologiquement aussi inséparables que le sont politiquement les Serbes et les Bulgares ; les unes ne doivent qu’aux autres toute leur importance stratégique et commerciale. De même en est-il pour les deux peuples ; s’ils combinent leurs efforts, ils braveront du haut de leurs balkans toutes les invasions ennemies. Bien unis, ils pourraient, dans ces montagnes, soutenir le choc de l’Europe entière.

On conçoit dès-lors pourquoi le gouvernement serbe ne prend pas même, dans les jours critiques, la peine de se maintenir à Belgrad, et se retire aussitôt dans les montagnes, à Kragouïevats et à Roudnik, au milieu d’immenses forêts défendues par d’affreux précipices. Là les consuls et les émissaires des puissances ennemies, qui se disent protectrices, n’osent se hasarder, craignant la colère du peuple, et, s’ils la bravent encore, ils n’ont plus du moins dans ces solitudes autant de facilités pour ourdir leurs complots. À la vue de cette immense forteresse naturelle du Roudnik, les plus hardis pachas frissonnent. C’est là que Tserni-George, assailli à la fois par cent mille musulmans, se sentait inexpugnable, et c’est là que son fils, le prince Alexandre, depuis l’ultimatum de la Russie en mars 1843, s’est retranché avec l’héroïque Voutchitj, comptant sur l’appui moral qu’il devait attendre de l’Europe, dont il soutenait la cause contre le tsar.

Tous les pays serbes, à peu d’exceptions près, n’ont d’autres routes que des sentiers, souvent suspendus sur des précipices que le cavalier ne sonde pas sans frémir. De Kragouïevats à Skadar, et de Kladovo sur le Danube jusqu’à Serbitsa aux portes de Thessalie, ce sont de continuels défilés entre des chaînes plus ou moins escarpées et désertes. Il n’y a de chaussées pour les voitures que vers la frontière ; construites par l’Autriche pendant ses guerres du dernier siècle, elles ont été restaurées par Tserni-George ; l’une d’elles va de Belgrad à Zvornik en Bosnie par Chabats, mais elle traverse, sous Palech, les deux gorges appelées Douboko-Velko et l’immense forêt du Kitog, où une armée d’invasion venant d’Autriche serait facilement détruite. Une autre voie militaire, descendant de Temesvar à Orchova, suit la rive serbe du Danube par Kladovo, Berza, Palanka, Goloubats et Negotine ; mais cette route offre cent passages des plus perfides, et elle est souvent si étroite, que deux cavaliers n’y pourraient marcher de front ; en outre, elle est séparée de l’intérieur de la Serbie par des chaînes de montagnes. Ce peuple trouve donc dans la rudesse inculte de son pays, dénué de routes, de villes et de commerce, une des plus sûres garanties d’indépendance.

Au sud de la principauté serbe s’étend la Bosnie. Là comme sur tous les autres points de la péninsule les nécessités physiques se joignent aux nécessités morales pour préparer l’œuvre de la confédération. Il est vrai que Zvornik, Novibazar et Travnik sont aux mains des Turcs, et que ces positions redoutables pourraient résister à bien des assauts ; mais toutes les campagnes qui les environnent étant serbes et chrétiennes, dès que les raïas de Bosnie auront résolu de s’unir à leurs frères de la principauté, il leur suffira de bloquer dans ces trois places leurs pachas, qui, faute de vivres, seront bientôt contraints de les évacuer. Quant à l’Hertsegovine, on sait combien cette annexe de la Bosnie est profondément travaillée par la propagande politique et les invasions armées du Tsernogore. Chaque année, quelque nouveau village hertsegovinien refuse le haratch aux Turcs, et se met sous la protection des carabines de la Montagne Noire. Le visir de la province est presque bloqué dans sa forte résidence de Mostar, qui, si elle pouvait être emportée d’assaut, l’aurait été depuis long-temps ; de plus en plus, les tribus libres circonscrivent le rayon étroit où il est encore permis au tyran de Mostar de décapiter des chrétiens.

Au milieu de ces tribus s’élève le champ d’asile des Serbes, le Monténégro, qui est plutôt un camp qu’une province. Dominant par leur position l’Hertsegovine et l’Albanie, les Monténégrins sont entraînés à peser à la fois sur ces deux régions ; la moitié de l’Albanie paraît n’avoir plus d’avenir national que par son union avec la montagne libre. L’Europe elle-même, en interdisant aux Monténégrins les bouches de Kataro, les jette nécessairement sur l’Albanie. C’est le seul point par lequel ils puissent arriver à la mer sans offenser aucune puissance chrétienne, et même, on peut l’affirmer, sans attirer sur eux une attaque générale de l’empire turc. Les quatre nahias dont se compose le Tsernogore débouchent toutes sur le lac de Skadar, où tombent les deux rivières navigables du pays, la Tsernitsa et le Tsernoïevitj. Ce magnifique lac, la proximité de la mer, dont il n’est qu’à sept lieues, et avec laquelle il communique directement par la Boïana, que les petits navires remontent sans peine, tout contribue à faire de Skadar une ville de première importance. Aussi, quoique déchue, compte-t-elle encore 20,000 habitans, et il y a dans ses murs place pour un nombre triple. Or, de tout temps Skadar fut une ville serbe, et, une fois maîtres de cette capitale slave de l’Albanie, les Serbes du Monténégro exerceraient sur les Chkipetars une influence prépondérante. N’eussent-ils entre leurs mains que le petit port d’Antivari, entrepôt des exportations du bassin de la Drina, leur position serait aussitôt changée vis-à-vis des provinces voisines.

L’Albanie est depuis longues années dans une anarchie déplorable. L’impuissance des pachas à se faire obéir ailleurs que dans les plaines et les plus larges vallées a donné naissance à une foule de districts libres qui se gouvernent eux-mêmes, malheureusement sans lien commun. Ce morcellement a du moins l’avantage de ranimer les influences naturelles, et de rétablir la division primitive de l’Albanie en deux grandes zones morales peuplées chacune d’au moins huit cent mille habitans. La zone qui s’étend au sud s’appelle généralement Épire, et celle du nord Mirdita. La zone méridionale, tournée à l’hellénisme, languit encore sous le joug exclusif des musulmans, par suite de l’apathie du gouvernement grec ; la Mirdita, où dominent les Slaves, est à peu près émancipée, grace aux tchetas (incursions) des Monténégrins. Le Bératino et l’écumeuse Voïoussa (l’ancien Aous), la rivière la plus profondément encaissée de la presqu’île gréco-slave, semblent marquer la délimitation naturelle entre ces deux moitiés de l’Albanie.

Les Mirdites indépendans se divisent en deux branches : ceux de la Mattia et ceux des Dibres. Les Mattes occupent, au nombre de 70,000, les deux rives de la Mattia sur une longueur de vingt-quatre lieues, et une ligne de montagnes qui s’étend de l’Adriatique jusqu’à la Macédoine. Leur évêque et leur prink, les deux chefs spirituel et temporel de la Mattia, résident ensemble avec leur conseil à Oroch (la montagne), obscur village qui a succédé à l’antique et célèbre Croïa, la ville royale de Skanderbeg, dans la tâche de représenter les hommes libres d’Albanie.

Moitié chkipetare et moitié slave, la seconde confédération, celle des Dibrans, occupe principalement la haute et la basse Dibre, vallées dont on admire la fertilité. Le nombre des Dibrans est inconnu, mais on ne peut guère l’évaluer à moins de cent mille. Ces braves ont long-temps combattu le Monténégro avec un acharnement qu’entretenaient l’argent des Turcs et les fanatiques prédications des missionnaires de l’Autriche. Une savane de trente lieues, toute semée d’ossemens, entre Skadar et Prisren, était et est encore quelquefois l’horrible théâtre de ces luttes entre frères. Quand l’Europe aidera-t-elle ces contrées à ressaisir une existence plus douce ? La nature les a douées de toutes les ressources qui peuvent y développer l’industrie la plus active, elle y a formé des ports nombreux, et dans l’intérieur des terres deux beaux lacs, celui de Skadar et celui d’Ocrida, qui dessinent comme les deux pôles de l’Albanie chrétienne. Des bateaux à vapeur en fer sur ces deux lacs en transformeraient bientôt les rives, et comme ces bassins sont en communication directe avec la mer, l’un par la Boïana, l’autre par le Drin noir ou la Drina, ils pourraient envoyer aux manufactures européennes une masse énorme de produits bruts. Le grand fleuve de la Drina qui, descendu des monts serbes, traverse toute l’Albanie en séparant les tribus slaves des tribus chkipetares, reçoit les eaux du délicieux lac d’Ocrida, dont les rivages sont exploités par de paisibles familles bulgares, mêlées aux pasteurs mirdites. Ces laboureurs et ces pâtres sont environnés de clans chasseurs. Quels élémens variés de civilisation n’offrent pas tous ces contrastes de mœurs, de rites et d’industrie !

Les alliés des Dibrans, tels que les Hoti, les Doukagines, les Klementi, s’étendent vers le nord, d’un côté jusqu’aux sources de la Boïana, de l’autre jusqu’aux cimes du Chara-Planina (le Char-Dag), où se termine l’Albanie. Dans les défilés de cette montagne se cache Prisren, ville de huit mille ames, dominée par un castel aérien, ancienne résidence royale des krals serbes, où veillent maintenant, comme des vautours, les vieux spahis turcs qui composent la garnison. Cette place, au milieu d’un vaste désert, est continuellement bloquée par les Mirdites et ne se soutient que par des convois de vivres de la Macédoine. Sur tout l’espace compris entre l’Adriatique et Prisren, les Turcs n’occupent que des châteaux ruinés, et les chrétiens ne paient que de légers tributs, réglés et débattus les armes à la main. Les forêts inaccessibles du mont Chara protègent depuis mille ans la nationalité des Serbes. Leurs premiers rois y grandirent comme haïdouks ; ils élevèrent à l’ombre de ces sommets leurs plus glorieuses villes. Ces cantons, ainsi que la plaine de Kossovo avec ses cent villages serbes, font partie de l’Albanie et obéissent à des spahis chkipetars connus par leurs cruautés. Les montagnes voisines sont remplies de rajas fugitifs, tous Slaves, avides de se venger de ces spahis ; aussi, nulle part la réconciliation entre les deux races, chkipetare et serbe, ne se fera-t-elle plus long-temps attendre.

