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Le Mouvement économique/01

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Le mouvement économique
Auguste Moireau

Revue des Deux Mondes tome 124, 1894


LE
MOUVEMENT ÉCONOMIQUE


I

On entend rarement les commerçans se louer de l’activité des affaires, les industriels se réjouir de l’afflux des commandes, les agriculteurs exalter la qualité et l’abondance de leurs récoltes. Si l’on tient compte au contraire du nombre et de la variété des plaintes qui s’élèvent de tous les points de la France : qu’il s’agisse de l’encombrement des stocks invendus dans les celliers de nos viticulteurs ; ou de l’inertie de la spéculation qui laisse tomber à des cours de plus en plus bas céréales et farines ; ou de l’impossibilité où se trouvent nos métallurgistes de l’Est à lutter contre les conditions toujours plus dures de la concurrence étrangère, on est tenté de croire que la situation économique de notre pays va sans cesse empirant, et qu’il n’y a plus à imaginer quelles circonstances, quels reviremens imprévus de fortune, pourraient enrayer le mouvement continu vers la ruine agricole, commerciale et industrielle.

Une trop fréquente consultation des relevés et documens dont la statistique officielle est devenue si prodigue, ne peut qu’accentuer ces impressions pessimistes, auxquelles il convient de donner comme antidote une simple excursion à travers les publications analogues des pays étrangers. Partout, en effet, se trouvent constatés les mêmes phénomènes de surproduction, d’avilissement du prix des marchandises, de difficultés d’écoulement au dehors, de concurrence universelle ; et l’on en vient à estimer plus supportables les maux économiques dont souffre la France, en constatant qu’ils affligent en même temps, bien que dans des proportions variables, toutes les nations civilisées.

Il y a en outre à considérer que la plupart des maux économiques ne sont vraiment des maux que pour telles ou telles catégories de personnes qu’ils affectent directement, et seraient plutôt des bienfaits pour d’autres. Ainsi en est-il du phénomène de la baisse des prix qui cause tant de lamentations. En fait, la diminution progressive des prix de toutes les choses nécessaires ou utiles à l’existence est expressément l’objet que poursuivent les producteurs désireux de supplanter des concurrens sur le marché, les inventeurs de procédés nouveaux de fabrication, et surtout les consommateurs, principaux intéressés dans le développement de ce phénomène économique. Comment la baisse graduelle des prix pourrait-elle être un mal, alors qu’elle est la fin même où tend l’action combinée de toutes les forces de la civilisation ?

C’est dans cet esprit de réaction contre le pessimisme professionnel des économistes que, dans une réunion récente de la Chambre de commerce à Londres, le chancelier de l’Echiquier, sir William Harcourt, traitait, en une allocution familière, la question des difficultés où se débattent depuis plusieurs années le commerce et l’agriculture de la Grande-Bretagne. Sans doute, disait-il, la diminution constante des prix fait ressortir une décroissance sensible du commerce extérieur anglais considéré au point de vue de la valeur. Mais si l’on considère le volume de ce commerce, — c’est-à-dire la quantité et le poids des marchandises, — le total apparaît en progression constante. On ne saurait donc affirmer qu’il y ait recul, et que la Grande-Bretagne ne sorte pas victorieuse de la lutte, en dépit des compétitions chaque année plus fortes, plus redoutables, qui surgissent de toute part sur la surface du globe pour lui arracher son ancienne suprématie commerciale ? Certes il est difficile d’imaginer un concours de circonstances plus fâcheuses que celles qui se sont trouvées accumulées en 1893 contre l’industrie et le commerce anglais : à l’intérieur d’énormes grèves ; au dehors, les pays acheteurs, États-Unis, Inde, Brésil. Australie, éprouvés par des crises d’une violence peu commune. Le commerce de la Grande-Bretagne n’en a pas moins traversé cette tempête sans avaries trop considérables. Parler de sa ruine prochaine ou de sa décadence irrémédiable serait ridicule.

Le phénomène de la baisse des prix, — fâcheux dans une certaine mesure pour le producteur et l’intermédiaire, mais avantageux pour le consommateur, — a pour conséquence la diminution des profits. Que les bénéfices de l’industrie et du commerce diminuent, on ne peut le nier ; tous les industriels et commerçans le proclament, il faut bien les en croire. Quelques-uns même vont jusqu’à déclarer qu’il n’y a plus de profit du tout, que la marge, à force de se réduire, a disparu. Cependant, si le commerce ne donnait plus aucun bénéfice, il s’arrêterait ; or son volume ne cesse de s’accroître. L’industrie textile, a-t-on dit, agonise dans le Lancashire ; cependant le nombre des ouvriers qu’elle employait en 1890, pour le coton et la laine, s’est trouvé de beaucoup plus considérable qu’en 1870. Et tout ce monde d’ouvriers consomme infiniment plus, et paie mieux ses impôts qu’il y a vingt ans. Car si les prix ont baissé, les salaires n’ont point suivi un mouvement parallèle ; tandis qu’ils se maintenaient à l’ancien taux, la baisse des prix accroissait leur pouvoir d’achat. Il faut donc que la compensation se trouve dans un énorme développement des affaires. Et, en effet, on peut consulter tous les baromètres connus en cette matière, on n’y aperçoit que des signes d’un accroissement rapide du capital. Prenons pour exemple l’Angleterre. Le rendement de chaque penny de l’income-tax s’y élève de décade en décade ; de même celui des droits de succession ; les dépôts aux caisses d’épargne anglaises dépassent trois milliards (comme en France), soit plus que le quart de la dette ; les dépôts dans les banques ne cessent de s’accroître. Et l’on viendrait soutenir à sir William Harcourt qu’il y a « quelque chose de pourri dans la Grande-Bretagne » ! Il ne peut s’empêcher d’en rire.

Ne lui parlez pas, par exemple, de la race des protectionnistes. « Il y a, dit-il, des hommes qui voudraient, par quelque procédé artificiel, fermer l’embouchure de la Tamise et provoquer par là et par d’autres moyens semblables un rehaussement des prix. » On trouve aussi beaucoup de personnes, au sud de la Manche, ayant ces mêmes idées. Mais tandis que leurs congénères en Angleterre sont obligés de s’en tenir à des vœux impuissans, en France les partisans du relèvement artificiel des prix occupent le haut du pavé, sont en majorité dans la Chambre, bouleversent la législation, déploient une activité extraordinaire dans leur grande forteresse, la commission des douanes.


II

Les rentiers, dont les titres ont haussé de prix dans une proportion extraordinaire depuis cinq ou six années, seraient mal venus à trouver fâcheux cet autre grand phénomène économique du temps présent, l’abaissement continu du taux de l’intérêt, ceux du moins qui ont acquis leurs titres à une époque relativement éloignée, et n’ont été atteints dans leur revenu par aucune conversion. Les rentiers « convertis » et les capitalistes qui ont aujourd’hui de nouveaux placemens à effectuer, ne sauraient au contraire se féliciter du taux si bas où est descendu le loyer de l’argent.

La dette nationale anglaise, qui est du 2 1/2 pour 100 différé, a dépassé le pair ; de même le 3 0/0 français et les 3 0/0 des États secondaires qui jouissent d’un crédit de premier rang, comme la Belgique, la Hollande, la Suisse, la Suède, etc. La Russie et l’Autriche-Hongrie en sont encore à la période du 4 pour 100 au pair ; mais il y a peu d’années, ces États ne pouvaient emprunter qu’à un taux supérieur à 5 pour 100. La Turquie régénérée trouve des prêteurs à moins de 5 pour 100. Les sociétés de crédit tiennent en dépôt des centaines de millions de francs auxquels elles ne donnent qu’un intérêt dérisoire de 1/2 à 1 pour cent. Les capitaux populaires envahissent, jusqu’à les congestionner, les caisses d’épargne privées ou la caisse nationale, où on leur offre encore, on ne sait vraiment pourquoi, un intérêt moyen de 3 pour 100. La Banque de France escompte à 2 1/2 pour 100, la Banque d’Angleterre à 2 pour 100, les établissemens privés bien au-dessous de ces taux. En même temps que l’allure de l’accumulation de la richesse se précipite, en dépit du contraste singulier de la baisse des prix et de la hausse des salaires, les emplois avantageux se font plus rares. Presque partout les grandes œuvres de la civilisation sont achevées, canal de Suez, chemins de fer en Europe, dans l’Inde, dans les deux Amériques. C’est à peine s’il reste quelques grandes voies en cours d’exécution comme le Sibérien, ou à l’état de projet comme les réseaux africains. Quant à certaines conceptions grandioses en Europe même, le canal des Deux-Mers, le pont sur la Manche, Paris port-de-mer, l’utilité immédiate n’en a pas encore été établie, et elles ne sauraient présenter jusqu’à nouvel ordre qu’un intérêt théorique. Au-delà de l’Atlantique, le canal de Panama attend son achèvement. Dans un genre de travaux d’un intérêt plus restreint et plus local, navigation fluviale, canalisation, distribution d’eau, de gaz, d’électricité, tramways, le plus gros de l’œuvre semble accompli, il ne reste qu’à glaner. Même un projet comme le Métropolitain de Paris ne peut sortir de la période embryonnaire.

Les capitaux sont donc beaucoup moins sollicités que précédemment ; ils ne le sont plus guère que par les États besogneux, auxquels l’épargne ne consentira à prêter largement que lorsqu’ils auront refait leur crédit. Telles sont quelques-unes des causes de l’abaissement du taux de l’intérêt et des hauts cours des grands fonds d’État ou municipaux.

De savans économistes ont justement attribué un caractère fâcheux à ce phénomène, fâcheux en ce sens que les rentiers auront à l’avenir moins de rentes, que l’humanité aura plus à travailler, qu’une rémunération de moins en moins forte sera réservée au capital. Mais est-ce là un mal sans compensation ? Est-il si bien prouvé que les grandes œuvres de la civilisation sont achevées ? Ce qui est vraiment fâcheux, c’est l’encouragement officiel donné à l’extrême timidité des capitaux. Si les pouvoirs publics pouvaient une fois comprendre que les caisses d’épargne manquent à leur mission en donnant un intérêt supérieur à 2 pour 100, on verrait sortir du « far niente » un ou deux milliards réclamant un emploi rémunérateur. Il en résulterait une secousse violente ; et probablement la mise en train d’une nouvelle succession de grandes et fécondes entreprises pour l’activité industrielle et la production agricole.


