Le Moulin du Frau/04

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Bibliothèque-Charpentier (p. 132-176).



IV


En ce temps-là, sur la fin de l’année 1848, on commençait à parler de l’élection du président de la République, et nous connûmes que Louis-Napoléon serait nommé grandement, si ça allait partout comme chez nous. Nous recevions la Ruche, de Ribérac, qui portait Ledru-Rollin, mais ça ne prenait pas. Mon oncle avait beau faire passer le journal, distribuer des papiers et raisonner nos voisins les paysans comme nous, c’était à rien faire.

Ledru-Rollin, qu’est-ce que c’était ? un civil, et puis ? Ah ! quand on parlait du grand Napoléon qui avait fait massacrer un million d’hommes et ruiné la France, pour en fin de compte, la laisser plus petite que sous la République, à la bonne heure ! C’est ainsi que le pauvre peuple ignorant, adore ceux qui le ruinent, qui lui prennent son argent et ses fils, et le saignent à blanc.

Le neveu du grand empereur, par ma foi, c’était bien autre chose que Cavaignac, ou Ledru-Rollin, ou Lamartine !

Et puis, il y avait tant de gens qui cherchaient à tromper le peuple, qu’il était rare de trouver hors des villes ou des gros bourgs, quelqu’un qui osât parler pour un autre que Bonaparte. Les bourgeois effarouchés par la Révolution cherchaient par tous les moyens à reprendre le dessus. Les riches, les nobles, les gros commerçants, les curés, tous ces gens-là criaient sans cesse contre la République ; elle ne pouvait durer.

Moi, j’en conviens, j’avais autre chose dans la tête. Plus j’allais, plus je pensais à Nancy. Comment ça se faisait, je n’en sais rien, mais toujours est-il que je me trouvais souvent sur son chemin, soit lorsqu’elle venait à notre fontaine dans la combe, ou qu’elle allait dans les terres, ou bien tout qu’elle faisait sortir ses brebis. Je l’arrêtais, lorsque nous nous rencontrions, et nous parlions un peu, et toujours j’étais étonné de son grand sens, et réjoui de sa franche honnêteté. Son parler me semblait aussi du tout changé et bien mieux, au prix d’auparavant. Il me semblait qu’elle avait appris beaucoup depuis trois ou quatre ans, et qu’elle avait plus d’esprit que les filles de son âge et de sa condition. Un jour que je le lui dis, elle m’apprit que la demoiselle Ponsie continuait de lui faire quelque peu la classe, le dimanche et le soir quelquefois, et lui prêtait des livres qu’elle étudiait en cachette du vieux Jardon, qui trouvait que c’était du temps perdu, lorsqu’elle laissait un moment sa quenouille. Je fus bien content de savoir ça, et je m’en sentis tout obligé envers cette pauvre demoiselle.

L’hiver vint, et avec lui les veillées au coin du feu, et les histoires dont Gustou avait un plein sac. C’était bien toujours les mêmes, mais comme il y en avait beaucoup, et qu’il y changeait souvent quelque chose, on ne s’en apercevait pas trop.

Étant tout petit, il me faisait tribouler en racontant l’assassinat du père Antier, le prieur des moines du moustier de Lafaye, entre Jumilhac et la forge des Fénières. Ça s’était passé avant la Révolution, et c’était un noble des environs qui l’avait tué dans la forêt de Jumilhac, du côté de Saint-Paul. Pendant quelques jours, on ne savait ce qu’était devenu le prieur, mais il arriva qu’un chien rapporta une de ses mains, et l’anneau qui était encore à un doigt, fit reconnaître le corps, car les chiens et les loups l’avaient presque tout mangé.

Il savait aussi les histoires des voleurs fameux, comme Cartouche et Mandrin. Pour Cartouche, c’était un voleur et un assassin, et nous ne le plaignions guère d’avoir été roué. Mais ce brave Mandrin qui avec ses sauniers contrebandiers, se battait contre les soldats du roi, nous intéressait et nous trouvions qu’on aurait dû le gracier. Ça n’était pas un bas coquin, ce Mandrin, et sa mémoire n’est pas en horreur comme d’autres. Tant qu’il le pouvait, il faisait la guerre à cet abominable impôt du sel, et c’est ce qui a contribué à le rendre populaire.

Toutes les histoires de brigands lui étaient connues à ce brave Gustou, et il savait aussi tous les crimes célèbres du pays. Il les racontait bien, en les arrangeant un peu ; les plus anciennes tournaient au conte, et il avait trouvé moyen déjà, d’enjoliver celle de Delcouderc.

C’est en pelant tranquillement les châtaignes le soir, que Gustou nous disait ces histoires. Il y en avait une surtout qui nous intéressait beaucoup, parce que le crime avait été commis tout près de chez nous et qu’on n’en connaissait pas l’auteur. Il y avait quelques années seulement que le curé de Nanteuil, en pêchant à la ligne, à cinq ou six portées de fusil au-dessus du moulin, avait amené une pincée de cheveux. Là-dessus on avait plongé, et on avait ramené un homme pris dans des racines de vergne. La figure était toute mangée par les poissons et on ne connut qu’aux habillements que c’était un porte-balle qui avait passé dans le pays, il y avait une quinzaine. Il avait une entaille à la tête, faite avec quelque hache, et on vit à des traces dans le bois, qu’il avait été assassiné à un endroit un peu au-dessus, où on traversait la rivière sur des arbres soutenus par des fourches plantées dans l’eau. Mais ce fut tout ce qu’on put savoir. Les gendarmes d’Excideuil, le maire, le juge de paix, les gens de justice, personne n’y avait vu goutte ; en sorte que, comme le disait Gustou, il y avait un assassin dans le pays : peut-être nous le rencontrons tous les jours, disait-il, et il attend sans doute l’occasion de faire quelqu’autre mauvais coup.

Par chez nous, les gens sont farcis de toutes les vieilles superstitions ; ils croient aux revenants, au Diable, au Loup-garou qu’ils appellent Lébérou, à tout ; mais cela n’empêche qu’ils aiment mieux voyager de nuit que de jour : s’ils ont un charroi à faire, ils partiront de préférence le soir que le matin. C’est bien une économie de temps pour ceux qui sont pressés, mais il y a autre chose, nous aimons la nuit, qui repose du dur labeur de la journée ; et puis, je ne sais pourquoi, mais le paysan aime à voir briller par une belle nuit, les millions d’étoiles qui sont au ciel. Il semble que la nuit soit plus marquante, plus solennelle que le jour, aussi nous disons : À net, comme si nous comptions par nuits et non par jours, comme les anciens Gaulois.

Tout ça c’est pour dire que quoique les voisins ne fussent pas épeurés la nuit, lorsque Gustou parlait de cet assassin qu’on rencontrait peut-être tous les jours, il y en avait à qui ça faisait une impression, et qui ne semblaient pas pressés de s’en aller.

Le soir où nous énoisions, il vint une dizaine de personnes pour nous aider. Les deux vieux Jardon et Nancy, Lajarthe, le fermier de la Mondine au Taboury, la grande Mïette qui était descendue de Puygolfier avec la permission de la demoiselle, et d’autres de par-là, des métayers du château et des voisins. Les énoisements, c’est comme une espèce de fête chez nous. Les hommes avaient porté leur petit maillet et cassaient les noix ; les femmes triaient.

Lajarthe comme de coutume, lorsqu’il en trouvait l’occasion, prêchait un peu pour la République, il tâchait de faire comprendre ses idées, et expliquait à tous des choses dans leur intérêt. Mais c’était trop sérieux pour ce soir-là. En énoisant, on aime mieux rire avec sa voisine, écouter des contes et des histoires, et causer des vieilles superstitions apprises des grand’mères.

Ça c’était l’affaire de Gustou qui connaissait ces choses à fond : c’était lui qui mettait une souche au feu le soir de Noël, et il fallait qu’elle fût de cerisier, de prunier ou de quelque autre arbre à fruit. Et il pronostiquait toujours de bonnes choses en la voyant bien brûler, et faire une belle braise ; mais c’était lui le sorcier, car il avait eu le soin de la mettre longtemps à l’avance sécher dans la fournière. Il gardait soigneusement des charbons et des cendres de la souche, pour guérir des maladies aux gens et aux bêtes, et pour d’autres affaires encore.

C’était encore maître Gustou qui le premier jour de mai, perçait un barriquot de vin blanc, et apportait l’ail nouveau, pour faire des frottes avec du lard frais, en buvant de bons coups :

— Ô mai ! ô mai ! ô le joli mois de mai !

À la Saint-Jean, c’était aussi lui qui plantait le feu à la cafourche du chemin, et le couvrait de feuillage vert avec un beau bouquet à la cime. Les tisons il les emportait à la maison pour la préserver du tonnerre. Il attachait aussi le matin à la porte de la grange, une croix faite avec des fleurs des prés. Sous son traversin, il avait toujours dans un sac, des herbes de la Saint-Jean, cueillies à reculons, avant le soleil levé, et il disait que ces herbes guérissaient les fièvres, en les mettant sur le poignet gauche.

Ah ! il n’aimait pas à entendre chanter le coucu, pour la première fois de l’année, s’il n’avait pas déjeuné ; ni à trouver des graules ou des geasses, à sa gauche : ni à ouïr clouquer une chouette sur la maison, car il disait que ça annonçait la mort ; ni à rencontrer en partant en route, la vieille Catissou de chez Méry qui était mal jovente. Jamais on ne lui aurait tiré de l’idée, que les eychantis ou feux-follets, qui voltigent dans les cimetières, c’était des âmes en peine, et il était persuadé que les étoiles tombantes c’était des âmes de petits enfants morts sans baptême. Si notre Mondine avait voulu faire la lessive dans le mois des morts, il serait parti plutôt ; mais elle s’en serait bien gardée, car elle croyait comme lui, que ça faisait mourir les hommes de la maisonnée.

Et lorsqu’il allait à une foire pour quelque affaire, il ne manquait pas de lever avec son couteau un petit copeau de la croix de bois qui est plantée le long de l’ancien chemin appelé La Pouge, qui passe à un quart de lieue du moulin, à la rencontre de celui d’Excideuil, et qu’on appelle : la Croix-du-mort.

À table, avant d’entamer le chanteau, il faisait toujours une croix sur la sole avec la pointe du couteau. Pour lui, le vendredi était un mauvais jour, et si mon oncle l’avait laissé libre, il aurait fait jeûner les bœufs le vendredi saint, comme ça se faisait encore dans quelques maisons.

