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Le Mystère de Quiberon/25

La bibliothèque libre.
Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 348-365).



CHAPITRE XXIV

Conduite du comte d’Artois expliquée par les faits. — Attitude des chefs vendéens en face de la question dynastique. — Réserve de Stofflet. — Acceptation par Charette du brevet de lieutenant-général et refus des décorations. — Supposition absurde de Crétineau-Joly. — Véritable raison du malentendu. — Demande d’explications catégoriques adressée à Charette. — Sa lettre au Comité de salut public et sa réponse à l’envoyé du comte d’Artois. — Départ du comte d’Artois déterminé par l’inflexibilité de Charette. — Lettre de Charette au sujet de ce départ. — Révélations de Vauban éclairant tout le mystère.

Toutes ces tergiversations, toutes ces délibérations n’avaient d’autre but que d’amuser le tapis.

Il ne s’agissait pas de choisir le temps et le lieu propices à un débarquement, mais bien de s’assurer si les dispositions des armées royalistes et de leurs chefs valaient un débarquement.

Or, sur ce point, si le comte d’Artois eût pu conserver quelques illusions, elles avaient été promptement dissipées. Mais il était si bien fixé avant de partir que, pendant deux mois, l’unique objet de ses préoccupations avait été la recherche d’un prétexte pour ne pas s’embarquer.

N’en ayant trouvé aucun et obligé de faire cette démonstration en vue des côtes de France, il avait maintenant besoin d’un prétexte pour ne pas débarquer. Il lui fallait bien tenir quelques conseils de guerre et commander quelques mouvements sur terre et sur mer pour dissimuler sa résolution, bien arrêtée à l’avance, de reprendre simplement la route de l’Angleterre.

On est habilement parvenu à envelopper tout cela d’un brouillard factice, qui a pu tromper pendant un temps, mais qui n’est pas impénétrable aux projections puissantes que fournit le faisceau convergent des documents lumineux qu’on peut rapprocher.

Au moment où Charette avait repris les armes (26 juin 95) et lorsqu’il avait déjà reçu la lettre du comte de Provence lui conférant le grade de lieutenant général, l’abbé Bernier avait dit à Stofflet : « Restez dans la position neutre que vous vous êtes faite et ne vous hâtez pas de proclamer le roi[1]. »

Que signifiaient ce langage et ce conseil ? S’agissait-il de réserver la question de savoir quand on proclamerait Louis XVIII ? Non, mais celle de savoir si on proclamerait Louis XVIII. Crétineau-Joly, qui cite ce propos de l’abbé Bernier, laisse bien voir qu’il en a aperçu le sens, car il cherche à l’expliquer en revenant sur cette histoire si ingénieusement inventée, d’un parti créé pour faire roi le comte d’Artois. Voici ce qu’il raconte :


« Une agence secrète, en dehors de celle que présidait l’abbé Brottier, s’était mise en communication directe avec le curé de Saint-Laud (l’abbé Bernier). Ce dernier promettait le concours de Stofflet et de son armée, dont il s’était bien gardé de sonder les volontés[2]. »


Quelque temps après, le marquis de Rivière apporta à Charette le brevet de lieutenant général et le cordon rouge que les princes lui adressaient en récompense de ses exploits. « Je ne porterai cette décoration, dit Charette, qu’après que justice aura été rendue à tous mes braves paysans. » — Ainsi qu’il l’avait annoncé, il ne couvrit jamais sa poitrine d’un cordon si noblement mérité[3]. Il fit plus : il refusa aussi les croix de Saint-Louis qui lui étaient envoyées pour ses officiers, en disant — rapporte Beauchamp — « que ses officiers ne voulaient les recevoir que de la main du roi[4] ».

Ainsi Charette accepte le brevet de lieutenant général de la seule autorité qui puisse le donner ; mais il refuse de porter et de distribuer les insignes honorifiques qui lui sont apportés de la part du Roi. Cela certes est étrange, énorme.

Crétineau-Joly laisse ici percer son embarras en s’abstenant de toute réflexion personnelle ; mais il ne peut dissimuler que l’attitude de Charette causa de l’étonnement, de l’inquiétude et qu’on crut devoir en chercher la raison.