Les efforts combinés des tribus serbes et bulgares seront pour elles le seul moyen de contraindre à la paix cette portion des Chkipetars, qu’on pourrait nommer anti-slaves : c’est en face de ces ennemis que l’union des deux peuples slaves est facile. Dans tous les défilés de la péninsule, depuis l’Épire jusqu’à Vidin sur le Danube, les Bulgares et les Serbes, constamment mêlés et unis en présence des Albanais, impriment à la terre même le sceau de leur double génie agricole et pastoral. C’est surtout à Nicha que les deux nations paraissent se tendre la main et vouloir confondre même leurs idiomes. Cette antique cité grecque, où naquit le grand Constantin, domine la seule vallée qui débouche à la fois sur la Bulgarie et la Serbie, et que traverse la Morava bulgare pour se rendre à la Morava serbe. De nombreuses ruines de tranchées et de tours, laissées par les armées envahissantes devant les glacis modernes de la forteresse, attestent le prix que les ennemis des Ottomans attachèrent toujours à cette position. À peu de distance de la place, et sur le chemin qui mène au couvent de Saint-Roman dans la vallée de Stalats, est le village de Tatarine, dans le territoire duquel se voit, au penchant d’un coteau, la fameuse pyramide de crânes humains élevée par les Turcs à la chute de Tserni-George. Ces crânes, au nombre de plusieurs milliers, dont M. de Lamartine vit encore les cheveux flotter, dit-il, comme des lichens, n’appartiennent pas uniquement à des chrétiens : ce sont à la fois les dépouilles des vainqueurs et des vaincus, des musulmans albanais et des Bulgaro-Serbes. La vue de ce monument lugubre, au lieu d’exciter dans les populations des désirs de vengeance, les invite plutôt à l’union et à l’oubli ; car les musulmans slaves et chkipetars ont autant souffert des longues guerres de la péninsule que les chrétiens, et ils ont plus d’intérêt même que les chrétiens à ce que ces guerres ne se renouvellent pas. Aux enfans des héros serbes, dont les têtes ont été plantées ici, comme pour marquer la limite de leur patrie affranchie, cette pyramide doit apprendre combien la liberté coûte cher ; aux guerriers d’Albanie et de Bosnie, elle rappelle au contraire que, même appuyée sur les plus grands courages, la tyrannie ne peut durer toujours. Quant aux opprimés serbes et bulgares, ils peuvent comparer cette colonne de têtes humaines à deux autres pyramides élevées depuis quatre siècles devant Pristina, dans la plaine de Kossovo, l’une au lieu où tomba Miloch Obilitj, après avoir tué de sa main le sultan Amurat, conquérant de sa patrie ; l’autre à Gazimestan, où fut enseveli le sultan vainqueur, à peu de distance de son héroïque meurtrier. Ces trois monumens en disent assez aux Slaves musulmans et chrétiens sur le besoin de vivre unis. Une circonstance heureuse contraindra d’ailleurs les musulmans slaves, sinon à l’union, du moins à la paix. Privés désormais de communications directes avec Stambol et le peuple turc, ils se trouvent entièrement à la merci des Slaves chrétiens, et vivent bloqués dans leurs vallées entre le Monténégro et la Bulgarie comme entre deux camps ennemis.

Cette vaste Bulgarie est à la vérité jusqu’à présent peu menaçante pour ses maîtres ; mais de tous côtés l’influence des Serbes libres la remue et la pénètre. Appelé sans doute à jouer un rôle moins brillant que les Serbes, parce qu’il n’est pas, comme eux, né pour la lutte, le Bulgare offre dans son caractère moral, comme dans la configuration géographique de son pays, l’unité qui manque à ses voisins. Les cinq provinces dont se compose la Bulgarie sont agglomérées en un vaste carré, tandis que celles du peuple serbe, scindées jadis en plusieurs royaumes, dessinent partout, depuis le Danube jusqu’à l’Épire, des angles aigus ou rentrans. On ne peut établir aucun parallèle pour la culture et la fertilité entre les campagnes serbes et les campagnes bulgares. Le Serbe est trop nonchalant pour attacher un grand prix à la richesse agricole ; il est pâtre et guerrier, ses troupeaux et la liberté soutenue par l’épée lui suffisent. Il n’en est pas de même du Bulgare. Aussi se distingue-t-il des autres Slaves par l’étendue, l’activité et l’importance commerciale de ses villes, dont plusieurs ont de trente à cinquante mille ames. Son ancienne capitale, la majestueuse Sofia, est environnée de balkans ; la plus élevée de ces cimes, le Rilo, mont sacré de la liberté bulgare, sanctuaire des moines et refuge des haïdouks, laisse voir de loin à la ville esclave ses plateaux neigeux et inviolables, comme pour l’exciter à briser ses fers. De là jusqu’à la mer Noire, on ne traverse que des défilés pleins de périls, où la bonhomie du Bulgare laisse le Turc circuler en toute sécurité. À cette frontière est placée Varna, chef-lieu de la province maritime du Dobroudja, et le principal port de la Bulgarie, mais qui, pillée et incendiée par les Russes en 1829, se trouve depuis lors presque abandonnée des apathiques Ottomans. Varna a cependant une citadelle admirablement située, et sa vaste rade est si sûre, que les arrivages s’y font toute l’année, même en hiver, sans aucun obstacle. Ne songeant qu’à l’occupation militaire, les Turcs ont élevé à peu de distance de Varna une citadelle immense, Choumla, qui est leur boulevard contre la Russie, et leur principale place d’armes en Europe. On y compte 60,000 habitans. La longue côte du Dobroudja, qui fournit à la Bulgarie des marins et des constructeurs habiles, se complète par le littoral du Danube, dont les villes, autrefois florissantes, comme Silistrie, Rouchtchouk, Nikopoli, ne sont pas encore entièrement déchues. Mais la capitale de cette province, Vidin, est, comme Choumla, peuplée en majorité de musulmans. Pleine d’immondices et de misère, elle renferme 20,000 habitans qui languissent au pied d’une citadelle restaurée à la moderne, et dont la position, bien plus que l’artillerie, commande le cours du Danube. Vidin a hérité de Ternovo, ville de 10,000 ames cachée dans les montagnes, où résidèrent les derniers rois, et où réside encore le métropolite suprême de la nation.

Les provinces moitié grecques et moitié bulgares de la Zagora et de la Macédoine, situées au-delà des Balkans, jouissent d’une température tellement chaude, qu’on y trouve tous les produits de la Grèce. Ainsi la Bulgarie danubienne, où se développe dans toute sa variété la culture septentrionale, se complète par celle du sud, où mûrit l’olive. La Macédoine orientale, arrosée par le Strouma, qui se jette dans la mer Égée, a pour chef-lieu Sères, ville de fabriques, plutôt grecque que slave, mais qu’entourent des campagnes uniquement bulgares. Une autre cité, moitié grecque et moitié bulgare, Philippopoli sur la Maritsa, peuplée de 40,000 habitans que font vivre les manufactures de laine et le commerce de transit, très actif sur ce point entre la Méditerranée et le Danube, marque le centre du pays de la Zagora. Cette dernière province bulgare s’agrandit tous les jours par ses colonies agricoles, qui empiètent sur les déserts turcs de la Thrace, et par ses migrations d’ouvriers, qui s’entassent dans les places manufacturières des Ottomans.

Ainsi la Bulgarie confine à la mer Noire et à la Méditerranée ; d’un côté, par Varna, elle pourrait recevoir directement de Trebizonde les produits de la Perse et de la Caspienne ; de l’autre, par Orfano ou Salonik, elle pourrait expédier à la Grèce et à l’Europe ces mêmes produits asiatiques, joints à ceux du Balkan, et recevoir en échange les produits européens. Mais, privés de toute organisation tant commerciale que civile, les producteurs bulgares sont réduits ou à consommer eux-mêmes ou à vendre à vil prix leurs denrées aux monopoleurs autrichiens et à la société des bateaux à vapeur du Danube. Encore ne peuvent-ils traiter avec ces marchands que par des intermédiaires étrangers qui s’enrichissent aux dépens du laboureur. Ainsi le vieux pacha de Vidin, Hussein, accaparait dans ses magasins la laine, le coton, la soie brute de la Bulgarie, sur lesquels il s’arrogeait le droit de vente exclusive. Il forçait de même les Bulgares à ne vendre qu’à lui seul leurs bestiaux, et entretenait habituellement dans ses bergeries 11,000 bœufs et jusqu’à 100,000 moutons pour fournir les marchés d’Allemagne. Ces monopoles ont deux résultats : en empêchant la surenchère, ils maintiennent tous les produits et la main-d’œuvre à un prix incroyablement bas ; de plus, en enlevant au paysan tout espoir de s’enrichir par le travail, ils le rendent indifférent aux plus légitimes jouissances, et l’habituent à vivre dans le dénûment le plus absolu. Un tel système n’a pu cependant étouffer la nature active du Bulgare ; l’espèce d’acharnement qu’il porte dans ses travaux d’agriculture a fini par l’exposer sans défense au feu des Turcs, les défrichemens ont détruit une partie des forêts et des halliers qui cachaient les villages, et disposaient merveilleusement le pays pour une guerre de partisans, la seule que la raison puisse conseiller aux Bulgares. Ainsi, leurs propres vertus ont contribué à river leurs fers. Malgré leur nombre imposant de quatre millions et demi, les Bulgares ne peuvent désormais songer à agir seuls. Pour leur bonheur, ils voient se relever derrière eux l’indomptable nation serbe, qui, ayant une position bien différente, est toute disposée à les soutenir dans la paix comme dans la guerre.