III

L’avilissement des prix, l’abaissement du taux de l’intérêt, sont considérés par toute une école d’économistes comme provenant d’une cause unique, ou tout au moins principale ; la démonétisation de l’argent et la raréfaction de l’or. Cette thèse a de nombreux partisans en Angleterre, où bimétallistes et protectionnistes voudraient voir le gouvernement assumer, contre toutes les traditions britanniques, un rôle providentiel. Mais ils n’ont réussi à convertir jusqu’ici ni l’opinion publique, ni les chefs des deux grands partis politiques. En France, on n’est pas encore bimétalliste dans les régions gouvernementales et parlementaires, mais on y est furieusement protectionniste. Cependant les résultats donnés jusqu’ici par cette politique ne sont pas de nature à modifier le sentiment de ceux qui croient que l’on a fait fausse route en 1892 en dotant la France d’un tarif inspiré du plus pur esprit Mac Kinley.

Pendant les six premiers mois de 1894, le double mouvement d’augmentation dans les entrées de marchandises étrangères en France et de diminution dans les sorties de marchandises et de produits nationaux n’a cessé de s’accentuer. Les chiffres de notre commerce extérieur pendant cette période, comparés à ceux de la période correspondante de 1893, accusent une augmentation de 335 millions à l’importation et une diminution de 78 à l’exportation. Dans le seul mois de mai nos envois à l’étranger sont tombés, de 334 millions en 1892 et 283 millions en 1893, à 265 millions en 1894. Nos achats ont augmenté au contraire de 305 millions (mai 1893) à 323 (mai 1894).

Le total des importations s’est élevé cette année, du 1er janvier au 30 juin, à 2235 millions, dont 670 en objets d’alimentation, 1 281 en matières nécessaires à l’industrie et 284 en objets fabriqués. L’augmentation totale de 335 millions sur la même période de 1893 se divise ainsi : 190 millions pour les objets d’alimentation, 128 pour les matières premières, et 18 pour les objets fabriqués. Il est curieux de voir ce dernier élément grossir de cette façon malgré les anathèmes et les prohibitions de la commission des douanes. L’accroissement de 190 millions dans l’achat au dehors de produits alimentaires est, de toute façon, un commentaire fâcheux de l’état.de notre agriculture, mais il a aussi une cause accidentelle, les approvisionnemens faits avec halo au début de l’année, en prévision du relèvement des droits sur les céréales. Le relèvement a eu lieu, comme chacun sait, et les protectionnistes ne sont pas disposés à s’arrêter là. Chaque jour éclatent de nouveaux appels à l’intervention de l’État. La commission a frappé les sucres étrangers extra-européens, les raisins secs ; elle frappera les mélasses étrangères, les amidons, les plombs ; que ne frappera-t-elle pas ?

Il est un point cependant où les protectionnistes croient triompher. Les entrées de matières premières se sont accrues de 128 millions. Nos industriels se hasarderaient-ils en des acquisitions si importantes s’ils ne prévoyaient une campagne prolongée et fructueuse de travail ? On peut malheureusement objecter que, s’il y a tant de matières premières à demander à l’étranger, c’est que le marché intérieur ne peut plus fournir à cet égard les quantités qu’il donnait autrefois, et non que nos usines soient accablées de commandes exceptionnelles. Le tableau des exportations ne le démontre que trop, puisque nous avons vendu au dehors, en juin 1894, pour 122 millions de francs d’objets fabriqués contre 146 en mai 1893, soit une diminution de 24 millions, et que les chiffres correspondans pour les six premiers mois sont 805 millions contre 875, soit une diminution de 70 millions.

Pendant les quatre premiers mois de 1894, les droits de douanes et les droits accessoires du service ont produit 189 millions contre 148 en 1893. L’augmentation est due tout entière aux outrées de céréales ; la plus-value des droits encaissés a dépassé, de ce seul chef, 45 millions.

Il semblerait que, grâce à cet accroissement de l’importation, la navigation ait dû être très active dans nos ports. Elle l’a été en effet, mais au profit du pavillon étranger. Du 1er janvier au 30 avril, il est entré dans nos ports principaux 2 124 navires français contre 2 354 dans les mois correspondans de 1893, et il en est sorti 2 280 contre 2 699. La diminution s’accuse dans le tonnage comme dans le nombre des bâtimens. Les entrées par navires français représentent 1 129 000 tonnes contre 1328 000. La navigation étrangère présente au contraire un certain accroissement : s’il est sorti de nos ports un peu moins de navires des autres pays (3 950 contre 4163 et 1 608 000 tonnes contre 1 655 000), il en est entré 5 710 contre 5201 et 3 165 000 tonnes contre 2 721 000.

Il serait profondément injuste d’attribuer au seul protectionnisme toutes les révélations fâcheuses que peut accuser l’analyse des chiffres de notre commerce extérieur. Nos échanges avec l’étranger sont affectés par les événemens les plus divers, épidémies, crises commerciales ou monétaires dans telle ou telle partie du monde, sinon dans toutes à la fois, grèves, transformations et progrès de l’industrie, caprices de la mode, mauvaises récoltes, fléaux du genre du phylloxéra. De 1867 à 1876 nous achetions au dehors pour 17 millions de francs de vins en moyenne par an. De 1877 à 1886 cette moyenne a été portée à 282 millions. Mais il reste à l’actif de la politique libérale douanière qui a régi nos échanges pendant les trente années de 1861 à 1891 que nos exportations d’objets fabriqués ont passé de 1 138 millions, au début de cette période, à 1 925 millions (chiffre de 1891) ; en 1892 on a atteint 1 992 millions. En 1891 encore la balance en notre faveur entre la valeur de nos exportations d’objets fabriqués et celle des entrées d’objets de même nature était de 1 230 millions. Combien il serait fâcheux que le protectionnisme nous fît perdre les bénéfices d’une telle situation !


IV

On peut, à l’aide de quelques chiffres, présenter une idée générale de la nature du commerce extérieur de la France. Nous avons importé en 1893 pour 3 936 millions de marchandises et produits, dont voici les articles principaux avec leur valeur : céréales, 359 millions ; laines, 354 ; soies, 237 ; vins, 196 ; graines oléagineuses, 194 ; houille, 182 ; coton, 167 ; peaux 154 ; tissus de laine, de soie, de coton, 132 ; bois à construire, 94 ; cafés, poissons, bestiaux, fromages et beurres, pétrole, fourrages, huiles, etc.

Les exportations dans la même année ont été de 3 209 millions, chiffre inférieur à celui de toutes les années précédentes depuis 1886. Les principaux articles ont été : tissus de laine, 290 millions ; tissus de soie, 212 ; vins, 187 ; articles de Paris, 129 ; laines, 119 ; soies, 119 ; ouvrages en peaux, 111 ; sucres bruts et raffinés, 106 ; tissus de coton, 100 ; peaux préparées, 97 ; confections, 82 ; ouvrages en métaux, 69 ; beurres, 67 ; eaux-de-vie, 61 ; bestiaux, 38, etc.

Au point de vue de la provenance et de la destination, les pays auxquels nous achetons le plus (chiffres de 1893) sont : l’Angleterre, 511 millions ; la Belgique, 401 ; les États-Unis, 335 ; l’Allemagne, 334 ; l’Espagne, 223 ; la République Argentine, 175 ; la Russie, 166 ; l’Italie, 139. Viennent ensuite les Indes Anglaises, la Turquie, la Chine, la Suisse, le Brésil, le Japon, l’Autriche-Hongrie, l’Australie, le Chili, etc. Les pays auxquels nous vendons le plus (chiffres de la même année) sont : l’Angleterre, 965 millions ; la Belgique, 499 ; l’Allemagne, 334 ; les États-Unis, 203 ; l’Italie, 123 ; l’Espagne, 113 ; puis le Brésil, la Turquie, la République Argentine, etc.

Nous avons pris les chiffres de 1893 ; si nous considérons ceux des années précédentes, nous constatons que nos cliens les plus importans sont toujours l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, les États-Unis, et que l’Italie, l’Espagne, la Suisse restent au second rang, mais avec beaucoup moins d’affaires qu’avant la dénonciation des traités de commerce et les difficultés douanières qui ont surgi successivement entre ces trois pays et nous. D’une manière générale, nos ventes à tous ces cliens principaux ont singulièrement diminué depuis deux années. De 1891 à 1892, la valeur de nos exportations avait déjà fléchi de 46 millions pour l’Espagne, de 33 pour le Brésil, de 9 pour l’Allemagne, de 8 pour les États-Unis, de 7 pour la Suisse. De 1892 à 1893 la réduction a été de 65 millions pour l’Angleterre, de 78 millions pour la Suisse, de 37 pour les États-Unis, de 21 pour l’Allemagne, de 9 pour l’Italie, de 3 pour la Belgique.

Nos relations avec ces divers pays nous laissent en général créanciers, pour des sommes considérables, de l’Angleterre (500 millions en 1892 et 455 en 1893) et de la Belgique (114 millions en 1892 et 98 en 1893). Elles nous constituent au contraire débiteurs des États-Unis (293 millions en 1892 et 132 en 1893), de l’Espagne (144 millions en 1892 et 109 en 1893), de l’Italie (16 millions en 1893), de la Turquie (56 millions en 1892 et 52 en 1893), de la République Argentine (115 millions en 1892, autant en 1893).

À certains pays, comme l’Inde et la Russie, nous achetons beaucoup et ne vendons presque rien. Le cas, pour la Russie, est vraiment curieux. Ce pays a effectué des importations chez nous pour 212 millions en 1892 et 166 millions en 1893, et la valeur de nos exportations chez elle a été de 12 millions pour la première de ces années et de 13 pour la seconde. Cette proportion est à peu près constante La moyenne annuelle pour les six dernières années a été de 14 millions de ventes à la Russie et de 200 millions d’importations du même pays. Il serait à souhaiter que cet énorme écart diminuât, non par l’abaissement du dernier chiffre, mais par l’élévation du premier.

Considéré au point de vue du volume, le commerce extérieur de la France s’est accru dans les cinq années de 1887 à 1891 : 26millions de tonnes en 1887, puis 26 925 000 en 1888, 27 469 000 en 1889, 29 447 000 en 1890, et 31 018 000 en 1891. Aussitôt après l’établissement du tarif douanier, l’abaissement a commencé : 29 290 000 tonnes en 1892.