Si on vendait un veau, il fallait le faire sortir à reculons de l’étable pour que la vache ne dépérît pas ; il faisait semer le persil par un pauvre innocent du bourg qui venait des fois au Frau, dans la croyance qu’il réussirait mieux. Pour garder les bœufs de maladie, il mettait un peu de sel aux quatre coins de notre pré. Lorsque nous bladions, il portait le blé de semence dans la touaille de la Noël pour qu’il vînt bien ; et quand le blé était épié, il mettait une rane de buisson dans un pot de terre et l’enterrait au milieu de la pièce pour empêcher les oiseaux de manger le grain. Il disait aussi qu’il ne fallait pas acheter des mouches à miel si on voulait qu’elles réussissent bien, mais les échanger contre autre chose.

Ce soir-là, il raconta de ses histoires longuement. Il n’avait pas affaire à des incrédules, mais quand même, il n’y avait pas moyen de douter de ce qu’il disait, car il expliquait point par point le pourquoi et le comment des choses, et nommait les gens à qui c’était arrivé.

Aussi, lui, pas plus loin que l’hiver d’avant, entrant de bon matin dans l’écurie, il avait trouvé notre jument toute en sueur, comme si elle venait de travailler à force ; et elle était avec ça bien pansée, et sa crinière était joliment tressée : qui avait fait ça ? Le lutin, bien entendu.

Et le Diable ! qui donc avait fait blanchir les cheveux de Tuénou de la Mariette, si ce n’est lui ? Tuénou rentrait un soir, ou pour mieux dire une nuit, du marché de Thiviers, où il s’était attardé à boire dans une auberge, avec un homme de Saint-Jean-de-Côle. Il traversait la lande des Fachilières, d’un bon pas, content de lui comme un homme qui a bien soupé, lorsque arrivé à la friche du Cimetière-des-Boucs, il vit à quatre pas de lui, planté à la cafourche du chemin un grand homme noir dont les yeux luisaient comme des chandelles. Épeuré, il voulut rebrousser chemin, mais derrière lui, marchait sur ses talons un chat noir, gros comme un fort chien, la queue droite en l’air comme un cierge, qui vint se frotter à ses jambes, en faisant son ronron, tandis que le diable ricanait d’une voix creuse et étouffée comme s’il eût eu la bouche dans une bonde de barrique vide.

De cette affaire le pauvre Tuénou s’était trouvé mal, et lorsqu’il était revenu à lui, tout avait disparu.

Tout ça, ce n’était pas des menteries, on pouvait demander à Tuénou. D’ailleurs, cette cafourche du Cimetière-des-Boucs était connue depuis les temps anciens, pour être hantée par le Diable. Jeantillou, le tisserand de Saint-Sulpice, l’y avait rencontré sous la forme d’un grand bouc noir.

Ceux qui n’y croyaient pas n’avaient qu’à essayer d’ailleurs. Ils n’avaient qu’à aller à cette croisée des chemins et appeler neuf fois : Robert ! Mais rien que cette idée faisait frissonner tout le monde. Gustou assurait que c’était à cet endroit-là même que le vieux Baspeyras de la Raymondie, mort l’année passée, avait eu du Diable, la Mandragoro qui l’avait enrichi, tellement qu’il avait laissé à ses enfants un grand pot plein de louis. Il était allé à la cafourche sans se retourner, une poule noire sous le bras, et sur le coup de minuit, il avait crié trois fois : Poule noire à vendre ! Le Diable était venu coup sec, sous la forme d’un homme noir avec des cornes et des pieds fourchus et avait cherché à lui faire peur ; mais Baspeyras qui n’avait pas froid aux yeux, avait fait ses conditions, et il avait eu la Mandragoro.

— Ah ça, dit Lajarthe, tu crois toutes ces histoires-là, Gustou ?

— Sans doute que je les crois : d’ailleurs ça n’est pas d’aujourd’hui seulement que ça se passe, n’est-ce pas ? Du temps que j’étais petit, ma grand’mère m’en racontait de pareilles ; mais toi, Lajarthe, tu ne crois à rien.

— Pour ça, dit le métayer de Puygolfier, on ne peut pas dire que le Diable n’existe pas, ni qu’on ne le voit pas paraître. Tous nos anciens ont ouï dire et ont vu des choses comme dit Gustou. Le curé parle d’ailleurs souvent du diable qui tourne autour de nous, comme un loup, pour nous manger.

— Mais mon pauvre, ça c’est une manière de parler, dit Lajarthe, ça ne veut pas dire qu’il se montre là en personne…

— Comment ! dit un garçon du bourg qui avait servi la messe du curé pendant deux ou trois ans ; mais quand le Diable emporta le bon Dieu sur une montagne pour le tenter, comme c’est dit dans l’évangile, il était bien là réellement présent en chair et en os, dis Lajarthe ?

Le pauvre tailleur ne répondit rien, et se contenta de regarder sérieusement mon oncle.

— Que veux-tu, mon pauvre Lajarthe, dit celui-ci en riant, tu es né une cinquantaine d’années trop tôt.

— Lajarthe est un huguenot, dit le métayer de Puygolfier ; et tous les énoiseurs se mirent à rire.

Moi, je n’écoutais pas Gustou ; j’aimais mieux regarder Nancy et lui parler. D’ailleurs, je connaissais tout ça, et si, étant petit, j’avais eu peur de ses contes de vieilles, maintenant ils me faisaient rire.

Mais deux ou trois filles, à qui ces histoires faisaient passer le froid dans le dos, priaient Gustou d’en conter d’autres : c’était le convier à noces ; aussi il ne se fit pas prier et continua :

— Vous avez tous ouï parler du Chaoucho-Vieillo ; c’est un esprit malin qui vient vous tracasser la nuit, tandis qu’on dort. On a beau fermer la porte, il passe par le trou de la serrure. Il s’approche sans bruit, monte sur le lit par les pieds, et se couche sur vous pour vous étouffer. Ça m’est arrivé à moi-même ; on ne peut pas dire que ça s’est passé loin d’ici, et on ne sait à qui : c’est dans mon lit, au moulin, et à moi.

Je m’étais donc couché et je dormais tranquillement, quand tout d’un coup, environ la minuit, je sens quelque chose de mou qui me montait sur les pieds. Je crus d’abord que c’était quelque chatte qui était entrée au moulin, et je donnai un coup de pied pour la faire descendre. Mais je sentais toujours cette chose molle sur mes pieds. On n’y voyait brin, et je la sentais monter, monter toujours, et la voilà qui s’étend sur moi et me pèse sur l’estomac…

— Oh ! Gustou ! faisaient les filles avec des petits cris effrayés.

Mais lui continua, suspendant le bruit des maillets :

— Je ne pouvais plus respirer ; j’étends les bras et je l’empoigne : mais c’était comme si j’avais fouillé dans un lit de plume, tant c’était doux et mou : je n’y faisais rien. Mes bras s’enfonçaient jusqu’au coude dans cette sale créature, comme dans la pâte de la maie, et ça s’attachait tout pareil à ma peau. Tout de même je finis par la prendre au cou et à la serrer bien fort ; mais j’avais beau serrer, serrer, je la sentais qui me glissait entre les mains, tout petit à petit, et s’échappait… Je m’assis alors sur le lit, et j’entendis quelque chose qui marronnait du côté de la porte, et puis je n’ouïs plus rien : la bête était repartie sans bruit par le trou de la serrure.

— Hé bien, que dis-tu de ça, Lajarthe ?

— Je dis que tu avais mangé quelque chose qui te pesait sur l’estomac et que ça t’a donné le cauchemar.

— C’est ça ; et la bête que j’empoignais ?

— C’était ta courte-pointe.

— Et ce qu’elle marmonnait en s’en allant ?

— C’était quelque chatte sur la tuilée.

— Voilà ! dit Gustou ; j’ai bien raison de dire que tu ne crois à rien. C’est une chose qui m’est arrivée à moi-même ; tu sais que je ne suis pas menteur, et avec ça tu ne me crois pas.

— C’est, dit Lajarthe, que tu tournes les choses du côté de tes idées : je ne dis pas que tu n’aies rien senti cette nuit-là, mais je ne crois pas que ça fût le Chaoucho-Vieillo.

— Voyons, dit Gustou, tu ne crois pas à ce qui m’est arrivé ; ni à la Mandragoro, de Baspeyras, ni au Diable ; tu ne crois pas non plus aux Bujadières qui tordent le linceul des pauvres défunts, à la Biche-Blanche, à la Litre ; à la Citre, cette bête qui semble une chèvre et qui est grande comme un cheval, qui court les chemins la nuit, galope après les gens attardés, emporte les enfants qu’elle rencontre, fait des dégâts partout, et s’évanouit en feu quand on la poursuit ; mais au moins il y a deux choses auxquelles tu ne peux pas refuser de croire, dit-il très sérieusement : c’est la Chasse-Volante et le Lébérou. Ça c’est des choses trop connues pour que tu dises non : dans le pays il n’y a personne qui n’y croie bien.

— Pour ça, firent les énoiseurs, Gustou dit la vérité. Et chacun de raconter qu’il avait ouï la Chasse-Volante, et vu le Lébérou, c’est-à-dire le Loup-garou.

— Pas plus vieux que cette année, reprit Gustou, le vendredi d’après la fête des Morts, la Chasse-Volante a passé par ici, entre le moulin et le Taboury.

— C’est vrai, fit le fermier de la Mondine, je l’ai entendue sur les onze heures du soir.

— Tout juste, dit Gustou. Je revenais assez tard de la foire de Sorges, j’avais dépassé le bourg, et je n’étais plus qu’à un gros quart d’heure d’ici, quand la voilà qui arrive. Il faisait un vent du diable ; de grands nuages couraient dans le ciel, et avec ces nuages, la Chasse-Volante. On entendait, comme vous m’entendez à présent, les chasseurs sonnant de la trompe, les rossignolements des chevaux, les abois des chiens courants, et avec ça un grand fracas, comme pourrait en faire une troupe de cavaliers galopant sur les chemins, en criant après la bête et en faisant péter leurs fouets. Je levai les yeux au ciel, et, aussi vrai que je suis là, qui vous le dis, entre deux nuages noirs, je vis la Dame-Blanche qui galope toujours à la tête des chasseurs, montée sur un cheval blanc…

Tous les énoiseurs qui étaient là, rangés autour de la grande table de la cuisine, regardaient Gustou et en triboulaient ; lui continua :

— Après avoir passé du couchant au levant, la chasse se mit à tourner, à tourner, en faisant dans les airs un tapage d’enfer, comme si la bête de chasse fut presque forcée. Le bruit se rapprochait comme si elle descendait à terre ; et, en effet, étant rentré au moulin, j’entendis par la fenêtre qu’elle était descendue à quatre ou cinq portées de fusil d’ici, le long de la rivière, et le bruit augmentait comme si les chiens avaient pris la bête et la déchiquetaient en hurlant.