« Ces paroles, — dit-il, — inspirèrent à Rivière quelques soupçons. Il crut que le général partageait l’opinion insensée de certains royalistes qui s’occupaient de rompre la ligue de succession au trône, quand ils n’avaient pas de trône à offrir. Repoussant un tel hommage au nom du comte d’Artois dont il était l’ami, Rivière fait part à Charette des inquiétudes qu’éprouve le frère du roi et il sollicite vivement une explication sans ambiguïté sur des projets dont l’exaltation d’un petit nombre d’émigrés peut seule excuser la folie[5]. »


Certes, le mot de folie serait justement appliqué à un projet qui aurait consisté à faire roi le comte d’Artois, sans son aveu et contre sa volonté fermement exprimée. Mais n’y aurait-il pas folie plus grande encore à admettre l’existence d’un tel projet, formé et poursuivi dans de telles conditions ? Et conçoit-on qu’un écrivain comme Crétineau-Joly ait consenti à enregistrer sérieusement de pareilles sornettes ?

Il est bien établi et constaté, d’après les historiens les plus favorables à Louis XVIII, que Puisaye, que Stofflet, que Charette se montraient réfractaires à la proclamation de la royauté de Louis XVIII[6] ; qu’ils suivaient en cela l’impulsion d’une agence en dehors de celle que présidait l’abbé Brottier ; qu’aucune agence ne pouvait se croire, si peu que ce fut, autorisée pour le projet de pousser au trône le comte d’Artois. Et l’on veut que ce projet ait été, en présence du comte d’Artois, soutenu avec assez de persévérance, — et avec assez de succès, — pour entraîner, non pas comme le dit fort légèrement Crétineau, un petit nombre d’émigrés exaltés, mais comme son propre récit le constate, tous les principaux chefs des armées royalistes qui, trop disposés malheureusement à agir isolément, se seraient rencontrés d’accord précisément pour cette combinaison insensée, et y auraient persisté au point de causer de sérieuses inquiétudes aux princes !

Et c’est la seule explication qu’on ait trouvée à des faits qu’on ne peut nier !

Cette explication est absurde : il en faut fournir une autre.

Il saute aux yeux qu’on a ici devant soi, quelque chose qui ressemble à ce qui se passe quand, après un complot avorté, on dépouille des correspondances, des documents saisis, dont le sens apparent ne peut s’adapter à la situation réelle et aux rapports nécessaires des personnes qu’ils concernent. Le premier expert venu, le plus novice des commis de chancellerie, aperçoivent du premier coup d’œil l’énigme d’un langage de convention et la nécessité d’une clé pour en faire apparaître le sens réel.

Ici, il n’est pas besoin d’un grand effort pour le trouver. On est en possession d’indications tellement précises et frappantes, qu’on déchiffre la vérité aussi facilement, aussi sûrement que si elle était écrite au clair.

Que partout où, dans cette incohérente et maladroite transcription, on rencontre le nom du comte d’Artois, on lise celui de Louis XVII, et à l’instant tout cesse d’être absurde, tout s’explique, tout s’enchaîne, tout prend un sens concordant avec une série de faits établis par des documents authentiques et des témoignages irrécusables.

C’est bien au nom de Louis XVII que la Bretagne s’est soulevée après le débarquement de Quiberon ; la proclamation de Puisaye en fait foi.

C’est bien au nom de Louis XVII que le commodore anglais, faisant fonction d’auxiliaire, a sommé Belle-Île ; le Moniteur en fait foi.

C’est bien au nom de Louis XVII que des manifestations royalistes ont éclaté en Normandie, à la fin de juin 1795 ; le compte rendu officiel de la Convention en fait foi[7].

C’est bien au nom de Louis XVII qu’à la même époque, un mouvement est préparé à Lyon ; le compte rendu officiel en fait encore foi[8].

C’est bien au nom de Louis XVII, que dans le Bas-Maine a eu lieu la rupture de la pacification de La Jaunaye ; les aveux obligés de Beauchamp en font foi[9].

C’est bien au nom de Louis XVII que les partisans vendéens, au milieu de juillet, poussaient des incursions jusqu’aux barrières de Nantes ; l’adresse du Comité nantais de surveillance républicaine en fait foi.