C’est une admirable combinaison de la nature qui a rapproché cette nation turbulente, toujours prête au combat, de la race non moins vigoureuse, mais plus paisible, des industrieux Bulgares. L’un de ces peuples ne peut former sans l’autre une société complète, mais l’un supplée à ce qui manque chez l’autre, et tous les deux réunis peuvent se passer du monde entier. On trouverait difficilement deux nations dont le parallèle prêtât à un plus riche développement d’antithèses et d’analogies. C’est surtout quand on passe de la hutte du pâtre serbe de Macédoine à la cabane du laboureur bulgare de la Romélie qu’on est frappé de la différence des mœurs. Le Serbe est sans doute d’une nature plus élevée ; il a un sens plus délicat pour la poésie, un amour plus ardent de la gloire, un costume plus riche, une plus ferme conscience de sa nationalité. L’Europe n’a pas de peuples plus belliqueux que les Serbes ; dans toutes ses luttes, l’Autriche a soin de lancer, sous le nom de troupes hongroises, les régimens de cette nation à l’avant-garde, au plus fort de la mêlée, et au siècle dernier les Serbes musulmans rendaient le même service aux armées de la Porte. Dans son humble résignation, Le Bulgare a cependant des vertus solides qui manquent à son brillant voisin : il sait mieux éviter les extrêmes, il est plus sérieux, plus constant dans ses entreprises. Doué de moins d’imagination, il l’emporte par les qualités du cœur. Bien que plus rapproché de l’Asie, il a des usages beaucoup plus européens ; il ne se croise pas les jambes chez lui, comme tant de Serbes le font encore. S’il n’a pas la coiffure militaire et le spencer doré, en revanche il n’a pas, comme le Serbe, adopté le pantalon asiatique aux larges plis. Ses vêtemens à couleurs sombres rappellent, par la teinte et la coupe étriquée, ceux du paysan de l’Allemagne, dont il a, du reste, le genre de vie, tandis que le Serbe a plutôt le caractère d’un ancien hidalgo catalan du temps des guerres contre les Maures. Le Bulgare d’ailleurs est loin de manquer de courage : comme kiradchia (conducteur de caravanes), il doit souvent défendre, les armes à la main, ses chameaux ou ses mules contre l’attaque du haïdouk ou du bédouin. Dès qu’il aura une patrie à défendre, il ne combattra pas pour elle avec moins d’intrépidité qu’il ne combat aujourd’hui pour sauver un convoi de marchandises.

Mais, si le Bulgare prétend s’isoler dans la patrie qu’il aura reconquise, quelles limites s’assignera-t-il qui ne froissent ses voisins serbes, lui qui, en débordant comme un fleuve trop plein, a inondé de ses colonies des provinces entières au sud et à l’ouest, et s’est privé ainsi de toute frontière naturelle ? Pour éviter de longs démêlés et peut-être un nouveau démembrement, il est sage qu’il s’unisse à ses voisins. La Serbie a des antécédens politiques déjà solidement établis ; elle est assez forte pour servir de point d’appui aux patriotes bulgares, sans être, comme la Russie, assez redoutable pour les opprimer sous le masque de la protection. Ce que nous disons ici des deux pays bulgare et serbe s’applique également à leur littérature : commencé il y a cinquante ans, le mouvement littéraire des Serbes est déjà très développé ; déjà ils ont dans leur langue des compositions de tout genre. La littérature bulgare, encore dans l’enfance, ne pourra que gagner à des relations plus intimes avec celle de la Serbie. En se modelant, comme ils ont commencé à le faire, sur une littérature beaucoup plus mûre et plus européenne, celle des Russes, les écrivains bulgares s’absorberont dans leurs modèles ou seront frappés de stérilité. Les deux idiomes serbe et bulgare offrent d’ailleurs des différences si peu essentielles, qu’ils peuvent arriver avec le temps à n’être plus que deux dialectes d’une même langue. Ce rapprochement salutaire sera surtout favorisé par l’analogie complète qui existe entre les traditions poétiques et héroïques des deux races, ce qui permettra de répandre chez l’une et l’autre les mêmes chansons populaires, légèrement modifiées dans l’expression.

Aucun obstacle sérieux ne s’oppose donc dès à présent à ce que les races serbe et bulgare combinent leurs intérêts, et se prêtent un mutuel secours pour résister à leurs ennemis communs, qui évidemment ne sont plus les Turcs, désormais trop affaiblis, mais les grandes puissances voisines. Une politique prévoyante devrait se hâter de mettre à profit une situation qui, en se consolidant, placerait hors de toute atteinte le thème favori des diplomates français, le maintien de l’équilibre européen. En effet, depuis que l’Hellade est séparée de l’empire turc, les pays slaves sont devenus la force principale de la Turquie. Les Bulgaro-Serbes, on l’a vu, n’auraient aucune répugnance à unir leurs armes avec celles des Turcs dès qu’ils seraient sûrs, en soutenant la Porte, de combattre pour leur patrie. Si l’on objecte que la religion, qui sépare les Slaves des Osmanlis, les rapproche, au contraire, des Moscovites, nous répondrons que les Slaves de la péninsule orientale ne sont pas devenus aujourd’hui plus fanatiques qu’ils pouvaient l’être au XVe siècle : alors cependant ils se liguèrent avec les Turcs contre les Grecs, qui, après avoir été leurs instituteurs religieux, voulaient devenir leurs maîtres politiques. Pourquoi les Slaves ne feraient-ils pas aujourd’hui contre leurs frères les Russes la ligue qu’ils maintinrent jadis pendant un siècle et demi contre leurs frères et coreligionnaires les Byzantins ? Cette ligue que leur position géographique impose aux Bulgaro-Serbes, ils la veulent, ils en ont déjà posé les bases. Les élémens sociaux, il est facile de le prouver, viennent compléter ici l’œuvre de la nature.

IV.

Des nombreuses peuplades qui peuvent composer l’union bulgaro-serbe, il n’y a jusqu’à ce moment que la principauté de Serbie, le Monténégro et la Mirdita qui aient su obtenir une existence nationale incontestée. Seuls, on peut le dire, les Serbes sont l’ame de ce grand corps slave, qui occupe, entre le Danube et la Grèce, les plus belles et les plus inaccessibles montagnes de l’Europe. Forts de leur patriotisme et de leurs droits politiques, les Serbes peuvent seuls arracher les raïas bulgares au sommeil. Les Monténégrins, bien qu’ils soient peut-être en réalité plus libres que leurs frères de Serbie, ne forment pas un état assez étendu pour pouvoir agir si loin de leurs foyers, seuls et sans alliés. Quant aux Bosniaques, divisés par leurs croyances religieuses en trois camps rivaux, musulman, catholique latin et schismatique, ils sont incapables d’offrir un ensemble quelconque de vues politiques, et ont besoin, plus encore que les Bulgares, de recevoir l’impulsion des Serbes libres qui les environnent. La même impuissance se remarque chez les Albanais, tant slaves que mirdites, tant chrétiens orientaux que catholiques latins. Toutes ces populations se rattachent plus ou moins à la principauté de Serbie, qui est leur avant-garde naturelle, et dont l’initiative politique, si resserrée en apparence, s’étend réellement de la mer Noire à l’Adriatique.

La Porte ottomane, dans ses rapports avec les Slaves, subit aujourd’hui les conséquences de sa fausse politique. On sait comment la destruction de l’aristocratie bosniaque et des janissaires a démantelé l’empire du côté de la Russie et du côté de l’Europe. Maîtres naguère encore de tous les Balkans, depuis ceux de la Bulgarie et du Danube jusqu’à ceux de l’Épire, ces terribles spahis, en disparaissant, n’ont laissé à leur place que le fantôme du nizam, et l’aspect de cette faible milice provoque plutôt qu’il n’arrête le développement des forces chrétiennes, comme si la Porte, dans toutes ses réformes, avait eu pour but le triomphe du christianisme. Maintenant, que reste-t-il à la vieille race d’Othman ? Après avoir tué ses propres enfans, elle n’a plus d’autre ressource que d’adopter ses raïas pour ses défenseurs, et au besoin pour ses héritiers naturels. Elle semble heureusement comprendre cette nécessité, si l’on en juge par la conduite qu’elle a tenue dans les évènemens de Serbie de 1842 et 1843.

La Serbie, comme le Monténégro, comme la Mirdita, doit à la guerre son émancipation. Il en résulte que ceux qui ont versé le plus glorieusement leur sang dans les combats de la liberté ont acquis des titres sacrés au pouvoir. Telle est, dans ces trois pays, l’origine de dynasties qui sont, si l’on veut, purement militaires, mais qui jouissent d’une popularité d’autant plus grande qu’elles ne prétendent pas à la souveraineté législative, et n’emploient leur épée qu’à faire triompher la loi ou la volonté nationale. On comprend que ces trois dynasties doivent être le point de mire contre lequel se dirigent toutes les attaques des puissances intéressées à neutraliser les nouveaux états slaves, afin de s’établir sur leurs ruines. C’est ainsi que l’Autriche, après avoir réduit presque à l’état de vassale la famille mirdite des Doda, cherche, par ses intrigues, à ébranler l’antique dynastie monténégrine des Petrovitj, qui se trouve maintenant en possession de donner à la Montagne Noire son gouverneur ou lieutenant-général, comme elle lui donne depuis des siècles son vladika ou chef spirituel. C’est ainsi encore que le cabinet moscovite s’efforce de tromper l’Europe sur la légitimité de la dynastie que les Serbes danubiens se sont donnée dès 1801, celle de George-le-Noir, l’émancipateur de sa patrie. Cette dynastie, née du champ de bataille, avait bien pu momentanément disparaître aux yeux des étrangers devant l’usurpation heureuse de Miloch Obrenovitj, qui, après avoir fait périr traîtreusement George-le-Noir, se porta son héritier ; mais toutes les sympathies des Serbes restaient à la famille du martyr : une longue série de révoltes contre la dynastie usurpatrice et justement haïe des Obrenovitj a enfin abouti, en 1842, à expulser du pays le dernier d’entre eux, et aussitôt, déterrant le drapeau criblé de balles de George-le-Noir, enfoui pendant tout le règne de Miloch, la Serbie n’a eu qu’une voix pour reconnaître le droit d’hérédité d’Alexandre Georgevitj, le fils de son premier chef.