Le lendemain je fus voir par là de bonne heure, et je trouvai la terre de Chabanou, nouvellement semée, toute piétée par les chiens et les chevaux, et les raves à côté toutes fourragées.

— Tout de même ! dirent les gens ensemble, il ne ferait pas bon se trouver sur le passage de la chasse ! et, ajouta un autre, d’un peu plus, Gustou, tu t’y trouvais.

— Tout ça pour un troupeau d’oies sauvages, dit Lajarthe à mon oncle.

Mais tous les énoiseurs protestèrent contre cette explication ; ils aimaient bien mieux que ce fût la chasse fantastique.

Cependant, on avait fini d’énoiser, et on mettait les nougaillous dans les sacs, et les coquilles dans des paillassons pour les monter au grenier ; ça sert à allumer le feu l’hiver. Quand tout fut ôté, on appareilla la grande table pour souper. Il était onze heures et demie, il était temps. Comme d’habitude, lorsqu’on énoise, il y avait des haricots qu’on mangeait avec des bons millassous faits par la Mondine, tandis qu’on travaillait. Avec ça, du bon petit vin pétillant qu’on versait à pleins verres, et tout le monde était content.

— Ah ça mais, dit quelqu’un, Gustou, tu n’as pas parlé du Lébérou ?

— Laissez là le Lébérou, dit Lajarthe, parlons d’autre chose, n’est-ce pas, Sicaire ?

— Mon pauvre Lajarthe, dit mon oncle, il me faut bien laisser mes voisins qui sont venus me donner un coup de main, s’amuser à leur façon ; ce soir tu n’y ferais rien.

— C’est ça ! c’est ça ! parle du Lébérou, Gustou.

Et voilà Gustou parti.

— Vous connaissez tous, dit-il, cette vieille fontaine bâtie en gros quartiers et entourée de saules creux où nichent les chouettes, qui se trouve derrière Puygolfier, au nord, au fond de la grande combe entourée de bois, où est le pré de Migot. Vous avez vu que l’eau coule, de la fontaine à moitié écrasée, dans un bassin carré, où les gens du château lavaient autrefois la lessive, mais qu’ils ont abandonné depuis longtemps que l’endroit est mal fréquenté.

L’eau n’est pas sale, mais avec ça elle paraît noire et c’est à peine si on peut se mirer dedans. Eh bien, c’est là que les lébérous, quand il y en a dans le pays, viennent changer de peau. Le dernier lébérou connu, c’était Meyrignac, qui demeurait dans cette maison seule que son père avait fait bâtir dans les friches, près du sol de la dîme. La raison pourquoi l’ancien Meyrignac avait fait bâtir dans cet endroit perdu, c’est que les gens ne l’aimaient pas, parce que c’était un ancien curé qui, à la Révolution, avait posé sa soutane, et s’était marié. Avec ça il était sorcier, et j’ai ouï dire à des anciens qu’il avait le pouvoir de faire grêler en battant l’eau d’une fontaine, et de jeter des sorts sur les gens et les bêtes. Mais quoiqu’on ne l’aimât pas, on ne lui disait rien parce qu’on en avait peur.

Pour le fils, c’est une chose sûre et certaine qu’il était lébérou. Raynalou, le marguillier d’avant celui d’à présent, qui le détestait plus encore que les autres, parce qu’il entendait quelquefois son curé dire que c’était un coquin bon à traquer comme un loup qu’il était, l’avait épié et l’avait vu à la Font-Close donc, une nuit, entrer dans l’eau du bassin et la battre un moment, puis après sortir de l’autre côté, habillé d’une peau de loup que le Diable lui avait baillée. Raynalou avait bien apporté son fusil pour lui tirer dessus ; mais quand il vit cette bête trottant à quatre pattes dans la combe et venant vers la lisière du bois où il était caché, il avait eu tellement peur qu’il l’avait manquée, et s’en était engalopé laissant là son fusil. Mais le Lébérou l’avait facilement attrapé, lui avait sauté à la chèvre morte sur les épaules, et s’était fait porter une grande heure de chemin, de manière que le pauvre marguillier était rentré chez lui à moitié crevé.

Il faut vous dire que ceux qui sont lébérous, ça les prend la nuit, lorsque la lune vient pleine. Ils se débattent, sortent du lit, sautent par les fenêtres sans se faire de mal, preuve qu’ils sont bien lébérous, et vont à leur fontaine.

Ce Meyrignac donc courait comme ça la nuit dans les terres, les chemins et les villages, et il mangeait tous les chiens qu’il pouvait attraper. Quand il rencontrait quelqu’un, il se faisait porter comme il avait fait à Raynalou. À chaque pleine lune on était sûr qu’il manquait quelque chien dans la commune. Le matin, avant la pointe du jour, il revenait à la fontaine poser sa peau de loup, et rentrait chez lui. On le rencontrait des fois bien de bonne heure, rendu de fatigue, ce qui montrait bien qu’il avait couru toute la nuit après les chiens. Il était souvent malade aussi et il avait de fausses digestions, lorsqu’il avait mangé quelque vieux chien trop dur.

Une nuit, en passant près du village de La Brande, il attrapa un coup de fusil qui l’empêcha de sortir, et le fit boiter assez longtemps. Enfin, il est au su de tout le monde qu’il creva après avoir mangé le chien du métayer de M. Lacaud, à la Bouyssonie, qui était très vieux. On trouva même chez lui une des pattes du chien qu’il avait vomie, mais il n’avait pu rendre l’autre, c’est ce qui l’avait étouffé.

Tout ce que je dis là ce n’est pas des menteries, et vous savez tous que le curé Pinot dit qu’un être comme ça ne pouvait pas être enterré comme un chrétien. C’est pour ça qu’on l’a mis dans un trou en dehors du cimetière, le long du mur, près de la porte.

— Et c’était tout bonnement un pauvre malheureux malade de la vessie, qui se promenait la nuit ne pouvant dormir, dit Lajarthe à mon oncle.

Mais aller dire ça aux autres, c’était inutile.

— Ça n’est pas étonnant après ça, disait Lajarthe, que le dix décembre il n’y ait eu dans la commune, que deux voix pour Ledru-Rollin, la tienne, Sicaire, et la mienne. Faut-il que le peuple soit innocent ! Où les mènera-t-il le neveu de leur empereur ? Il y en aura plus de quatre de ceux qui l’ont nommé qui quelque jour en paieront les pots cassés.

— Que veux-tu, disait mon oncle, les pauvres gens sont plus à plaindre qu’à blâmer. Tous les gouvernements ont eu bien soin de les laisser dans l’ignorance ; et ceux auxquels ils ont confiance parce qu’ils sont instruits ne cherchent qu’à les tromper et à leur faire prendre le contre-pied de leurs intérêts.

— C’est vrai, répondit Lajarthe ; il n’y a pas de bêtises qu’on ne leur ait contées : jusqu’à leur faire croire que Lamartine était la bonne amie du Dru-Rollin ! Et il y en a qui n’en démordent pas, le vieux Francillou de la Toinette, entre autres.

Mais tandis qu’après souper, mon oncle et Lajarthe parlaient à demi-voix dans un coin du foyer ; après les histoires de Gustou, les énoiseurs chantèrent des chansons, chacun la sienne, et l’on fit des jeux pour rire. On attachait une pomme par un fil à une poutre d’en haut, et après avoir bien tordu le fil, on le lâchait et la pomme se mettait à tourner comme une pirouette, pendue au fil. Le jeu était d’attraper la pomme avec les dents, sans y toucher du tout avec les mains, et ce n’était pas facile. C’était aussi le moment de faire passer le cacalou aux filles : j’en avais trouvé un bien formé comme une noix ordinaire, mais pas plus gros qu’une petite noisette. Je le donnai à Nancy et je l’embrassai sur les deux joues, ce qui la fit devenir toute rouge.

Vers deux heures, tout le monde s’en alla en gaîté, sans plus penser aux histoires de Gustou, d’autant plus que les filles étaient accompagnées des garçons qui leur parlaient d’autre chose.

Cet hiver de 1848 à 49 fut assez dur, par chez nous ; ça n’était plus l’année du grand hiver, il s’en fallait, mais avec ça, il y eut de la neige assez, et les loups sortant des bois, vinrent rôder la nuit sur les chemins, autour des maisons, et gratter à la porte des étables. Un soir que je revenais d’Excideuil, vers les dix heures, après avoir passé la Maison-Rouge, tandis que je suivais le long d’un bois, j’ouïs, un peu en arrière, un bruit dans le fourré. Je me retourne et je te m’en vais voir un loup qui avait sauté dans le chemin, et se planta en même temps que moi. Il était à une vingtaine de pas : ah ! pensai-je, coyon que j’ai été de ne pas prendre le fusil ! Je me remis à marcher et le loup me suivit ; lorsque je me retournais, je voyais ses yeux luire dans la nuit ; quand je m’arrêtais il s’arrêtait, quand je repartais il repartait : je lui tirai des pierres, mais il ne s’en allait pas. On dit que ces bêtes-là suivent les gens pour se jeter sur eux s’ils viennent à tomber ; je le croirais assez. On a beau dire, c’est embêtant d’avoir comme ça sur ses talons une sale bête qui épie le moment de vous attaquer, s’il vous arrive quelque chose. Moi, j’arrivai au Frau au bout de trois quarts d’heure, toujours suivi par le loup. Aussitôt dans la cuisine, j’attrapai le fusil au-dessus de la cheminée et je sortis. Le loup s’était arrêté sur le chemin à une quarantaine de pas de la maison ; quand il me vit armé, il jeta un hurlement, sauta dans la combe et gagna les bois.

Ce rude hiver donc, emmena quelques vieux. La Mondine tomba malade et ne bougeait plus du coin du feu, de façon que la Nancy venait tous les jours chez nous, pour faire les affaires, ce qui me plaisait fort. Et on ne pouvait pas dire autrement, sinon qu’elle était bien propre, vaillante et sachant faire tout à propos. Jusqu’à la Mondine, qui trouvait qu’elle faisait bien, chose extraordinaire, car les vieux se plaignent toujours des jeunes, surtout quand ils sont malades, parce que ça les rend de méchante humeur ; mais aussi, Nancy avait bien soin d’elle, et la consultait toujours.

Le soir, après souper, quand tout était rangé en place, j’accompagnais Nancy jusqu’à la Borderie à cause des loups, car il en venait rôder autour de la maison. Elle disait bien qu’elle n’en avait point peur, les ayant fait fuir plus d’une fois d’autour de ses brebis, en tapant ses sabots l’un contre l’autre ; mais moi je faisais celui qui n’est pas trop rassuré pour l’accompagner.