C’est bien au nom de Louis XVII que Charette, détrompé de ses illusions passagères, avait redoublé d’efforts contre la République, à la fin de juin ; sa proclamation du 26 juin en fait foi.

C’est donc bien évidemment sur le nom de Louis XVII que s’était formé et se continuait ce courant dont les émissaires des princes rencontraient partout le persistant obstacle, qui excitait leurs inquiétudes et motivait l’activité de leurs démarches louches.

Les alarmes du comte d’Artois sur l’attitude de Charette sont devenues extrêmes, — il importe de le constater, — après la remise officielle qui avait été faite à celui-ci de la lettre élogieuse du roi Louis XVIII, et du positif qui l’accompagnait, c’est-à-dire du brevet de lieutenant général et du grand cordon de Saint-Louis. Le refus de porter ce grand cordon, apporté directement de la part du Roi, par le frère du roi, était, il faut l’avouer, un fait tellement inusité, tellement inouï, qu’il prenait presque le caractère d’une injure et pouvait certes suffire à motiver des soupçons de réserve calculée et d’arrière-pensées formelles.

Il est hors de doute cependant, qu’en outre, la connaissance était, à ce moment, parvenue au comte d’Artois, d’un autre fait qui avait précédé celui-ci, et qui en marquait et en aggravait terriblement la signification. Crétineau-Joly n’en dit rien ; mais un autre historien de la Vendée le rapporte, et certainement sans y entendre malice.

La vanité de Charette, — dit-il, — fut excessivement flattée de ce message (la lettre du 8 juillet), et il se décida enfin à lever le masque, en adressant au Comité de salut public, le 23 juillet, la lettre suivante qu’il intitule : sa profession de foi[10] :


« Messieurs, je renouvelle le serment à jamais irréfragable de ne déposer les armes que lorsque l’héritier présomptif de la couronne de France sera sur le trône de ses pères ; que la religion catholique sera reconnue et fidèlement protégée. Je suis, en attendant ce moment si désiré des Français, MM


» Le chevalier de Charette[11]. »

En citant ces lignes, l’historien signale cette expression d’héritier présomptif comme incompréhensible sous la plume de Charette, pour désigner le roi de France[12]. Mais il est bien clair qu’elle parut trop compréhensible au comte d’Artois et à son auguste frère.

La situation était étrange.

Ni du côté des princes cadets, ni du côté des défenseurs de l’héritier légitime, il n’était possible de traiter, ni même de poser nettement la question.

Pour les princes, il fallait que Louis XVII fût mort : toute discussion sur ce point mettait en doute des droits qu’ils voulaient incontestés.

Se trouvant en présence de consciences qui décidément ne se laisseraient pas violenter, ils jugèrent, par un calcul très profond, qu’il valait mieux pour eux ne pas pousser les choses au point de provoquer un éclat irréparable et qu’une soumission apparente, imposée par la crainte du scandale, aurait pour effet de rendre à la longue inertes les réserves les plus tenaces.

Pour les royalistes qui croyaient Louis XVII vivant et lui restaient fidèles, il n’existait aucune autorité devant laquelle un recours fût actuellement possible. Leur roi était mineur ; il lui fallait un régent ou un conseil de régence. Or, le régent de droit, d’après les institutions du royaume, se trouvait être le compétiteur au droit d’hérédité, le prétendant à l’usurpation. C’était un cas de forfaiture. Mais pour prononcer cette forfaiture et la déposition du régent, pour pourvoir à son remplacement, il était nécessaire d’avoir des États Généraux, un Parlement, un corps constitué pour représenter la nation, ou ayant quelque qualité pour s’ériger en arbitre d’une question touchant au maintien des règles dynastiques.

Dans ces circonstances extraordinaires, Charette s’est comporté en politique de génie.

Il acceptait les pouvoirs militaires dont il avait besoin pour défendre le droit monarchique, de la seule autorité qui pût valablement les conférer, du Régent de France[13], qu’il ne pouvait empêcher de se dire Roi de France. Mais il n’acceptait rien de plus, et rejetait les honneurs qui étaient un don plus personnel de cette autorité usurpatrice. Et ne voyant aucune juridiction monarchique pour recevoir ses réserves en faveur du droit, il les adressait, comme en dépôt, au gouvernement de fait, au Comité de salut public.

