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Le Mystère de Quiberon/7

La bibliothèque libre.
Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 88-98).



CHAPITRE VI

Signature du traité de La Jaunaye. — Teneur des clauses secrètes. — L’appréciation de Napoléon. — Portée réelle du traité. — Fête de la Pacification ; entrée de Charette à Nantes ; manifestations royalistes coupées par Bureau de La Batardière. — Mouvement prononcé de l’opinion. — Les délégués pacificateurs à la Convention ; protestations jacobines ; explications embarrassées des négociateurs ; incident préparé pour enlever le vote.

Le traité fut signé à La Jaunaye, le 17 février 1795 (29 pluviôse an III), par Charette, Sapinaud, Béjarry et tous les autres chefs royalistes du Bas-Poitou et du Centre. Trois des lieutenants de Charette, Delaunay, Savin et Moelle refusèrent seuls leurs signatures. Ils se retirèrent en protestant hautement contre ce qu’ils appelaient une trahison et parvinrent à soulever dans le camp vendéen, une sédition, qui força Charette à s’y transporter aussitôt. Il réussit sans trop de peine à calmer les esprits et ramena même Savin et Moelle à l’obéissance. Delaunay persista dans son opposition et courut se réfugier au camp de Stofflet, qui, après s’être laissé amener au lieu des conférences, avait résisté à toutes les tentatives de séduction de Bureau et de Ruelle et s’était enfui en criant : À bas la République ! À bas Charette !

Les clauses secrètes ont été résumées et appréciées en ces termes, dans les Mémoires de Napoléon[1] :


« Les articles du traité de La Jaunaye donnent une juste idée de l’habileté des négociateurs républicains et de la crédulité des négociateurs vendéens ; les voici :

« Les républicains, convaincus qu’après plusieurs années de combats infructueux, ils ne peuvent assujettir, ni détruire les royalistes du Poitou et de la Bretagne, sont convenus des articles suivants : 1° la monarchie sera rétablie ; 2° la religion catholique sera remise dans toute sa splendeur ; 3° en attendant l’époque du rétablissement de la monarchie, les royalistes resteront entièrement maîtres de leur pays ; il y auront des troupes soldées aux dépens de l’État, qui seront à l’entière disposition de leurs chefs ; 4° les bons signés au nom du Roi et qui ne s’élèvent qu’à 1.500.000 francs, seront acquittés sur les caisses de l’État ; les royalistes garderont en outre tout ce qu’ils ont pris aux républicains ; 5° les chefs et les soldats royalistes recevront de grosses sommes pour les indemniser de leurs pertes et de leurs services ; 6° non seulement on ne pourra imputer aux royalistes rien de ce qui s’est passé, mais encore on lèvera le séquestre de leurs biens et de ceux de leurs parents condamnés ; 7° les émigrés qui se trouvent en Bretagne et en Poitou, seront censés n’être jamais sortis de France, parce qu’ils s’y sont battus pour le roi ; 8° tous les royalistes resteront armés jusqu’à l’époque du rétablissement du trône, et, jusqu’à cette époque, ils seront exempts d’impôts, de milice et de réquisitions de tout genre. »

» Tels furent ces articles, ils n’engageaient que ceux qui les avaient proposés[2]. On voit jusqu’où pouvait aller la confiance ou plutôt la présomption des chefs signataires. Le dernier article surtout était complètement illusoire, parce que, l’époque du rétablissement du trône était indéfinie[3] et parce que dans un pays ruiné et rebelle, il y avait impossibilité de lever des impôts et danger de lever la milice. On comprend difficilement comment Charette et les autres signataires de cet acte ont pu croire un seul instant qu’il serait de bonne foi exécuté par le gouvernement républicain. »


Le fait de l’accord conclu fut porté à la connaissance des deux partis par un arrêté des représentants, daté de Nantes, 8 ventôse, et par un manifeste des chefs vendéens, daté du lendemain, 27 février ; ces deux publications furent affichées dans tous les pays insurgés et répandues aussitôt dans toute la France par la voie des journaux.

Étrange traité — et tel qu’on n’en vit jamais — où chaque partie, a-t-on dit, prenait des engagements avec l’intention de ne pas les tenir et avec la persuasion qu’on ne les tiendrait pas envers elle ; mais plutôt, devrait-on dire, où les deux parties stipulaient publiquement le contraire de ce qu’elles stipulaient en secret.


« La République promettait secrètement de rétablir la Monarchie, et Charette s’engageait publiquement à se soumettre aux lois de la République[4]. »


Cela paraît incroyable : les faits pour le prouver parlent plus haut que tous les écrits.