Nous importons surtout des marchandises lourdes, houille, céréales, bois, matières premières de toute sorte, 22 551 000 tonnes ; nous exportons surtout des marchandises d’un prix élevé par rapport au poids et au volume, principalement des produits de nos usines, 6 738 000 tonnes, dont 816 000 par Marseille et 665 000 par Bordeaux. Environ 45 pour 100 de la totalité des marchandises constituant l’objet de nos échanges avec l’étranger passent par les douanes de Marseille, Jeumont (frontière terrestre), Dunkerque, Bordeaux, le Havre, Rouen et Saint-Nazaire. En 1892 sont entrées ou sorties : par Marseille : 2 847 000 tonnes, par Jeumont 2 618 000, par Dunkerque 1 947 000, par Bordeaux 1 711 000, par le Havre 1 689 000, par Rouen 1 387 000, par Saint-Nazaire 1 045 000. (L’ordre d’importance est modifié légèrement si l’on considère le commerce général au lieu du commerce spécial. Le transit est considérable notamment par le Havre et par Bordeaux.)

Les autres portes du commerce se classent ensuite dans l’ordre suivant : Cette, Bayonne, Dieppe, Valenciennes, Calais, Boulogne, Pagny, de 547 000 à 300 000 tonnes ; La Rochelle, Belfort, Nantes, Tourcoing, Avricourt, de 252 000 à 201 000 ; Nice, Lille, Roubaix, etc., moins de 200 000 tonnes.

De 1887 à 1892 on constate une augmentation continue aux douanes de Marseille, Jeumont, Dunkerque, Rouen, Saint-Nazaire, Bayonne, Calais, Nantes. Il y a décroissance au contraire, pour Cette, Dieppe et Boulogne. Bordeaux est resté à peu près stationnaire.


V

La conclusion générale qui ressort de ces chiffres est que les échanges entre les nations ont diminué de valeur et presque partout aussi de volume, depuis que les peuples ont travaillé à l’envi à s’entourer de barrières douanières. Les protectionnistes objectent que l’Angleterre libre-échangiste a vu également ses exportations décroître dans la même période, et que la décroissance a été plus forte encore en ce pays que chez nous. Les exportations anglaises avaient, en effet, grossi de 6,15 pour 100 en 1889 sur 1888, et de 5,67 pour 100 en 1890. Elles ont décru de 6,17 pour 100 en 1891, de 8,16 pour 100 en 1892, de 3,77 pour 100 en 1893, soit de près de 240 millions de francs dans cette dernière année. Mais les données statistiques pour le commerce du Royaume-Uni pendant les six premiers mois de 1893 n’ont plus accusé la même tendance. Tandis que les importations s’augmentaient, comme chez nous, et que cet accroissement, presque entièrement dû à des achats considérables de coton des États-Unis, atteignait 334 millions, les exportations se sont maintenues à peu près exactement au même niveau qu’en 1893, soit 2 672 millions de francs ou 445 millions en moyenne par mois. En réalité, il y a, en 1894, une diminution de 25 millions de francs, soit un peu moins de 1 pour 100 du total. Les réexportations de produits coloniaux et étrangers accusent pendant la même période une réduction plus forte, de près de 100 millions de francs, due à une cause spéciale qui sera indiquée plus loin.

Les importations en Angleterre atteignent depuis quelque temps une valeur presque exactement double de celle des exportations. La Grande-Bretagne a ainsi, du 1er janvier au 30 mai 1894, vendu au dehors pour 2672 millions de francs de ses produits, soit 445 millions par mois ; et acheté du dehors pour 5 275 millions de francs de denrées, soit 880 millions en moyenne par mois. C’est une balance commerciale formidablement débitrice : mais l’Angleterre est, on le sait, créancière, pour des sommes bien autrement élevées par le fait de ses placemens et de ses prêts, des pays étrangers qui lui fournissent tant de produits. Que si, d’autre part, ses importations dans les derniers mois ont pris une telle expansion, on le doit attribuer pour une forte mesure à la détresse financière et monétaire de beaucoup de nations étrangères forcées de vendre leurs denrées à tout prix.

Les exportations de la Grande-Bretagne atteindraient au surplus un chiffre bien plus fort, si les États-Unis ne traversaient depuis deux années une crise économique dont l’intensité, aussi bien que la durée, est absolument exceptionnelle, et entrave à tel point les transactions commerciales du pays que, durant l’année 1893-94, l’Angleterre lui a vendu pour 260 millions de francs de moins que dans la période précédente, et que le seul mois de mars dernier figure dans cette diminution pour près de 30 millions de francs. Les envois britanniques dans l’Inde ont, au contraire, pris un grand développement depuis le 1er janvier, accusant une augmentation mensuelle d’environ 25 millions de francs.

Que le Congrès américain se décide enfin à voter le tarif depuis si longtemps en discussion, si faible que soit la diminution moyenne des droits (ceux-ci ne seront vraisemblablement abaissés dans l’ensemble que de 10 pour 100 sur le taux général du tarif Mac-Kinley qui est de 46 pour 100, et resteront ainsi supérieurs à ceux du précédent tarif), et l’on peut être assuré que de fortes expéditions de marchandises seront aussitôt effectuées pour l’Amérique.

D’où l’Angleterre reçoit-elle les produits qu’elle importe, et où dirige-t-elle les marchandises qu’elle exporte ? Les premiers lui viennent, pour 23 pour 100, de ses possessions, etpour77 pour 100, des pays étrangers ; elle envoie 30 pour 100 de ses marchandises à ses colonies et 70 pour 100 au reste du monde. Les proportions pour chaque pays sont les suivantes : 22 pour 100 des importations viennent des États-Unis, 10 de France, 7 1/2 de l’Inde, 7 de Hollande (commerce général), 6 1/2 d’Allemagne, 6 d’Australie, 5 de Russie, 4 de Belgique, 3 du Canada, 3 de l’Amérique du Sud et du Centre, 3 de l’Italie, 2 de la Turquie, etc. 12 pour 100 des exportations sont dirigés vers les États-Unis (en temps ordinaire), 10 vont à l’Australie, 14 à l’Inde, 9 à l’Amérique du Sud et du Centre, 7 à l’Allemagne, 6 1/2 à la France, 4 à la Hollande, 3 1/2 au Canada, 3 à la Belgique, 3 à l’Italie, 3 à la Turquie, 2 1/2 à la Chine, 2 à la Russie.

L’expansion du commerce britannique a été formidable depuis trente ans. Malgré les guerres, les crises commerciales et financières, les krachs résultant de l’abus du crédit et de la surproduction, malgré la baisse du métal blanc, les grèves et la hausse des salaires, les importations comme les exportations du Royaume-Uni ont plus que doublé dans l’espace d’une génération, et doublé de valeur, ce qui représente une proportion bien plus forte d’accroissement au point de vue du volume, les prix ayant constamment fléchi. On saisira bien, ce semble, la véritable portée de cette baisse des prix, en constatant que la valeur moyenne, par tonne, des exportations britanniques a fléchi, de 395 francs en 1860 à 235 francs en 1889, si l’on considère les exportations totales (c’est-à-dire comprenant les produits coloniaux et étrangers réexportés) ; et de 310 à 185 francs, si l’on s’arrête aux sorties des produits purement britanniques.

La flotte marchande anglaise en 1860 comptait un total de 4 586 000 tonnes ; le tonnage est aujourd’hui de 7 759 000 tonnes, dont 4 717 000 pour la navigation à vapeur. Le mouvement des ports du Royaume-Uni s’est chiffré en 1889 par 72 millions de tonnes (navires anglais et étrangers, chargés et sur lest) contre 25 millions en 1860.

Les importations anglaises sont composées : de 40 à 45 pour 100 d’objets d’alimentation, de 30 à 35 pour 100 de matières brutes, nécessaires à l’industrie, de 15 à 20 pour 100 d’articles complètement ou partiellement manufacturés ; les exportations, de 77 pour 100 d’articles manufacturés, de 13 pour 100 d’articles partiellement manufacturés, de 0 pour 100 de matières brutes, de 4 pour 100 d’objets d’alimentation. La valeur moyenne des filés de coton et des cotonnades unies ou imprimées qui sortent chaque année des ports de la Grande-Bretagne pour se répandre dans le monde entier, dépasse 1 700 millions de francs. Il y faut ajouter près de 300 millions de tissus de laine ou de toiles de lin, 300 millions d’objets en fer, près de 300 millions de houille.

On comprend que de tels chiffres remplissent d’orgueil les âmes des fils de la Grande-Bretagne et qu’ils traitent avec quelque mépris, — ceux du moins qui ne sont pas usiniers et ne vivent point dans la fournaise industrielle du Lancashire, — les concurrences qui s’essaient en diverses parties du monde contre le géant britannique. Une de ces concurrences surtout a paru dans ces derniers temps redoutable, celle du commerce et de l’industrie de l’Allemagne. Les trembleurs ont fait de l’expansion commerciale allemande un épouvantail dont l’Angleterre et sa voisine du sud ont été en effet parfois un peu effrayées. M. Giffen a voulu savoir ce qu’il y avait de réalité dans ce fantôme. Il a dressé, pour le Board of Trade, quelques-unes de ces tables qui sont la spécialité de ce statisticien, et où les chiffres s’alignent dans un ordre si rigoureux, si savant, si ingénieusement mathématique, qu’ils acquièrent une force irrésistible d’argumentation et démolissent en quelques instans les thèses qui paraissaient le plus solidement étayées. Il a pris, par exemple, la moyenne des exportations de l’Angleterre, de la France, des États-Unis et de l’Allemagne pour les trois années 1890-92, et l’a comparée avec la moyenne correspondante des deux années 1884-85. Ce rapprochement lui a révélé que l’accroissement des exportations a été de 10 pour 100 pour l’Angleterre, de 14 pour 100 pour la France, de 26 pour 100 pour les États-Unis et de 5 pour 100 seulement pour l’Allemagne. Comme les États-Unis exportent surtout des céréales et du coton, l’augmentation de leurs expéditions n’est pas pour inquiéter. Mais quelle figure fait dans cette comparaison le commerce allemand, avec son expansion si modeste de 5 pour 100 ? Il y a autre chose dans les tables de M. Giffen : les nations secondaires, dans les diverses parties du monde, y apparaissent réparties en groupes, et on voit quelle proportion du total des importations de ces pays revient à l’Angleterre et à chacun de ses trois principaux concurrens. Le résultat n’a rien d’inquiétant, à bien y regarder, pour la Grande-Bretagne, même en Europe. Sa part dans les importations de tous les pays sauf trois est au-dessus de 20 pour 100, tandis que, pour l’Allemagne, l’exception s’étend à six pays. Il est vrai que, grâce à sa situation au centre du continent européen, la part de celle-ci dépasse 30 pour 100 dans cinq cas.

