Le Monde marche, Lettres à Lamartine/III

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III

Elle était digne pourtant de votre grand âme, ô mon maître cette doctrine de bonté qui dit à tout homme penché ici-bas sur son sillon :

Travaille, c’est la loi ; mais rappelle-toi en travaillant que l’humanité dont tu fais partie, atome d’une minute, est une immense et perpétuelle collaboration. Quand tu es venu au monde, à cette date du temps, tu as trouvé, rangé autour de ton berceau, l’immense mobilier intellectuel et matériel de toutes les inventions et de toutes les richesses de la civilisation. D’autres avaient donc fait ces choses avant toi et pour toi, à leur insu, puisqu’ils te les ont transmises pour ton usage. Grâce à ce legs anonyme de milliers de générations apparues autrefois, disparues, tu penses aujourd’hui, en un tour d’horloge, six mille ans de pensées, et tu participes au sortir de ton berceau à six mille ans d’épargnes.

Eh bien ! par toutes ces découvertes de nos pères inconnus, replongés dans la nuit ; par toutes ces richesses gratuites accourues, en quelque sorte, à ta rencontre, du fond des siècles passés, rends à l’humanité, dans ta mesure, ce que l’humanité t’a donné à ta naissance ; paye la dette de l’ancêtre, mets à la masse, apporte-lui ton contingent d’œuvres et d’idées.

Car les œuvres, car les idées sont comptées, et, petites ou grandes, l’avenir les retrouvera toutes dans l’inventaire de son héritage. Les hommes, sans doute, ont beaucoup souffert pendant leur rude pèlerinage à travers l’histoire, et souffrent encore par indigence ou par ignorance, mais chaque jour la somme de travail à faire pour vaincre cette double misère du corps et de l’esprit diminue de toute la somme du travail déjà fait depuis le jour de la Genèse.

Or, le travail, ainsi accumulé à l’infini sur le travail, constitue le capital social de l’humanité. Ce capital, toujours grossissant d’heure en heure par le simple fait de l’activité humaine, constitue le phénomène historique du progrès. Le progrès, voilà le rédempteur, en détail, j’en conviens, mais enfin le rédempteur de toute sujétion ou de toute impuissance. Qu’importe le mal après cela ? Il est assurément. Mais il est de moins en moins ; accident de passage, ou plutôt aiguillon de notre destinée. Si le passé en a toujours eu raison jusqu’à ce jour, pourquoi l’avenir manquerait-il de parole au passé ? Courage donc, mon fils, et à l’œuvre ! Prends confiance dans la logique du temps, rentre en grâce avec la Providence. Dis-toi toute ta vie que chaque coup de pioche, que chaque éclair de ton front ira indéfiniment, après t’avoir nourri et illuminé le premier, racheter de siècle en siècle une autre génération de la servitude du besoin et l’élever à la dignité de la pensée.

Mais non ; cette doctrine si pieuse au fond, si consolante, si affable, si miséricordieuse pour cette vie de labeur, puisqu’elle donne un but à toute chose, un prix à toute action, vous la prenez en impatience, vous l’homme patient entre tous par le sentiment de votre force ; vous la traitez avec rudesse, vous l’homme indulgent jusqu’à la mansuétude. Vous l’appelez une utopie. Passe pour une utopie. Mais vous l’appelez encore une absurdité. Ici je vous arrête avec tout le respect que je dois à votre parole. Une idée peut être une erreur, disait, en pareil cas, Jean-Jacques Rousseau à Christophe Beaumont, elle n’est pas nécessairement pour cela une absurdité. L’absurdité, d’ailleurs, est une monnaie précieuse. On a trop souvent l’occasion de la dépenser dans la vie pour la répandre ainsi à tout propos sur son passage. Et nous, ses croyants, ses apôtres, le mot est dit, nous souffrons assez, pour reprendre tous nos droits ; nous, les damnés de cette minute-ci, les reniés, les proscrits, les suppliciés, voyez donc sur nos corps les traces encore saignantes de nos blessures. — Vous nous appelez les rêveurs incorrigibles, les endormis du siècle, et vous nous comparez, sur la foi d’un brahmane, aux soufflets de forge, qui auront tout au plus respiré, mais qui n’auront pas vécu.