Ainsi, dans les débats diplomatiques provoqués par la dernière révolution de Serbie, et qui ont abouti à la réélection du prince Alexandre Georgevitj, l’Europe a été entièrement trompée ; on lui a fait prendre une question de dynastie pour une question d’élection. Ce n’est que par une inexcusable ignorance des faits que la diplomatie européenne est demeurée muette devant l’ultimatum de la Russie. Il faut l’avouer toutefois, cet ultimatum était formulé avec une apparence de modération et de justice capable de paralyser les plus fougueux antagonistes du protectorat russe en Orient. En effet, que demandait le tsar ? Une simple réélection du petit prince de la Serbie dans les formes légales et régulières, pour sanctionner l’élection illégale et tumultueuse à laquelle ce prince doit son trône ! Nous ne pouvons pourtant pas, se sont dit les diplomates, nous montrer tracassiers au point de refuser notre adhésion à une demande si modeste. Si la diète convoquée pour la réélection confirme le prince actuel, et ratifie l’expulsion de la famille de Miloch, la Russie ne promet-elle pas de se résigner et de reconnaître le chef ainsi légalement élu comme le véritable prince de la nation ? Nulle objection raisonnable n’a pu s’élever dans l’esprit des publicistes contre la question ainsi posée, et, nous l’avouons, un cabinet occidental eût difficilement exprimé ses exigences avec autant d’habileté. Toutefois, qu’entendait le cabinet russe par des formes légales et régulières d’élection ? Existe-t-il des formes légales et régulières pour l’élection du kniaze serbe, comme il en existe par exemple pour l’élection des princes moldaves et valaques, comme il en existait pour l’élection des rois de Hongrie et de Pologne ? Rien de semblable heureusement n’existe en Serbie ; le trône serbe n’est point un trône électif, il a toujours été regardé comme héréditaire au moyen-âge aussi bien qu’aujourd’hui. Rien n’est prévu dans la loi serbe pour le cas de déchéance ; la force nationale décide seule, par sa réaction tumultueuse peut-être, mais irrésistible, qu’une dynastie est devenue indigne de régner. En présentant aux grandes puissances la question serbe comme un débat d’élection aujourd’hui terminé en apparence, la Russie tend à changer radicalement la constitution politique de la Serbie, elle veut y installer un trône électif à la place d’un trône héréditaire : c’est elle qui se montre subversive et révolutionnaire, en prétendant réagir contre une révolution.

Mais, dira-t-on, puisque le trône serbe est héréditaire, il faut le rendre à la dynastie légalement reconnue par l’Europe et garantie par la Russie, il faut rétablir les Obrenovitj. C’est ce que le cabinet russe avait d’abord demandé. D’où vient donc qu’il s’est désisté de cette prétention en apparence si légitime ? d’où vient qu’il n’a exigé qu’une simple réélection du prince serbe, et s’est engagé à reconnaître le nouvel élu, fût-ce même le prince actuel ? Il est prodigieux qu’on ne s’aperçoive pas qu’en paraissant céder à l’Europe sur ce point, la Russie obtenait réellement ce qu’elle n’osait pas espérer d’abord, et s’ouvrait, bien mieux que par l’occupation même du Balkan, une route large et sûre vers Constantinople. En effet, si le tsar s’était borné à réclamer la réintégration du prince déchu, il aurait pu le ramener et le soutenir par la force de ses baïonnettes, comme il a si long-temps soutenu Miloch par l’ascendant de sa diplomatie ; mais, une fois rétablie, cette dynastie, qui ne s’est jamais appuyée que sur l’étranger et dont les Serbes ne veulent pas, serait tôt ou tard tombée de nouveau, et avec elle eût été vaincue l’influence russe. Au contraire, en provoquant une réélection, la Russie a nié le droit d’hérédité du fils de George-le-Noir aussi bien que du fils de Miloch ; elle a méconnu, au nom de la légalité, le principe dynastique chez le seul peuple chrétien d’Orient qui, par son humeur guerrière et ses vastes affiliations politiques en Turquie, pût lui barrer la route de la Méditerranée. Aujourd’hui, en paraissant céder au vœu du peuple, elle considère et fait considérer en Europe le pouvoir serbe comme le fruit d’une élection, et par conséquent comme révocable dès que ses agens seront en mesure d’en exiger la révocation ; enfin elle organise un état provisoire, qui lui permettra de continuer ses intrigues, à la place d’un état permanent, qui aurait pour résultat d’affermir la nationalité serbe. Et l’Europe a consenti à être la dupe de ces manœuvres, pendant qu’il lui était si facile d’obliger le tsar à exprimer nettement ses vraies prétentions ! Un simple refus par l’Angleterre et la France de ratifier l’ultimatum de la Russie, l’eût obligée infailliblement à en formuler un nouveau, où elle serait revenue à sa première demande. La cour russe eût réclamé, au nom de sa gloire, de la justice et du droit commun des princes, que la dynastie garantie par elle fût rétablie. Seulement alors la question eût repris sa véritable signification : l’Europe aurait eu à prononcer entre deux dynasties, l’une issue de Miloch, l’autre issue de George-le-Noir.

Tandis que l’Europe l’abandonnait ainsi, quelle a été l’attitude de la nation serbe ? Elle a constamment maintenu comme légitime la dynastie de George. Après avoir voulu rappeler le fils de Miloch et provoquer une élection nouvelle, la Russie a dû céder sur le premier point en se ménageant sur le second une victoire apparente. Une élection nouvelle a été faite, élection fictive et contre laquelle proteste la majorité du peuple serbe qui a refusé de remettre en question ce qu’il avait déjà décidé. Cette comédie parlementaire n’est destinée qu’à tromper l’Europe sur la légitimité du pouvoir rendu par la nation aux Georgevitj : les Serbes ne la prennent pas au sérieux.

Les ministres turcs ont habilement profité de cette longue crise pour se réhabiliter dans l’opinion des Slaves, en favorisant de tous leurs efforts, malgré les menaces du tsar, la lutte des patriotes serbes contre un pouvoir tyrannique que maintenaient les puissances chrétiennes. Seuls de tous les étrangers, ils ont soutenu en Serbie la cause juste et nationale, en garantissant au nom des traités d’Akerman, de Boukarest et d’Andrinople, l’autonomie des Serbes, c’est-à-dire leur indépendance politique intérieure, qui suppose nécessairement le droit de modifier leurs lois et de changer leurs chefs, s’ils en sentent le besoin. Le sultan s’est ainsi popularisé chez les raïas, et a dégoûté ses tributaires de l’intervention européenne ; on peut dire qu’en cette circonstance les diplomates barbares de la Porte ont été beaucoup plus clairvoyans que les hommes d’état du monde civilisé.

Entravée plutôt que soutenue par l’Europe, la Serbie ne peut plus agiter ni défendre les provinces opprimées qui l’entourent, comme elle le ferait si elle n’était pas censée sous la garantie des puissances. Le rôle d’émancipateurs armés reste donc tout entier aux ouskoks du Monténégro, qui, passant pour des brigands, se trouvent heureusement en dehors du droit européen ; ils ne sont point tenus à respecter les exigences barbares d’un statu quo qui n’a rien fait pour eux, et d’une diplomatie qui ne les reconnaît pas. Comment, dira-t-on, reconnaître un état qui compte à peine 120,000 sujets ? Mais cet état s’appuie sur 18,000 soldats aguerris, toujours prêts à marcher, et le reste de la population, posté derrière ses rochers, a détruit et détruirait encore des armées de 100,000 combattans. Le Tsernogore recèle dans son sein les élémens d’une force qui ne peut que grandir ; cependant, s’il veut attirer enfin l’attention de l’Europe, il ne doit plus rester dans l’isolement. Sa frontière n’est qu’à une petite journée de celle de la Serbie. En se donnant la main, les deux états serbes sauront se faire respecter au dehors, et, par leur ascendant moral dans l’intérieur de la Turquie, ils décideront la Bosnie et l’Hertsegovine à s’absorber en eux. Il y a dans ces deux provinces de vastes districts qui se sont délivrés du joug turc, et qui aujourd’hui vivent libres, à l’insu, pour ainsi dire, des grandes puissances. Mais ces cantons sont souvent livrés à l’anarchie, parce qu’on ne leur permet pas de s’organiser régulièrement, et de nouer avec la Serbie des liens de fraternité et d’alliance qui sont leur plus impérieux besoin. Cependant l’unique moyen de rétablir la paix intérieure dans la Turquie d’Europe est de reconnaître comme légale la solidarité créée par la nature entre la Serbie et tous les districts libres de langue serbe. À défaut de cette reconnaissance, les ouskoks continueront de dévouer leurs carabines à la cause de leurs frères raïas, et de miner par leurs exploits populaires le trône chancelant de Constantinople.

Quant aux six cent mille Bosniaques musulmans, les seuls d’entre tous les Serbes qui ne réclament pas encore l’union fédérale avec la principauté de Serbie, ils finiront bientôt par se lasser de leur isolement. Ces Bosniaques ne prolongent leur existence, comme race distincte des Osmanlis, que grace au voisinage des Serbes indépendans. S’il n’était pas loisible à tout spahi maltraité par les agens de la Porte de se retirer dans les vingt-quatre heures chez les ouskoks, il y a long-temps qu’on aurait contraint tout ce peuple de renégats à parler turc. Que n’a pas fait la Porte pour désorganiser ce pays ! Maintenant les fiers spahis sont traités comme des raïas ; dépouillés de tout, ils se voient réduits à vendre leurs tokas et leurs carabines dorées afin d’acquitter l’impôt de Stambol. Mais, pour être plus soumis en apparence, en sont-ils plus réellement attachés au sultan ? Ils le sont moins que jamais. La soif de la vengeance les consume : ne pouvant l’assouvir, depuis que le nizam stationne avec ses canons dans leurs koulas et leurs forteresses, ils ont recours aux plus basses flatteries pour gagner à leur cause les pachas et les aïans nommés par la Porte. Désormais les révoltes, au lieu d’être l’expression ouverte et franche de la nation, seront le fruit des machinations secrètes de quelques pachas turcs qui, dans leur ambition, se feront des Slaves un rempart contre leur propre souverain.