Ce n’était donc pas sans motif que Rivière avait été envoyé pour réclamer de Charette « des explications sans ambiguïté » sur ses projets. Crétineau-Joly assure que ces explications furent entièrement satisfaisantes[14]. C’est évidemment le contraire qui est vrai : les faits le prouvent.

La forme que prit Charette pour répondre à Rivière est remarquablement significative. « Mon armée, — réplique le Vendéen, — a prêté serment au souverain légitime ; je vais la réunir dans une heure ; elle vous répondra mieux que moi. » Après quoi, d’après le même récit, des cris d’allégresse éclatent dans tous les rangs. Ces cris se confondent dans une seule acclamation : « Vive le Roi ! vive Louis XVIII ! » Quand on fait attention au soin que prend Charette de s’en tenir à l’expression de sa proclamation précédente : « souverain légitime », et de s’en référer aux troupes pour la réponse à faire, on peut être sûr que cette prétendue proclamation de Louis XVIII fut exactement le pendant de celle de Carnac.

Tout doute sur ce point, s’il en pouvait subsister, disparaîtrait d’ailleurs devant ce fait que, quelques temps après, Charette lança une nouvelle proclamation où il n’est plus question, en termes réservés, de « l’héritier présomptif », ou du « souverain légitime », mais, en termes clairs et formels, de « l’enfant sauvé du Temple ».

La conduite du chef vendéen, dans toutes ces circonstances, est réglée avec autant de prudence que de fermeté. Aux premières nouvelles faisant présumer l’évasion du jeune roi, il avait — on s’en souvient — envoyé à Paris des officiers de confiance pour s’assurer des faits. Or, l’auteur de l’Histoire secrète du Directoire raconte[15] que, dans les derniers mois de 1795, Richer-Serisy avait « assisté à une fouille nocturne faite au cimetière Sainte-Élisabeth[16], dans le but d’arracher à cette terre obscure un cadavre sacré », en présence de plusieurs témoins, et notamment « de deux Vendéens députés de Charette, qui prétendait qu’on l’avait trompé » ; le narrateur ajoute : « on n’a rien trouvé dans la fosse… »

Cette fouille nocturne n’avait été évidemment qu’un des actes de l’enquête faite par les délégués vendéens. Quand leur rapport fut parvenu à Charette et que la certitude lui fut acquise de l’évasion, il publia sa dernière proclamation, qui est une déclaration formelle et énergique contre les prétentions de celui qui voulait être Louis XVIII.

On y lit cette apostrophe émouvante et ce serment solennel :


« Unique et débile rejeton de ce grand arbre tranché par le glaive, tu n’as recueilli des tiens, qu’un héritage de malheur, et pour y mettre le comble, à peine soustrait à la férocité de tes bourreaux, tu es devenu la victime de la trahison de tes défenseurs plus féroces qu’eux. Eh quoi ! tu retomberais sous la puissance des tyrans !… Non, non, tant qu’un souffle de vie animera mon existence, la tienne est assurée ; tant que je jouirai de ma liberté, tu garderas la tienne… »


Il n’y a pas seulement dans ces paroles, une affirmation précise de l’existence du petit roi : il y a une objurgation véhémente, visant de nouveaux dangers qui menacent l’héritier du trône de la part de « ses défenseurs », c’est-à-dire de ceux qui devraient le défendre. Enfin cet appel à l’armée royale :


« Voulez-vous laisser périr l’enfant miraculeusement sauvé du Temple, comme ont péri ses augustes parents[17] ?… »


Tout s’explique donc et tout s’enchaîne.

La fin ridicule et honteuse de cette équipée de l’île d’Yeu est tout simplement la conséquence du rapport fait par Rivière sur le résultat de sa dernière mission auprès de Charette.

