Le Mort vivant/Chapitre 14

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Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 277-305).


XIV

OÙ WILLIAM BENT PITMAN APPREND QUELQUE CHOSE D’AVANTAGEUX POUR LUI


Le dimanche matin, William Bent Pitman se leva à son heure habituelle, mais dans une disposition un peu moins mélancolique que celle où il avait vécu depuis la malencontreuse arrivée du baril. C’est que, la veille de ce dimanche, une fructueuse addition avait été faite à sa famille, sous les espèces d’un pensionnaire. Le pensionnaire avait été amené par Michel Finsbury, qui avait aussi fixé le prix de la pension, et en avait garanti le paiement régulier ; mais, sans doute par un nouvel effet de son irrésistible manie de mystification, Michel avait fait à Pitman un portrait le moins engageant possible du vieillard qu’il installait à son foyer. Il avait laissé à entendre à l’artiste que ce vieillard, qui d’ailleurs était de ses proches parents, ne devait être traité qu’avec une grande méfiance. « Ayez soin d’éviter toute familiarité avec lui ! avait-il dit ; je connais peu d’hommes dont le commerce soit plus dangereux ! » De telle sorte que Pitman, d’abord, n’avait abordé son pensionnaire que très timidement : et grande avait été sa surprise à découvrir que ce vieillard, qu’on lui avait dit terrible, était en réalité un excellent homme.

Au dîner, le pensionnaire avait poussé la complaisance jusqu’à s’occuper des trois enfants de Pitman, à qui il avait appris une foule de menus détails curieux sur divers sujets ; et jusqu’à une heure du matin, ensuite, il s’était entretenu avec l’artiste, dans l’atelier de celui-ci, l’éblouissant par la variété et la sûreté de ses connaissances. En un mot, le bon Pitman avait été ravi, et, maintenant encore, lorsqu’il se rappelait l’excellente soirée de la veille, un sourire, depuis longtemps envolé, reparaissait dans ses yeux, « Ce vieux M. Finsbury est pour nous une acquisition des plus précieuses ! » songeait-il en se rasant devant la fenêtre. Et quand, sa toilette achevée, il entra dans la petite salle à manger, où le couvert se trouvait déjà mis pour le déjeuner, c’est presque avec une cordialité de vieil ami qu’il serra la main de son pensionnaire.

— Je suis enchanté de vous voir, mon cher monsieur ! dit-il. J’espère que vous n’avez pas trop mal dormi ?

— Les personnes de mœurs sédentaires se plaignent volontiers du trouble qu’apporte à leur sommeil l’obligation de dormir dans un nouveau lit ! répondit le pensionnaire. Et je sais bien que ces personnes, d’après la statistique, forment une majorité plus considérable encore qu’on ne pourrait le supposer. Et quand je dis : « l’obligation de dormir dans un nouveau lit, » vous entendez naturellement que ce n’est là qu’une manière de parler ; car le lit peut être ancien, encore que, pour celui qui y couche, il paraisse nouveau ! Nous avons ainsi dans notre langue une foule de locutions singulières, et qui vaudraient la peine d’être rectifiées. Mais pour ce qui est de moi, monsieur, accoutumé, comme je l’ai été longtemps, à une vie de changement presque continuel, je dois dire que j’ai, en somme, parfaitement dormi !

— Je suis ravi de l’apprendre ! dit avec chaleur le professeur de dessin. Mais je vois, monsieur, que je vous ai interrompu dans la lecture de votre journal !

— Le journal du dimanche est une des nouveautés de notre temps ! répondit M. Finsbury. On dit qu’en Amérique il a encore pris plus d’importance que chez nous. Bon nombre de journaux du dimanche, en Amérique, ont des centaines de colonnes, dont la moitié au moins, d’ailleurs, est réservée aux annonces. Dans d’autres pays, les journaux quotidiens paraissent même le dimanche, de telle sorte que des journaux spéciaux comme ceux-ci n’y ont point de raison d’être. Le journalisme contemporain, monsieur, se manifeste sous une infinité de formes différentes : ce qui ne l’empêche pas d’être partout, au même degré, le grand agent de l’éducation et du progrès humains. Qui pourrait croire, monsieur, qu’une chose aussi indispensable, qu’une telle chose, dis-je, n’ait pas existé de tout temps ? Et cependant les journaux sont d’une invention relativement récente : le premier en date… Mais tout cela, pour intéressant que cela soit à connaître, n’est, de ma part, qu’une digression. Ce que je voulais vous demander, monsieur, était ceci : êtes-vous, comme moi, un lecteur assidu de notre presse nationale ?