Tout en plaignant les victimes et en flétrissant la violence avec laquelle le cabinet du sultan poursuit son œuvre de destruction contre les spahis, il est facile d’entrevoir pour la société bosniaque un avenir tout différent de celui qu’attendent les Osmanlis. Croyant n’agir que pour eux seuls, ils centralisent de plus en plus, sans s’en douter, les forces de la nation serbe, ils préparent la réunion fédérale des différentes peuplades de cette race indomptée. Au commencement de 1843, un dernier hatti-chérif, spécialement adressé à la Bosnie, a confirmé l’abolition de tous les priviléges des spahis et déclaré les rayas absolument égaux aux disciples du Koran. Cette nouvelle attaque du divan ne peut que faire baisser encore son influence dans les districts de Bosnie, où les chrétiens sont en minorité, et où le fanatisme religieux des musulmans, contrairement à la tendance ordinaire de l’islamisme, n’est que le fanatisme de la patrie, placée par ces guerriers au-dessus de la religion même. Quand l’ensemble de droits et de priviléges qui avaient jusqu’ici fait des Bosniaques une société à part entre l’Occident et l’Orient sera décidément aboli, les spahis slaves, dédaignant une religion asiatique dont le pontife les opprime, tendront la main aux ghiaours. La nécessité de ce rapprochement est déjà claire en Bosnie pour tous les esprits élevés au-dessus de la foule.

Partagée moralement en deux grandes régions, représentées l’une par les nahias ou districts du nord et de l’est, l’autre par les nahias du sud et de l’ouest, la Bosnie se rattache, d’un côté, à la principauté serbe, de l’autre, au Monténégro. Ces deux régions, toujours agitées, ne retrouveront le repos qu’en se réunissant aux deux états qui, de points opposés, pèsent sur elles et les dominent.

Il en est à peu près de même pour tout le nord de l’Albanie, qui semble condamné à languir sous les ravages des Monténégrins jusqu’à ce que la confédération serbo-mirdite ait été enfin reconnue par la Porte. Malheureusement, beaucoup de tribus catholiques d’Albanie, entre le Monténégro et la Macédoine, conservent encore une vive antipathie contre leurs voisins serbes défenseurs du schisme ; souvent il s’engage entre les Serbes et ces tribus des luttes fanatiques qui n’aboutissent qu’à décimer les défenseurs de l’église romaine. Le nombre et l’organisation assurent de plus en plus le triomphe des schismatiques, et sauf le cas d’une intervention étrangère, les catholiques libres d’Albanie seront forcés de s’unir aux Slaves, déjà tellement mêlés avec les Chkipetars, qu’on ne peut distinguer politiquement ces deux races. Dans le premier groupe des tribus mirdites, chez les Dibrans, la fusion paraît près de s’accomplir. Une partie de la grande tribu des Klementi s’est même coalisée avec les Monténégrins. Il reste encore à entraîner dans la même voie les autres phars ou clans mirdites du nord de l’Albanie, qui forment un corps de près de cent mille individus, où se trouvent enclavées une foule de colonies serbes et bulgares. Pour hâter cette révolution, le Tsernogore, depuis 1839, ne cesse d’agir par les armes ou par son influence morale dans ces vallées, dont il rend successivement les villages ses tributaires ou ses alliés. Les Dibrans ont même fraternisé en 1840 avec les raïas insurgés de Bosnie, et depuis lors l’amitié entre les deux peuples est allée toujours croissant, comme pour sceller l’indépendance que ces tribus ont conquise au prix de leur sang.

Le second groupe de tribus libres, celui des Mattes, évalué à soixante-dix mille individus, et dont le gouvernement siége dans les forêts d’Oroch, est par sa position méridionale celui qui a le moins de rapports avec les Slaves. Cependant, par suite de la proximité des féroces tribus musulmanes de la Toskorie et du Mousaché, la Mattia ne peut s’abstenir d’adhérer à l’union bulgaro-serbe, si elle veut défendre ses antiques droits contre de nouvelles attaques du nizam, et ne pas subir le sort des Maronites du Liban. Le vladika schismatique du Tsernogore et le vladika catholique d’Oroch doivent enfin comprendre que leur plus grand intérêt est d’unir politiquement les deux montagnes. Unies, elles doubleront leurs forces, elles pourront opposer à tout ennemi une armée aguerrie de cinquante mille hommes.

Pour les musulmans d’Albanie eux-mêmes, la question est de vivre libres par leur union avec les Slaves ou de devenir Turcs en continuant de s’isoler. Le système de centralisation administrative suivi par le divan depuis le sultan Mahmoud n’épargnera pas plus les mahométans d’Albanie que ceux de Bosnie : les clans ne maintiendront que par la force leur antique existence ; mais les insurrections isolées des Albanais en 1830, 1832 et 1836, ont dû leur prouver que, seuls, ils seront désormais toujours vaincus par le nizam. Il n’en sera plus ainsi dès qu’ils s’appuieront sur les Serbes du Tsernogore. Cette alliance est le seul moyen pour les Albanais musulmans de maintenir leur nationalité contre les Turcs, et pour les Albanais catholiques de secouer le joug théocratique que font peser sur eux les moines italiens missionnaires de l’Autriche.

Beaucoup plus nombreux que les Serbes et leurs alliés, les Bulgares attendent aussi de nouvelles destinées. Si leur renaissance politique n’a point fait d’aussi rapides progrès que celle de la Serbie, peut-être faut-il en accuser l’existence toute sédentaire et agricole des Bulgares. Ils doivent sans doute à ce genre de vie d’être, malgré leur rudesse, plus civilisés que les Serbes sous certains rapports ; mais aussi ces mœurs leur ont fait connaître des besoins que leurs voisins ignorent, et qui facilitent en Bulgarie l’exercice de la tyrannie turque. Pour tirer ces raïas de leur abaissement, il faut des moyens tout autres que pour animer le peuple serbe. On doit parler plus souvent au Bulgare de sa chaumière et de son village que de sa patrie : il ne fera de sacrifices que pour améliorer la valeur de ses terres, le sort de sa famille, l’importance de sa commune. De tous les peuples de la Turquie d’Europe, il est le seul par qui le hatti-chérif de Gulhané puisse être pris au sérieux ; lui seul est assez peu avancé dans son émancipation pour pouvoir se servir de cette charte comme d’une arme contre ses oppresseurs. Sans doute le hatti-chérif n’est qu’un leurre, le dernier recours de la tyrannie devenue faible, qui, ne pouvant plus opprimer violemment les peuples, espère continuer de les dominer à l’aide de la ruse et de la corruption. Conçu par les réformateurs occidentaux qui veulent franciser l’Orient, il tend à détruire les plus antiques nationalités pour les fondre toutes dans une seule, comme si une loi pouvait faire ce que n’a pu obtenir le cimeterre des Turcs, alors qu’il était la terreur du monde. Mais, se croyant obligée de revêtir au moins les dehors du libéralisme européen, la Porte ottomane a fait poser dans cette charte des principes qui mènent loin : celui de l’égalité des chrétiens et des Turcs dans l’empire est un glaive à deux tranchans qu’on peut faire servir aussi bien contre que pour les Osmanlis.

Ainsi, quelque trompeur qu’il soit, le hatti-chérif offre néanmoins aux opprimés une arme parlementaire, un moyen d’agitation légale. Les Bulgares doivent l’invoquer le plus souvent possible, se liguer pour sa défense, et protester sans cesse par des pétitions adressées à la Porte contre les infractions qu’il peut subir. Heureusement, les usages orientaux n’interdisent point aux raïas de se rassembler en aussi grand nombre qu’il leur semble bon autour de leurs monastères : les patriotes bulgares doivent user largement de ce droit, qui leur assurera sur le peuple autant et même plus d’influence que s’ils avaient des journaux. Ces sobors, ou meetings slaves, envoient depuis quelques années au sultan de fréquentes députations chargées de porter leurs plaintes. Ces députés courent le risque d’être emprisonnés ; il faut donc que des cotisations d’argent entre les villages s’organisent en leur faveur ou en faveur de leurs veuves ; il faut que ces victimes soient comblées d’honneurs capables de faire envier leur sort. Puisque le hatti-chérif a proclamé l’égalité des chrétiens et des Turcs, il s’ensuit que les uns et les autres doivent avoir les mêmes droits. La loi reconnaissant que les communes et confréries chrétiennes doivent être traitées sur le même pied que les communes turques, le peuple bulgare peut légalement exiger que là où n’habitent que des familles chrétiennes, les conseils municipaux soient composés exclusivement de chrétiens, de même qu’ils sont exclusivement composés de Turcs dans les communes uniquement musulmanes. Cette émancipation des communes bulgares, étant une conséquence rigoureuse du hatti-chérif, peut être obtenue par les voies légales, par une agitation à la manière irlandaise, sans qu’il se verse une goutte de sang. L’agitation dirigée vers ce but, loin d’encourir une répression qui serait illégale, doit être encouragée par le sultan, puisqu’elle lui facilite les moyens de tenir sa parole, car le sultan ne peut refuser aux Bulgares les libertés dont jouissent toutes les communes turques sans mentir à la charte qu’il a donnée. Le rétablissement des libertés municipales est la base de toute prospérité pour l’empire ; il intéresse les Turcs autant que les chrétiens eux-mêmes. Partout où l’Osmanli intervient hors de ses foyers, il tarit par sa soif insatiable de monopole et de domination absolue la source des richesses locales et l’esprit d’émulation parmi les indigènes. Il faut, dans leur intérêt même, séparer les vainqueurs des vaincus. On conçoit que les conseils municipaux des grandes villes, ordinairement formés de treize membres, puissent admettre, comme représentans de la population musulmane, le cadi, le pacha et ses kiaias auprès de l’évêque et des staréchines ou primats chrétiens ; mais, dans les petits villages habités seulement par les Bulgares, il est illégal, il est odieux que le conseil communal ne puisse s’assembler sans être présidé par un Turc envoyé du pacha.

Les Turcs montrent le même mépris du droit naturel vis-à-vis des assemblées provinciales, où toutes les communes du district sont invitées à envoyer leurs députés pour délibérer sur les intérêts communs, sur les routes et les ponts à construire, sur la répartition de l’impôt et des travaux publics de la province. Là encore le président et les secrétaires sont des délégués du pacha, qui forcent par la crainte les staréchines à voter dans l’intérêt exclusif des Turcs, et légalisent ainsi les mesures les plus vexatoires ; ce qui réduit la prétendue égalité entre Turcs et chrétiens à une nouvelle forme d’esclavage des raïas, plus ironique et plus insultante que la première. Les Bulgares ont perdu en réalité leurs diètes provinciales aussi bien que leurs conseils communaux, et cependant ces institutions, depuis le hatti-chérif, ont légalement le droit d’exister. C’est aux Bulgares d’en obtenir le rétablissement par l’énergie de leurs réclamations, et de faire substituer dans leurs villages aux kiaias turcs des staréchines de leur sang et de leur choix. Cette réorganisation municipale n’altère en rien les droits du sultan. Il ne s’agit point d’élever les Bulgares sur la même ligne de liberté que les Serbes : ce serait folie d’y songer ; mais on peut demander aux Turcs, au nom de leur propre grandeur, d’accorder aux raïas une existence tolérable, qui fasse cesser les continuelles révoltes des Slaves de Bulgarie, d’Albanie et de Bosnie, un système qui éteigne la guerre en séparant les combattans.