Pour célébrer la « pacification », les délégués avaient imaginé une entrée solennelle que feraient ensemble, à Nantes, les républicains et les royalistes, ennemis réconciliés. Quand ils en parlèrent à Charette, il hésita ; puis, prenant son parti : « Soit, Messieurs, leur dit-il, mais je vous préviens que mon état-major et moi, ne quitterons jamais la cocarde blanche. »

C’était bien afficher la véritable portée du traité. Les conventionnels acceptèrent.

Rien ne fut négligé pour donner le plus d’éclat possible à cette fête extraordinaire. Une proclamation des autorités en fit connaître à l’avance la date à la population nantaise.

Le 26 février, une salve d’artillerie annonça l’arrivée des Vendéens au pont de Pirmil. On voit alors défiler, entre une double haie formée par la garde nationale, ce cortège bizarre. En tête Charette, sur son cheval de bataille, ayant à sa droite le général Canclaux. Les généraux républicains, en grande tenue, portent le panache, la cocarde et l’écharpe tricolores ; Charette est en uniforme bleu, avec le panache blanc, la cocarde blanche et l’écharpe blanche aux fleurs de lys d’or[5]. Derrière les généraux, quatre officiers vendéens avec quatre officiers de Canclaux ; puis les états-majors des deux armées du Bas-Poitou et du Centre, confondus avec l’état-major républicain. Ensuite la cavalerie vendéenne et les guides de Charette, en ordre de bataille, étendard blanc déployé ; ensuite encore une musique militaire, précédant deux voitures surmontées du bonnet de la Liberté et occupées par les représentants négociateurs, et enfin la cavalerie républicaine.

On croit rêver quand on lit de tels récits.

La première impression des spectateurs fut, du reste, une impression d’étonnement. Il y eut un instant de silence, d’hésitation ; on ne comprenait pas. Mais bientôt des applaudissements éclatent, des acclamations retentissent ; les cris de : Vive Charette ! se font entendre de toutes parts. Des cris de : Vive le Roi ! viennent s’y mêler.

C’était peut-être un signal convenu ; c’était, dans tous les cas, un appel qui pouvait provoquer un mouvement décisif en faveur de la solution secrètement stipulée et sincèrement, sans doute, désirée de beaucoup. Mais cela ne faisait pas l’affaire de tout le monde. On voit alors un homme courir de groupe en groupe, en faisant des gestes d’autorité et de conciliation. Vive la paix, s’écrie-t-il. Vive la paix, répètent les représentants, en agitant un drapeau tricolore. Vive la paix, répètent à leur tour les officiers et les soldats des deux partis.

Cet homme si prompt et si habile à couper une manifestation royaliste, n’était autre que l’ordonnateur même de la fête : un jacobin endurci, croirait-on ? Non, mais un échappé de la guillotine révolutionnaire ; c’était Bureau de La Batardière en personne. Sa présence en ce lieu et dans ces fonctions, son intervention dans cet incident, fournissent un détail épisodique qui garde un relief singulier dans l’ensemble mouvementé du tableau.

On ne crie plus : Vive le Roi ! Mais les cris de : Vive Charette ! persistent et saluent partout le passage du cortège qui parcourt les places et les principales rues de Nantes. Charette répond du geste, profondément ému de ces acclamations, ainsi que des attentions que lui marque Canclaux. En passant sur la place du Bouffay, place des exécutions, il se découvre devant le lieu où tant de royalistes sont morts pour leur foi. Canclaux et, à son exemple, Beaupuy et les états-majors se découvrent comme lui.

La journée s’acheva par des banquets où les ennemis de la veille se réunirent pour fraterniser. Charette était l’hôte de Madame Gasnier-Chambon qui donna un bal en son honneur. Les Nantais de toutes classes fêtaient à l’envi les soldats vendéens.

Le soir, on persuada à Charette qu’il devait se montrer au bal que donnaient de leur côté les représentants. Il s’y laissa conduire et y fut accueilli avec un empressement marqué, mais il éprouvait une gêne pénible à se trouver au milieu des danses, dans un lieu qui avait été si récemment le théâtre des fureurs de Carrier.

Il était impossible qu’une telle répétition, donnée après le traité et cette fois avec un cérémonial réglé par les représentants et autorisé par leur participation, de la manifestation tolérée en décembre, ne fut pas accueillie comme une nouvelle confirmation, et presque officielle, de ce que Michelet appelle « la fable de l’amende honorable de la République » et des bruits répandus sur les clauses secrètes tendant à une restauration monarchique.