Je dors, oui, mais debout. Vous m’accorderez bien au moins la vérité de mon attitude. Ma conviction est une chimère, je le veux encore ; mais chimère pour chimère, puisque, de votre propre aveu, l’avenir est le grand peut-être du philosophe, que prophétiser c’est nécessairement rêver, j’aime mieux encore la prophétie qui dit au malheureux Lève-toi ! et qui, à côté de son malheur, installe l’espérance ; l’espérance, vous entendez, cette fille du ciel encore plus que la prière, cette première vertu de l’être appelé à quelque chose de plus haut que le présent, cette première entrée de l’âme, dès cette vie, dans sa patrie d’immortalité.

L’homme le plus grand, après tout, — vous vous reconnaîtrez peut-être au signalement, — est l’homme qui, injurié ou applaudi, compris ou méconnu, agit le plus à long terme, tire le plus à lui l’humanité, met le plus l’idée de perpétuité dans son œuvre, et jette au besoin son œuvre par-dessus les siècles à la postérité, comme le naufragé, en sombrant, jette son testament pardessus les vagues au rocher du rivage.

Et qu’est-ce donc que la gloire, cette part sainte du génie, votre part à vous le premier, sinon une prise de possession de la durée ? L’homme, au contraire, tombé le plus bas, est celui qui agit le plus à courte échéance, qui vit tout entier dans le quart d’heure, qui flotte à chaque vent, qui va, qui vient sans autre raison d’aller et de venir que l’explosion instantanée de la sensation, qui vend le matin la tente où il a dormi la nuit, sans songer un instant qu’un nouveau tour de terre sous son pied va ramener l’ombre sur sa tête, et avec l’ombre la nécessité du sommeil.

Le vice n’est pas autre chose que cela ; interrogez-le à ce point de vue, et vous verrez qu’il est toujours le sacrifice de l’idée du lendemain à la pensée du moment. Retrancher à l’humanité sa perspective, c’est donc lui retrancher la sollicitation à l’activité. Quand le voyageur voit la montagne à pic dressée sur son passage, il murmure en lui-même : À quoi bon ! et il tombe de découragement sur le chemin.

La peste descend sur cette ville dans un vent de colère et frappe dès le premier jour une telle dîme sur la population, et jette et emporte pêle-mêle tant de vies dans le tombereau, que tous, hommes et femmes, croient du coup toucher à leur dernière journée. Puisqu’il faut mourir, mourons. Gagnons le néant de vitesse. Tirons encore une dernière joie de ce corps que nous allons perdre sans retour. Et les vins coulent au chevet du père mourant, et les lampes du festin brûlent jusqu’au lever du soleil, à côté du cadavre à peine refroidi du frère, de la sœur, du proche ou de l’ami, et tous, hommes et femmes, marchent au-devant de la mort la main dans la main, le front couronné des roses souillées de l’orgie. Est-ce une histoire de fantaisie que je vous raconte là ? non, c’est l’histoire d’Athènes, l’histoire de Florence, l’histoire de Marseille au siècle dernier. Dans cette ville, sur cent mille âmes, on n’a pu retrouver que trois exemples de vertus. Si nous avions la certitude, par impossible, que demain l’an mil va venir et la terre rentrer dans l’abîme, vous verriez aussitôt les hommes rompre les rangs, et pendant les vingt-quatre heures de sursis, mettre les sociétés au pillage. Qui dit moralité dit confiance à la durée, et qui dit confiance à la durée dit espérance. C’est la voix du progrès.