Cette organisation pacificatrice assure aux communes le droit de percevoir par leurs propres délégués les impôts qu’elles ont à payer. Tant que les percepteurs arméniens pourront s’installer dans les villages, aucune propriété privée ne sera garantie, et le commerce sera par là même impossible. La raison qui empêche le Bulgare d’accepter nos produits pour prix de ses denrées, c’est l’incertitude de la possession : il peut enfouir de l’argent, mais il ne peut cacher avec la même facilité des objets de luxe ou d’usage domestique, qui n’ont de valeur qu’autant qu’on s’en sert en famille. Cette crainte continuelle de l’avanie vient de la présence des intendans arméniens et des juges turcs dans les villages. Si une fois les communes bulgares s’administraient elles-mêmes, percevaient et livraient leurs impôts sans intervention d’agens fiscaux musulmans, la sécurité appellerait les arts et le luxe.

Il importe d’ailleurs de diriger l’instinct qui porte les Bulgares à se répandre hors de leur territoire, et le commerce seul peut atteindre ce but en organisant des intérêts d’émigration plus grands sur un point que sur un autre. Une association de marchands ayant sa banque ou caisse d’épargne placée à l’étranger, à l’abri de la rapacité turque, et son principal comptoir aux bouches de la Maritsa et du Strouma, étendrait bientôt ses relations dans l’intérieur des provinces ; elle réussirait ainsi à diriger vers la mer Égée une partie du commerce et des produits des Balkans. Dès que cette société, en échange des matières brutes livrées par elle, serait en état de demander comme paiement à ses correspondans européens des produits manufacturés, elle attirerait nécessairement un grand nombre d’armateurs. La seule facilité des échanges mutuels pousse nos navires à aller jusqu’en Russie acheter ces matières premières que le Bulgare offre à un prix beaucoup plus bas, mais pour de l’argent comptant.

Une autre conséquence de l’émancipation sera la réforme de l’épiscopat. Les évêques actuels sont tous Grecs de naissance et non Bulgares. Ces prélats traitent leurs ouailles en peuple conquis, levant sur elles des impôts sacrés non moins lourds que ceux de l’infidèle, et qui ne sont pas exigés avec moins de cruauté. Pour rendre intolérable enfin la position de ces évêques qui ont acheté leur charge des Turcs, le raïa ne doit point se lasser de protester contre une honteuse simonie. Il peut adresser au sultan et au patriarche des pétitions couvertes de milliers de signatures, qui demandent des évêques indigènes et pour chaque ville un chapitre épiscopal bulgare. La vente à l’enchère des évêchés à Constantinople est une ignominie que les Slaves ne doivent plus souffrir.

On voit combien l’avenir de la patrie se rattache étroitement pour les Bulgares à la question des libertés municipales. Sans doute on objectera que ces libertés, loin d’être contenues dans le hatti-chérif de Gulhané, sont contraires à cette charte, expression de la nationalité ottomane, qui ne peut se tourner contre elle-même. Mais la souveraineté de la Bulgarie appartient à la seule maison d’Othman, et non au peuple turc pris collectivement ; ce peuple doit tout au plus se regarder comme souverain dans les régions qu’il habite et cultive, et non au-delà. Il ne s’agit donc pas de demander aux Turcs l’abdication d’un droit dont ils n’ont jamais joui. Les peuples qui, dans leurs cruelles dissensions, ont dû jadis se soumettre au sultan, entendaient bien n’avoir que lui seul pour souverain. Ainsi, qu’on se place même au point de vue des sultans, qu’on admette comme légitime leur conquête : la déclaration par laquelle les raïas et les Turcs sont égaux devant Abdoul-Medjid, sous peine d’être un sophisme, signifie nécessairement que, tout en restant Slaves et Grecs, les raïas deviennent les égaux des Turcs, et obtiennent comme tels les mêmes droits que les Ottomans.

De singuliers rapports existent entre l’état des Bulgares et celui d’un peuple qui excite en ce moment les sympathies du monde entier, le peuple irlandais. C’est en Bulgarie comme en Irlande le même genre d’oppression civile et ecclésiastique. Comme les Irlandais, les Bulgares sont sujets d’un souverain qui affecte de les protéger contre ses ministres, et contre une aristocratie insolente et cupide qui, professant une religion étrangère, va consommer loin du pays le fruit de ses dîmes et du labeur des habitans. Comme les Irlandais, les Bulgares peuvent appuyer leur opposition légale sur le texte d’une charte à laquelle leurs maîtres sont également soumis ; ils peuvent demander au sultan justice contre ses ministres, et vengeance contre ses pachas par des pétitions de plus en plus nombreuses, et au besoin par la résistance aux iniques fermiers du fisc. Dans ces luttes, le sultan, comme le souverain d’Angleterre, tâchera toujours de soutenir l’opprimé. Mais, s’il arrivait que le souverain, trop circonvenu par les siens, ne pût suivre sa politique personnelle, et que les opprimés fussent forcés d’en venir à une juste et sainte insurrection, la Bulgarie a des ressources qui manquent à l’Irlande ; elle a ses mœurs primitives, sa nature vierge, l’admirable position du Balkan, ses cimes à la fois inaccessibles et fertiles, où des insurgés même bloqués pourraient s’alimenter des produits du sol et se défendre durant des siècles.

Pour les nations opprimées qui veulent s’affranchir, il n’y a que deux rôles, celui de l’Irlande ou celui de la Circassie. Les Bulgaro-Serbes peuvent heureusement prendre à la fois ces deux rôles ; ils peuvent, en Bulgarie, faire de l’agitation légale à la manière des Irlandais, et se battre comme les Tcherkesses dans les montagnes slaves de Bosnie, d’Albanie et du Monténégro. Passe, dira-t-on, pour le dernier moyen, c’est celui qu’ont adopté les haïdouks serbes, et ils ont déjà réussi à former deux états indépendans qui, secondés par des dynasties populaires, trouvent dans les clans libres d’Albanie des alliés audacieux toujours prêts à les soutenir contre leurs agresseurs ; mais les pauvres et pacifiques Bulgares, qui n’ont pas encore d’organisation nationale, pourront-ils s’organiser jamais ? L’orgueil turc n’y mettra-t-il pas sans cesse de nouveaux obstacles ? Toutes leurs manifestations populaires ne seront-elles pas méprisées par les pachas ? Quand même elles le seraient, les knèzes et les staréchines du Balkan ont un moyen sûr de forcer la Porte à leur prêter l’oreille : c’est de se montrer les plus fidèles sujets du sultan, de lui présenter un système d’administration indigène plus avantageux au trésor impérial que celui qui repose sur l’esprit de concussion et de rapine des vieux Osmanlis ; c’est enfin de conduire l’agitation légale avec une telle prudence, qu’en aucun cas ni le sultan ni l’Europe n’aient intérêt à prendre parti contre les agitateurs pour des pachas décriés.

V.

Les Turcs évidemment ne doivent plus songer aujourd’hui à étouffer la nationalité bulgaro-serbe, qu’ils n’ont pu détruire au temps de leur plus grande puissance. Il ne leur reste désormais qu’à rivaliser de patriotisme et d’activité avec les raïas, s’ils ne veulent être absorbés un jour par la société chrétienne. Une guerre avec les Slaves ne durerait, pour les Turcs, que le temps de mourir, et c’est pour leur ôter jusqu’au désir de se défendre ainsi que les Bulgares désarmés et raïas, tout en restant fidèles à la Porte, doivent se lier intimement d’intérêts avec les Serbes armés et libres. Cette union existe déjà moralement, quoique ni les uns ni les autres ne l’aient assignée comme but à leurs efforts. Fréquemment la Bulgarie envoie des députations à Belgrad pour exposer au sénat de Serbie le tableau de ses souffrances et des persécutions turques. Des milliers de réfugiés bulgares habitent la principauté serbe, où ils jouissent de tous les droits civiques. À la vérité, les rapports entre les deux peuples n’ont été jusqu’ici que des liens de sympathie, motivés par l’analogie de leur langue, de leur origine, et par leur dépendance du même souverain ; mais le temps est venu où des relations plus sérieuses vont nécessairement se former, que le sultan le veuille ou non, entre tous les Slaves de son empire. C’est aux Turcs d’empêcher que ces relations ne deviennent fatales au trône de Stambol ; elles seraient surtout menaçantes, si, interdisant en quelque sorte aux Bulgares la conscience d’eux-mêmes, les Turcs prétendaient ne leur laisser que le choix des tyrans. En s’abandonnant alors avec une servile apathie à la direction des chefs serbes, les raïas provoqueraient chez ces pâtres guerriers et ambitieux le désir de les subjuguer, de les employer pour labourer leurs champs, et d’en faire des instrumens de leur grandeur.