Quand il fut bien constaté que, ni du côté de la Bretagne, ni du côté de la Vendée, on ne pouvait compter « sur le concours de tous » pour les projets de la cour de Vérone ; que ni les sabres d’honneur, ni les cordons rouges ne parviendraient à entamer l’inflexibilité des principaux chefs ; quand on fut bien convaincu que la proclamation même de Louis XVIII n’entraînerait pas la renonciation définitive des droits de Louis XVII, on aima mieux lâcher la partie ; on ajourna la Restauration, plutôt que d’avoir une Restauration sans le bénéfice de la couronne convoitée ; on abandonna le parti royaliste à son malheureux sort, puisqu’il s’obstinait dans son insolente fidélité aux principes.

Et ce fut bien un abandon voulu et calculé ; ce fut même peut-être plus qu’un abandon.

On sait que l’année suivante, Charette fut pris et fusillé par suite de la trahison d’un des siens, — M. de La Roberie, son lieutenant de confiance et son ami, s’il faut en croire Hoche[18]. Par qui fut commandée et payée cette trahison ?

Vauban, en racontant la fin du grand Vendéen, ajoute quelques lignes suggestives :


« Ainsi a fini le général Charette, qui, depuis l’Île-Dieu[sic], n’avait pas été incertain de sa fin. Il l’avait tellement calculée et pressentie, qu’après le départ de l’Île-Dieu, il avait écrit au roi Louis XVIII, une lettre que j’ai tenue et lue en original, et je connaissais bien son écriture. Cette lettre, qui ne contenait que cinq lignes, disait :

« Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu. Il ne pouvait paraître à la côte que pour tout perdre ou tout sauver. Son retour en Angleterre a décidé de notre sort ; sous peu, il ne me restera plus qu’à périr inutilement pour votre service[19]. »


Est-ce que cela ne sonne pas comme un « Ave Cæsar, morituri te salutant », héroïque de résignation et sublime de défi ?

Le sort de ces royalistes fidèles était en effet irrévocablement fixé. Ils étaient condamnés à périr pour l’honneur du drapeau monarchique, en saluant le prétendant, qui les sacrifiait sans scrupules à son ambition.

Peu de jours après, le comte d’Artois se faisait reconduire en Angleterre, rappelé, — déclarait-il, — par des ordres formels de l’amirauté.

Or, voici ce que rapporte Vauban :

À son retour à Londres, après l’équipée de l’île d’Yeu, lui-même, Vauban, sut par le comte de Voronzow, ambassadeur de Russie, et par le comte de Starenberg, ambassadeur d’Autriche, que :


« Le comte d’Artois ayant sollicité le commandement, et le gouvernement ayant accédé, Monsieur, s’étant trop avancé pour pouvoir reculer, tous les préparatifs étant faits, il s’était embarqué ; mais qu’en partant, déjà fâché de s’être trop prononcé, il avait chargé M. le duc d’Harcourt et lui avait laissé les ordres les plus positifs pour solliciter et demander l’ordre de son retour ; que M. le duc d’Harcourt avait été consterné et fort embarrassé de cette extraordinaire négociation, et n’avait éprouvé que des refus de la part du gouvernement anglais qui, ayant fait des frais immenses pour cette expédition, s’était impérieusement refusé à expédier cet ordre ; que toutes les sollicitations de M. le duc d’Harcourt ayant été vaines, Monsieur avait pris le parti de solliciter lui-même cet ordre, en écrivant directement à cet effet au gouvernement, qui s’y était encore refusé ; que pendant le temps que Son Altesse Royale tâchait de gagner, en tâtonnant le long de la côte, elle avait encore écrit pour demander l’ordre de son retour ; qu’enfin les ministres mettant de la lenteur à l’expédier, ils avaient inopinément appris l’arrivée du Jason, mouillé dans la rade de Portsmouth, ayant à bord Son Altesse Royale ; qu’alors, dans les premiers moments de son indignation, M. le lord Grenville avait envoyé chercher MM. les ambassadeurs comtes de Voronzow, de Starenberg, et marquis Spinola, et leur avait dit : Messieurs, vous savez ce que le gouvernement anglais ne cesse de faire pour les pays royalistes ; comme vous le savez aussi, Son Altesse Royale, Monsieur, a désiré y aller ; nous avons fait une expédition digne de porter sa personne. Vous n’avez pas ignoré que, du moment qu’il a eu quitté les côtes d’Angleterre, M. le duc d’Harcourt, au nom de Monsieur, a demandé et sollicité l’ordre de son retour ; nous nous y sommes refusés, regardant contre les intérêts et la dignité de Son Altesse Royale, de la rappeler, ce qui, d’ailleurs, était contre les opinions du ministère. Alors, ajouta M. le lord Grenville, Son Altesse Royale m’a écrit deux lettres que voici en original, pour demander encore l’ordre de son retour ; cela m’a paru si fâcheux, si honteux, que j’ai différé l’envoi de cet ordre ; il était expédié depuis quelques jours et je devais l’envoyer, ajouta-t-il : en voici l’original. Il consistait à laisser Monsieur libre de prendre le parti qu’il voudrait ; mais Son Altesse Royale n’a pas jugé à propos de l’attendre. Elle a quitté l’Île-Dieu par sa propre volonté et vient d’arriver à Portsmouth, où elle est en rade à bord de la frégate le Jason, attendant de savoir à quel endroit elle peut aller. Eh bien, Messieurs ! que voulez-vous que nous fassions désormais pour une cause que l’on ne veut pas servir[20] ? »


