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Le Mort s’est trompé d’étage/01

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LE MORT S’EST TROMPÉ D’ÉTAGE



CHAPITRE PREMIER

Lampions éteints, drapeaux repliés, le souvenir des bals du 14 juillet s’estompait en flonflons assourdis dans la mémoire des midinettes. La canicule amollissait l’asphalte des trottoirs et chassait vers les campagnes les Parisiens alanguis.

Mme Peyronnet, qui avait oublié l’heure dans les grands magasins, descendait au petit trot la rue Boccador. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Elle se hâtait, rouge, essoufflée, pestant contre un embouteillage qui avait aggravé son retard. Elle avait invité à dîner quelques intimes avant le départ annuel. Il était 6 h. 30, et le couvert n’était pas mis, et la bonne aurait sûrement oublié de fermer les persiennes de la salle à manger : il y ferait une chaleur torride.

La pauvre dame s’engouffra dans l’entrée du 9 bis avec un soupir de soulagement. Mais ses épreuves n’étaient pas finies. Par la vitre de la loge, elle aperçut des lettres que le facteur avait glissées sous la porte et distingua son nom. Mais la porte était close et s’ornait de l’écriteau fatidique : « La concierge revient de suite ». Elle se dirigea vers l’ascenseur : la cabine était absente. Un regard d’astronome braqué vers les hauteurs de la cage révéla, au niveau du quatrième étage, la présence de la vagabonde, et les sollicitations réitérées du bouton d’appel furent impuissantes à la ramener à son poste.

En grommelant, Mme Peyronnet entreprit de gravir l’escalier, tout en se demandant quel était l’étourdi…

« Est-ce que c’était une visite pour nous ? Ma sœur Hortense est venue peut-être, et elle est și négligente… »

Car justement elle habitait au quatrième. Toute haletante, elle atteignit les dernières marches, fourragea dans son sac pour en tirer la clef.

— Ah ! je m’en doutais ! On n’a pas refermé la porte palière !

Elle s’approcha pour rétablir l’ordre normal des choses, mais, arrivée près de l’ascenseur, elle sursauta, poussa un cri étouffé, se précipita vers l’escalier, se ravisa et courut à son appartement. Elle eut peine à ouvrir tant sa main tremblait. Enfin, les yeux exorbités, elle fit une entrée tumultueuse, appelant à grands cris :

— Jeannette ! Jeannette ! Venez vite !

La domestique accourait, effarée.

— Allez vite voir ce qu’il y a dans l’ascenseur. Il faut que vous soyez témoin. Mon Dieu ! c’est horrible.

Elle feuilletait fébrilement l’annuaire du téléphone. La bonne, qui s’était élancée, curieuse, jeta un cri suraigu et se détourna, la main sur les yeux.

— Allo ! allo ! Le commissariat de police ? Je vous en prie, passez-moi vite le commissaire. Allo ! C’est vous, monsieur le commissaire ? Voici. Je suis une des locataires du 9 bis, rue Boccador. En rentrant chez moi, je viens de découvrir un cadavre dans l’ascenseur, qui était arrêté au quatrième… Non, bien sûr, je n’y ai pas touché… Il est étendu dans une mare de sang. Venez vite, je vous en supplie.

» Jeannette, descendez prévenir la concierge ! Ah ! c’est vrai, elle n’est pas là, c’est comme un fait exprès. Alors, sonnez chez les voisins, il faut les mettre au courant, nous ne sommes là que deux femmes seules… »

Dans son désarroi, la pauvre dame avait besoin de réconfortantes présences humaines. Elle s’aperçut que des petits paquets bleus du Printemps lui pendaient encore aux doigts, que la sueur ruisselait sur ses tempes et alla dans sa chambre pour se remettre un peu. Un pneumatique était posé sur sa table : des invités s’excusaient, leur fillette avait un gros accès de fièvre…

— Quelle chance ! Oui, enfin, je m’entends. Il n’y aura que Georges et Madeleine, qui ne m’en voudront pas si le dîner n’est pas parfait, avec une histoire pareille !