Les tables nous montrent encore quelles vicissitudes a subies la part de l’Angleterre dans le commerce total du monde. Il y a eu un léger fléchissement dans la proportion, mais l’écart est peu significatif en regard de l’énorme développement qu’a pris le commerce du monde entier. Au Japon, toutefois, bien que les transactions de la Grande-Bretagne n’aient subi aucune réduction absolue de volume de 1884-85 à 1890-91, sa part proportionnelle a notablement décru. Quant à l’Allemagne, elle a élevé dans une légère mesure sa proportion dans les pays hors d’Europe, et c’est tout. Les grands succès de la compétition allemande ne sont donc que vains mots, et, comme le dit doctement le Times, il y a là un exemple de plus de l’erreur vénérable qui consiste à généraliser sur des cas trop particuliers. Malgré tout, les tables de M. Giffen concluent à une très faible décroissance, non pas certes absolue, mais proportionnelle, du commerce de la Grande-Bretagne ; et cette décroissance est surtout sensible dans le total des réexportations : l’Angleterre n’est plus au même degré que naguère le grand emporium du monde, l’universel dépôt des marchandises venues de tous les coins du globe. L’ouverture du canal de Suez et les progrès de la navigation à vapeur ont facilité les relations directes entre les pays qui produisent et les nations qui consomment, encore que ce mouvement s’opère avec une grande lenteur.

On a vu plus haut combien peu de marchandises la France envoyait en Russie, la valeur moyenne pour les dernières années n’ayant pas dépassé 14 millions de francs, alors que nous achetions à notre grande alliée, bon an, mal an, pour 200 millions de francs environ, surtout des céréales. C’est que la Russie, d’une manière générale, vend plus qu’elle n’achète. D’autre part, la masse de ses importations en objets fabriqués lui vient d’Allemagne, et c’est là que se marque l’utilité du traité de commerce conclu entre les deux empires. Les exportations russes ont varié, en valeur, de 752 à 687 millions de roubles de 1889 à 1891. À la suite de la grande famine qui sévit en 1891, les envois à l’étranger baissèrent à 471 millions en 1892. C’était sur le total de l’année précédente une réduction de 230 millions de roubles crédit, soit, au cours du change, environ 575 millions de francs. Un relèvement sensible s’est produit en 1893, où le total de 595 millions de roubles crédit a été atteint.

De 1889 à 1891 les céréales ont compté pour 50 pour 100 dans le commerce russe d’exportation. La proportion a fléchi à 40 en 1891, mais elle a déjà dépassé de nouveau 50 pour 100 en 1893. L’an dernier, la Russie a vendu des céréales à l’Europe pour 295 millions de roubles crédit, soit 750 millions de francs. Les principaux articles d’importation sont le thé, le coton, la houille et le fer. Les deux premiers mois de 1894 ont accusé une forte expansion du commerce, entrée et sortie. L’empire a vendu pour 92 millions de marchandises (dont 58 millions) de céréales, soit plus de 60 pour 100), et il a acheté pour 48 millions (dont 32 millions de matières premières et 10 d’objets fabriqués). Ces chiffres représentent sur ceux des deux premiers mois de 1893 une augmentation de 41 millions de roubles aux exportations, et de 5 millions aux importations.


VI

Le grand élément de perturbation pour le commerce du monde à l’heure actuelle est l’Amérique anglo-saxonne, cette grande république transatlantique qui gâche comme à plaisir son énorme richesse dans une série d’expérimentations économiques insensées, et qui, en se ruinant, compromet les intérêts des nations européennes avec lesquelles elle trafique habituellement. Il est encore impossible de dire si le bill Wilson sera voté, ou, s’il l’est enfin, quand il commencera à être appliqué. Le commerce américain, déjà si éprouvé par la crise de l’année dernière, est sévèrement atteint par l’incertitude qui se perpétue au sujet du régime douanier : les déplorables conséquences de cet état économique apparaissent à la fois sur le terrain industriel, financier et social. La diminution est considérable dans les opérations des clearings américains et dans les chiffres du commerce extérieur. Les silvermen redoublent l’activité de leurs intrigues, les sorties d’or ne s’arrêtent plus, le mouvement gréviste a repris avec une extrême violence, dans le Colorado, en Pennsylvanie, puis tout récemment à Chicago et en Californie. Le chef obscur d’une association ouvrière a failli transformer un conflit local, un malentendu passager entre un très riche patron et ses trois mille ouvriers, en une insurrection générale du monde des travailleurs aux États-Unis. L’intervention opportune des troupes fédérales a conjuré le péril, mais le problème reste posé, la crise industrielle est aussi intense qu’avant la grève des chemins de fer. La solution est à Washington ; seulement le Congrès ne se hâte pas de la dégager.

Les résultats des aberrations politiques et économiques de l’Union Américaine sont surtout remarquables par la répercussion qu’elles ont eue sur l’état des finances fédérales. Il y a peu d’années le Trésor regorgeait de richesses dont il ne savait que faire. Il disposait d’excédens annuels de 500 millions de francs et rachetait la dette avec une rapidité qui faisait l’admiration des nations, toujours obérées, du vieux monde. Aujourd’hui plus d’excédens de recettes, des dépenses folles, près d’un milliard de francs pour les seules pensions militaires, un régime monétaire absurde qui, si le bill portant suspension de la frappe de l’argent n’avait été voté, condamnait à bref délai un des pays les plus riches du monde à vivre sous le régime de l’étalon d’argent, comme la Chine et le Mexique ; le désarroi en un mot, à la place de l’ancienne prospérité, et, pour l’exercice 1893-94, qui vient de se clore au 30 juin, un déficit évalué à 375 millions de francs.

Le gouvernement fédéral voit ses ressources s’épuiser rapidement. Le 1er février dernier il a dû emprunter 230 millions de francs en obligations 5 pour 100 émises à 117 pour 100, ce qui lui procura près de 300 millions ; après quatre mois à peine, il est de nouveau dans un tel état de pénurie qu’il va lui falloir encore emprunter. On voit se produire ce phénomène que le Trésor ne cesse de pomper de l’or dans les banques et dans la circulation, et, en l’accumulant ainsi, le rend si nettement disponible pour l’exportation qu’il est en effet aussitôt exporté que recueilli. Le Financial and Commercial Chronicle de New-York cherchait récemment à rassurer le public américain en déclarant inexacte l’assertion que les capitaux étrangers se retiraient des États-Unis, mais il avouait que des capitalistes américains envoient depuis plusieurs mois leurs fonds en Europe pour y rechercher des emplois plus profitables et plus sûrs que ceux que leur offre désormais l’Amérique. Un tel symptôme n’accuse-t-il pas une situation vraiment sérieuse ?

Il n’y a rien à attendre du Congrès, sur lequel le président Cleveland paraît avoir perdu toute influence. Le vote du nouveau tarif n’apportera aucun remède, ou du moins n’améliorera que faiblement cet état de choses. La seule mesure efficace serait une réduction du montant excessif de la circulation fiduciaire. C’est l’abondance de la monnaie de papier qui chasse l’or des États-Unis avec cette continuité que l’on voit depuis plus d’un an. Si l’on ne se résout à une réduction de la circulation, quelques inconvéniens qu’il en puisse résulter dans l’état actuel de crise, il ne s’écoulera plus un long temps avant que les Américains renouent connaissance avec l’agio de l’or. Le Trésor peut, il est vrai, emprunter encore 250 millions comme il l’a fait en février. Ces deux emprunts auront accru de 25 millions la charge annuelle de la dette, sans autre résultat que délaisser le Trésor, après huit mois, dans la même détresse, et le pays devant le même problème redoutable du déficit budgétaire et de la dépréciation de la monnaie. Le gouvernement ferait mieux d’emprunter 1 750 millions de francs en 3 pour 100 afin de rembourser en or les 350 millions de dollars de greenbacks, ce qui augmenterait d’une cinquantaine de millions de francs le service de la dette, mais sauverait la situation. Les greenbacks sont de simples billets d’État, des assignats émis pendant la guerre de la sécession. Ils n’ont été délivrés ni contre or ni contre argent, mais des lois ultérieures les ont déclarés remboursables en or, et c’est pour assurer ce remboursement que le Trésor doit maintenir une réserve d’or de 100 millions de dollars (500 millions de francs). Cette réserve était tombée il y a quelques mois à 75 millions de dollars, le ministre des finances ayant dû l’entamer après épuisement de toutes les autres ressources. À l’aide du produit de l’emprunt de 250 millions, le montant a pu être relevé passagèrement au-dessus de 100 millions. Mais les embarras ont surgi de nouveau, plus pressans, et la première quinzaine de juillet a vu la réserve destinée aux greenbacks tomber au niveau le plus bas depuis le commencement de la crise, à moins de 65 millions de dollars.

S’il est indifférent aux Américains que leur or émigré, ils n’ont qu’à laisser les choses aller comme elles vont en ce moment. Si le maintien de l’étalon d’or leur tient à cœur, ils devront se résoudre à rembourser leurs greenbacks et du même coup à réformer leur système de banques.

L’or des États-Unis n’est qu’une partie de la masse de métal jaune qui ne cesse d’affluer depuis deux ou trois années dans les deux grandes Banques de France et d’Angleterre. Cette accumulation si remarquable est avant tout une conséquence de la prolongation de l’état de crise où se trouvent presque tous les pays débiteurs. Le crédit de la République argentine est ruiné ; la guerre civile a fortement ébranlé celui du Brésil. Après le dernier krach australien, les capitaux anglais n’ont plus été disposés à alimenter les dépôts des banques de Melbourne et de Sydney. L’Inde souffre de la crise de l’argent ; depuis que ses monnaies sont fermées à la frappe de ce métal, ses excédens si considérables d’exportation ont disparu, ventes et achats se faisant désormais équilibre ; mais le change condamne ses finances au régime du déficit. Les États-Unis, on vient de le voir, sont engagés dans les inextricables questions du tari ! et de la circulation. Dans tous ces pays, d’énormes capitaux britanniques ont mis sur pied diverses entreprises ou souscrit des emprunts, auxquels se sont associés, dans une moindre part, des capitaux français. Naguère, c’est-à-dire avant 1890, les paiemens que ces nations avaient à effectuer à Londres et à Paris pour l’intérêt de leurs dettes, étaient compensés par de nouveaux emprunts. Le montant annuel dû chaque année pour l’intérêt s’accroissait ainsi à un taux composé, mais la nécessité de remises en or était évitée ; au surplus, une partie des sommes dues était toujours compensée en expéditions de marchandises.