— Oh ! vous savez, s’excusa Pitman, pour nous, artistes, la presse ne saurait avoir le même intérêt que pour…

— En ce cas, interrompit Joseph, il se peut que vous ayez laissé échapper sans la remarquer une annonce qui a paru dans divers journaux, les jours passés, et que je retrouve, ce matin, dans le Sunday Times ! Le nom, sauf une variante de peu d’importance, ressemble fort à votre nom. Si vous voulez bien, je vais vous lire cela tout haut !

Et, du ton qui lui servait pour ses citations publiques, il lut :


AVIS. —WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeux tombent par hasard sur le présent avis, est informé qu’il pourra apprendre quelque chose d’avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures à quatre heures de l’après-midi, sur le quai de départ des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.

— Est-ce que vraiment c’est imprimé sur le journal ? s’écria Pitman. Voyons ! Bent ? Cela doit être une faute d’impression. Quelque chose d’avantageux pour moi ? Monsieur Finsbury, permettez-moi de vous demander une faveur ! Je sais combien ce que je vais vous dire sonnera étrangement à vos oreilles ; mais, voyez-vous, il y a des raisons d’ordre tout intime qui me font désirer que cette petite affaire reste absolument entre nous ! Je voudrais beaucoup que mes enfants… Je vous assure, cher monsieur, qu’il n’y a, dans ce secret, rien de déshonorant pour moi : des raisons d’ordre intime, rien de plus ! Et d’ailleurs j’achèverai de mettre votre conscience en repos quand je vous aurai dit que l’affaire en question est connue de notre ami commun, M. Michel, qui, la connaissant, n’a pas cru devoir me retirer sa précieuse estime !

— Un seul mot suffisait, monsieur Pitman ! répondit Joseph avec une de ses révérences orientales.

Une demi-heure plus tard, le professeur de dessin trouva Michel dans son lit avec un livre ; l’avoué offrait une parfaite image du repos et de la bonne humeur.

— Salut, Pitman, dit-il ! en déposant son livre. Quel vent vous amène, à cette heure du jour ? Vous devriez être à l’église, mon ami !

— Je ne suis guère en train d’aller à l’église aujourd’hui, monsieur Finsbury ! répondit l’artiste. Une nouvelle catastrophe menace de fondre sur moi, monsieur !

Et il tendit à Michel l’annonce du journal.

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Michel en sursautant dans son lit.

Puis, après avoir étudié l’annonce pendant un instant :

— Pitman, je me moque tout à fait du document que voici !

— Et, cependant, je ne crois pas qu’on puisse le négliger ! murmura Pitman.

— Je supposais que vous aviez eu assez déjà de la Gare de Waterloo ! répondit l’avoué. Y seriez-vous attiré par une impulsion morbide ? Au fait, vous êtes devenu tout drôle, depuis que vous avez perdu votre barbe ! Je commence à croire que c’était dans votre barbe que vous gardiez votre bon sens !

— Monsieur Finsbury, dit le professeur de dessin, j’ai beaucoup réfléchi à la nouvelle complication qui vient de se produire dans ma vie, du fait de cette annonce : et, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous exposer les résultats de mes réflexions !

— Allez-y ! fit Michel. Mais n’oubliez pas que c’est aujourd’hui dimanche ! Pas de gros mots, ni de bavardage inutile !

— Nous nous trouvons en présence de trois hypothèses possibles, commença Pitman : 1o cette annonce peut se rattacher à l’affaire du baril ; 2o elle peut se rapporter à la statue de M. Semitopolis ; enfin, 3o elle peut émaner du frère de ma défunte femme, qui est parti il y a vingt ans pour l’Australie et n’a plus jamais donné de ses nouvelles. Dans le premier cas, — affaire du baril, — j’admets que l’abstention serait, pour moi, le parti le plus sage.

— La cour est de votre avis jusque-là, maître Pitman ! dit Michel. Veuillez continuer.

— Dans le second cas, poursuivit Pitman, j’ai le devoir de ne rien négliger de ce qui peut m’aider à retrouver l’antique malencontreusement égaré !

— Mais, mon cher ami, vous m’avez dit vous-même, avant-hier, que M. Semitopolis vous avait déchargé de toute responsabilité dans l’accident ! Que voulez-vous de plus ?

— Je suis d’avis, monsieur, sauf erreur, que l’irréprochable correction de la conduite de M. Semitopolis m’impose, plus impérieusement encore, le devoir de rechercher l’Hercule ! répondit le professeur de dessin. Je me rends bien compte de tout ce que mon attitude a eu, dès le début, d’illégal et de répréhensible : raison de plus pour que, désormais, je m’efforce d’agir en gentleman !