Ces lignes, écrites en 1806, et où trois ambassadeurs et un ministre vivant alors sont cités comme témoins, ne peuvent être suspectes d’aucune exagération. Elles contiennent virtuellement toute l’explication de l’affaire de Quiberon.

Le comte d’Artois avait sincèrement brigué ce commandement lorsqu’on formait le plan de l’expédition ; quand le moment fut venu de le prendre, il cherchait à s’y soustraire et bravait la honte d’une reculade, parce qu’un intérêt plus puissant que toutes les considérations, forçait son auguste frère à la lui ordonner. Contraint pourtant par le respect humain et par l’inéluctable nécessité d’engagements pris, il se résignait à cette pitoyable et criminelle comédie de tirer son épée en sollicitant l’ordre de la remettre au fourreau et donnait au plus loyal soldat de la cause royale le droit de lui jeter, à lui prince de France, l’épithète de lâche.

Le comte d’Artois n’était pas un lâche. Et d’ailleurs, il est si facile à un prince de se couvrir de gloire à l’abri du danger ! Ce n’est pas par lâcheté, c’est par calcul politique qu’il a offert aux soldats de l’armée catholique et royale, le spectacle d’un Bourbon fuyant les périls de la guerre.


  1. Crétineau-Joly et R. P. Drochon, t. 2, p. 414.
  2. Crétineau-Joly et R. P. Drochon, t. 2, p. 416.
  3. Id., p. 417. Il est possible que M. de Rivière n’ait apporté le brevet qu’en septembre, mais Charette avait déjà reçu avis de sa nomination.
  4. Beauchamp, Hist. de la Vendée et des Chouans, édition de 1806, t. 8, p. 337. Le Bouvier rapporte exactement le même propos (Vie du général Charette, Paris, 1809, p. 406).
  5. Crétineau-Joly et R. P. Drochon, t. 2, p. 419. Il est important de remarquer que Rivière n’en était pas à son premier voyage auprès de Charette.
  6. Beauchamp constate aussi que les royalistes paraissaient mal disposés pour Louis XVIII. Voici ce qu’il dit : « La mission de cet aide de camp du comte d’Artois (Rivière) avait eu pour objet, non seulement de réconcilier Charette avec Stofflet, mais encore de s’assurer des sentiments des Vendéens. Le bruit s’était répandu qu’ils se refusaient de reconnaître Louis XVIII. » (Hist. de la Vendée et des Chouans, édition 1820, t. 4, p. 27 .) Il mentionnait le fait, qui ne peut être mis en doute ; il ne s’était pas avisé de l’extraordinaire explication imaginée par Crétineau-Joly. Ce fait de la résistance des royalistes français à la royauté de Louis XVIII est également constaté par un document officiel émanant de la diplomatie anglaise. Voir append. n° 17.
  7. Séance du 6 thermidor (24 juillet), Moniteur du 12 messidor, Hardy, rapporteur, s’exprime ainsi : « Tout souriait à ces contre-révolutionnaires de Rouen ; tout semblait leur promettre un succès assuré. Les cris de Vive le Roi, Vive Louis XVII, s’étaient fait entendre pendant trois jours… » et rapport de Cazenave du 4 thermidor, Moniteur du 14.
  8. Rapport de Chénier à la Convention, séance du 6 messidor (24 juin). Moniteur du 9 messidor.
  9. Voir plus haut.
  10. Mention est faite de cette lettre dans la Gazette française, n° 1318 : un rapport de police publié par M. Aulard (t. 2, p. 159) l’indique comme figurant dans ce numéro, qui manque à la collection de la Bibliothèque nationale. Les expurgations utiles à la Restauration ont été faites avec un soin remarquable.