Aujourd’hui ces pays n’empruntent plus. Ce n’est pas certes qu’ils n’en aient encore le désir, mais ils n’ont plus de crédit ; et les Australiens ne sont pas beaucoup mieux traités actuellement, à cet égard, par les capitalistes anglais, que les Brésiliens et les Argentins. Donc plus d’emplois de capitaux britanniques et français au dehors, plus de chemins de fer étrangers à construire, ou très peu (on s’intéresse en France depuis une année ou deux au développement des voies ferrées dans le vieil empire ottoman), plus d’entreprises exotiques. Alors s’est manifestée l’énormité de la dette de tous ces pays envers les banquiers de Londres et de Paris. Les remises succèdent aux remises, sans que les expéditions de marchandises puissent désormais fournir des compensations suffisantes, et c’est ainsi que l’or s’accumule à Londres, où le stock de la Banque d’Angleterre va atteindre un milliard de francs, et à Paris où il est bien près de 1 850 millions. Avec les stocks également accumulés à Saint-Pétersbourg, et à Berlin, on arrive à un total de o milliards d’or dont la concentration dans quatre caisses de l’Europe accuse l’affaiblissement prolongé de la confiance dans les relations commerciales et financières de toutes les nations du monde.


VII

Cet. état de détresse ou de dépression économique où sont depuis deux ou trois ans presque tous les pays neufs, — États-Unis, République Argentine, Brésil, Australie, — et aussi nombre de vieux pays, frappés de la maladie monétaire, explique la recrudescence que l’on constate dans le mouvement de baisse des prix de toutes les denrées de grande consommation, constituant la substance même du commerce international. Les Index Numbers, qui sont des quantités de convention, représentant les variations des moyennes de prix sur un ensemble déterminé de produits et de marchandises, nous apprennent qu’en ce moment les prix, considérés en masse, accusent une réduction de 5 pour 100 sur le niveau constaté au mois d’avril 1893. Il y a quelques exceptions à relever, par exemple le fer, les rails d’acier, la houille, le lin, le jute, la viande de boucherie ; mais la baisse a frappé le cuivre, l’étain, le plomb, le blé, la farine, les pommes de terre, le riz, le coton, la laine, la soie, le chanvre, le sucre, même le thé, et très légèrement le café. Si l’on compare les prix actuels à ceux de la fin de 1891, les exceptions indiquées ci-dessus disparaissent, celle du fin seul subsiste, et sur les autres articles la dépréciation apparaît plus considérable encore. Nous avons sous les yeux un tableau dressé par l’Economist de Londres ; nous y voyons que dans cet espace de trente mois, le prix de la tonne de rails d’acier a baissé de 4 livres sterling 2 sh. à 3 liv. 12, la tonne de houille à Londres, de 18 sh. 6 d. à 15 sh. 6, la tonne de cuivre de 46 liv. à 38, la tonne d’étain de 90 liv. à 71, la tonne de plomb de 11 liv. 10 à 9 liv. 5, la tonne de chanvre de 29 liv. à 22, celle de jute de 17 liv. à 15, le quarter de blé de 1 liv. 16 à 1 liv. 2, le pétrole de 5 à 3 1/2 pence le gallon, etc.

En réalité les prix n’ont pas cessé de baisser depuis 1820, à travers des fluctuations souvent considérables, sous l’influence de causes qui affectaient tantôt la valeur des marchandises, tantôt celle de la monnaie dans laquelle les prix sont exprimés. Les principales causes ont été naturellement les grandes inventions mécaniques qui ont changé la condition économique du monde, la substitution de modes de transport rapides, peu coûteux et sûrs, aux anciens modes, longs, coûteux et incertains, qui augmentaient dans une si large mesure les frais de production. Cette révolution dans les modes de transport a supprimé aussi, en partie, les accumulations prolongées de marchandises dans les magasins particuliers. Les grandes maisons mercantiles ne sont plus nécessaires. Le premier venu, avec un capital modéré et un bon crédit, peut faire venir d’une partie quelconque du monde telles marchandises qu’il désire. L’ordre est expédié on quelques minutes, réalisé en une semaine de New-York, en peu de semaines de l’Inde ou de la Chine. New-York est plus près de l’Europe aujourd’hui que Dublin ne l’était de Londres au commencement du siècle. Depuis moins de cent ans ont surgi les pays nouveaux, avec leur puissance croissante de production, les États-Unis, l’Australasie, les républiques de l’Amérique du Sud, le Canada, l’Inde britannique et l’Afrique du Sud. Des régions d’une civilisation très ancienne, comme la Chine et le Japon, se sont ouvertes au commerce occidental. Vers le milieu du siècle, après la famine irlandaise de 1847 et la révolution de 1848, a commencé la grande émigration européenne qui a porté dans ces pays neufs une énergie de travail dont le perfectionnement rapide de l’outillage industriel a presque aussitôt accru l’intensité et le rendement. Bien que les banques ne servent que comme mécanisme de distribution entre les classes qui épargnent et celles qui produisent, leur développement a contribué aux mêmes résultats que toutes les autres forces civilisatrices ; le rôle du capital s’est doublé de celui du crédit qui n’a pas tardé à devenir prépondérant.

La réduction des prix résultant de tant de causes diverses opérant vers la même "(in a été surtout accusée dans le dernier quart du siècle. Bien que la grande époque de construction des chemins de fer ait commencé en 1845, le plein effet ne s’en est fait sentir que depuis 1870. Le canal de Suez a été ouvert à peu près à la même époque, et la transformation opérée par la vapeur dans les conditions de la navigation n’est pas plus ancienne. L’année 1873 a été le point de départ d’une dépréciation générale des produits. De 1874 à 1894, le kilogramme de coton brut a fléchi de 2 fr. 75 à 1,28, le coton filé de 4,80 à 2,59, la laine brute de 3,78 à 2,15 ; le mètre de cotonnade unie de 0,47 à 0,25, de cotonnade imprimée de 0,58 à 0,35, de toile de fin de 0,85 à 0,05, de tissu de laine de 1,61 à 0,98 ; la tonne de fer brut de 112 francs à 56. En cette même année 1873 a commencé la baisse du métal argent, de 60 pence à 28, coïncidence vraiment frappante et qui a incité de savans économistes à attribuer au double phénomène une origine commune, qui serait renchérissement de l’or, l’« accroissement de valeur » du métal adopté comme la mesure commune de la valeur.

Tous les pays ayant souffert de l’avilissement continu des prix, l’hypothèse de cet enchérissement de l’or, que les Anglais désignent sous le terme appreciation, a donné lieu à de longues controverses, et occupé l’attention de commissions d’enquête, instituées à diverses reprises en France et en Angleterre, pour la recherche des causes qui font que les progrès mêmes de la civilisation semblent accroître les souffrances temporaires ou permanentes du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. Y aurait-il une corrélation entre l’abaissement du niveau moyen des prix et une raréfaction plus ou moins continue de l’or ? M. Giffen l’a cru et avec lui M. Goschen. L’un et l’autre ont sans doute raison dans une certaine mesure ; il semble toutefois qu’ils ont surestimé l’importance de la hausse de l’or, en tant qu’elle résulterait à la fois d’une diminution de production de ce métal de 1871 à 1885 et de la dépréciation du métal argent pendant la même période. La cause principale de l’avilissement des prix sera toujours à chercher dans les faits généraux de civilisation et dans une des conséquences primordiales de ces faits, la surproduction. Une autre non moins importante se (trouve dans les applications nouvelles de la science à l’industrie, qui diminuent brusquement de moitié ou des trois quarts le coût de certains procédés de fabrication ou d’extraction et suffisent seules à expliquer la réduction de valeur de produits comme l’acier, l’aluminium, le nitrate.

Il est bon de remarquer que, dans la période de vingt-cinq années de dépréciation qui a commencé en 1870, il faut distinguer des périodes d’avilissement continu et d’autres de reprise temporaire : la baisse ayant duré de 1873 à 1879, un relèvement s’est produit de 1880 à 1882 ; la dépréciation a recommencé de 1883 à 1888 ; une amélioration a eu lieu de 1888 à 1891. Enfin depuis 1891 la dépression suit de nouveau son cours en dépit de tous les efforts du protectionnisme.


VIII

Les prix n’ont pas plus baissé dans l’agriculture que dans les autres industries, mais la dépréciation y est peut-être plus sensible à cause de l’énormité du capital engagé et du peu de marge qu’elle laisse au bénéfice. La cédule B (revenu de la terre) de l’income-tax britannique était évaluée, en 1842, à 42 342 000 liv. st. Cinquante années plus tard, en 1892, cette évaluation, loin de présenter une augmentation, avait fléchi légèrement, et n’était plus que de 41 682 000 livres, malgré la dépense considérable de capital que l’agriculture avait faite pendant ce demi-siècle, et alors que l’évaluation pour la propriété bâtie avait été portée de 35 à 120 millions de livres. Convient-il d’attribuer ces résultats, si nettement fâcheux pour l’agriculture, au régime économique et commercial que s’est donné l’Angleterre et qu’elle maintient obstinément ? M. C. François, dans une étude fort intéressante : Trente années de libre-échange en Angleterre, le conteste : « Une diminution importante dans les surfaces consacrées à la culture du blé, compensée en partie par une augmentation des pâturages, indique que la situation de l’agriculture est moins prospère. Tout cela fût-il même imputable au libre-échange, que les avantages qui en ont résulté d’autre part auraient rendu encore ce régime favorable à l’Angleterre ; mais, même pour l’agriculture et malgré la concurrence toujours plus sérieuse des États-Unis, de l’Inde de la Russie, on ne peut dire que la situation actuelle soit le résultat du régime économique. »

Il est évident que l’état misérable de l’agriculture en Angleterre est dû à des causes multiples et complexes, et non au seul libre-échange ; il est dû surtout au prix de plus en plus bas qu’obtient le blé sur les marchés du monde depuis que les pays exotiques en produisent plus que ne peut faire l’Europe. Jamais peut-être, il faut bien le dire, le prix du froment n’a été aussi avili qu’en ce moment. L’Angleterre, qui en a importé en mai dernier 4 266 000 hectolitres, contre 3 546 000 en mai 1892 et 3 millions en 1891, l’a payé 9 fr. 67 l’hectolitre, contre 12 fr. 30 il y a un an et 15 fr. 05 il y a deux ans. Ces prix correspondent à ceux de 12 fr. 90, 16 fr. 40 et 20 fr. 20 par 100 kilogrammes, Or le prix courant et officiel était, au 1er juin, par quintal métrique, 14 fr. 50 à 15 francs à Londres, 12 francs à Amsterdam, 11 francs à Chicago. En mai le quintal de blé tendre, à Bourgas (Roumélie), a valu 9 fr. 10, le blé dur 8 francs, le seigle 6 fr. 70, l’orge 5 fr. 35. Dans les pays où le blé est frappé de droits de douane les prix étaient à peu près égaux à la moyenne de ceux de Londres et d’Amsterdam, augmentés du droit, 19 francs à 19,50 à Paris, 17 francs à 17,50 à Berlin.