Et Pitman rougit jusqu’aux oreilles.

— À cela non plus je ne vois pas d’objection ! déclara Michel. J’ai souvent pensé moi-même que j’aimerais, un jour, à essayer d’agir en gentleman. Mais ce sera pour plus tard, quand je me serai retiré des affaires. Ma profession, hélas ! me rend provisoirement la chose presque impraticable !

— Et dans la troisième hypothèse, poursuivit Pitman, si l’auteur de l’annonce est mon beau-frère Tim, eh bien, naturellement, cela signifie la fortune pour nous !

— Oui, mais malheureusement l’auteur de l’annonce n’est pas votre beau-frère Tim ! dit l’avoué.

— Vous êtes-vous aperçu, monsieur, d’une expression qui me paraît des plus remarquables, dans cette annonce : quelque chose d’avantageux pour lui ? — demanda Pitman, avec un sourire malin.

— Innocent agneau que vous êtes ! répondit Michel. Cette expression est le lieu commun le plus éculé de notre langue anglaise ; elle prouve simplement que l’auteur de l’annonce est un imbécile ! Voyons ! Voulez-vous que, tout de suite, je vous démolisse votre château de cartes ? Eh bien ! est-ce que votre beau-frère Tim serait homme à faire cette erreur, dans la façon d’écrire votre nom ! Bent au lieu de Dent ? Ce n’est pas que, en soi, la correction me déplaise ! Je la trouve au contraire admirablement judicieuse[1], et suis bien résolu à l’adopter désormais moi-même, dans mes rapports avec vous ! Mais trouvez-vous vraisemblable qu’elle vienne de votre beau-frère ?

— Non, en effet, elle ne paraît pas très naturelle de sa part ! reconnut Pitman. Mais qui sait si le pauvre homme n’a pas eu l’esprit troublé en Australie ?

— À raisonner de cette façon-là, Pitman, dit Michel, on pourrait également supposer que l’auteur de l’annonce est Sa Majesté la reine Victoria, tout enflammée du désir de vous créer baron. Je vous laisse décider vous-même si cela est probable, et cependant, de même que votre hypothèse touchant l’esprit de votre beau-frère, cela n’a rien de contraire aux lois naturelles. Mais nous n’avons à considérer ici que les hypothèses probables ; de telle sorte que, avec votre permission, nous allons éliminer, d’emblée, Sa Majesté Victoria et votre beau-frère Tim ! Vient maintenant votre seconde idée, à savoir que l’annonce se rapporterait à la perte de la statue. Cela, c’est possible ; mais, en ce cas, de qui viendrait l’annonce ? Pas de l’Italien, puisqu’il sait votre adresse, et pas davantage de la personne qui a reçu la caisse, puisque cette personne ne sait pas votre nom. Le facteur du chemin de fer ? — me direz-vous dans un éclair de lucidité. Oui, cet homme peut avoir appris votre nom au bureau de la gare, il peut s’être trompé sur un de vos prénoms, il peut ne pas connaître votre adresse. Admettons donc le facteur du chemin de fer ! Mais voici une question : éprouvez-vous réellement un grand désir de vous rencontrer avec ce personnage ?

— Et pourquoi ne l’éprouverais-je pas ? demanda Pitman.

— Si le susdit facteur souhaite de vous voir, répondit Michel, c’est — aucun doute là-dessus ! — c’est parce qu’il a retrouvé son livre, est allé à la maison où il avait déposé la statue, et — notez bien ceci, Pitman ! — agit maintenant à l’instigation de l’assassin !

— Je serais désolé qu’il en fût ainsi ! dit Pitman. Mais je continue à penser que j’ai le devoir, vis-à-vis de M. Semitopolis…

— Pitman, interrompit Michel, pas de blagues ! N’essayez pas d’en conter à votre conseil légal ! N’essayez pas de vous faire passer pour feu Régulus ! Allons ! je parie un dîner que j’ai deviné votre véritable pensée ! La vérité, Pitman, c’est que vous croyez toujours que l’annonce vient de votre beau-frère Tim !