Sur le palier, les voisins s’exclamaient, faisaient des hypothèses… Le commissaire montait avec deux agents et un homme en civil. Il contempla le mort. Ce n’était pas beau à voir. Une balle l’avait frappé au coin de l’œil gauche, balle de revolver, vraisemblablement.

— D’emblée, on peut écarter l’idée du suicide. N’est-ce pas votre avis, Lamblin ? D’autant plus que l’arme a disparu.

L’homme en veston acquiesça, ouvrit la porte palière en prenant soin de n’en pas toucher la poignée, se pencha sur le mort et souleva un peu sa main. Elle était raide et déjà froide.

— Comment se fait-il qu’on ne l’ait pas découvert plus tôt ? Vous êtes les locataires de l’étage ?

Les témoins de la scène se présentèrent. Il y avait, outre Mme Peyronnet et sa bonne, M. Escudier, un vieux professeur qui habitait l’autre appartement de l’étage, avec sa femme et son fils, un long jeune homme d’aspect maladif.

— Par cette chaleur, nous n’avons pas bougé de l’appartement. Nous pensions aller prendre l’air après le dîner.

— Personne de vous ne connaît le mort ?

Toutes les têtes eurent le même mouvement de dénégation.

— C’est vous, madame, qui m’avez téléphoné ? Votre nom, s’il vous plaît.

Elle expliqua dans quelles conditions elle avait découvert le corps.

— La maison est presque vide. Les locataires sont pour la plupart à la campagne. Nous-mêmes devons partir la semaine prochaine.

— Il faudra que j’interroge tous ceux qui sont encore là. Cet homme venait sûrement voir quelqu’un.

L’homme en civil examinait toujours le mort. Celui-ci était un homme d’assez grande taille, qui semblait avoir trente-cinq ou quarante ans. Son costume, quoique un peu fatigué, était de bonne coupe. Mais les chaussures étaient grossières et déformées, le linge et la cravate de mauvais goût.

— Aucun papier. Pas d’armes. Pas de portefeuille, mais le gilet déboutonné laisse supposer qu’on le lui a pris. Il a un porte-monnaie qui con- tient environ deux cents francs et de vieux tickets de métro. Certains sont des aller et retour et tous proviennent de la même station : place Clichy. Aucune pièce d’identité. Il faudrait aller voir si la concierge est rentrée, nous aurons besoin d’elle.

Il prenait tout naturellement l’initiative des opérations, sans que le commissaire, déférent, en parût vexé. Il s’empressa d’envoyer un agent à la loge.

— C’est l’inspecteur principal Lamblin, souffla l’autre agent à l’oreille de Jeannette. Il était au commissariat pour un renseignement, et, quand il a entendu cette histoire d’un mort dans un ascenseur, ça l’a intrigué, il a voulu venir aussi. C’est un as.

— En attendant que l’identité judiciaire relève les empreintes, je voudrais bien les examiner un peu, disait l’as.

Et, tirant de sa poche un vaporisateur plein d’une poudre blanche impalpable, il en couvrit la poignée de la porte et les boutons d’étages. Avec une forte loupe, il les étudia ensuite longuement. Puis il se pencha pour regarder mieux la blessure, inclina la tête de côté. Il eut une exclamation de surprise.

— Ah ! par exemple, voilà qui est curieux ! Je ne le voyais pas tout d’abord, étant donnée la pose du cadavre. L’orifice de sortie de la balle, entrée par l’œil gauche, se trouve sous le maxillaire droit. La carotide a été touchée, de là tout ce sang. Ainsi le coup a été tiré de haut en bas. La cabine étant découverte, ce fut facile. L’assassin devait se trouver sur le palier du cinquième étage. J’aimerais bien voir un peu les locataires d’en dessus, ainsi que le bouton de la porte palière.

La concierge arrivait haletante et bouleversée.