C’est bien ainsi qu’en effet elle fut comprise, aussi bien des adversaires que des partisans de la royauté. « Pendant ce temps-là, — dit le général Danican, — l’opinion se manifestait avec une telle fureur, que tout le monde pensait que la Convention voulait rétablir la royauté insensiblement et sans acoups[sic]. Plusieurs personnes disaient que les pacificateurs avaient des instructions secrètes. » Et Mellinet relate un fait significatif. Quelques jours après la fête du 26, un certain Philippe Tronjolly, personnage important et homme pratique par excellence qui, après avoir été un des séides de Carrier, s’était hâté de se faire son accusateur, dès qu’il avait vu la Terreur proscrite, et qui venait d’être nommé par Ruelle, président du tribunal de Nantes[6], se hâtait maintenant de prendre rang dans l’avant-garde royaliste et se trouvait compromis pour avoir présidé un banquet où l’on avait trop bruyamment crié : Vive le Roi[7].

Dans la presse jacobine et dans les rangs de la gauche conventionnelle, cette mise en scène de Nantes excita plus d’inquiétudes et de colères que les clauses connues du traité : elle trahissait le sens et la signification réelle du compromis ; elle faisait deviner à tous les clauses secrètes.

Dira-t-on que les délégués du Comité n’avaient pas calculé la portée et l’effet de leurs négociations et des formes adoptées par eux pour les préparer et les consacrer ? Dira-t-on que dans ces négociations et dans les manifestations concomitantes et subséquentes, ils outrepassaient leurs instructions et procédaient contrairement aux intentions de leurs mandants, bravant audacieusement des responsabilités qui, à cette époque, pouvaient encore conduire à l’échafaud ?

Il faudrait dire alors que ces mandants, les membres du Comité de salut public, avaient fait preuve, dans le choix de leurs mandataires, d’une rare maladresse ; qu’en les laissant aller jusqu’au bout dans la voie qu’ils suivaient, ils firent preuve d’une négligence allant jusqu’à l’imbécillité ; qu’en ne les punissant pas, en ne les désavouant même pas, ils firent preuve d’une débonnaireté sans excuse.

Il faudrait dire que tout fut conduit en sens inverse du but que l’on poursuivait.

Mais il n’y eut dans tout cela ni écarts, ni accidents ; car des écarts et des accidents brisent toute unité de direction, et ici tout se poursuit avec un enchaînement parfait ; tous les actes ; le choix des délégués négociateurs, des commissaires aux armées, des généraux, les agissements des uns et des autres, le toast porté au dîner des Rois, l’entrée de Charette à Nantes, marquent évidemment l’exécution exacte et progressive d’un plan méthodiquement tracé.

Il est bien certain que ce plan n’était, dans son ensemble, ni approuvé, ni connu du souverain nominal, la Convention ; mais il est manifeste qu’il avait été intentionnellement arrêté par les membres des Comités, entre les mains desquels était le pouvoir effectif.

Pour rendre compte de cette négociation à la Convention, on crut indispensable d’user de quelques précautions. On chercha d’abord à gagner du temps. Ce fut seulement dans la séance du 24 ventôse (14 mars) que les délégués firent leur rapport. Ils ne communiquèrent d’abord que la déclaration des chefs vendéens — ce qui constatait le succès matériel de leur négociation ; — mais ils évitèrent de faire connaître à quelles conditions ce succès avait été obtenu. «  Quelques-unes restèrent secrètes, — dit Beauchamp. — Les autres ne furent publiées qu’un mois après la signature et encore avec des réticences propres à en pallier la honte. L’ardent républicain ne voyait dans cette pacification, qu’une lâche transaction qui menait à la royauté[8]. Les délégués pacificateurs et particulièrement Ruelle se virent signalés comme les plénipotentiaires de Charette. Ils parurent dans la salle de la Convention avec des discours préparés. Nous avons examiné, dit Delaunay, ce qu’il était de la sagesse et de la prudence d’accorder pour la conciliation des esprits et le maintien de la pacification, mais il glissa légèrement sur les articles stipulés. »

Dans cette même séance, Ruelle, qui était le plus attaqué, comme ayant pris la part principale aux négociations, se défendait, en portant, suivant une tactique assez commune, la question sur des griefs autres que les griefs réels. « La malveillance — dit-il, — s’agite contre eux (les négociateurs) ; elle prétend qu’ils ont favorisé les royalistes par des articles secrets, qu’ils ont promis de leur livrer des places et que les articles secrets leur garantissent l’exécution de ces promesses. Tout à l’heure même, dans cette enceinte, nous avons eu la douleur d’entendre dire que nous venions tromper la Convention sur le véritable état de la Vendée, qu’il n’y avait qu’une trêve de conclue et que la guerre allait renaître. Cela n’est pas possible. Nous avons vu de près les chefs vendéens. Ils nous ont inspiré une entière confiance dans leur loyauté. » — Il parle de places à livrer, du véritable état de la Vendée, pour détourner les esprits de ce que contenaient en réalité les articles secrets.