Les Turcs n’ont qu’un moyen de paralyser ce que l’influence serbe parmi les raïas slaves aurait d’hostile pour eux comme pour les Bulgares : c’est d’enlever à ces derniers tout désir de changer de maîtres. Ils y réussiront sans peine en réorganisant les communes, le clergé, le commerce de la Bulgarie, et en aidant ces montagnards à rivaliser avec leurs frères serbes de puissance et d’activité. De cette manière, les Turcs se sauveront eux-mêmes et rétabliront entre les deux peuples slaves un équilibre qui permettra au sultan de garder sa souveraineté. Mais, pour qu’un accord durable puisse s’établir entre le sultan et les Bulgares, il faudrait à ceux-ci un intercesseur, un avocat, près de la Porte. Par leurs continuels abus de pouvoir, les pachas se sont rendus incapables d’opérer une conciliation. À défaut de garanties intérieures, les Bulgares continueront de chercher hors de l’empire une protection trompeuse ; ils devront invoquer le tsar russe, si on s’obstine à leur interdire l’appui de la Serbie, qui se trouve, heureusement pour les Bulgares et pour les Turcs, placée dans l’empire même : position vraiment providentielle. En effet, le prince des Serbes est vassal du sultan ; s’il reçoit de la Porte mission officielle de surveiller les pachas de Bulgarie et de dénoncer leurs concussions, ce n’est qu’une hiérarchie qui remonte à son principe. Le kniaze serbe n’abuserait pas impunément de son droit de protection, puisque le sultan peut le citer comme félon à son tribunal, et la Porte jouirait d’une initiative bien plus sérieuse que si les Bulgares, au lieu de reconnaître pour protecteur le kniaze serbe, reconnaissaient, ne fût-ce que secrètement, le tsar moscovite.

Par cette combinaison, la Serbie, devenue protectrice, augmenterait sa stabilité de tout l’appui moral que lui prêteraient ses protégés. Les deux peuples, se servant l’un à l’autre de rempart, marcheraient, forts de leur mutuelle solidarité. Capable dès-lors de secouer le joug moscovite, la Serbie se développerait de plus en plus en dehors du cercle d’action de la Russie, et se rapprocherait de Constantinople. Quoiqu’il semblât mutiler sa couronne par cette concession faite aux Bulgares, le sultan augmenterait réellement son pouvoir de tout ce qu’il enlèverait aux agens russes d’influence officielle et secrète sur huit millions de Slaves. Que la Porte, au contraire, se refuse à ces concessions libérales, le refus aura pour conséquence d’obliger enfin les Serbes et les Bulgares, isolés et oubliés de l’Europe, à voir tous ensemble dans la Russie leur protectrice commune. Ainsi, la Porte, en voulant trop garder, risque de tout perdre.

Si l’intervention diplomatique de la Serbie et la réforme communale continuaient de leur être refusées, et s’ils ne trouvaient dans le tsar qu’un oppresseur, il resterait encore aux Bulgares une ressource dernière, mais violente et désespérée, la guerre de haïdouks. Ils devraient alors principalement s’unir aux montagnes indépendantes de l’Albanie et de la Bosnie. Ces prétendus repaires de brigands, n’étant reconnus par aucune puissance et liés par aucun traité, offrent aux Bulgares des renforts et des refuges assurés contre tous leurs ennemis. Quelle guerre, dira-t-on, pourraient faire ces peuples sans artillerie, sans magasins, sans officiers qui comprennent les manœuvres régulières ? Mais ici la guerre régulière est impossible. La seule stratégie applicable dans les montagnes gréco-slaves, comme dans les pays caucasiens, sera toujours la stratégie orientale, le système antique. Les plus savantes et les plus formidables combinaisons d’attaque peuvent être déjouées dans les Balkans par une simple embuscade de haïdouks. Ici l’artillerie embarrasse plus qu’elle n’aide ; cent carabines, dominant une de ces gorges à pic qui souvent ferment toute une province, et où les hommes ne peuvent s’avancer qu’un à un, rendront quelquefois plus de services que cent canons. Partout où les régimens ne peuvent combattre en masses serrées, la bravoure personnelle recouvre tous ses droits ; il ne s’agit plus que d’une lutte d’homme à homme, et dans cette lutte qui se vantera de terrasser le Slave d’Orient ? La Russie elle-même se gardera bien de relever ce défi ; elle continuera de s’avancer en Orient par des intrigues et des promesses. Quant aux autres puissances, si elles voulaient poursuivre par la force ouverte leurs plans d’agrandissement aux dépens des Slaves de Turquie, ce serait en vain qu’elles se confieraient à la supériorité de leur tactique militaire.

Il faut que le sultan imite la sagesse des anciens empereurs grecs, toujours si profonde, même aux époques d’abâtardissement. Quelle cause fit subsister Byzance durant tant de siècles en dépit de l’islamisme et des Latins conjurés contre elle ? Ce fut le secours des Slaves, ce furent les colonies de pâtres et de laboureurs slaves qui incessamment renouvelaient la population de ses provinces épuisées. Loin d’exclure, comme fait le sultan, ces étrangers de la milice, les empereurs grecs en composaient leurs plus braves légions, leurs gardes du corps et les gardes des frontières ; loin d’exiger d’eux le tribut, ils le leur payaient en récompense de leurs services militaires. Plus tard, quand Byzance fut tombée pour s’être aliéné ces peuples, ce fut encore avec leur aide que les sultans firent face à l’Europe entière, et maintenant l’empire turc ne peut échapper à sa ruine qu’en ralliant à sa cause ces anciens auxiliaires, dont il avait cru, dans son ingratitude, pouvoir faire des ilotes.

L’union bulgaro-serbe renferme dans son sein les populations les plus belliqueuses de l’Orient. Même en ne comptant que sa jeunesse, la principauté de Serbie peut mettre en rang 30,000 soldats, et le Monténégro 20,000. La Bosnie a toujours été taxée à un contingent de 40,000 hommes ; celui de l’Albanie est encore plus considérable ; ce qui donne un résultat de 130,000 soldats pour la seule nation serbe et ses annexes. Il est vrai que, par son caractère pacifique, la nation bulgare, quoique beaucoup plus nombreuse, serait peu disposée à offrir à l’union plus de 80,000 hommes. On doit donc, au minimum, évaluer à 200,000 guerriers les forces slaves disponibles pour ou contre le sultan, selon qu’il sera pour ou contre l’émancipation des raïas, et l’on peut affirmer que, dans une guerre pour la défense de leurs foyers, le chiffre des combattans bulgaro-serbes s’élèverait sans peine à 400,000. Si on leur rend enfin une patrie, ces braves se sentiront plus intéressés que les Turcs même à repousser l’invasion étrangère du Danube et des Balkans. En effet, le musulman d’Asie, transporté dans les forteresses de la Bosnie et du Dobroudja, que perdra-t-il personnellement à ce qu’elles tombent entre les mains de l’Autriche et de la Russie ? Mais le Bosniaque, mais le Bulgare sentira que ces forts et ces monts sont le rempart de sa race, et, pour les sauver, il deviendra, s’il le faut, haïdouk. En défendant les frontières impériales, il défendra sa ville, sa chaumière, le berceau de ses enfans, dont l’intérêt sera devenu inséparable de l’intégrité de l’empire.

L’avantage d’un tel boulevard pour couvrir le Bosphore du côté de la terre vaut bien quelques concessions de la part du souverain de Constantinople. La position de sa capitale, alimentée par le Balkan, lui permet d’ailleurs d’assurer à ces montagnards des débouchés commerciaux et des gages de prospérité que dans l’état actuel aucune autre puissance d’Europe ne saurait leur offrir. Dès que le Turc, renonçant à exploiter le Slave, lui aura rendu ses antiques libertés communales, l’industrie éteinte se ranimera, des villes florissantes s’élèveront dans les déserts ; l’activité sociale, aujourd’hui concentrée dans Stambol, débordera sur les provinces, et, coulant à pleins bords, inondera la plus belle péninsule du monde.

Veut-on perdre la monarchie d’Othman, qu’on garde le statu quo, il ne faut rien de plus au cabinet moscovite ; veut-on la sauver, qu’on groupe les raïas autour de la Porte, qu’on organise l’état de manière à ce qu’ils y soient représentés ; qu’on leur rende une patrie ; que l’état ne soit pas seulement turc, mais encore grec et slave ; que chaque race enfin trouve son propre intérêt à rester fidèle au trône et à l’appuyer : sans cela, le mécontentement de chacune d’elles minera sourdement le travail des autres et empêchera toute régénération. L’intégrité de cette monarchie est une question vitale pour l’Orient, et le démembrement de la Turquie ouvrirait au sein de l’Europe une plaie encore plus profonde que le partage de la Pologne. Au lieu de démembrer, il faut régénérer, remettre en activité tous les élémens de force dédaignés jusqu’ici par l’ignorance et le fanatisme ; il faut que le hatti-chérif de Gulhané cesse d’être un mensonge, et que les chrétiens aient enfin l’égalité politique aussi bien que l’égalité civile. Ceux à qui la Russie fait croire que la civilisation chrétienne ne pourra s’épanouir sur ces rivages sans en bannir les musulmans sont dans une déplorable erreur. L’expulsion des musulmans ne ferait qu’agrandir le désert ; ils sont devenus si peu nombreux qu’ils ne peuvent plus inquiéter. Laissons Osmanlis et chrétiens s’organiser, chacun suivant ses rites et ses lois : le peuple que la civilisation laissera en arrière ne sera-t-il pas tôt ou tard dépossédé de la puissance par le fait même de son infériorité morale ? Que les Gréco-Slaves aient la patience d’attendre, et avec les lumières, la force de l’empire passera dans leurs rangs ; les cités et les ports qu’ils élèvent feront peu à peu déserter ceux de l’islamisme ; l’armée, la flotte, le conseil, et finalement le trône, deviendront nécessairement chrétiens.

Sans doute, comme disent les Turcs eux-mêmes, l’Europe est ghiaoure ou chrétienne, l’Asie seule est à l’islam ; mais pour gage de bienvenue en Asie, où sont tolérés tant de millions de chrétiens que l’islamisme tout-puissant pourrait exterminer, l’Europe fera bien de garder généreusement chez elle quelques tribus musulmanes. Ces tribus ne s’élèvent pas à deux millions d’hommes, la plupart slaves et albanais, par conséquent européens de pur sang. Si vous les exilez de leur patrie, où iront-ils chercher des frères ? Cette politique est celle de la haine ; plus humains que leurs prétendus protecteurs, les raïas eux-mêmes la repoussent. Ce qu’ils demandent, c’est qu’il leur soit permis de sauver l’empire en sauvant leur propre nationalité. Ils demandent la conservation et l’ordre ; ce que les diplomates soutiennent, c’est le désordre, l’avanie, la terreur, qui tôt ou tard nécessiteront, comme remède, l’application de leur vieux système du partage de l’Orient, et dans ce partage, s’il avait lieu, ils essaieraient en vain d’enlever à la Russie la part du lion.