Nous causions en nous en allant, moi relevant le collet de mon sans-culotte, et Nancy sous une capuce de grosse laine. Nos sabots menaient grand bruit sur la terre gelée, mais ça ne nous empêchait pas de nous entendre. Un soir, en arrivant à sa porte, je l’embrassai par surprise ; elle ne fit pas comme des filles qu’il y a, qui donnent des gifles, elle ne dit rien, mais le lendemain lorsque je voulus recommencer, elle était sur ses gardes et me dit en riant qu’il ne fallait pas s’embrasser si souvent.

Notre pauvre Mondine resta comme ça quelque temps à traîner dans le coin du feu, chafrouillant dans les braises avec un bâton, mais enfin il lui fallut se mettre au lit. Elle n’avait pas voulu voir de médecin jusque-là, disant que ça passerait, mais quand elle fut au lit, nous fîmes venir le médecin de Savignac qui nous dit en partant qu’il n’y avait point de remède, et qu’elle achèverait de s’en aller tout doucement.

Quand elle se vit au lit, la Mondine connut bien que c’était sa fin, et elle nous dit de faire venir le notaire pour arranger ses affaires.

M. Vigier, de Saint-Germain, vint en effet le lendemain avec ses témoins, et fit le testament. Après qu’il fut parti, la Mondine me fit demander, et, quand je fus là, près de son lit, elle me dit que n’ayant sur terre aucun parent, vu qu’elle n’avait connu ni père ni mère, elle me laissait tout ce qu’elle avait, ne me demandant que deux choses : la première, d’être enterrée auprès des Nogaret, puisqu’elle avait vécu auprès d’eux toute sa vie ; et la seconde, de lui faire dire une messe tous les jours de bout de l’an de sa mort.

Je lui promis tout ça et je la remerciai, comme bien on pense. Alors elle ajouta que ce qu’elle en faisait, c’était pour me faciliter à me marier, si je venais à aimer une fille plus riche que moi ; ou bien pour n’être pas obligé de regarder à quelque millier d’écus pour prendre une fille à mon goût.

Après cela, elle me demanda d’aller quérir le curé Pinot. Je l’embrassai, et j’y fus.

Le curé vint avec son sacristain, la confessa, la communia et l’huila : ça fut d’abord fait. Durant ce temps la vieille Jardon, Nancy, la femme du fermier du Taboury, étaient agenouillées dans la chambre, ainsi que la demoiselle de Puygolfier qui était descendue, sachant cela.

Lorsque le curé sortit de la chambre, mon oncle le convia à prendre quelque chose ; alors il dit qu’il n’y avait pas longtemps qu’il avait déjeuné, et qu’il prendrait seulement une goutte. Tout en buvant l’eau de-vie, il sortit sa pipe de l’étui de bois et l’alluma. Quand il eut fait, il nous emprunta notre fusil parce qu’il était sûr qu’avec le temps qu’il faisait il y avait un lièvre dans les labours de Nardillou, et s’en fut avec son sacristain.

Trois jours après il revint pour faire la levée du corps ; la pauvre Mondine s’en était allée tout doucement, comme avait dit le médecin.

Elle ne savait pas son âge, comme beaucoup de gens de chez nous en ce temps-là ; elle savait seulement qu’elle était petite drole dans le temps de la Révolution et qu’elle avait été baptisée dans notre paroisse.

En cherchant à la mairie sur l’ancien registre de la paroisse pour faire la déclaration de décès, je trouvai son acte de baptême, et je l’ai relevé pour montrer comment ça se faisait jadis.

« Ce jour d’huy, 28e de mars 1783, feste de saint Rupert, évêque, Martissou, mon marguillier, allant sonner l’angélus du matin, trouva contre la porte de l’église, une petite créature, pliée de mauvaises nippes, et la porta chez lui, où elle fut reconnue être du sexe féminin, et âgée de deux ou trois jours. Elle a été baptisée le même jour sous condition ; Martissou a été parrain et Mondine, sa femme, marraine. Carminarias, curé. »

Après la mort de notre vieille servante, il était clair qu’une jeunesse comme Nancy ne pouvait pas continuer à venir dans une maison où il n’y avait que des hommes. Mon oncle se mit en quête, et le jeudi d’après, il arrêta l’ancienne servante du curé de Saint-Raphaël, qui n’avait pas trouvé à se placer depuis l’arrivée du nouveau curé qui avait amené la sienne. Nous nous figurions bonnement que cette femme, ayant toujours vécu avec des curés, serait ennuyeuse pour les affaires de religion, la messe, les fêtes, et la viande aussi, car nous ne regardions pas si c’était un vendredi ou un samedi pour mettre un morceau de salé dans la soupe, ou faire sauter une aile de dinde dans la poêle s’il venait quelqu’un. Mais nous fûmes fort trompés, car elle allait bien à la messe le dimanche, mais avec ça point de grimaces, faisant cuire de la viande les jours défendus, et en mangeant même quelquefois, disant à ça, que quand on était chez les autres, on ne choisissait pas son manger, et que mon oncle en porterait le péché. Des fois, quand Lajarthe était là, et que nous parlions de la politique, ou de choses de la religion, ou des curés, Gustou lui disait : Vous ne vous signez pas, Marion ?

Mais elle se mettait à rire, et disait qu’elle en avait entendu d’autres, et qu’elle ne se troublait pas si facilement. Son grand refrain était, que les curés sont des hommes comme les autres.

Par exemple, comme elle l’avait de coutume, elle voulait être maîtresse dans la maison, pour les choses qui regardent les femmes, et les gouverner à sa façon. Mais comme elle était bonne servante d’ailleurs, et que tout allait bien, mon oncle lui laissait couper le farci, comme on dit.

Moi, ce qui ne faisait pas mon affaire, c’est que je ne voyais plus Nancy aussi souvent. Je cherchais bien toutes les occasions de la rencontrer, mais ce n’était jamais que pour un petit moment ; en passant devant la Borderie, ou le long d’un chemin lorsque j’allais porter de la farine ou chercher du blé. Je lui avais enseigné à reconnaître une batterie de coups de fouet, et lorsqu’elle l’entendait, si elle était par là, elle se montrait, quelquefois de loin, mais j’étais content tout de même. Je voyais bien, d’ailleurs, qu’elle avait du plaisir que je fusse occupé d’elle parce qu’elle ne se laissait pas parler le dimanche par les autres garçons. Mais où je le connus tout à fait, c’est un jour que je l’avais trouvée dans le chemin de Puygolfier. Tout en causant, je lui dis : Et ce cacalou, Nancy, je gage que vous l’avez perdu ?

— Non point, fit-elle, je l’ai toujours.

— Faites-le moi voir donc ?

— Puisque vous avez pensé ça, vous ne le verrez point.

Mais enfin, après l’avoir bien priée, elle me montra la petite noix nouée dans le coin de son mouchoir.

Une autre fois, j’étais seul au moulin ; mon oncle était allé à Cubjac, et Gustou avait été reporter de la mouture. Pour raccoutrer quelques mailles de deux verveux que je voulais poser le soir, j’étais monté dans la chambre de mon oncle chercher du fil, lorsqu’en descendant j’entendis au-dessous du moulin le battoir d’une lavandière qui tombait fort sur le linge. Par une petite chatonnière, j’épiai : c’était Nancy. Elle était agenouillée sur la paille, devant une grande pierre plate qui servait de banche et elle lavait son linge, assise sur les talons, penchée en avant, la poitrine ferme et ses fortes hanches saillant sous le cotillon. Ses manches retroussées jusqu’au coude, laissaient voir ses bras ronds et forts qui aplatissaient le linge comme une crêpe en faisant jaillir l’eau au loin, et le tordaient ensuite comme si c’eût été un gros écheveau de fil. Je n’ai jamais aimé les femmes mièvres, car je ne compte pas Mlle Masfrangeas ; il m’a toujours semblé que la beauté n’existe point sans la force et la santé. En voyant ainsi celle que j’aimais, je me disais qu’il naîtrait d’elle une race robuste et santeuse, et sur cette pensée, je me laissai aller à la regarder longuement. Elle croyait que je n’étais pas au moulin, d’autant mieux que je lui avais dit la veille que j’irais en route, et tout en lavant, elle chantait à demi-voix. Au bout d’une heure, elle eut fini, et comme son mouchoir s’était détaché, elle regarda de côté et d’autre et ne voyant personne, l’ôta pour se recoiffer. Mais il lui fallut arranger ses cheveux défaits : en deux tours de mains, elle tordit et roula derrière sa tête cette lourde masse qui lui tombait sur le cou et remit son mouchoir. Puis elle se releva, mit le linge sur son épaule, et s’en alla.

Le surlendemain, de notre jardin je la guettai, et lorsque je la vis suivre le sentier qui traverse la combe, pour venir à la fontaine, j’y fus aussitôt qu’elle. Je me mis à badiner un peu sur les chansons qu’elle avait chantées, et je lui fis des compliments sur ce qu’elle chantait bien. Elle me regarda étonnée, puis, ayant compris, elle devint rouge et me dit : Alors, vous étiez au moulin, l’autre jour ? Vous aviez pourtant dit que vous deviez aller en route. Oui, lui répondis-je, mais Gustou avait besoin d’aller au bourg et il m’a remplacé ; et je me mis à rire.

Mais elle resta sérieuse, et me dit que ce n’était pas bien de l’avoir épiée, comme ça. Il faut dire qu’autrefois, nos filles n’aimaient guère à se laisser voir sans coiffure ; il leur semblait que d’être nu-tête ça n’était pas bien honnête. Je pense que cette idée venait anciennement des curés, car le nôtre prêchait quelquefois qu’un apôtre, je ne sais lequel, avait dit dans les temps que les femmes devaient toujours avoir la tête couverte, surtout en priant Dieu. Mais que ce soit çà ou non, Nancy était mortifiée de savoir que je l’avais vue les cheveux défaits. Aujourd’hui, les femmes s’en vont bien tête nue et n’y font guère attention, sinon lorsqu’elles vont à l’église, car alors elles se couvrent toujours, soit d’un mouchoir ou d’un bonnet, et les vieilles d’une coiffe.

Je raconte comme ça tout ce qui se passait entre Nancy et moi ; je sais que ce n’est pas rien de bien curieux, et qu’il en est arrivé autant à d’autres. Mais peut-être il y en aura des vieux qui, voyant ceci, se rappelleront avec plaisir leur jeunesse. Pour moi, en le racontant, il me semble revenir à ce temps heureux.

Notre petite fâcherie, ou pour mieux dire celle de Nancy, ne dura pas longtemps, car elle était trop bonne pour faire de la peine à quelqu’un qui l’aimait. Il arriva bientôt une affaire qui nous attacha davantage l’un à l’autre, ou du moins força ma bonne amie à le montrer un peu plus.