Le choix du rêve sur le sort de l’avenir n’est donc pas indifférent pour notre conduite dans cette vie. Car nous agissons tous ici-bas selon que nous rêvons. Je dis rêve, je devrais dire idéal ; mais je veux rester dans votre hypothèse. Le temps du vrai mot n’est pas encore venu. À ce point de vue, la doctrine du progrès fût-elle une illusion que nous devrions la bénir ; car, en ouvrant à l’homme un champ d’action sans limite, car, en le grandissant, par la pensée, à la taille de l’humanité, car, en lui persuadant qu’il ne fait rien en vain, qu’il ne jette rien dans le temps à fonds perdu, elle l’encourage, elle l’excite à l’amélioration de lui-même, à l’amélioration de son semblable, à l’activité, à la vertu, à la gloire, toutes choses qui ont besoin de compter et qui comptent effectivement sur la durée. J’ai lu quelque part la devise des forts : Spes illorum est plena immortalitatis. Laissez-nous, en grâce, cette espérance pleine d’immortalité. Un homme, n’importe qui, le premier venu, a prédit le mieux, parce que le mieux est l’irrésistible cri de notre nature, et par la contagion de sa croyance il a aidé à réaliser ce mieux dans une certaine proportion. Quand même, plus tard, je ne sais quel Saturne aveugle viendrait briser l’outil dans l’œuvre et semer l’œuvre au vent, celui-là, quel qu’il soit, aura toujours bien vécu. Respect à sa mémoire !

Le progrès n’en est pas moins un rêve, dites-vous. Appelez, rêve le progrès ; je passe condamnation. Ce monde-ci est-il donc si charmant, que nous ne puissions, sous peine d’ironie, en supposer un meilleur, ne fût-ce que pour la justification de la Providence ? Mais si ce rêve influe en bien sur le sort de l’humanité, vous devez y regarder à deux fois avant de le livrer à la risée du parterre. Voyez, cependant. Il y a, au moment où je parle, des hommes qui affirment et des hommes qui nient le progrès. Quelle est, je vous le demande, sur les uns et les autres, l’influence de leurs doctrines ?

Les ennemis du progrès, écoutez-les parler, et ils parlent assez haut, Dieu merci, depuis cette saute de vent appelée réaction. Ne sont-ils pas, à en juger par leurs homélies, les Pharisiens du temps, toujours disposés à faire la nuit sur l’humanité, à regarder la science comme une hérésie, à maudire toute découverte, à répondre non à chaque vérité, à traîner éternellement Galilée par les cheveux, à mettre le bâillon à la pensée, à poser le droit sur la lame d’un sabre, à donner le bras au bourreau, à ramener le peuple à l’esclavage, à ressusciter la caste, à reconstruire le fief, à maudire la révolution, à proscrire la démocratie, à baiser la main du premier Machiavel couronné qui a derrière lui une dynastie et règne à l’ancienneté, à crier à l’homme souffrant, au cadet de la société : Souffre, pleure, je ne te connais pas, je ne t’écoute pas, c’est ton lot, et ton lot à perpétuité, de gémir et de pourrir sur le fumier de la misère. Entre toi et moi entre ta race et ma race, le grand ordonnateur du juste et de l’injuste a tiré une ligne inflexible, une infranchissable frontière. À toi la paille, à moi la soie, à toi l’écuelle, à moi la coupe ; Dieu l’a voulu ainsi de toute éternité. Accepte son décret avec la même résignation que je l’accepte le premier. Après t’avoir créé d’un rebut de limon, il a fermé une porte d’airain sur ta destinée et la destinée de ta postérité jusqu’à la dernière génération, et au sommet de cette porte il a mis l’inscription du Dante : Laissez ici l’espérance.