— Monsieur Finsbury, — répondit le professeur de dessin, dont l’honnête petit visage s’était coloré de nouveau, — vous n’êtes point père de famille et en peine de gagner votre pain quotidien ! Gwendoline, ma fille, grandit ; elle a été confirmée cette année. Une enfant de grandes promesses, autant que j’en puis juger ! Eh bien ! monsieur et ami, vous comprendrez mes sentiments de père quand je vous aurai dit que cette pauvre enfant, faute de leçons, ne sait pas encore danser ! Les deux garçons vont à l’école du quartier : ce qui, en somme, n’est point un mal. Loin de moi l’idée de déprécier les institutions de mon pays ! Mais j’avais secrètement nourri l’espoir que l’aîné, Harold, pourrait un jour devenir professeur de musique, — qui sait, virtuose peut-être ? Et le petit Othon témoigne d’une vocation très prononcée pour l’état religieux. Je ne suis pas, à proprement parler, un homme d’ambition…

— Allons ! allons ! fit Michel. Avouez-le ! vous croyez toujours encore que c’est le beau-frère Tim !

— Je ne le crois pas, répondit Pitman : mais je me dis que cela peut être lui. Et si, par ma négligence, je perdais cette occasion de fortune, comment oserais-je regarder en face mes pauvres enfants ?

— Et ainsi, reprit l’avoué, vous avez l’intention de…

— De me rendre à la Gare de Waterloo, tout à l’heure ! dit Pitman, sous un déguisement !

— De vous y rendre tout seul ? demanda Michel. Et vous ne craignez pas les dangers de l’aventure ? En tout cas, ne manquez pas de m’envoyer un mot, ce soir, de la prison !

— Oh ! monsieur Finsbury ! je m’étais enhardi jusqu’à espérer… que peut-être vous consentiriez à… m’accompagner ! balbutia Pitman.

— Que je me déguise encore, et un dimanche ! s’écria Michel. Comme vous connaissez peu mes principes de vie !

— Monsieur Finsbury, dit Pitman, je n’ai aucun moyen, je le sais, de vous prouver ma reconnaissance. Mais laissez-moi vous poser une question : si j’étais un riche client, accepteriez-vous de courir le risque ?

— Hé ! mon ami, vous vous imaginez donc que j’ai pour profession de rôder dans Londres avec mes clients déguisés ? demanda Michel. Je vous donne ma parole que, pour tout l’or du monde, je n’aurais pas consenti à m’occuper d’une affaire comme la vôtre ! Mais j’avoue que j’éprouve une véritable curiosité de voir comment vous allez vous comporter dans cette entrevue. Cela me tente ! Cela me tente, Pitman, plus que l’or, entendez-vous ? Je suis sûr que vous serez impayable !

Et il éclata de rire.

— Allons ! mon vieux Pitman, dit-il, il n’y a pas moyen de vous rien refuser ! Préparez tout l’appareil de la mascarade ! À une heure et demie, je serai dans votre atelier.

Vers deux heures et demie, ce même dimanche, le vaste et morne hall vitré de la Gare de Waterloo dormait, silencieux et désert, comme le temple d’une religion morte. Çà et là, sur quelques-uns des innombrables quais, un train attendait patiemment ; çà et là résonnait l’écho d’un bruit de pas, et, par instants, s’y mêlait le choc d’un sabot de cheval contre le pavé desséché, dans la cour extérieure où stationnaient les fiacres. Le quai des trains de banlieue sommeillait, comme les autres. Les kiosques à journaux étaient fermés ; des rideaux de fer rouillés y cachaient les romans de M. Rider Haggard, dont les couvertures richement illustrées égaient et réconfortent au passage l’âme du voyageur, les jours de semaine. Les rares employés qui étaient de service erraient vaguement, comme des somnambules. Et, chose à peine croyable, vous n’auriez pas même rencontré là, à cette heure, la dame d’âge mûr (en pèlerine d’ulster et avec un petit sac de voyage à la main), qui cependant semble faire partie essentielle de nos quais de gares.

À l’heure susdite, si une personne connaissant John Dickson (de Ballarat) et Ezra Thomas (des États-Unis d’Amérique) s’était par hasard trouvée devant la grande entrée de la Gare de Waterloo, elle aurait eu la satisfaction de voir ces deux étrangers débarquer d’un fiacre, et pénétrer dans la salle des billets.

— Mais, au fait, quels noms allons-nous prendre ? demanda l’ex-Ezra Thomas, tout en assurant sur son nez les lunettes en verre de vitre qui, ce jour-là, lui avaient été dévolues par une faveur exceptionnelle.

— Hé ! mon garçon, pour ce qui est de vous, nous n’avons pas le choix ! répondit son compagnon. Vous aurez à vous appeler Bent Pitman ou rien du tout ! Quant à moi, j’ai l’idée que, aujourd’hui, je vais m’appeler Appleby[2]. Un joli nom d’autrefois, Appleby : et avec un aimable parfum de vieux cidre de Devonshire. À ce propos, dites donc, si nous commencions par nous humecter un peu le sifflet ? Car l’entrevue menace d’être une rude épreuve !