Nous étions en 1849, et au mois de mai. Dans les premiers jours, la mère Jardon fut à Négrondes, où elle avait une sœur mariée, pour la vôte qui tombe le 9 de ce mois-là, et elle y mena Nancy. Moi qui savais ça, je m’y en allai aussi, et je me promenai bien du temps avec elle, après quoi nous fûmes danser. Il y avait dans le bal un garçon maréchal, de Sorges, grand mauvais sujet, qui dansa une contredanse avec Nancy en faisant le faraud et le joli-cœur, comme il y en a. Mais elle ne voulut plus danser avec lui, quoiqu’il fût venu la demander plusieurs fois. Comme moi je dansais souvent avec elle, il vint me taper sur l’épaule en disant :

— Sors un peu, farinier, j’ai deux mots à te dire.

— Et qu’est-ce que tu me veux, brûle-fer ?

— Ce que je te veux, c’est que je te défends de plus danser avec cette grande fille, qui est chez les Jardon.

— Et de quel droit ? lui dis-je.

— Parce que je ne le veux pas.

— Méchant goujat ! et c’est toi qui m’empêcheras ?

— Oui, et si tu y reviens, tu auras à faire à moi !

— Alors, comme je veux la faire danser tout d’abord, lui répondis-je, j’aime autant avoir à faire à toi de suite : allons dans le pré, là derrière,

Une fois dans le pré, nous posâmes nos vestes pour ne pas les gâter, et les coups de poings et les coups de pieds commencèrent à rouler. Après un instant, je vis que ce grand gaillard n’était pas si terrible qu’il voulait en avoir l’air. Il était dans une colère noire et rageait, mais ça ne l’avançait à rien. Moi j’étais en colère aussi, mais je voyais tout de même mon affaire. À un moment où il m’avait manqué je lui ajustai sur un œil un coup de poing qui lui fit voir trente-six chandelles, et en même temps un grand coup de pied dans l’estomac qui le démonta. Sur ce coup, je me jetai sur lui et l’empoignai à bras-le-corps. Il se défendit bien tant qu’il put, mais en finale, je le couchai tout du long sur l’herbe et, tombant sur lui, je le tins sous moi.

— Et à présent, lui dis-je, m’empêcheras-tu de danser avec qui il me plaira ?

— Voleur de meunier ! cria-t-il, et il se mit à se débattre, et à chercher à se relever, mais voyant qu’il n’y arrivait pas, il me mordit au bras.

Ah ! cette fois la colère me monta tout à fait. Je le pris par le cou, et je lui mis un genou sur le ventre : Canaille ! puisque tu mords comme un chien, je t’étrangle comme un chien !

Lorsqu’au bout d’un instant je le vis tirer la langue, je le laissai et, reprenant ma veste, je m’en allai.

— Tu me la paieras ! dit-il, lorsque je fus loin.

En rentrant dans le bal, j’allai vers Nancy qui était pâle, assise sur une chaise.

— Vous venez de vous battre avec ce vaurien, je l’ai bien connu.

— Je l’ai un peu secoué, lui répondis-je, parce qu’il voulait faire l’insolent : ce n’est rien.

— Sortons, fit-elle, allons chez ma tante.

— Dansons cette bourrée avant, ma Nancy.

Après la bourrée, je l’accompagnai jusque chez sa tante, comme elle appelait la sœur de sa mère nourrice, et en chemin elle me fit raconter ce qui s’était passé. Alors elle me pria de m’en aller avant la nuit, de crainte que ce grand penlant ne m’attendît dans les chemins pour me donner quelque mauvais coup. Moi, qui avais compté passer la soirée à nous promener et à danser avec elle, ça ne m’allait pas du tout, mais elle me dit que ça ne me servirait de rien de rester, parce qu’elle ne sortirait plus de chez sa tante.

Je me décidai alors, et je lui dis que j’allais m’en aller, mais à la condition qu’elle m’embrasserait. Nous étions dans un chemin creux, derrière les haies, et personne par là : elle ne dit rien, et alors la prenant dans mes bras, je l’embrassai deux ou trois fois, tandis qu’elle fermait les yeux à demi, et je m’en allai.

Tous ces caquetages que nous avions ensemble, par-ci, par-là, et mes petites ruses pour rencontrer Nancy, ne pouvaient faire autrement que d’être vus. Mon oncle s’en doutait bien, mais il ne faisait semblant de rien. La mère Jardon s’en était aperçue dès longtemps ; mais comme elle savait sa fille sage, elle ne lui en avait pas parlé. Mais lorsque le vieux Jardon s’en donna garde, ça fut le diable. Comme il était d’un caractère dur et rude, la pauvre Nancy n’était pas à noce. À l’entendre, et c’était sa principale raison d’avare, comme j’avais du bien, je ne pouvais vouloir que m’amuser d’elle qui n’avait rien, et la laisser ensuite. Et il lui disait qu’elle n’aurait que ce qu’elle méritait en m’écoutant ; qu’on la montrerait au doigt ; enfin, un tas de mauvaises raisons, et de méchantes prédictions. La pauvre fille ne me disait rien de tout ça, mais je la trouvais triste et je ne savais que penser.

Sur ces entrefaites, Gustou, rentrant un jour de tournée, me dit qu’il avait vu, dans les Bois-Noirs, Nancy qui gardait ses brebis, et que M. Silain, qui chassait par là, s’était arrêté longtemps à lui parler.

Là-dessus je me dis que bien sûr, ce grand mange-tout la pourchassait ; ça me mit en colère contre lui, et je me promis de le savoir au juste avant peu. Pour ce qui est d’elle, je n’avais aucun doute ; il n’y avait qu’à la voir pour connaître que c’était une honnête fille, incapable d’écouter un autre homme que celui qu’elle aimait, et il fallait être une vieille méchante bête, comme le père Jardon, pour faire de mauvaises suppositions sur elle.

Pour savoir à quoi m’en tenir sur M. Silain j’épiai Nancy, et trois ou quatre jours après, ayant vu où elle menait ses bêtes, j’y fus par un chemin détourné. Elle fut étonnée tout d’abord ; mais je lui dis que j’allais voir si la bruyère était bonne à couper dans un bois que nous avions par là, et nous nous mîmes à causer. J’étais là depuis un moment accoté contre un gros châtaignier, quand tout d’un coup les brebis arrivèrent au galop, épeurées, et puis se retournent tout d’un coup, firent front toutes à la fois du côté d’où elles venaient, comme c’est la coutume de ces bêtes. Nancy qui était en face de moi leva la tête et me dit assez bas : C’est M. Silain et ses chiens.

Lui approchait, ne me voyant pas, et lorsqu’il fut tout près, il dit sur un ton aimable :

— Hé bien ! petite Nancy ! es-tu toujours méchante ?

En ce moment, il dépassa le châtaignier et me vit. Il devint rouge comme la crête d’un coq.

— Ha ! ha ! maître Hélie, tu cours après les bergères !

— Mais au moins, Monsieur Silain, lui répondis-je, en riant, c’est de mon âge.

Il resta étonné comme un fondeur de cloches, et tout d’un coup s’en retourna en marronnant dans sa moustache.

Quand il fut loin, Nancy se mit à pleurer, pensant à ce qu’il allait dire par vengeance et dépit ; mais je la consolai en l’assurant qu’il ne dirait rien, de crainte que je ne parle aussi, et que d’ailleurs il y avait un moyen d’arrêter sa mal voulance.

Depuis le jour où je l’avais vue laver à la rivière, l’idée du mariage m’était venue tout à fait, et je me disais tous les jours qu’il ne se pouvait trouver dans le pays, une fille aussi honnête et bonne ménagère qu’elle ; sans compter qu’il n’y en avait pas d’aussi belle et aussi forte. Elle n’avait rien, c’est sûr, il fallait la prendre nue, comme on dit ; mais, au dire de mon oncle, les femmes pauvres font souvent les bonnes maisons, tandis que les femmes riches les ruinent quelquefois.

De la savoir aussi tracassée par ce vieux Jardon, qui n’avait pas plus de cœur qu’une pierre, ça me faisait de la peine :

— Écoute, ma Nancy, lui dis-je en la tutoyant comme autrefois, j’y ai pensé souvent depuis quelque temps, et toujours je me suis dit que je ne pouvais mieux faire que de te prendre pour femme.

— Ô ! fit-elle, je ne suis qu’une pauvre fille sans parents ni bien, une bâtarde recueillie par charité ; comment cela pourrait-il se faire !

— Ça se fera facilement, si tu m’aimes.

— Pour ça, dit-elle, vous le savez bien. Mais que va-t-on dire de moi ? Que pensera votre oncle ? Que je suis une fille rusée qui ai tout fait pour vous attirer !

— Mon oncle pense mieux de toi, répondis-je : ainsi ne pleure plus, dès ce soir je lui en parlerai. Demain, je m’en vais de bonne heure, mais tu connaîtras que tout va bien par ce moyen : j’ôterai le chapeau de sur la tête de l’homme de paille qui est dans notre jardin pour faire peur aux oiseaux.

Mon oncle se mit à rire tout doucement, lorsque je lui parlai de ça, comme un homme qui s’y attend. Il me dit que puisque j’y avais bien pensé, qu’il donnait de bon cœur son consentement, et qu’il ne restait plus qu’à avoir celui du père Jardon et celui des Messieurs de l’hospice. Nous causâmes longuement le soir de ça, et ce qui me faisait plaisir, c’est de voir tout le bien qu’il pensait de Nancy : moi j’en pensais tout autant, mais je n’osais pas le dire.

Le lendemain, j’allai dans le jardin de bonne heure, et d’un coup de pierre, je jetai bas le chapeau de l’épouvantail ; puis après avoir bu un coup de vin gris, je m’en allai en route bien content.

Dans la journée mon oncle trouva le vieux Jardon et lui parla de l’affaire. Il y en a qui croiraient qu’il se pressa de toper, mais il n’en fut rien ; c’était une occasion de tirer quelque chose pour lui et il n’y manqua pas. Oh ! sans doute, il était bien content de voir sa fille prendre un bon parti, un parti qu’elle ne pouvait pas espérer, n’ayant rien ; c’était bien de l’honneur qu’on lui faisait ; seulement, il y avait beaucoup de si et de mais. Si, plus tard, je venais à me repentir d’avoir pris une femme pauvre, et que je la rendisse malheureuse, il en aurait, lui, Jardon, la responsabilité, n’est-ce pas ? Il ne disait pas que ça serait, mais enfin ces choses s’étaient vues. Et puis, si Nancy venait à retrouver ses parents, qui devaient être riches, puisqu’on lui avait mis dans ses bourrasses la moitié d’un ancien louis d’or, en la portant au tour ; oui, si quelqu’un ayant des centaines de mille francs, venait confronter l’autre moitié du louis à celle qu’elle avait à son collier ; n’aurait-on rien à lui dire, à lui son père nourricier, de l’avoir mariée sitôt ? car enfin elle était jeune encore et rien ne pressait.