Autrefois, dans les siècles de la force brutale, on voyait de petits peuples vivre sous l’égide de leur gloire et de leur courage, respectés par les grandes nations. Aujourd’hui, dans le siècle du droit commun, un peuple ne peut plus vivre que quand il a prouvé qu’il saurait résister seul à tous les autres. Pour qu’il se relève de son oppression, il faut qu’il puisse s’affranchir en quelque sorte malgré l’Europe, qu’il puisse agir en dépit de tous les cabinets du monde civilisé. Heureusement il n’existe de nos jours aucune nationalité mieux en état que celle des Bulgaro-Serbes de braver l’anathème des cabinets. Défendus par leurs rochers, leurs forêts, leurs mœurs austères, ils seraient inexcusables d’invoquer des protecteurs étrangers, de s’inquiéter des menaces et des ultimatums austro-russes. Qu’ils ne défient personne, mais qu’ils restent fermes dans la défense des droits que leur ont assurés des traités solennels.

Ces Bulgaro-Serbes, disent les hommes d’état, sont des enfans que le cabinet de Pétersbourg mène à son gré, des barbares qui conspirent contre les traités auxquels ils doivent leurs premiers droits, et qui mettent en danger la paix du monde en sapant le trône du Bosphore. Les journaux même de l’opposition, secondant à leur insu le plan des diplomates, ne cessent pas de dénigrer ces peuples en les accusant, malgré tant de preuves du contraire, d’être les complices des Moscovites. À en croire ces feuilles obstinées dans leurs erremens, les Serbes ne peuvent marcher que dans les voies de la Russie, et les deux insurrections bulgares de 1838 et de 1840 n’auraient été que le fruit d’intrigues ourdies sur la Néva. Heureusement les Bulgaro-Serbes n’attendent leur salut ni des journalistes ni du tsar. Ils ont leur tsar à eux, qui est le sultan, et, comme ils sont prêts à combattre des pachas concussionnaires, ils sont prêts aussi à défendre en toute circonstance la cause de la Porte. Les Bulgaro-Serbes comprennent aujourd’hui tous les avantages d’une intime union avec l’Osmanli, et leur haine, naguère si violente contre le Turc, s’est éteinte faute d’aliment. Les chefs serbes du Danube, depuis l’expulsion des Obrenovitj, se sont tous ralliés spontanément aux Turcs contre la Russie ; par malheur c’est la Porte qui manque de résolution en ce moment ; après avoir encouragé ses tributaires slaves, elle montre moins d’énergie qu’ils n’en déploient eux-mêmes pour résister aux exigences moscovites. En voyant l’émancipation de la Serbie arriver si rapidement à de tels résultats, quel Ottoman ami de son pays serait assez aveugle cependant pour refuser son approbation à toute mesure qui étendrait la sphère d’action des Serbes en plaçant sous leur influence le développement moral et industriel des Bulgares ?

Il est inconcevable que la diplomatie européenne, qui prétend s’efforcer en Perse, en Chine, en Amérique, de créer des digues contre la Russie, ne voie pas l’avantage immense qu’elle pourrait tirer de l’état actuel des Slaves du Danube. Malheureusement c’est de concert avec l’Autriche que les cabinets d’Angleterre et de France surveillent et jugent les questions slaves. Or, l’Autriche ne peut voir sans jalousie les Bulgaro-Serbes se rapprocher des Turcs, mouvement qui ne tend à rien moins qu’à restituer aux Orientaux la meilleure moitié du Danube. On attendra vainement de cette puissance qu’elle change son système d’étouffement sur le Danube et favorise les Bulgaro-Serbes, car il s’agit pour elle de conserver le fleuve qui nourrit Vienne et de maintenir sous le joug ses provinces slaves, sur lesquelles la liberté des Bulgaro-Serbes exercerait une influence contagieuse. L’Autriche, en outre, a peu de fabriques, et le littoral hongrois du Danube est déjà plus que suffisant pour fournir les produits bruts mis en œuvre par l’industrie autrichienne ; ainsi, les matières premières des pays bulgaro-serbes ne lui sont qu’une surcharge qu’elle achète au rabais et presque à titre d’aumône. Toutefois, comme la possession morale du Danube est pour elle une question d’existence politique dans la situation contre nature que lui a faite le congrès de Vienne, elle est forcée, même sans pouvoir les faire vivre, de peser de tout son poids sur les peuples danubiens. Une telle confiscation de toutes les ressources d’un pays au profit d’une puissance qui ne les exploite pas est un acte inhumain, et la presse française devrait le flétrir, au lieu de l’encourager, ainsi qu’elle le fait tous les jours dans le vain espoir d’obtenir les limites du Rhin, en poussant l’Allemagne vers l’Orient, comme si le moyen d’affaiblir son ennemi sur un point était de le renforcer sur un autre.

Quant à l’Angleterre, elle n’a, il est vrai, d’intérêt opposé aux peuples de la péninsule orientale qu’à cause de son marché de Corfou. Son hostilité s’est donc tournée jusqu’à présent contre les Grecs, sans s’inquiéter beaucoup des Slaves, qui ne touchent que très indirectement, par leurs colonies albanaises, aux comptoirs britanniques. La France seule, en prenant une attitude plus décidée vis-à-vis de l’Orient, pourrait entraîner l’Angleterre dans une voie plus libérale ; mais tant que la France s’obstinera dans son inaction, l’Angleterre, qui veut et qui doit agir, sera poussée vers la Russie. Elle cherchera à s’entendre avec le tsar pour le partage définitif du monde, et on comprend que le sacrifice des Bulgaro-Serbes soit le résultat d’une telle combinaison.

Depuis qu’il n’occupe plus l’Italie et la Dalmatie, le gouvernement français ne saurait avoir aucun avantage à comprimer l’essor des Gréco-Slaves ; loin de là, leur régénération créerait pour notre commerce la diversion la plus utile, en paralysant le développement industriel et maritime des puissances allemandes, qui nous ont déjà enlevé les branches les plus productives de l’exportation en Orient. Mais, pour reconquérir le terrain perdu, il ne faut pas s’allier avec ceux même qui nous l’ont pris, et les hommes d’état de France, à l’exemple de ceux d’Angleterre, tâchent aussi de conclure avec l’Autriche et la Russie leur grand traité de partage. Ils concèdent au tsar Constantinople et la Turquie d’Europe ; les Bulgaro-Serbes, cette avant-garde indomptée de la liberté slave, cette sentinelle audacieuse qui veille sur l’avenir social d’une race de quatre-vingts millions d’hommes, nos diplomates l’abandonnent avec dédain à l’influence austro-russe. Pourquoi ? Pour que le tsar daigne permettre à la France de rester la protectrice unique des Maronites et des catholiques latins, c’est-à-dire de cinq à six cent mille hommes dispersés dans le vaste Orient, où ils vivent comme des étrangers, sans nationalité, au milieu de leurs frères chrétiens !

On le voit, le débat sur tous les intérêts slaves se concentre de plus en plus entre la Russie et ceux qu’elle veut écraser. L’Europe semble prête à laisser résoudre sans son intervention cette grande querelle, qui n’est à ses yeux qu’une lutte de serfs et de seigneurs. Croit-elle qu’il lui soit désormais impossible d’intervenir, qu’elle est devenue trop faible pour résister au grand empire ? Mais le petit peuple serbe a bien osé lui résister, et, après une année entière de menaces et de négociations pour rétablir la dynastie créée et garantie par son influence, la Russie a dû ratifier l’expulsion des Obrenovitj. Elle a dû reconnaître le prince, choisi malgré elle par les Serbes, n’exigeant pour prix de cette grande concession qu’une prétendue réélection par un simulacre d’assemblée que la nation même a refusé de reconnaître. La Russie n’est donc point aussi forte qu’on se l’imagine dans ces Balkans dont la possession a plus d’importance pour elle que la possession même de Constantinople. Souveraine des Balkans, en effet, la Russie bloque, affame et annule Constantinople ; maîtresse du Bosphore sans posséder les Balkans, elle est annulée dans sa propre conquête, et tôt ou tard réduite à l’évacuer avec honte.

On comprend maintenant l’importance de l’union bulgaro-serbe ; c’est à elle qu’il appartient de défendre les Balkans contre la Russie. Mais elle a une autre tâche non moins grande à accomplir : après avoir protégé Constantinople contre les Russes, elle doit lui rendre toute sa puissance d’autrefois, en préparant la grande confédération de peuples tant asiatiques qu’européens, dont le Bosphore fut de tout temps le centre politique. À cette condition seule, les côtes classiques de l’Archipel, si bien nommé par les Slaves la mer Blanche, c’est-à-dire la mer libre, verront se nouer un jour l’amphyctionie gréco-slave, qui unira les membres divers d’un corps immense de nations. Cette amphyctionie ne sera qu’une conséquence de l’union serbo-bulgare à laquelle les Turcs sont inévitablement rattachés par leurs plus grands intérêts. Après avoir été long-temps des arbitres entre l’Asie et l’Europe, les Turcs sont encore des intermédiaires entre l’islamisme et le christianisme. Pour garder cette position, ils ont besoin d’inspirer aux deux sociétés une confiance égale, et ce n’est pas en refusant aux raïas l’émancipation civile qu’ils obtiendraient leur confiance. Ils le savent : aussi n’a-t-on pas à craindre leur opposition ; ils n’entraveront la renaissance sociale des raïas que si la Russie les y force, et, s’ils osaient alors combattre les raïas par le glaive sans l’aide d’armées étrangères, ce serait leur dernier jour. On se tromperait en croyant qu’une lutte désespérée des raïas slaves ne serait pas plus décisive pour l’Orient que la lutte des raïas grecs. Qu’on réfléchisse que les Bulgaro-Serbes sont huit fois plus nombreux que les sujets du royaume actuel de la Grèce. Une invasion et la prise de Constantinople par les Russes ne feraient qu’ajourner pour un temps meilleur la coalition libératrice des Serbes et des Bulgares. Tant que ce fait primitif et inhérent à la nature même des deux peuples n’aura pu devenir un fait légal et public, l’agitation continuera de se propager dans l’ombre, et la question d’Orient ne sera pas résolue.


Cyprien Robert
  1. Voyez les livraisons des 1er février, 1er juin, 1er août, 15 décembre 1842, 1er mars et 1er mai 1843.