— Si cela ne vous gênait pas trop, j’aimerais mieux attendre qu’elle fût achevée ! répondit Pitman. Oui, tout bien réfléchi, j’attendrai que l’entrevue soit achevée ! Je ne sais pas si vous avez la même impression que moi, monsieur Finsbury, mais la gare me paraît bien déserte, et toute remplie de bien étranges échos !

— Hé ! hé ! mon vieux, n’est-ce pas ? Vous jureriez que tous ces trains immobiles sont bondés d’agents de police, n’attendant qu’un signal pour se jeter sur nous ! Ah ! c’est ce qu’on appelle la conscience, le remords, mon pauvre Pitman !

D’un pas qui n’avait rien de martial, les deux amis arrivèrent enfin sur le quai de départ des trains de banlieue. À l’extrémité opposée, ils découvrirent la maigre figure d’un homme, appuyé contre un pilier. L’homme était évidemment plongé dans une profonde réflexion. Il avait les yeux baissés, et ne semblait pas s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui.

— Holà ! dit tout bas Michel. Serait-ce là l’auteur de votre annonce ? En ce cas, j’aurais à vous fausser compagnie !

Puis, après une seconde d’hésitation :

— Ma foi, reprit-il plus gaiement, tant pis, je vais risquer la farce ! Vite, retournez-vous, et passez-moi les lunettes !

— Mais vous m’avez bien dit que vous me les laisseriez, aujourd’hui ! protesta Pitman.

— Oui, mais cet homme me connaît ! dit Michel.

— Vraiment ? Et comment s’appelle-t-il ? s’écria Pitman.

— La discrétion m’oblige à me taire là-dessus ! répondit l’avoué. Mais il y a une chose que je puis vous dire : si c’est lui qui est l’auteur de votre annonce (et ce doit être lui, car il a la mine égarée des débutants du crime), si c’est lui qui est l’auteur de l’annonce, vous pouvez marcher sans crainte, mon vieux, car je tiens le gaillard dans le creux de ma main !

L’échange ayant été dûment effectué, et Pitman se trouvant un peu réconforté par cette bonne nouvelle, les deux hommes s’avancèrent droit sur Maurice.

— Est-ce vous qui désirez voir monsieur William Bent Pitman ? demanda le professeur de dessin. Je suis Pitman !

Maurice leva la tête. Il aperçut devant lui un personnage d’une insignifiance presque indescriptible, en guêtres blanches, et avec un col de chemise rabattu trop bas, comme ceux qu’avaient portés les rapins trente ans auparavant. À une dizaine de pas derrière lui se tenait un autre individu, plus grand et plus râblé, mais dont le visage ne permettait guère une sérieuse étude physiognomonique, étant caché à peu près complètement par une moustache, des favoris, des lunettes, et un chapeau de feutre mou.

Le pauvre Maurice, depuis trois jours, n’avait point cessé de supputer l’apparence probable de l’homme qu’il imaginait être un des plus dangereux bandits des bas-fonds de Londres. Sa première impression, en apercevant le véritable Pitman, fut un certain désappointement. Mais un second coup d’œil sur le couple le convainquit que, malgré l’apparence, il ne s’était pas trompé sur le caractère réel du receleur de cadavres. Le fait est que jamais encore il n’avait vu d’hommes accoutrés d’une telle manière. « Évidemment des individus accoutumés à vivre en marge de la société ! » songea-t-il.

Puis, s’adressant à l’homme qui venait de lui parler, il dit :

— Je désire m’entretenir avec vous, seul à seul !

— Oh ! répondit Pitman, la présence de M. Appleby ne saurait me gêner. Il sait tout !

— Tout ? Savez-vous de quoi je suis venu vous parler ? s’écria Maurice. Le baril !…

Pitman devint tout pâle : mais c’était sa vertueuse indignation qui le faisait pâlir.

— Alors, c’est bien vous ! s’écria-t-il à son tour. Misérable !

— Puis-je vraiment parler devant lui ? — demanda Maurice en désignant le complice du bravo. — L’épithète que celui-ci venait de lui adresser, venant d’un tel homme, ne l’émouvait guère.

— Monsieur Appleby a été présent à toute l’affaire ! dit Pitman. C’est lui-même qui a ouvert le baril. Votre coupable secret lui est, dès maintenant, aussi connu qu’à votre Créateur et à moi !

— Eh bien ! alors, commença Maurice, qu’avez-vous fait de l’argent ?

— Je ne sais pas de quel argent vous voulez parler ! répondit énergiquement Pitman.