Malgré tout, l’impression de l’Assemblée restait mauvaise. On eut recours à un de ces trucs qui étaient devenus d’un usage assez habituel. Ce fut encore l’utile Bureau de La Batardière qui joua le rôle de compère. On avait eu la précaution de lui faire décerner les honneurs de la séance. Au moment où Ruelle termine sa harangue, il s’approche de la barre et fait hommage des drapeaux de Charette, au nom de ce général. Il les dépose au pied de la tribune. Ce petit coup de théâtre enlève le vote d’approbation.

Ces habiletés, ces réticences, ces aveux détournés, prouvent qu’il existait réellement des articles secrets ; qu’ils étaient de nature à exiger un mystère absolu, et que le gouvernement était d’accord avec les délégués, dans toute cette affaire.


  1. Elles sont reproduites dans les mêmes termes par Mellinet (La Commune et la Milice de Nantes, t. 9, p. 251), qui fut tout particulièrement en mesure d’être renseigné sur les détails de ces affaires.
  2. Voilà certes la plus extraordinaire appréciation qu’on puisse imaginer.
  3. Cette lacune apparente prouve bien qu’à ces clauses secrètes, étaient jointes des clauses plus secrètes encore : celles qui, d’après Charette et nombre d’autres témoins, ont été stipulées à part et au dernier moment, pour la remise du jeune roi avant le 15 juin.
  4. La Vendée militaire, t. 2, p. 343. — L’expression dont se sert Crétineau-Joly n’est pas tout à fait juste. Charette reconnaissait la République et s’engageait à ne pas la combattre ; il ne se soumettait pas à ses lois, puisque le traité en exemptait le territoire qu’il commandait.
  5. Ruelle, dans la séance du 24 ventôse, a dit à la tribune de la Convention, que les chefs vendéens étaient entrés à Nantes, « décorés de la cocarde et du panache tricolores ». C’était un mensonge destiné à calmer les fureurs jacobines. Le Nantais Mellinet constate que « la portion républicaine exaltée n’accueillit le chef des catholiques qu’avec des murmures, surtout à la vue de son panache blanc ». (La Comm. et la Milice de Nantes, t. 9, p. 221.)
  6. On voit ici que, dès ce temps-là, la magistrature républicaine se distinguait par une certaine souplesse. Voici, à propos du personnage cité, une pièce intéressante : — « Journal des hommes libres, n° 164 du quartidi 14 ventôse an III (4 mars 1795). — Note de Réal, défenseur officieux des accusés acquittés par le jugement du 26 brumaire, aux amis des principes. — Du 10 ventôse. — Philippe Tronjolly, accusateur public, avait, par ordre de Carrier, envoyé sans jugement, 50 individus à la guillotine ; il a été acquitté avec les 94 ; son accusation contre Carrier, dont il fut l’agent forcé, a été accueillie par la Convention. Se plaint-on du jugement qui l’a acquitté ? Non ; il est placé par Ruelle à la tête du même tribunal de Nantes, dont il était alors accusateur. »
  7. La Commune et la Milice de Nantes, t. 9, p. 231.
  8. Les rapports de police constatent que cette opinion se répandait dans le public. — « Le public disait hautement : Nous allons avoir un Roi ; nous serons plus heureux… » (9 mars 95). — « Une citoyenne a dit dans un bal, rue de Bellefonds, au Trône d’or, qu’on lui avait dit qu’il avait été trouvé une affiche près de la Convention, où il était dit qu’elle était grosse et qu’elle accoucherait d’un roi dans trois mois » (12 mars 95). — « Au marché des juments, des femmes disaient qu’il fallait aller en masse à la Convention demander un roi pour avoir du pain… ; à neuf heures du soir, près le pont Notre-Dame, il y avait un groupe de deux cents personnes qui tenaient le même langage… » (25 avril 95). — « Le bruit se répand dans Paris que, le 25 courant, un gouvernement nouveau doit être annoncé au peuple par la Convention, avec la proclamation d’un Roi… ; dans les cafés de la Régence et vers le Pont-Neuf, des citoyens sont venus déclarer que, dans plusieurs quartiers de Paris, ils avaient entendu dire qu’il y aurait un grand coup le 25 courant… » (14 prairial — 3 juin).
    Il est très remarquable que ces rumeurs ne concordent pas seulement pour l’annonce de l’événement prévu d’après les clauses secrètes, mais pour la précision de la date fixée par ces clauses secrètes.