Cette situation a-t-elle quelque chance de se modifier d’ici peu de temps ? Les protectionnistes, en faisant voter par le Parlement un droit de 7 francs à l’importation du froment, n’auront-ils réussi qu’à maintenir la valeur du blé à 5 francs au-dessous du prix où la culture en peut seulement être rémunératrice, si l’on en croit les déclarations faites solennellement il y a plusieurs mois au Parlement ? Rien ne semble annoncer un revirement prochain dans les causes d’avilissement. Les avis sur les récoltes en France sont satisfaisans, et pour toutes les céréales en générait Les pluies de juin ont fait concevoir quelques craintes que l’événement a déjà démenties. Dans les pays étrangers les apparences sont magnifiques : tout annonce que les États-Unis et la Russie inonderont encore l’Europe de leurs récoltes en 1894. Quant à la République Argentine, où la production du blé atteint déjà 28 millions d’hectolitres, — grâce à une prime sur l’or de 270 pour 100 qui offre à l’exportation un profit artificiel et temporaire, mais enfin un profit, — elle devra vendre sa récolte à peine moissonnée pour faire face à ses obligations, et la seule perspective de cette pression sur le marché a fait baisser le prix à Londres de 2 fr. 15 par hectolitre depuis le 1er janvier.

Il faut ajouter que si les récoltes s’annoncent partout si belles, le blé non encore vendu reste surabondant ; les stocks sont loin d’être épuisés, et comment s’en étonner lorsque, d’après les plus sérieuses autorités, la production moyenne du blé dans le monde entier, pendant les trois dernières années, aurait été de 819 millions d’hectolitres par an, contre 789 millions pendant les trois années précédentes, soit une augmentation annuelle de 60 millions d’hectolitres ? En Angleterre, en Amérique, nombre de fermiers ont nourri leurs bestiaux avec leur froment plutôt que de le vendre aux prix du marché.

L’année 1893 a été particulièrement désastreuse, au point de vue agricole, pour la Grande-Bretagne : 18 millions et demi d’hectolitres de blé contre 21 on 1892 et 25 en 1894 ; 24 millions d’orge contre 26 en 1892 ; 6 millions de tonnes de pommes de terre contre 6 et demie ; 9 millions de tonnes de foin contre 12 600 000. Seule la production d’avoine accuse un accroissement. Cette malheureuse année a vu s’accentuer le mouvement de diminution des surfaces consacrées à la culture du blé et d’augmentation des pâturages qui déjà occupaient 11 millions d’hectares en 1889. L’élevage donne en effet des résultats moins mauvais que la culture, et si l’Angleterre est obligée chaque année de faire venir de l’extérieur une plus grande proportion de la quantité de blé nécessaire à son alimentation, la quantité de viande fournie par le marché intérieur s’est accrue, de même que la valeur des produits de ferme. La compensation toutefois est insuffisante.

Les agriculteurs anglais abandonnent donc de plus en plus la culture du blé, qui n’est plus rémunératrice. Les prix des autres céréales se sont également abaissés dans une proportion énorme. Une commission royale a été chargée de faire une enquête sur les causes de la détresse actuelle de l’agriculture britannique et sur les moyens d’y porter remède. D’après une communication faite à la fin d’avril dernier à cette commission par M. Giffen, la production agricole de la Grande-Bretagne en 1891 représentait une valeur totale de 222 millions de livres sterling ; elle aurait valu 300 millions si elle avait été calculée aux prix de 1874, d’où il ressort que les prix des produits ont baissé de 25 pour 100 dans cette période de dix-sept années.

Naturellement l’évaluation faite par M. Giffen n’est pas acceptée sans contradiction. Si l’on en croit sir James Caird, qui a évalué la production de 1891 à 260 millions, la baisse des prix n’aurait été que de 12 à 15 pour 100, alors que d’autres autorités la portent plus loin encore que M. Giffen, soit à 30 et même 40 pour 100. Les fermages n’ont pas baissé dans la même proportion, il s’en faut, et d’autre part les salaires se sont élevés. Dans le Northumberland les gages des ouvriers agricoles, en 1870, fixés à 15 ou 18 shellings par semaine, étaient payés on nature ; aujourd’hui ils dépassent une livre sterling et sont payés en espèces. C’est une augmentation de 50 pour 100, si l’on tient compte de la baisse des prix des denrées. Que peuvent devenir les malheureux fermiers, pris ainsi entre les impôts, l’avilissement des produits, l’appreciation de l’or, et renchérissement de la main-d’œuvre ?

IX

Un exemple particulier de l’état de misère où se trouve l’agriculture britannique : à quelques kilomètres de Londres commence le comté d’Essex dont les champs d’argile s’étendent jusqu’à la mer du Nord. C’est le dixième, pour l’étendue, des comtés d’Angleterre ; il embrasse un million d’acres, soit 400 000 hectares, et sur ce million d’acres, 830 000 environ sont cultivés. Cette superficie se divise elle-même en trois dixièmes de pâturages permanens et sept dixièmes de terres arables. Il y a dix ans, les terres en labour du comté d’Essex étaient, à l’égard des pâtures, dans la proportion de 74 à 26, et dix années encore auparavant, dans celle de 78 à 22, quand elles ne présentent plus aujourd’hui que celle de 70 à 30. De plus la culture des céréales représentait il y a vingt ans 60 pour 100 de la superficie cultivée ; la proportion est descendue à 45 pour 100 en 1883, à 40 pour 100 en 1893. Le pourcentage du blé pendant la même période a reculé de 23 à 19, puis à 14 pour 100. En d’autres termes, les pâturages permanens qui ne composaient en 1873 qu’un peu plus du cinquième de la surface cultivée, en forment aujourd’hui presque le tiers, et le blé, qui couvrait alors presque un quart de la surface cultivée, n’en occupe plus que le septième.

La baisse des prix n’est qu’une des manifestations de cette déchéance ; l’affaiblissement du rendement en est une autre non moins caractéristique. Le rendement du blé était de 31 bushels par acre (soit 28 hectolitres par hectare) ; il n’était déjà plus que de 20 en 1883, et il n’a pas atteint 23 en 1893. De même le rendement de l’orge a fléchi de 37 à 23, celui de l’avoine de 48 à 30, celui des fèves de 32 à 15, celui des pois de 31 à 21.

Tel est l’état des choses dans un comté qui représente le quinzième de toute la superficie cultivée en blé en Angleterre, le dix-septième de la superficie en orge, le dixième de la superficie en fèves, le huitième de la superficie en pois.

L’histoire de l’agriculture dans le comté d’Essex, depuis dix années, est celle d’une lutte sans espoir contre l’adversité. Il y a quelque temps encore, il s’agissait d’une diminution constante des bénéfices d’année en année ; cette étape a été franchie, et l’on est entré dans la période des pertes chroniques, la perte de chaque année étant plus forte que celle de l’année précédente. Propriétaires et fermiers sont également frappés et ne peuvent plus lutter, écrasés par la force de lois économiques sur lesquelles ils n’ont point de contrôle. Aussi voit-on se multiplier le nombre des cottages vides, des fermes abandonnées. La charrue se retire, si admirable pour le labour que soit le sol. Des fermiers écossais ont été attirés par la dépréciation des taux des pâturages ; ils élèvent du bétail et vendent du lait aux Londoniens. Mais déjà la concurrence est grande et les prix vont cesser d’être rémunérateurs.

La question de la détresse de l’agriculture dans le comté d’Essex a été agitée le 11 juin dans les deux chambres du Parlement anglais. La discussion n’a abouti à aucun résultat. Le chancelier de l’Échiquier a dû déclarer qu’il ne voyait aucun remède aux maux actuels qui accablent les cultivateurs. Il a reconnu qu’il était déplorable de voir non seulement dans l’Essex, mais dans nombre d’autres comtés de l’Angleterre, des terres à blé cesser d’être cultivées et leur capacité de produire s’éteindre brusquement. Mais le gouvernement ne dispose d’aucun moyen pratique pour combattre ces conséquences de l’implacable concurrence étrangère. On a proposé comme remèdes la protection et le bimétallisme ; ni le gouvernement n’est disposé à recommander au parlement ces deux expédiens, ni le parlement à les adopter.


X

Les choses ne se passent pas ainsi chez nous. Il ferait beau voir un membre de notre cabinet, M. Viger, par exemple, qui vient de porter la bonne parole aux agriculteurs français dans tant de concours régionaux, répondre à la tribune de la Chambre qu’il ne connaît pas de remède gouvernemental pour les souffrances de l’agriculture. Les remèdes abondent, et l’ordonnance des docteurs en présente une belle énumération, à commencer par le fameux droit de 7 francs. Ce droit, disait-on il y a trois mois, suffirait assurément pour maintenir à 25 francs le prix du quintal de blé : or, depuis le vote du droit, ce prix n’a guère dépassé 20 francs ; il tombait il y a peu de jours à 18 fr. 75, alors qu’à Londres des apports argentins de froment se vendaient 12 francs le quintal.

L’écart du droit se trouve ainsi conservé et nos agriculteurs en ont le plein profit. Mais ouvrons le Journal Officiel et relisons quelques-uns des discours prononcés en février sur les propositions de la commission des douanes. Voici une déclaration faite le 12 février : « Il est établi aujourd’hui et généralement reconnu par tous ceux qui s’occupent quelque peu d’agriculture, que le cultivateur français ne peut pas produire le blé à un prix de revient inférieur à 24 ou 25 francs le quintal. » D’un autre orateur, le même jour : « La réalité, vous la connaissez tous : c’est que, actuellement, le cultivateur français perd 3 ou 4 francs et même peut-être plus dans certaines contrées, sur chaque quintal de blé qu’il vend, et que, par conséquent, si cet état de choses se perpétue, il amènera nécessairement et à bref délai l’abandon de la culture du froment en France. » Et encore : « Prenons la situation [actuelle. Le prix du blé est, maintenant, de 20 francs ou 20 fr. 50 le quintal. S’il est vrai que le prix de revient est de 25 francs, avec le droit actuel de 5 francs le cultivateur perd 5 francs. » Ce prix de revient de 25 francs par quintal n’était pas un prix indiqué en l’air, au cours du débat, pour les besoins d’une thèse : c’est celui qu’indiquait le marquis de Roys, dans son rapport de 1886, comme un minimum pour un assolement triennal. M. Deschanel, M. Bernard-Lavergne donnaient ce même prix, qui était également celui de la plupart des agriculteurs membres de la commission des douanes.