  11. Mortonval, Hist. de la Vendée, Paris, 1828, p. 379.
  12. Voici en quels termes, cet historien constate ce qui lui paraît une erreur : « Dans la lettre de Charette citée ci-dessus, cette expression se rapporte à Louis XVIII : erreur étrange de la part d’un royaliste qui ne pouvait ignorer que, Louis XVII mort, Louis XVIII n’était plus héritier présomptif, mais roi titulaire. » L’erreur eût été étrange en effet, inadmissible même, mais Charette savait bien la valeur du mot dont il se servait.
  13. Ce brevet ayant été, comme on l’a vu, antidaté d’un an, pour atténuer l’apparence d’un appât vénal, il devait en résulter que Charette se trouvait, par le fait, commissionné par le Régent de France.
  14. Hist. de la Vendée militaire, t. 2, p. 419.
  15. Hist. secrète du Directoire, t. 1er, pp. 187-189.
  16. Le cimetière Sainte-Marguerite est parfois dénommé Sainte-Élisabeth, parce qu’on y faisait les inhumations de la paroisse Sainte-Élisabeth, qui était la paroisse du Temple.
  17. L’authenticité de cette proclamation, datée des Sables-d’Olonne, qu’on a essayé de mettre en doute, ne saurait être contestée. Elle a été citée par plusieurs écrivains bien informés, entre autres par Labreli de Fontaine, bibliothécaire de la duchesse douairière d’Orléans et par le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, aide de camp de Charles X et honoré de la confiance particulière de la duchesse d’Angoulême. Il en est fait mention en termes très formels dans l’Univers du 6 juillet 1850. Elle a été signée par plusieurs chefs de l’armée royale de Vendée et envoyée à celles de Normandie et du Maine. Un avocat estimé, M. Bourbon-Leblanc sut qu’un autre exemplaire était conservé à la préfecture de police, « sur lequel — déclare-t-il, — M. le baron Tardif, qui a été secrétaire général de cette préfecture, a copié le texte que je donne ». Les Archives du Ministère de la Guerre en possèdent aussi un exemplaire, sur lequel M. Ch. Nauroy et M. l’abbé Dupuy ont constaté, de visu, qu’un grand coup de ciseaux a été donné à l’endroit pouvant gêner la Restauration. (Voir Le Curieux, 1er novembre 1883.)
  18. Pour s’affranchir de la réprobation qui pesait sur lui, M. de La Roberie obtint, en 1826, de passer devant un conseil militaire, qui le déchargea des accusations portées contre lui. Devant la critique historique, la question est de savoir si la décision d’un tribunal composé par le gouvernement qui avait intérêt à faire innocenter La Roberie, peut avoir plus de valeur que les déclarations de Hoche, dont on ne saurait apercevoir l’intérêt en cette circonstance. — Quant aux soupçons à porter contre le comte de Provence, Méhée de La Touche, qui avait fait de l’espionnage en Vendée, affirme que le général Willot fut un des principaux auteurs de la mort de Charette. Or ce Willot devint, très peu après, un des conseillers et agents les plus écoutés des princes ; à la Restauration, il fut fait comte.
  19. Les affirmations si positives et si précises de Vauban, déclarant qu’il a tenu et lu en original cette lettre, méritent sans doute plus de créance que les dénégations, probablement officieuses de Le Bouvier.
  20. Mém. de Vauban, p. 337 et suiv.