— Mais quelle histoire ! Excusez-moi, monsieur le commissaire, ma fille est accouchée d’hier et je suis allée la voir. Je n’ai trouvé personne pour garder la loge. Mais, en cette saison, l’après-midi, il vient bien peu de monde. D’ailleurs les noms et l’étage des locataires sont inscrits sur le casier des lettres, qu’on voit à travers le carreau.

— Vous me donnerez la liste de tous vos locataires, même de ceux qui sont en vacances. Savons-nous si l’un d’eux n’est pas revenu ? Ah ! essentiel ! qui habite au cinquième ?

— Au cinquième ? À gauche, les demoiselles Schwartz, deux vieilles filles qui sortent peu, et, à droite, M. Meyrignac, un jeune homme très bien, un artiste qui a un logement avec un atelier. Il fait de la sculpture.

— Je suis curieux de voir votre jeune homme très bien. Vous pouvez rentrer chez vous pour le moment, dit le commissaire aux assistants.

Il confia aux agents la garde de l’ascenseur, ainsi que celle de son macabre chargement, et, accompagné de l’inspecteur Lamblin, remonta au cinquième. C’était le dernier étage que desservait la cabine. Il n’y avait au-dessus que des chambres de domestiques et des resserres.

Le sculpteur répondit lui-même au coup de sonnette. Il avait l’air, effectivement, d’un jeune homme très bien. La figure avenante et ouverte, les cheveux protégés par un bonnet de papier, il gardait, dans sa longue blouse blanche de tâcheron, une réelle distinction. La poudre de calcaire, qui l’enfarinait comme un meunier jusqu’au bout des cils, expliqua aux deux hommes les coups argentins, pressés, répétés, qu’ils avaient entendus en arrivant sur le palier : M. Meyrignac, sculpteur courageux, faisait de la taille directe.

— Est-ce que les ateliers de sculpteur ne sont pas généralement au rez-de-chaussée ? demanda M. Lamblin.

— Hélas ! je n’en ai point trouvé. Mais, pour le moment, je ne fais que des bustes, pas de grandes machines, et je ne risque pas de défoncer le plancher.

Ils étaient arrivés à l’atelier qui était au bout du couloir. Une très jolie jeune fille, en blouse blanche, elle aussi, dessinait devant une table. Sur une sellette se dressait un buste inachevé — celui de la jeune fille, évidemment.

Meyrignac se tourna vers ses visiteurs :

— Messieurs, je ne sais pas encore à qui j’ai l’honneur…

— Commissaire Dallet. Inspecteur principal Lamblin.

— Mon Dieu ! vous ne venez pas m’annoncer une mauvaise nouvelle ! Il n’est rien arrivé à ma famille ?

— Rassurez-vous. S’il est arrivé malheur à quelqu’un, c’est à une personne qui, j’espère, ne vous touche pas de près.

Et le commissaire expliqua brièvement ce qui s’était passé.

— On a tué un homme dans la maison ? Et nous n’avons rien entendu ! Tu as entendu quelque chose, Françoise ? Excusez-moi, j’oublie de vous présenter : Mlle Françoise Thélusson, ma fiancée. Et vous croyez qu’on a tiré du cinquième ! Il est vrai qu’au fond de l’atelier nous sommes loin du palier. Et avec la fenêtre ouverte… Si on entend une détonation, on se dit : c’est un pneu. Mais je serais curieux de voir ce mort. Vous permettez que j’aille lui donner un coup d’œil ?

— J’allais vous en prier, dit le commissaire.

— Que mademoiselle veuille bien venir aussi.

Tous quatre descendirent et restèrent un instant muets devant le macabre spectacle.

— Le connaissez-vous ? demanda l’inspecteur en scrutant les deux visages.

— Je n’ai jamais vu cet homme, dit le sculpteur en secouant la tête.

Françoise, toute pâle, les yeux agrandis d’horreur, s’accrochait à son bras.

— Non, je ne le connais pas, murmura-t-elle. Oh ! c’est affreux ! Et que venait-il faire dans cette maison ?

— C’est ce que je me demande, fit l’inspecteur en arrêtant sur elle des yeux perplexes et méfiants par habitude professionnelle.