Malgré tant de témoignages, émanant tous, il est vrai, d’agriculteurs ou d’avocats de l’agriculture, il y a certainement place au doute. Comment une industrie aussi colossale se poursuivrait-elle sans diminution apparente d’activité, si vraiment elle ne pouvait s’exercer, malgré l’aide si puissante du gouvernement et des lois douanières, que dans des conditions à ce point désastreuses ? Que nos agriculteurs songent au sort de leurs confrères d’outre-Manche, et ils estimeront enviable leur propre situation, si difficile qu’elle reste par certains côtés. Nous risquerons-nous à la suite de ceux qui conseillent aux agriculteurs de perfectionner leurs procédés, de renoncer à la routine, de faire de la culture intensive, scientifique, chimique, de couvrir leurs champs d’engrais puissans, nitrates, phosphates, hyperphosphates, de labourer, herser, semer, moissonner avec de puissantes machines ? Mais des gens qui prétendent perdre cinq francs par quintal, pensent, non sans raison, que ce n’est pas de conseils qu’ils ont besoin, mais de subventions gouvernementales sous la forme de droits de douane. Ils ajoutent, comme le faisait en février un de leurs amis au Palais-Bourbon, que, pour faire de la culture intensive, il faut des fumures intensives, et que, pour obtenir des fumures intensives, il faut avoir de l’argent intensif.

Ce qui rassure toutefois, c’est que dans l’industrie agricole, il y a d’autres branches que la culture des céréales, et que, si Las que soient les prix pour tous les produits, il y a plusieurs de ces branches encore où des profits sont possibles. Lors donc que l’on proclame à la tribune que l’agriculture n’est plus rémunératrice, il y a bien des chances pour que cette assertion soit exagérée et n’ait été produite, avec la persistance que l’on a vue, que pour aider à obtenir un allégement de charges fiscales ou un relèvement de droits de douane. On ne saurait trop rappeler que, de toutes les industries françaises, l’agriculture est encore la plus importante par la valeur de ses produits, la masse des capitaux qu’elle met en œuvre, le nombre des bras qu’elle occupe, la variété et le chiffre des transactions auxquelles elle donne lieu, et qu’à trop étaler ses misères devant l’opinion publique, on risque de la très mal servir, en éloignant d’elle non seulement les capitaux, mais aussi les intelligences et les activités qu’elle peut et doit attirer.

La valeur des produits de l’agriculture se chiffre par un nombre respectable de milliards. Des évaluations, très optimistes il est vrai, présentées en 1891 à la Société nationale d’agriculture sur le total que pouvaient atteindre ces milliards, avaient éveillé l’attention et provoqué des controverses. M. Levasseur parla de 14 à 16 milliards pour 1890. C’était une estimation bien élevée et la baisse générale des prix devrait la réduire sensiblement pour 1893. Dans des études récentes, M. Zolla[1] exprime cependant la conviction que le produit brut de l’industrie agricole, après déduction de tous doubles emplois, dépasse 11 milliards ; or la valeur du produit brut de l’industrie française proprement dite, considérée dans son ensemble, est de 12 milliards, chiffre qui contient la valeur des matières premières en même temps que la plus-value que leur a donnée le travail industriel.

Le produit brut de l’agriculture atteint donc à peu près la même valeur totale que celui de toute l’industrie française. Ajoutons que, si la population industrielle dépasse en notre pays 9 millions de personnes, le chiffre de la population agricole est deux fois plus considérable, atteignant 18 millions, c’est-à-dire presque la moitié de toute la population française. Quant aux capitaux d’exploitation, représentés par le bétail, les fourrages, les semences, les instrumens agricoles, on les peut évaluer à plus de 13 milliards.

Un point sur lequel les amis de l’agriculture ne sauraient trop insister, et qu’ils devraient opposer comme correctif aux lamentations excessives sur les difficultés de la situation présente, est l’importance du développement auquel l’activité agricole est encore réservée : « Dans l’industrie, dit M. Zolla, l’instrument, l’outil, la machine, jouent un rôle prépondérant. Rien de pareil, semble-t-il, en agriculture. La machine ne joue là qu’un rôle assez effacé. Les trois agens de transformation que l’homme utilise dans les campagnes sont : la terre, la plante et l’animal. Or les lois qui règlent les combinaisons chimiques dont le sol est le théâtre, celles qui décident de la vie des plantes ou du développement de l’animal, sont à peine entrevues depuis un demi-siècle. En développant notre pensée, nous pourrions montrer l’erreur de ceux qui voient dans l’agriculture une industrie sans avenir, et les raisons cachées de la lenteur avec laquelle s’est développée la production rurale dans les pays civilisés. Qu’on ne se hâte donc pas d’accuser d’inintelligence ou de routine la moitié de la population d’une nation. Les difficultés de la production agricole sont si grandes, et les mystères en sont si profonds, qu’on doit rester indulgent pour ceux qui avaient à triompher des unes et à pénétrer les autres. »

L’agriculture se perfectionnera sûrement par l’application de découvertes scientifiques nouvelles, dont la portée ne saurait être exactement limitée ; mais cette application n’est possible qu’à la condition d’être lucrative, ce qui explique qu’elle soit forcément lente et graduelle, les gains réalisés devant décider en dernier ressort du choix des systèmes de culture. Le total de 11 à 12 milliards, représentant, comme il a été dit ci-dessus, la production annuelle, est formé des élémens suivants : céréales, 3 500 millions de francs ; vins, 2 400 millions ; lait, 1 200 ; pommes de terre, 700 ; graines diverses, 675 ; fromages et beurres 430 ; œufs, 428 ; bois, 360 ; légumes de maraîchers, 350 ; cidre, 315 ; fruits, 280, etc. Dans cet ensemble, le produit des céréales n’occupe que le quart ; la seconde place dans la nomenclature appartient aux vins, et justement la viticulture, si on l’en croit elle-même, est encore dans une situation bien plus lamentable que sa sœur la culture des céréales. À celle-ci en effet, la Chambre et le gouvernement ont donné le droit de 7 francs : est-il vrai que l’on n’ait absolument rien fait pour celle-là ?


XI

La vérité est que l’on a tenté beaucoup et que l’on a peu réussi ; que le parti protectionniste a montré du bon vouloir, déployé même du zèle, mais que les victimes de la mévente des vins ont obtenu jusqu’ici plus de promesses et de bonnes paroles qu’une aide effective. Il aurait fallu pouvoir s’en prendre au consommateur et lui faire payer le remède à appliquer aux souffrances de la viticulture. Mais justement le consommateur se dérobe. Ce n’est pas qu’il cesse de boire du vin, mais il boit aussi de la bière, et du cidre, et une décoction de raisins secs ayant une lointaine analogie avec le vin. La consommation de ce dernier produit a d’ailleurs déjà considérablement décru, et mourrait de sa belle mort si la commission des douanes ne cherchait à la tuer par des droits prohibitifs. La récolte de vins de 1893 a été exceptionnellement belle : 30 millions d’hectolitres contre 29 en 1892 ; et la production des cidres n’a pas été moins superbe : 32 millions d’hectolitres, soit 8 millions de plus qu’en 1885, la plus forte année de cidres depuis le commencement du siècle.

Pouvait-on exiger du consommateur qu’il bût en 1893 le double de ce qu’il avait bu en 1892 ? Cela était malaisé. Du moins pouvait-on essayer d’arranger les choses de telle sorte qu’il fût peu à peu amené à boire des vins naturels. De là une guerre sans merci, déclarée aux vins de raisins secs, aux vins mouillés, vinés, sucrés, à toutes les fabrications, à toutes les falsifications.

Les raisins secs étaient bien innocens ; ils procuraient une boisson peu coûteuse, modestement hygiénique ; on n’en consommait plus guère, on n’en consommera plus. Les vins mouillés ont trouvé des défenseurs ; car il y a des mouilleurs de bonne foi, de franc jeu, qui déclarent à leur clientèle : Voilà un mélange d’eau et de vin, c’est tant ; voilà du vin, c’est tant. Les choses seraient bien ainsi, si ce vin était vraiment du vin, mais écoutons le rapporteur de la loi contre le mouillage : « Dans presque toutes les grandes villes, on livre à la consommation populaire un liquide qui a l’aspect du vin, mais dont la base est un vin suralcoolisé à l’excès, mélangé avec de l’eau dans des proportions variables. Cette boisson ne présente aucun des caractères hygiéniques du vin véritable. L’effet nuisible des alcools impurs s’ajoute aux inconvéniens de l’eau trop souvent chargée de germes malfaisans. La santé publique est menacée. L’ouvrier, qui croit boire un verre de vin, consomme à son insu un petit verre de mauvais alcool. Un grand nombre de consommateurs s’habituent chaque jour davantage à la boisson frelatée. L’alcoolisme exerce ses ravages par une voie détournée… »

On a prétendu que le mouillage, qui suppose le vinage ou suralcoolisation, ne méritait pas de tels anathèmes, et que si le commerce « créait » des vins pour le consommateur, en cuisinant à l’aide de mystérieuses recettes les produits de la vigne, c’est parce que la clientèle aimait, réclamait ces fruits du coupage, du vinage et du mouillage. La clientèle se résigne à ces vins parce qu’on a organisé la vente de telle façon que jamais on ne lui livre des vins non cuisinés. Il y aussi la terrible force de l’habitude. Tel buveur qui s’est habitué à un mauvais vin le trouvera meilleur qu’un autre qui serait naturel et de qualité vraiment supérieure, mais qui n’est pas celui qu’il a accoutumé de boire. Pour que l’habitant des villes, le consommateur parisien surtout, reprenne goût aux vins naturels, — et il y a au moins cette idée juste et saine dans la campagne menée depuis cinq mois par les viticulteurs, — il faut qu’on rouvre aux vins naturels l’accès de Paris et des grandes villes.