— Ah ! il ne faut pas me monter ce bateau-là ! déclara Maurice. J’ai découvert et suivi votre piste. Vous êtes venu à la gare, ici même, après vous être déguisé en ecclésiastique (sans craindre le sacrilège d’un tel déguisement !), vous vous êtes approprié mon baril, vous l’avez ouvert, vous avez supprimé le corps, et encaissé le chèque ! Je vous dis que j’ai été à la banque ! — cria-t-il. — Je vous ai suivi pas à pas, et vos dénégations sont un enfantillage stupide !…

— Allons, allons, Maurice, ne vous emballez pas ! dit tout à coup M. Appleby.

— Michel ! s’écria Maurice. Encore Michel !

— Mais oui, encore Michel ! répéta l’avoué. Encore et toujours, mon garçon, ici et partout ! Sachez que tous les pas que vous faites sont comptés ! Des détectives d’une habileté éprouvée vous suivent comme votre ombre, et viennent me rendre compte de vos mouvements tous les trois quarts d’heure. Oh ! je n’ai pas regardé à la dépense. Je fais les choses largement !

Le visage de Maurice était devenu d’un gris sale.

— Bah ! dit-il, peu m’importe ! Au contraire, je n’en suis que plus à l’aise pour ne rien cacher. Cet homme a encaissé mon chèque ; c’est un vol, et je veux qu’il me rende l’argent !

— Écoutez-moi, Maurice ! dit Michel. Croyez-vous que je veuille vous mentir ?

— Je n’en sais rien ! répondit Maurice. Je veux mon argent !

— Moi seul ai touché au corps ! dit Michel.

— Vous ? s’écria Maurice, en reculant d’un pas. Mais alors pourquoi n’avez-vous pas déclaré la mort ?

— Que diable voulez-vous dire ? demanda son cousin.

— Enfin, suis-je fou, gémit Maurice, ou bien est-ce vous qui l’êtes ?

— Je crois que ce doit être plutôt, Pitman ! hasarda Michel.

Et les trois hommes se regardèrent, ébahis.

— Tout cela est affreux ! reprit Maurice. Affreux ! Je ne comprends pas un seul mot de ce qu’on me dit !

— Ni moi non plus, parole d’honneur ! dit Michel.

— Et puis, au nom du ciel, pourquoi des favoris et une moustache ? s’écria Maurice en désignant du doigt son cousin, comme si celui-ci avait été un spectre. Est-ce mon cerveau qui déménage ? Pourquoi des favoris et une moustache ?

— Oh ! cela n’est qu’un détail sans importance ! se hâta d’affirmer Michel.

Il y eut de nouveau un silence, pendant lequel Maurice fut dans une disposition d’esprit pareille à celle où il se serait trouvé si on l’avait lancé en l’air, sur un trapèze, du sommet de la cathédrale de Saint-Paul.

— Récapitulons un peu ! dit enfin Michel. À moins que tout ceci ne soit vraiment qu’un rêve, auquel cas je voudrais bien que Catherine se hâtât de m’apporter mon café au lait ! Donc, mon ami Pitman, ici présent, a reçu un baril, qui, à ce que nous voyons maintenant, vous était destiné ! Le baril contenait le cadavre d’un homme. Comment ou pourquoi vous l’avez tué…

— Jamais je n’ai porté la main sur lui ! protesta Maurice. Oui, voilà ce dont j’ai toujours craint qu’on me soupçonnât ! Mais pensez-y un peu, Michel. Vous savez que je ne suis pas de cette espèce-là ! Avec tous mes défauts, vous savez que je ne voudrais pas toucher à un cheveu de la tête d’autrui ! Et, d’ailleurs, vous savez que sa mort signifiait ma ruine. C’est à Browndean qu’il a été tué, dans ce maudit accident !

Tout à coup, Michel eut un éclat de rire si violent et si prolongé que ses deux compagnons supposèrent, sans l’ombre d’un doute possible, que sa raison venait de l’abandonner. En vain il s’efforçait de reprendre son calme ; au moment où il se croyait enfin sur le point d’y réussir, une nouvelle vague de fou rire accourait et le soulevait. Et je dois ajouter que, de toute cette dramatique entrevue, ce fut là l’épisode le plus sinistre : Michel se tordant d’un rire insensé, pendant que Pitman et Maurice, réunis par une même épouvante, échangeaient des regards pleins d’anxiété.

— Maurice — bredouilla enfin l’avoué entre deux bouffées de son rire — je comprends tout, à présent. Et vous aussi, vous allez tout comprendre, sur un seul mot que je vais vous dire ! Sachez donc que, jusqu’à l’instant de tout à l’heure, je n’avais pas deviné que ce corps était celui de l’oncle Joseph !