Bien entendu, mon oncle n’avait pas grand mal à rembarrer les mauvaises raisons de Jardon, mais ça n’était pas les vraies. Le bonhomme se travaillait pour tâcher de profiter de la bonne aubaine de sa fille.

Ce n’est pas qu’il fût foncièrement mauvais, à faire du mal par plaisir, mais il était méfiant, dur comme le fer, et avare.

Ces défauts se rencontraient assez souvent chez nos anciens qui ont tant souffert, et qui ont si péniblement amassé sou par sou, le peu qui nous a faits indépendants. Durant des siècles, la misère du paysan l’a rendu insensible aux misères d’autrui ; on ne songe guère à plaindre celui qui n’est ni plus ni moins malheureux que soi. Il était obligé de cacher le peu qu’il possédait, pour le soustraire aux brigandages de ses maîtres, et, pour l’augmenter, il lui fallait s’ôter le morceau de pain de la bouche, comme on dit. Et puis il a été si souvent et si méchantement trompé, que la méfiance est devenue chez lui une seconde nature. En vérité, quand on songe que depuis deux siècles et demi, le paysan attend en vain la réalisation de la grandissime gasconnade d’Henri IV, la poule au pot, on peut lui pardonner d’être méfiant. Ces défauts, nés de notre antique misère, passés dans le sang, et accrus de père en fils, deviennent quelquefois choquants chez ceux qui ne sont pas trop bons naturellement, comme le vieux Jardon. Mais, chez la plupart de nous, ils font, maintenant que nous avons un peu surmonté les difficultés, des hommes sobres, durs à la peine, économes, et prudents d’ordinaire, quoique nous laissant piper quelquefois, surtout pour la politique.

Après avoir dit ses mauvaises raisons, Jardon fut bien obligé de laisser entrevoir les véritables. Il commença à se lamenter : Voilà, sa femme avait pris cette petite à l’hospice après la mort de son dernier enfant, elle l’avait nourrie, élevée et soignée comme si c’eût été sa fille ; et de fait lui et sa femme l’aimaient autant que si elle l’eût été de vrai. Et maintenant qu’ils devenaient vieux, elle allait les quitter ; les abandonner ; qu’est-ce qu’ils allaient devenir à cette heure ? Si elle s’était mariée avec un travailleur de terre, par les moyens de ce gendre qui serait venu chez eux, ils auraient pu prendre une bonne métairie et se tirer d’affaire.

Après avoir écouté toutes les lamentations de Jardon, mon oncle lui dit que ce qu’il redoutait pour Nancy pouvait lui arriver aussi bien avec un autre sans le sou ; que tout bien tourné et retourné, il valait mieux pour elle et ses père et mère nourriciers, qu’elle épousât un garçon qui l’aimait, et avait quelque bien, car les uns et les autres pouvaient s’en ressentir. Au reste, ajouta-t-il, il faut voir ces Messieurs de l’hospice de Périgueux, c’est d’eux que ça dépend, et je vais leur en faire parler par Masfrangeas.

Cette annonce fit de l’effet sur Jardon, et lorsque mon oncle le quitta, il protesta qu’il était bien content de cette affaire, mais qu’enfin les enfants ne devaient pas être ingrats envers leurs vieux qui les avaient élevés, et les abandonner à la misère, sur leurs derniers jours.

Le soir, avec mon oncle, pour arranger tout, nous convînmes de mettre les Jardon dans le petit bien du Taboury qui me venait de la Mondine, et de leur en laisser la jouissance. Je le faisais principalement pour la vieille, qui était une bonne femme qui aimait bien sa fille ; si ce n’eût été que pour Jardon, je ne l’aurais pas fait. D’ailleurs, depuis que nous avions acheté de M. Silain, il fallait de toute force, mettre à la Borderie des métayers un peu forts ; Jardon et sa femme ne pouvaient travailler ce bien.

Le lendemain, j’épiai Nancy, et lorsque je la vis aller à la fontaine j’y fus aussi. Je fus tout étonné de la trouver bien triste et les yeux rouges. Lui ayant demandé la cause de ça, elle me dit que Jardon s’était bien fâché après elle, et que de toute la soirée, il n’avait décessé de ramoner des histoires d’enfants ingrats et de vieux parents abandonnés dans la misère. Et puis, dit-elle, lorsque je suis sortie hier matin, et que j’ai vu le chapeau sur la tête de l’homme de paille, ça m’a donné un coup, et je m’en sens encore.

— Comment ça, le chapeau ? mais je l’ai jeté à terre hier matin.

Et me retournant, je vis le bonhomme coiffé.

— Ho ! Nancy, lui dis-je, ris, ma petite, ris, tout va bien : c’est sans point de doute notre Marion, qui venant au jardin après moi, aura remis le chapeau.

Et la prenant dans mes bras, je l’embrassai toute heureuse.

Puis après je lui dis que Jardon n’était pas si terrible que ça, qu’elle n’avait qu’à lui dire seulement que nous avions convenu mon oncle et moi, de le mettre au Taboury, sans lui demander notre part de revenu, et que ça l’adoucirait. Il s’adoucit, en effet ; mais pour en finir sur cet article, lorsque tout fut décidé, il vint pleurer près de mon oncle, disant que le bien ne portait pas assez de blé pour les nourrir, et qu’il n’y avait que deux noyers, de manière qu’il lui promit par chacun an, trois quartes de froment et quatre pintes d’huile. Lorsqu’il eût la promesse, il était plus pressé, je crois, que nous, de voir faire le mariage.

Au moment où nous allions convenir de l’époque, il arriva à Gustou un accident qui nous retarda. Le pauvre diable, en descendant d’un grenier d’une pratique avec un sac de blé, tomba et se démit l’épaule. On nous le ramena un lundi, vers la nuit, dans cet état. Après que nous l’eûmes déshabillé et couché, mon oncle me dit de prendre la jument et d’aller vitement quérir le médecin de Savignac.

— Écoutez, Sicaire, dit Gustou, ça n’est pas un médecin qu’il me faut.

— Comment ! dit mon oncle en plaisantant pour le rassurer un peu, car il était épeuré ; alors c’est un avocat que tu veux ?

— Non, mais voyez-vous, j’aime mieux quelqu’un plus : les médecins ne voient pas souvent d’affaires comme ça ; il faut quelqu’un qui l’ait d’habitude.

— Alors, tu veux le sorcier de Prémilhac ?

— Si c’était pour une maladie autrement, dans le corps, il serait bien bon ; mais pour remettre un bras, ce n’est pas son affaire.

— Et donc, qui veux-tu ?

— Écoutez, nous dit-il, c’est un peu loin, mais Hélie fera bien ça pour moi. Il y a de vers Rouffignac un homme qui m’aura arrangé le bras dans trois minutes, c’est Labrugère. Il n’y a pas son pareil dans dix départements, et on vient du diable le chercher. On le trouve tous les mardis au marché de Thenon, de manière qu’en partant cette nuit, Hélie, tu y seras demain matin de bonne heure, pour lui parler le premier. Il se tient sur la place devant l’église, ou à la petite auberge qui est en face ; tu n’as qu’à aller là tout droit, on te le fera voir.

Je m’en fus de suite donner la civade à la jument et je revins souper.

Après je mis la selle sur ma bête, j’attachai une limousine en travers, devant, et je partis sur le coup de huit heures.

En passant devant la Borderie, j’appelai Nancy qui arriva bien vite, étonnée de me voir partir à cheval à cette heure. Je lui dis où j’allais et pourquoi, et, me penchant vers elle, je l’embrassai, puis je continuai mon chemin.

Je passai par Coulaures, et de là, je pris par le village du Terrier pour aller passer l’Haut-Vézère à Tourtoirac. Dix heures sonnaient lorsque je fus sur le vieux pont en dos d’âne, où il y avait dans le temps un saint dans une niche. Depuis, on l’a démoli, ce pont, je ne sais pourquoi ; mais il y a des gens qui ont comme ça la manie de renverser tout ce qui est vieux. Il était pourtant bien assez grand pour le monde qui passait dessus, le pauvre pont, et il était un peu plus joli que celui qu’on a fait en place : enfin !

En passant entre les parapets bâtis avec des angles de refuge, je pris garde que je n’entendais sonner que trois fers sur le pavé. Je descendis, et, levant les pieds de ma jument, je vis qu’elle avait perdu un fer de devant, ce qui n’était pas bien étonnant dans ces mauvais chemins pierreux où j’avais passé. Je m’en allai tout droit, voyant cela, chez un de nos parents, qu’on appelait le grand Nogaret, parce qu’il avait cinq pieds six pouces, et, cognant à la porte, je l’éveillai.

Il vint tout en chemise ouvrir, et quand il me vit, il s’écria : Hé ! c’est toi, Hélie ! est-ce qu’il est arrivé quelque chose, au Frau ?

— Gustou s’est démis une épaule, et je vais à Thenon chercher Labrugère ; mais la jument a perdu un fer, et il me faut le faire remettre : viens avec moi chez le faure, je ne sais où c’est.

— Attends que je mette mes culottes, fit-il.

Le faure n’était pas chez lui, mais sa femme nous dit qu’il devait être à l’auberge, chez Devayre. Il y était, en effet, qui jouait à la quadrette en buvant du vin blanc. Il voulait finir sa partie ; mais le grand Nogaret lui expliqua que ça pressait et pourquoi ; alors il donna son jeu à un qui regardait derrière lui, et vint avec nous.

Il fallut allumer la forge, ajuster un fer, le poser, tout ça prit du temps, en sorte qu’il était plus de onze heures quand je partis de Tourtoirac.

— Quand tu seras entre Chourgnac et Saint-Orse, à la cafourche du chemin de la Germenie, me dit le grand Nogaret, méfie-toi.

— Je n’ai guère d’argent, et puis j’ai une bonne réponse pour ceux qui me demanderaient : la bourse ou la vie ! lui répondis-je en montrant le bon bâton ferré qui pendait à mon poignet par une lanière de cuir.

Je m’en allai tranquillement : il faisait un petit clair de lune et le temps était doux. Chemin faisant, je pensais à Nancy, à notre prochain mariage, et je me trouvais bien heureux de prendre une fille comme ça. Quand je venais à la comparer aux autres de ma connaissance que j’aurais pu fiancer pour être de même position que chez nous, comme la fille de Mathet, du Taboury, ou la grosse Rose de chez Latour, de Coulaures, ou Mariette Brizon, de Nanthiat, ou Félicité de chez Roumy, ou la jolie Nanon Férégaudie, de Corgnac, qui aimait tant les rubans et la contredanse ; je me disais qu’aucune de celles-là ni d’autres ne lui venaient à la cheville.