Maintenant, tournez les yeux d’un autre côté. Voici les hommes de progrès ; ils ne prétendent pas sans doute renouveler la société d’un coup de baguette, ni substituer en un tour de main, par un miracle de leur génie, la science à l’ignorance, l’abondance à la pauvreté. Précisément, parce qu’ils sont les hommes du progrès, c’est-à-dire de la succession, de l’heure après l’heure, de la transformation à mesure, ils croient que la civilisation marche au pas du temps comme la gravitation dans l’espace. Mais ils marchent avec elle, mais ils lui donnent la main pour l’aider à marcher, mais ils l’aiment du même amour que la Providence, et en elle et par elle ils aiment l’humanité, ils aiment la cause du pauvre, ils inclinent leur cœur, vers le souffrant, et ils voudraient de toutes les gouttes de leur sang le relever de son lit de douleur, rompre avec lui le pain du corps, le pain de l’esprit, verser la lumière sur chaque front, le droit dans chaque conscience, et faire de la société tout entière une seule famille, diverse assurément par l’aptitude et la fonction, mais partout marquée au signe de l’intelligence et de la justice. Voilà pourquoi tous, sans exception, ont dressé leur tente dans le camp de la démocratie. Ils pourraient sans doute, comme leurs voisins, marchander avec le passé, tirer parti du préjugé régnant, parader sur l’almanach officiel, porter ceci ou cela en sautoir ou à la boutonnière ; mais non, rejetés l’écart, fiers de leur isolement, ils préparent en toute abnégation le bien d’une génération qui ne les connaîtra pas, car ils dormiront depuis longtemps sous l’herbe, avant que ce germe de bien ait levé, semeurs désintéressés qui sèment pour que d’autres récoltent la moisson.

Vous avez ici les hommes qui nient, et là les hommes qui affirment le progrès. Appliquez-leur aux uns et aux autres la règle de l’Évangile ; jugez leurs doctrines à leurs fruits car tout autre jugement est trompeur. Eh bien ! la doctrine de négation ne porte que des fruits de mort, tandis que la doctrine de progrès ne porte que des fruits de vie. Et cependant, c’est contre nous, fidèles dévoués de cette religion de l’humanité, nous qui voulons ce que vous voulez en politique, qui marchons de votre pas, qui servons à votre suite, parce qu’un jour nous avons vu sur votre tête la colonne de feu en marche vers l’horizon ; contre nous, les vôtres, à travers tout, par notre croyance, sachez-le bien, et au nom de notre croyance, que vous vous retournez, avec un sourire de compassion, et que vous nous renvoyez, nous et nos idées, à la région des fantômes.

Oh ! je sais bien que vous ne donnez pas raison pour cela à nos adversaires communs, et que, pour leur emprunter une page de leur théologie, vous n’allez pas reposer votre tête sur la pierre du passé. Entre eux et nous, vous prenez une position mixte, et vous posez la théorie du progrès relatif. Progrès relatif ! c’est bien peu en conscience. C’est une planche trop courte pour atteindre l’autre bord du fleuve. Cela flotte trop au caprice du courant. L’humanité a besoin pour passer l’abîme d’un pont d’une seule arche dont la courbe harmonieuse porte sur l’une et l’autre rive à la fois.

Le progrès ne peut exister qu’à la condition d’être une loi de la société. Or, une loi faite pour agir toujours, agit toujours, sans intermittence et sans contradiction ; mais le progrès relatif est un problème réservé. Nous y reviendrons bientôt, et nous verrons si un pareil système est un poste tenable pour l’humanité.

Jusqu’à présent j’ai raisonné dans votre hypothèse que la croyance au progrès était une chimère, et j’ai cherché à vous montrer que, fût-elle même une vision du dix-neuvième siècle, elle méritait mieux de votre sympathie.

Mais cette croyance est-elle véritablement une chimère, comme vous l’affirmez ; une bulle d’air évanouie au premier souffle de la réalité ?

Quand un homme comme vous, le premier entre les premiers, désavoue une de nos croyances, nous en éprouvons un trouble jusque dans la plus profonde racine de notre conviction. À la lecture de votre désaveu, nous devions donc nous replier sur nous-même, nous interroger de nouveau en silence, pour examiner à loisir si nous ne nous étions pas trompé dans le choix de notre symbole. Nous l’avons fait. Nous sommes sorti de cet examen de conscience plus confiant que jamais à la grande loi de l’humanité, et rebondissant sur nous-même au choc de la contradiction, nous avons répété le cri de l’apôtre du mouvement : E pur si muove. Oui, le progrès est toujours le progrès ! Oui, le progrès est l’âme du monde ! Oui, la France et vous, et nous et tous tant que nous sommes, nous n’avons le pied sur cette terre que pour accomplir le progrès, chacun dans notre mesure, et si par hasard nous trébuchons une minute avec nos idées, dans le piège des événements, nous n’avons de chance de nous relever que par le progrès.