Cette déclaration relâcha un peu la tension de Maurice ; mais, pour Pitman, au contraire, elle fut comme un dernier coup de vent éteignant la dernière chandelle, dans la nuit de son pauvre cerveau affolé. L’oncle Joseph, qu’il avait laissé, une heure auparavant, dans son salon de Norfolk Street, occupé à découper de vieux journaux ! Et voilà que c’était ce même oncle Joseph dont il avait reçu le corps six jours auparavant, dans un baril ! Mais, en ce cas, qui était-il, lui, Pitman ? Et l’endroit où il se trouvait, était-ce la Gare de Waterloo ou un asile d’aliénés ?

— En effet, s’écria Maurice, le corps était dans un état qui devait le rendre difficile à reconnaître ! Quel sot j’ai été de ne pas avoir songé à cela ! Eh bien ! maintenant, Dieu merci ! tout s’explique ! Et je vais vous dire, mon cher Michel ; eh bien ! nous sommes sauvés, vous et moi ! Vous allez prendre l’argent de la tontine — vous voyez que je ne cherche pas à tricher avec vous ! — et moi, je vais pouvoir m’occuper de la maison de cuirs, qui est en train de marcher comme elle n’a jamais marché jusqu’ici ! Je vous autorise à aller tout de suite déclarer la mort de mon oncle ; ne vous inquiétez pas de moi ; déclarez la mort, et nous sommes tirés d’affaire !

— Hé ! oui, mais malheureusement je ne puis pas déclarer la mort ! dit Michel.

— Vous ne pouvez pas ? Et pourquoi cela ?

— Parce que je ne puis pas produire le corps, Maurice ! Je l’ai perdu !

— Arrêtez un moment ! s’écria le marchand de cuirs. Que dites-vous ? Comment ! Ce n’est pas possible ! C’est moi qui ai perdu le corps !

— Oui, mais je l’ai perdu, moi aussi, mon garçon ! dit Michel avec une sérénité renversante. Ne le reconnaissant pas — vous comprenez ? — et flairant quelque chose d’irrégulier dans sa provenance, je me suis hâté de… de m’en débarrasser !

— Vous vous en êtes débarrassé ? gémit Maurice. Mais vous pouvez toujours le retrouver. Vous savez où il est ?

— Je voudrais bien le savoir, Maurice, je donnerais beaucoup pour le savoir ! Mais le fait est que je ne le sais pas ! répondit Michel.

— Dieu puissant ! — s’écria Maurice, les yeux et les bras levés au ciel, — Dieu puissant ! l’affaire des cuirs est à l’eau !

De nouveau, Michel fut secoué d’un éclat de rire.

— Pourquoi riez-vous, imbécile ? lui cria son cousin. Vous perdez encore plus que moi ! Si vous aviez pour deux sous de cœur, vous trembleriez dans vos bottes, à force de chagrin ! Mais, de toute façon, il y a une chose que je dois vous dire ! Je veux avoir ces huit cents livres ! Je veux les avoir, entendez-vous ? et je les aurai ! Cet argent est à moi, voilà ce qui est sûr ! Et votre ami, ici présent, a eu à faire un faux pour s’en emparer. Donnez-moi mes huit cents livres, donnez-les moi tout de suite, ici-même, sur ce quai, ou bien je vais droit à Scotland Yard, et je raconte toute l’affaire !

— Maurice — dit Michel, en lui posant la main sur l’épaule — je vous en prie, essayez d’entendre raison ! Je vous assure que ce n’est pas nous qui avons pris cet argent ! C’est l’autre homme ! Nous n’avons pas même pensé à regarder dans les poches !

— L’autre homme ? demanda Maurice.

— Oui, l’autre homme ! Nous avons repassé l’oncle Joseph à un autre homme ! répondit Michel.

— Repassé ? répéta Maurice.

— Sous la forme d’un piano ! — répondit Michel le plus simplement du monde. Un magnifique instrument, approuvé par Rubinstein…

Maurice porta sa main à son front, et l’abaissa de nouveau : elle était toute mouillée.

— Fièvre ! dit-il.

— Non, c’était un Érard ! dit Michel. Pitman, qui l’a vu de près, pourra vous en garantir l’authenticité !

— Assez parlé de pianos ! dit Maurice avec un grand frisson. Cet… cet autre homme, revenons à lui ! Qui est-ce ? Où pourrai-je mettre la main sur lui ?