Quelques milliers de francs apportés dans une maison, s’en vont vite lorsque la femme ne sait gouverner, ou qu’elle est dépensière. L’argent ne gâte rien, c’est sûr, mais il faut regarder premier à la convenance, et puis après s’il y a de l’argent, tant mieux ; s’il n’y en a pas, tant pis : pourvu qu’on puisse vivre en travaillant, c’est tout ce qu’il faut. Pour moi, j’étais heureux de faire une petite position à celle que j’aimais, et je voyais déjà ma chère promise mettant tout bien en ordre chez nous, faisant la maison riante, et rendant tout son monde content et heureux, même les bêtes, même la pauvre Finette que Marion ne pouvait souffrir dans la cuisine, encore qu’elle vînt de chasser.

Ces pensers agréables me faisaient couler vite le temps. En passant à Chourgnac, je ne vis aucune lumière, excepté celle de l’église qui pointait à travers les vitraux, bien faiblement. Tout le bourg dormait. On se couche de bonne heure dans ces petits endroits, on s’y lève de même, et on y met la nuit à profit. Dans le cimetière, autour de l’église, tout était tranquille. Presque point de pierres, mais des croix plantées au milieu des hautes herbes marquant les fosses. Ceux qui sont là, me pensais-je, dorment aussi, et dorment bien. C’est là qu’il nous faut tous venir nous coucher un jour, riches ou pauvres, heureux ou malheureux, et nous confondre et mêler à la terre, jusqu’à ce point qu’on ne puisse retrouver un peu de poussière de nous. Et comme toutes mes idées se tournaient toujours vers Nancy, je songeai qu’un jour, nous serions couchés tous deux dans le cimetière de chez nous, à côté de mon père, de ma mère, et que nous mêlerions notre poussière à celle de tous les Nogaret enterrés là depuis une centaine d’années. Au moins, me disais-je, pourvu que ce soit après que nous aurons élevé nos enfants, lorsque nos cheveux auront blanchi ; alors, à la garde de Dieu : après une longue vie de travail, il faut se reposer.

En rêvassant ainsi, j’arrivai à Saint-Orse, ayant dépassé, sans m’en donner garde, la cafourche dont m’avait parlé le grand Nogaret. Les hautes murailles de l’ancien château se dressaient en noir sur le ciel, dominant la petite combe aux prés verts, d’où montait une bonne odeur d’herbes mûres. Il était une heure et demie à peu près, lorsque je traversai le bourg. Au bruit des pas de ma jument, un âne se mit à brâmer au fond d’une étable et ce fut tout ce que j’entendis. Continuant ma route, je ne marchais pas vite, préférant ménager ma monture, sachant qu’il me faudrait attendre assez longtemps à Thenon.

À partir de Saint Orse, on traversait un pays qui n’était guère beau, ni encore. C’était des bois de chêne repoussant sur les vieilles souches, chétifs et espacés, parce que, dans ce pays de causse, il n’y a presque point de terre, et les racines ne pouvant s’enfoncer, sont obligées de s’étendre dans la mince couche qui couvre la pierre. On faisait en ce temps de bons bouts de chemin, sans trouver une maison. Depuis il s’en est bâti quelques-unes sur des défriches plantées de vignes, dans les moins mauvais endroits, ou sur le bord des nouveaux chemins, dans lesquelles demeure quelque cantonnier. Mais ça ne vaudra jamais les bons pays des rivières de la Loue, de l’Isle et de l’Haut-Vézère, entre Excideuil et Périgueux.

En passant à la Font-del-Naud, je sentis le froid du matin et je mis ma limousine sur mes épaules. Le coq de la maison chantait à pleine gorge, et alentour, dans les maisons écartées, d’autres coqs lui répondaient. On entendait sur la terre sèche, sonner les sabots de quelque métayer allant à la grange donner aux bœufs ; et au loin, du côté de Gabillou, tintait l’Angelus à une cloche fêlée. Le jour commençait à pointer sur ma gauche vers Azerat, tandis que j’étais au milieu du mauvais chemin qui montait à Thenon. Lorsque je fus en haut du bourg, quelques maisons commençaient à s’ouvrir ; on se levait de bonne heure, à cause du marché. Je descendis du côté de l’église, et j’allai à l’auberge que Gustou m’avait enseignée. Les gens étaient levés déjà, et on mettait les marmites au feu, à seule fin que la soupe fût prête de bonne heure. Après avoir mis ma jument à l’écurie, je revins à la cuisine pour me chauffer un peu. Quand on a voyagé comme ça la nuit, sans dormir, on est, quoiqu’il fasse beau temps, tout de même un peu gourd. Les gens de la maison me dirent que Labrugère arriverait vers les huit heures, et sur ça je me mis à boire le vin blanc avec l’aubergiste. Tout en buvant, il me demanda de quoi il s’agissait ; et lorsque je lui eus dit que notre garçon s’était démanché une épaule, il me versa à boire en disant : Ça n’est rien pour Labrugère, dans un tour de main il aura remis tout en place :

— À votre santé !

Il n’y en a point de pareil à lui pour ces choses-là, ajouta-t-il, pas plus à Bordeaux ou à Limoges qu’à Périgueux ; ça vient de famille : son père était aussi des plus adroits.

— À la vôtre !

— Il n’y a jamais eu, voyez-vous, de médecins dans le pays pour arranger un membre cassé ou démis, comme les Labrugère.

Je le croyais sans peine, car en ce temps-là, il y avait dans nos campagnes des gens qui se disaient médecins et qui n’étaient que de mauvais drogueurs, saignant les gens à pleines cuvettes, et ne sachant guère rien faire de plus, ne l’ayant point appris. J’en ai connu un, qui avait raccommodé de travers le bras d’un enfant, de sorte que le dedans de sa main tournait en dehors.

Il aimait assez le vin blanc, l’aubergiste : Encore un verre, dit-il, mais je le remerciai en lui disant : Vous ne le plaignez pas ! — Ma foi, dit-il, cette année nous avons plus de vin que d’eau ; le puits de la place est à sec et il faut aller au diable chercher l’eau avec des barriques.

C’est vrai que l’eau est rare dans cet endroit-là, et j’ai ouï dire que la même eau de vaisselle y sert quinze jours ; mais peut-être on dit ça pour rire.

Cette cuisine était pleine de mouches qui bruissaient réveillées, dans les paquets de fougères pendus au plafond, et couvraient la table ; c’était déplaisant. Je sortis pour me secouer un peu : les marchands forains commençaient à arriver, portant leurs marchandises sur des charrettes ou à dos de mulet. Ils arrivaient de Montignac, de Rouffignac, de Périgueux. Leurs bancs étaient plantés par le placier ; et aussitôt arrivés, ils déchargeaient leurs marchandises, les arrangeaient sur des planches, mettaient une toile sur leur banc en cas de pluie et pour le soleil, et s’en allaient déjeuner afin d’être prêts au moment de la grande poussée.

Vers les huit heures je m’en allai sur le foirail des bœufs, pensant que peut être j’y trouverais mon oncle Gaucher, d’Hautefort. Il n’y était pas encore, mais comme je m’en retournais pour ne pas manquer Labrugère, je le vis qui arrivait par le chemin d’Azerat avec une bande de veaux entravés, qu’il conduisait avec mon cousin l’aîné. Ils furent bien étonnés de me trouver là, et lorsque je leur en eus dit la cause, mon oncle approuva fort Gustou de n’avoir pas voulu de médecin, vu qu’il n’y en avait pas dans toutes nos contrées d’aussi capable que Labrugère pour ces choses-là. Après que les veaux furent attachés aux barrières, mon cousin resta devant, et mon oncle vint avec moi à l’auberge. Comme nous étions là, devant la porte, nous vîmes venir Labrugère sur sa mule. C’était un grand bel homme d’une belle figure, et qui n’avait pas l’air sot. Mon oncle l’aborda tandis qu’il mettait pied à terre, et lui dit qu’on avait besoin de lui au moulin du Frau, pour le garçon qui s’était démis une épaule, et que j’avais marché toute la nuit pour venir le quérir.

— Et où est-ce le Frau ? dit-il.

— Au-delà de Coulaures, à une heure de chemin.

— Ça n’est pas tout près.

Après cela, il me fit raconter comment c’était arrivé et quand, et ce que sentait notre garçon. Lorsque je lui eus bien tout expliqué, il nous dit : Ça ne sera rien. Je vais bien soigner ma mule, faites en autant de votre bête, puis nous déjeunerons et nous partirons.

Ce qui fut dit fut fait. Pendant que nos bêtes, mises à part, mangeaient un bon picotin de civade, nous entrâmes à l’auberge déjeuner tous les trois.

Tandis que nous étions là, un homme rentra et demanda à Labrugère s’il ne pouvait pas venir chez lui pour sa femme qui s’était foulé un pied. Lorsqu’il eut ajouté qu’il demeurait du côté de la Forêt-Barade, au Four-de-Marty, Labrugère lui dit qu’il avait pour le moment quelque chose de plus pressé, mais qu’il y passerait le lendemain matin en s’en retournant chez lui, à Barre, et d’ici là d’arroser le pied d’eau fraîche et d’y tenir des linges mouillés.

Après déjeuner, mon oncle s’en fut au foirail, et Labrugère et moi, bridant nos montures, nous partîmes au moment où les gens arrivaient à pleins chemins.

En descendant la côte, Labrugère me demanda où j’avais passé pour venir. Lui ayant expliqué mon chemin, il me dit alors qu’il valait mieux aller passer l’eau au gué du moulin, au-dessous de Sainte-Yolée, au lieu de Tourtoirac, et que ça nous raccourcirait. Quand nous fûmes donc à la Font-del-Naud, nous prîmes par le village de la Rolphie, de là à Goursac, et après, laissant Gabillou sur la gauche, nous allâmes passer sous le château de Vaudre.

Quand nous y fûmes, Labrugère dit :

— Voilà l’ancien château de mes cousins d’Hautefort.

Je fus un peu étonné, et je lui dis :

— De vos cousins ?