Ce résultat ne peut être obtenu que par la réforme du régime des boissons, le dégrèvement des boissons hygiéniques, et la suppression des droits d’octroi en ce qui les concerne. Depuis dix ans cette suppression est promise, mais, de telles promesses, combien en emporte le vent ? M. Burdeau avait déposé un projet dont l’adoption eût dégrevé le vin, le cidre et la bière de 75 millions de droits dûs à l’État et de 67 millions dus aux villes. M. Burdeau a quitté le ministère, et le successeur abandonne le projet de son prédécesseur. Pendant ce temps, la crise viticole suit son cours et la commission des douanes cherche des palliatifs. On a obtenu des compagnies de chemins de fer des réductions de frais de transport et l’on proscrit le mouillage, mais une autre cause d’inquiétude a surgi. Une forte partie de la dernière récolte est défectueuse, ce qui est une des causes les plus simples et les plus fortes de la mévente. Que faire de ce stock invendable ? On pourrait le brûler pour en tirer de l’alcool. Or les distillateurs font de l’alcool à plus bas prix en important des mélasses étrangères. Aussitôt la commission des douanes de mettre à l’étude l’élévation du droit sur les mélasses étrangères (non coloniales). Ce sera toujours un peu de protection pour les distillateurs de vins et de betteraves.

Il faudra en venir à l’unique remède efficace, à celle de toutes les mesures présentées et discutées qui peut seule sauver la viticulture, c’est-à-dire à la suppression ou du moins à une forte diminution des droits d’entrée et d’octroi. Alors seulement seront sérieusement combattues les fabrications et pratiques funestes à l’hygiène publique, et les vins naturels seront connus et appréciés par la population des villes. La réforme est difficile, soit. Elle a été jusqu’ici arrêtée par les embarras budgétaires. Elle est nécessaire pourtant ; elle se résoudra par l’adoption de taxes de remplacement, telles que l’élévation du droit sur l’alcool et celle du taux des licences.

Il y a toute apparence que la récolte de cette année sera aussi considérable que celle de 1893, sinon plus, et que la qualité sera supérieure. Combien la viticulture serait mieux armée contre les périls de la mévente, si une politique funeste n’avait pas dénoncé les traités de commerce qui donnaient à la France une sorte de monopole pour la vente du surplus de ses vins à l’étranger !


XII

Le fait apparaît avec une vive clarté à propos de la Suisse, où, depuis la rupture des relations commerciales, la région mâconnaise ne peut plus envoyer ses vins. Le droit d’importation en Suisse était naguère de 3 fr. 50 par hectolitre ; il s’élève aujourd’hui à 25 francs par 100 kilogrammes de marchandise brute, ce qui équivaut à 30 francs l’hectolitre, droit quasi prohibitif.

La valeur de l’exportation totale des vins français en Suisse atteignait, il y a quelques années, 50 millions, naguère encore plus de 20 millions par an, dont 6 à 7 pour le Maçonnais et le Beaujolais. Elle est tombée à des proportions insignifiantes, au moment même où les vignobles du Beaujolais, reconstitués au prix des plus grands sacrifices, commençaient à redonner de très satisfaisantes récoltes.

Il en a été pour les autres marchandises comme pour les vins. Si l’on compare les chiffres de l’année 1893 avec la moyenne de ceux des trois années 1890-92, on constate que les principales exportations de France on Suisse ont subi des diminutions considérables. Par exemple les ventes de bétail et de sucres ont à peu près disparu, ou du moins ont fléchi dans la proportion de 4 à 1. Même réduction, ou peu s’en faut, de 29 à 8 millions, sur les confections, tissus de laine, soieries, tissus de coton. Nos produits métallurgiques n’ont pas été plus heureux, machines, ouvrages on métaux, quincaillerie, montres, ouvrages en cuir, etc. Nous avons vendu de ces produits à la Suisse pour 27 millions au lieu de 85 ; la perte totale pour cette série d’articles est de 57 millions.

La Suisse a suppléé, pour la plus grande partie, par le développement de sa propre industrie, à ce déficit de l’importation française. Pour le reste, d’autres pays ont pris notre place, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne surtout.

Les Suisses ont opposé à notre tarif maximum appliqué à leurs marchandises, un tarif plus sévère encore que le nôtre et qui confine en bien des points à la prohibition pure. Les protectionnistes ont tiré un habile parti de ce fait en dénonçant à l’indignation des vrais patriotes les gens qui ne rougiraient pas d’aller ramper devant les Suisses pour les supplier de rétablir entre les deux pays les anciennes relations commerciales. Ces anathèmes n’ont pas empêché les présidens d’un certain nombre d’associations importantes, commerciales et industrielles, de constituer une « Union pour la reprise des rapports commerciaux avec la Suisse ». L’œuvre que se sont proposée ces amis d’une politique économique libérale est très méritoire, mais d’une réalisation difficile et réellement délicate. Le cas particulier de la Suisse fait ressortir, avec plus de netteté peut-être que tout autre, le préjudice considérable que portent à certaines de nos industries et à certaines de nos populations l’application du régime protectionniste et la suppression des traités de commerce ; mais on ne peut résoudre sur un cas particulier l’ensemble du problème économique, et il serait difficile de pratiquer avec franchise et résolution le libre-échange avec la Suisse tandis que l’on resterait armé en guerre contre l’Italie et contre l’Espagne. Il eût été facile de ne pas se brouiller avec les Suisses ; quelques concessions habilement choisies eussent assuré ce résultat. Se réconcilier avec ces cliens perdus et leur faire reprendre le chemin de nos maisons de commerce est moins commode, d’autant que les Suisses sont obstinés, qu’ils ont usé de représailles sans scrupule, et que leur situation commerciale nouvelle semble moins leur peser que ne pèse à nos libre-échangistes la décroissance déplorable de nos échanges avec ces excellons voisins.

La Chambre de commerce italienne à Paris s’est donné pour tâche de suivre de près toutes les phases par lesquelles passe le commerce entre les deux nations que séparent les Alpes, et de signaler au public commerçant les incidens intéressans que peut lui révéler cette observation attentive. Un fait qui paraît résulter avec un certain caractère de généralité du régime nouveau sous lequel se meuvent nos transactions commerciales avec la Suisse, l’Italie et l’Espagne, est que nous vendons de moins en moins de nos objets fabriqués ou de nos marchandises quelconques à ces trois pays, tandis que la décroissance de leurs ventes chez nous suit une marche beaucoup plus lente. Pour la Suisse, l’explication est dans le caractère presque prohibitif des droits par lesquels cet État a répondu à l’application de notre tarif maximum. Pour l’Italie et l’Espagne, la raison du phénomène est l’état du change dans ces deux pays (12 pour 100 en Italie, 22 pour 100 en Espagne), état qui, en vertu d’une loi économique des mieux établies, sert de frein aux importations et favorise le développement des exportations.

En 1893 les importations italiennes en France se sont élevées à 139 millions, les importations françaises en Italie à 123, et l’application de la loi apparaît mieux encore si l’on considère le commerce de l’Italie avec toutes les nations pendant les quatre premiers mois de 1894. L’Italie a importé pour 39 millions de moins et exporté pour 44 millions de plus pendant cette période que pendant la période correspondante de 1893, et ses exportations, ont égalé, à 2 millions près, ses importations, alors qu’il y a un an l’écart en faveur de celles-ci était encore considérable.

Les partisans du rétablissement des rapports commerciaux avec l’Italie et la Suisse ne sont pas seuls à protester contre nos tarifs douaniers. À vrai dire, les protestations surgissent de tous côtés. L’industrie de la laine traverse une crise aiguë, et les délégués des principaux centres lainiers ont constitué à Paris une association nationale ayant pour mission de sauvegarder les intérêts compromis de l’industrie lainière. Les membres du bureau sont des manufacturiers de Roubaix, Tourcoing, Reims, Beauvais, Guise, etc. Toutes les branches de l’industrie, peignage, filature, tissage, teinture et apprêts, étaient représentées à la réunion constitutive. On signale une région particulièrement éprouvée, celle de Fourmies, qui possède un matériel industriel de 68 millions, emploie 26 000 ouvriers, distribue 27 millions de salaires, transforme annuellement pour 150 millions de produits : or en cette contrée, si nous en croyons des relations dont il n’y a pas de raison de suspecter la sincérité, la valeur des terrains et habitations aurait diminué de moitié, et celle des établissemens industriels serait avilie au cinquième.

La fermeture des débouchés est la cause directe de cette misère. Au commencement de janvier de cette année, M. Méline eut l’idée d’ouvrir auprès des Chambres de commerce une enquête privée sur les résultats obtenus par l’application des nouveaux tarifs. Voici un extrait de la réponse que lui adressa la Chambre de commerce de Reims : « Si le temps écoulé depuis le vote de la loi du 11 janvier 1892 permet d’apprécier aujourd’hui l’importance des résultats du nouveau régime économique, il nous est permis de dire, au moins quant à nous et spécialement quant à l’industrie lainière, que ces résultats ont été désastreux ; et, si l’association que vous présidez a le droit de s’attribuer une part des bienfaits des nouveaux tarifs, il est non moins vrai de dire qu’elle a une part de responsabilité dans les tristes conséquences dont nous subissons le contre-coup, par suite tant de la perte de nos principaux débouchés que de l’amoindrissement de ceux qui nous restent. »

Le bureau de l’association lainière qui s’était constituée pour la défense de ses intérêts industriels menacés, a fait ce que fait tout d’abord en France quiconque se croit lésé par un phénomène économique : il s’est tourné vers l’État et est allé réclamer la bienveillance du ministre du Commerce. Mais justement le cabinet venait de tomber, et le titulaire du Commerce avait cédé la place à un autre personnage. Peu importait d’ailleurs, pourvu qu’il promît sa bienveillance, et naturellement il la promit. À quelque temps de là, on entendit une bouche officielle tenir un langage extraordinaire, merveilleux, un ministre faisant l’éloge de l’initiative individuelle, parlant contre la tutelle de l’État. Et cet audacieux était le ministre de l’Agriculture, prononçant son discours professionnel au concours régional de Lille. Nous citons textuellement : « … Il est un fait qu’il faut dégager par-dessus tout : cette œuvre (l’agriculture dans la région flamande) a été accomplie sous l’égide des libres institutions de la vieille Flandre que la conquête avait respectées ; c’est donc non seulement l’agriculture de la région qu’il faut louer : il est nécessaire d’y joindre le tribut de notre admiration pour les merveilles accomplies par l’initiative individuelle sous le régime de la liberté. Et partout où l’homme seul n’a pu triompher des difficultés naturelles, c’est au principe fécond de l’association qu’il a eu recours, mais en repoussant la tutelle de l’État, en conservant soigneusement l’idée tutélaire de la propriété individuelle, dont le stimulant a produit de merveilleux effets. » Belles paroles, et bonnes à méditer pour les fanatiques de l’État-providence !


AUGUSTE MOIREAU.


  1. Les Questions agricoles d’hier et d’aujourd’hui.