— Hé ! c’est là qu’est la difficulté ! répondit Michel. Cet homme est en possession de l’objet depuis… voyons un peu… depuis mercredi passé ; vers quatre heures. J’imagine qu’il doit être en route pour le Nouveau Monde, le pauvre diable, et terriblement pressé d’arriver !

— Michel, implora Maurice, par pitié pour un parent, réfléchissez bien à vos paroles, et dites-moi encore quand vous vous êtes débarrassé du corps !

— Mercredi soir, pas d’erreur possible là-dessus ! répliqua Michel.

— Eh bien ! non, décidément, ça ne peut pas aller ! s’écria Maurice.

— Quoi donc ? demanda l’avoué.

— Même les dates sont pure folie ! murmura Maurice. Le chèque a été présenté à la banque le mardi ! Il n’y a pas le moindre filet de bon sens dans toute cette affaire !

En cet instant, un jeune homme saisit vigoureusement le bras de Michel. Le susdit jeune homme était passé, par hasard, auprès du groupe de nos trois amis, l’instant d’auparavant ; tout à coup, il avait fait un sursaut et s’était retourné.

— Ah ! dit-il, je ne me trompe pas ! Voici M. Dickson !

Le son même de la trompette du jugement dernier n’aurait pas effrayé davantage Pitman et son compagnon. Quant à Maurice, lorsqu’il entendit son cousin appelé, par un étranger, de ce nom fantastique, il eut plus pleinement encore la conviction qu’il était victime d’un long, grotesque, et hideux cauchemar. Et lorsque, ensuite, Michel, avec l’invraisemblable broussaille de ses favoris, se fut dégagé de l’étreinte de l’étranger, et eut pris la fuite, et lorsque le singulier petit homme au col rabattu eut lestement suivi son exemple, et lorsque l’étranger, désolé de voir échapper le reste de sa proie, transporta sa vigoureuse étreinte sur Maurice lui-même, celui-ci, dans l’excès de son effarement, ne put que se murmurer à mi-voix : « Je l’avais bien dit ! »

— Je tiens au moins un des membres de la bande ! dit Gédéon Forsyth.

— Que voulez-vous dire ? balbutia Maurice. Je ne comprends pas !

— Oh ! je saurai bien vous faire comprendre ! répliqua résolument Gédéon.

— Écoutez, monsieur, vous me rendrez un vrai service si vous me faites comprendre quoi que ce soit de tout cela ! s’écria soudain Maurice, avec un élan passionné de conviction.

— Vous comptez tirer profit de ce que vous n’êtes pas venu chez moi avec eux ! reprit Gédéon. Mais pas de ça ! J’ai trop bien reconnu vos amis ! Car ce sont bien vos amis, n’est-ce pas ?

— Je ne vous comprends pas ! dit Maurice.

— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler d’un certain piano ? suggéra Gédéon.

— Un piano ? s’écria Maurice, en saisissant convulsivement le bras du jeune homme. Alors, c’est vous qui êtes l’autre homme ? Où est-il ? Où est le corps ? Et est-ce vous qui avez touché le montant du chèque ?

— Vous demandez où est le corps ? fit Gédéon. Voilà qui est étrange ! Est-ce que, réellement, vous auriez besoin du corps ?

— Si j’en aurais besoin ? cria Maurice. Mais ma fortune entière en dépend ! C’est moi qui l’ai perdu ! Où est il ? Conduisez-moi près de lui !

— Ah ! vous voulez le ravoir ? Et votre ami, le sieur Dickson, est-ce qu’il veut aussi le revoir ? demanda Gédéon.

— Dickson ? Qu’entendez-vous avec votre Dickson ? Est-ce Michel Finsbury que vous désignez de ce nom ? Hé ! mais certainement, il le veut aussi ! Il a perdu le corps, lui aussi ! S’il l’avait gardé, l’argent de la tontine serait dès maintenant à lui !

— Michel Finsbury ? Naturellement pas l’avoué ? s’écria Gédéon.

— Mais si, l’avoué ! répondit Maurice. Et le corps, où est-il, pour l’amour du ciel ?

— Voilà donc pourquoi il m’a envoyé deux clients avant-hier ! murmura Gédéon. Savez-vous quelle est l’adresse du domicile particulier de M. Finsbury ?

— King’s Road, 233. Mais quels clients ? Où allez-vous ? gémit Maurice en s’accrochant au bras de Gédéon. Où est le corps ?

— Hé, je l’ai perdu, moi aussi ! répondit Gédéon.

Et il s’enfuit précipitamment.



  1. Bent, en anglais, signifie penché, voûté, déprimé. (Note du traducteur.)
  2. Apple, en anglais, signifie pomme. (N. du traducteur.)