— Oui, répondit-il, notre véritable nom n’est pas Labrugère, il est d’Hautefort. Mon grand-père s’appelait Bernard d’Hautefort, sieur de la Brugère, qui était un bien de famille dans la paroisse de Limeyrat. À la Révolution, il quitta le de, et nous ne nous sommes plus appelés depuis qu’Hautefort-Labrugère, et pour faire court on ne nous appelle plus que Labrugère. Mon grand-père Bernard fut maire de Rouffignac, pendant la Révolution. C’était un crâne homme, mais il n’était pas bien riche et il eut beaucoup d’enfants qui furent pauvres par conséquent. Notre famille vient d’un bâtard du premier marquis d’Hautefort, appelé Charles. Son père, qui l’aimait beaucoup, l’avait établi au château de Chaumont, dans la paroisse d’Ajat, et puis ensuite dans le bien noble de Nadalou, près de Montignac. Ce Charles, de son vivant, fut lieutenant du Prévôt des Maréchaux à Sarlat, et son fils, qui s’appelait François, lui succéda dans cette place. La famille était riche en ce temps-là, mais à force de se diviser entre les enfants, le bien s’éparpille et disparaît. C’est ce qui nous est arrivé ; de manière que moi qui, en fin de compte, descends du même auteur et suis du même sang que les Messieurs d’Hautefort, je raccommode les membres, tandis que nos ancêtres communs les cassaient : voilà comment vont les choses.

— Ma foi, lui dis-je, raccommoder les membres, ça vaut toujours mieux que de les casser.

Il se mit à rire : Sans doute, mais avec ça, quoiqu’on ne soit plus que des paysans, on aime à se rappeler qu’on vient d’une grande famille. Vous me direz que c’est de la fumée ; je ne dis pas le contraire, mais en y regardant de près, tout est fumée, et nous ne vivons que de ça.

Sur ma demande, Labrugère m’apprit que cette habileté à remettre ou à raccommoder les bras, jambes, côtes et os quelconques, venait de son bisaïeul, et que ce don de nature avait été transmis, avec des enseignements pratiques, à son grand-père Bernard, qui avait à son tour enseigné son fils aîné ; en sorte qu’il y avait en ceci, un don naturel, des secrets de famille et une habileté héréditaire. Mais, ni le bisaïeul, ni le grand-père, n’en faisaient point un métier ; ils se bornaient à rendre service autour d’eux par bonté, allant même assez loin si on les faisait demander, tandis que lui-même et son père aussi vivaient de cet état.

Tout en caquetant, nous cheminions bon train et bientôt nous arrivâmes au gué du moulin dont je ne me rappelle plus le nom. Ayant passé l’eau, nous piquâmes droit sur Coulaures, en passant par Fosse-Landry.

Il était sur le coup de trois heures et demie lorsque nous arrivâmes au Frau. Aussitôt les bêtes débridées, je leur donnai du foin, et mon oncle arriva.

— Salut, dit-il, en donnant une poignée de main à Labrugère ; je suis content de vous voir, car ce pauvre Gustou se tourmente fort de la crainte que mon neveu ne vous ait pas trouvé. À présent qu’il a ouï les pas des bêtes il doit être plus tranquille.

Nous montâmes de suite à la maison, où nous avions mis Gustou, au lieu de le porter dans sa chambre du moulin, afin d’avoir plus de commodité pour le soigner.

— Voulez-vous boire un coup avant de le voir ? dit mon oncle à Labrugère, quand nous fûmes dans la cuisine.

— Merci, non ; après, je ne dis pas.

En entrant dans la chambre, Labrugère posa son chapeau sur une chaise, et puis s’approcha du lit de Gustou.

— Ah ! ah ! c’est vous qui avez fait cette bêtise ?

— Eh ! oui ! fit piteusement Gustou.

— N’ayez crainte, nous allons arranger ça.

Et, soulevant doucement le pauvre Gustou, il nous lui fit ôter sa chemise, pour mettre l’épaule à nu. Puis il le plaça à moitié couché sur le coussin de manière à le dégager du lit. Après cela, il prit le bras de la main gauche et l’éleva en l’air, tandis que de sa main droite il tâtait l’épaule. Ses doigts nerveux, écartés, s’enfonçaient dans la chair, comme des instruments de fer. Il les relevait, les renfonçait, les rapprochait, écartait de nouveau, comme qui joue de la vielle, et pressait fortement en de certains endroits. Pendant ce temps, Gustou geignait comme notre mule quand on la sanglait un peu fort. Enfin, Labrugère ayant saisi le joint, pesa fortement de ses doigts en une certaine place, où la marque en resta, ce qui fit jeter un cri à Gustou ; en même temps, de son autre main, il fit faire un mouvement au bras qu’il tenait en l’air et le reposa sur le lit en disant :

— Voilà, mon garçon, ça y est.

Tout cela avait duré trois ou quatre minutes.

— Maintenant, nous dit Labrugère, il n’y a qu’à lui remettre sa chemise et à le laisser reposer. Mais il ne faudra pas qu’il fatigue son bras de quelques jours.

Qui fut content, ce fut Gustou. Voyez-vous, Labrugère, dit-il, je vous ai envoyé chercher parce que je savais bien qu’il n’y avait que vous pour une affaire comme ça. Maintenant, ajouta-t-il, je ne suis qu’un garçon meunier, et je ne puis vous récompenser que selon mes moyens et non comme vous le mériteriez : mais écoutez, si jamais je peux vous rendre service, comment que ce soit, de jour ou de nuit, je le ferai, quand je croirais me démancher l’autre épaule.

— Merci, merci, mon ami, ça peut arriver que j’aie besoin de vous. Mais à cette heure, il vous faut reposer parce que ça vous a secoué un peu. Allons, je reviendrai vous voir avant de partir.

En revenant dans la cuisine, Labrugère alla se laver les mains et dit : Hé bien, maintenant, si vous voulez, je boirai bien un coup.

Après s’être rafraîchi, Labrugère voulait repartir, mais mon oncle lui dit : Écoutez, il vous vaut mieux souper et coucher ici ; votre mule se reposera, et vous pourrez vous en aller demain de bonne heure si vous voulez.

— Ma foi, dit-il, je veux bien. Quand je suis chez de braves gens, je ne fais pas de façons. Demain matin je partirai à la pointe du jour, et, au lieu de passer par Thenon, je m’en irai tout droit chez cet homme du Four-de-Marty, en passant par Ajat ; ça me raccourcira.

Quand ce fut convenu, nous descendîmes au moulin, et mon oncle dit : De vos côtés, Labrugère, vous ne connaissez guère les poissons, attendu qu’il n’y a par là en fait d’eau, que les mauvais lacs de la Forêt-Barade, qui sèchent l’été ; il faut que je tâche de vous en faire manger. Disant cela, il décrocha l’épervier : Ça n’est pas trop l’heure, mais manque d’autre chose, nous aurons toujours une poêlée de goujons.

En montant le long de l’eau, mon oncle tira quelques coups d’épervier, mais il n’amena rien que quelques acées et de mauvaises libournaises. C’est à rien faire, dit-il ; descendons au-dessous du moulin, nous attraperons du goujon dans le courant.

Et, en effet, dans quelques coups il remplit à moitié un crible que je portai à la maison.

Après cela, nous fûmes nous promener du côté de la Borderie, où pour lors, nous avions des maçons qui montaient une grange. Comme nous étions là, devisant du travail, Nancy sortit, entendant du monde, et dit le bonsoir en nous conviant à entrer.

— Merci, ma petite, répondit mon oncle, nous nous promenons un peu en attendant le souper.

— Voilà une belle drole, dit Labrugère à demi-voix.

— Oui, dit mon oncle, et, ce qui vaut mieux, elle est bonne et sage.

Tandis qu’ils regardaient les ouvriers, je m’en allai causer sur la porte avec Nancy, et je lui contai mon voyage, et que toute la nuit en cheminant, j’avais pensé à elle, tellement que le temps ne m’avait brin duré. Puis je lui dis comment en un rien de temps, Labrugère avait arrangé l’épaule de Gustou.

Tandis que je babillais avec elle, mon oncle s’était remis en chemin avec Labrugère, et il lui montrait une vigne que nous avions fait planter. Il n’aurait pas été honnête de laisser notre hôte ; je dis bonsoir à Nancy, et je fus les rejoindre. Nous fîmes le tour du bien, tout doucement, nous arrêtant souvent, comme on fait entre gens de campagne, pour regarder une pièce de blé, ou un pré bon à faucher, ou une chenevière, ou même des choux dans une terre.

Ayant fait le tour, nous entrâmes à la maison et Labrugère fut voir Gustou, qui nous dit que ça allait bien maintenant, qu’il avait dormi, et qu’il mangerait bien un peu, s’il y avait moyen.

Quand il eut mangé et bu un bon coup, nous allâmes souper. Lorsque Marion avait vu que Labrugère restait, elle avait vitement tué un poulet, et l’avait fait sauter emmi des artichauts. Avec les goujons et des haricots, ça faisait un bon petit souper de campagne. Labrugère se régala de goujons, seulement il remarqua qu’ils étaient éventrés, et ajouta qu’il avait ouï dire qu’ils étaient meilleurs quand ils n’étaient pas vidés.

— Ça dépend, dit mon oncle, il y en a qui les aiment avec les boyaux, mais ça les rend trop amers à mon goût. Et puis, c’est de la fiente qu’il y a dedans, et fiente de goujons ou fiente de bécasse, pour finir c’est toujours de la fiente. Il faut vous dire aussi que dans la maison, nous avons toujours eu, de père en fils, la coutume de vider les goujons, comme étant nous autres, venus de Brantôme. Et alors il nous expliqua que l’hospice de Brantôme étant sur le bord de l’eau, on jetait par les fenêtres dans la rivière, les cataplasmes, les emplâtres et autres affaires des malades, en raison de quoi, les goujons des graviers du tour de la ville étaient bien gras, bien beaux, mais qu’il fallait les vider, parce que quelquefois, ils avaient de la charpie dans le ventre.

Cette explication fit rire Labrugère aux éclats ; il n’était pas, ni nous non plus, de ces mauvais petits estomacs qui s’émeuvent pour si peu.

Après souper, Marion mit la dame-jeanne de pineau sur la table, de l’eau-de-vie et de l’eau-de-noix, et nous devisâmes un moment, mon oncle fumant sa pipe, et Labrugère prenant une prise de temps en temps ; puis, tout le monde alla se coucher.

À la première chantée de notre coq, le lendemain, je me levai pour donner à la mule de Labrugère, puis je revins me coucher. Sur les trois heures, nous nous levâmes tous, et l’on but le vin blanc en cassant la croûte : il n’y a rien comme ça pour chasser la brume, quand on va en route le matin.

Quand la pointe du jour parut du côté de Puygolfier, Labrugère sortit avec nous ; mon oncle lui donna un louis d’or pour ses peines, il nous secoua la main, enjamba sa mule et partit.

Dès le même jour Gustou se leva. Il ne pouvait s’aider de son bras, il lui fallut le porter dans un mouchoir attaché autour de son cou ; mais quinze jours après il n’y connaissait plus rien.