Le Nain noir/2

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 5-7).

LE NAIN NOIR


Gens du pays fameux par ses gâteaux,
S’il est des trous à vos manteaux,
Cachez-les bien : votre compatriote
Vous observe, et de tout prend note.
Et puis, ma foi, le jour viendra
Où tout s’imprimera.

Burns.


CHAPITRE PREMIER

préliminaires
Berger, as-tu de la philosophie ?
Shakspeare. Comme il vous plaira.

Par une belle matinée d’avril (quoique la neige fût tombée abondamment pendant la nuit et que la terre restât couverte d’un manteau éblouissant de blancheur), deux voyageurs à cheval arrivèrent à l’auberge de Wallace. Le premier était un homme grand et robuste, vêtu d’une redingote grise ; une toile cirée couvrait son chapeau ; il tenait à la main un grand fouet garni en argent, et des bottes armées de gros éperons protégeaient ses jambes ; enfin il montait une grande jument baie au poil rude, dont une selle de campagne et une bride militaire à double mors un peu rouillé composaient le harnachement. Celui qui l’accompagnait paraissait être son domestique : il était porté par un poney gris, avait sur la tête un bonnet bleu, une grosse cravate autour du cou, et de longs bas bleus au lieu de bottes. Ses mains étaient noircies par le goudron, et il observait envers son compagnon un air de déférence. Ils entrèrent tous deux de front dans la cour, et la dernière phrase de leur entretien fut une exclamation : — Dieu nous soit en aide ! si ce temps-là dure, que deviendront les agneaux ? — Ces mots suffirent à mon hôte, qui s’avança pour prendre le cheval du principal voyageur et le tenir par la bride pendant que celui-ci descendait et que son compagnon recevait le même service du garçon d’écurie. Enfin mon hôte, saluant le fermier, lui demanda :

— Eh bien ! quelles nouvelles des montagnes du sud ?

— Mauvaises, si nous pouvons sauver les brebis, ce sera beaucoup ; quant aux agneaux, il faudra les laisser aux soins du Nain noir.

— Oui, oui, ajouta le vieux berger (car c’en était un) en hochant la tête, le Nain aura beaucoup à faire avec les morts ce printemps.

— Le Nain noir ? dit mon savant ami et patron Jedediah Cleishbotham ; quel personnage est-ce là ?

— Vous devez avoir entendu parler du bon Elshie, le Nain noir… Chacun raconte son histoire ; mais ce ne sont que des folies, et je n’en crois pas un mot depuis le commencement jusqu’à la fin.

— Votre père y croyait bien, dit le vieux berger.

— Sans doute, Bauldie : on croyait alors à tant de choses auxquelles on ne croit plus aujourd’hui !

— Tant pis, reprit le vieillard ; votre père aurait été bien contrarié de voir démolir sa vieille masure pour faire des murs de parc ; et ce joli tertre couronné de genêts où il aimait tant à s’asseoir au coucher du soleil, pour voir revenir les vaches du loaning[1]… pensez-vous que le pauvre homme serait bien aise de voir son joli tertre bouleversé par la charrue comme il l’a été depuis sa mort ?

— Allons, Bauldie, prends ce verre que t’offre l’hôte, répondit le fermier, et ne t’inquiète plus des changements dont tu es témoin.

— À votre santé, Messieurs, dit le berger : puis, après avoir vidé son verre, il continua : — Ce n’est pas, certes, à des gens comme nous qu’il appartient de juger, mais c’était un joli tertre que le tertre des genêts, et un bien brave abri dans une matinée froide.

— Oui, dit le maître ; mais vous savez qu’il nous faut avoir des navets pour nos longues brebis, mon camarade, et que pour les avoir ces navets, il nous faut travailler rudement avec la charrue et la houe ; ça n’irait guère bien de s’asseoir sur le tertre des genêts pour y jaser du Nain noir, et autres niaiseries, comme on faisait autrefois lorsque c’était le temps des courtes brebis.

— Oui bien, oui bien, maître, dit le serviteur ; mais les courtes brebis payaient de courtes rentes, à ce que je crois.

Ici mon respectable et savant patron s’interposa de nouveau, et remarqua qu’il n’avait jamais pu apercevoir aucune différence matérielle, en fait de longueur, entre une brebis et une autre ; remarque qui occasionna un grand éclat de rire de la part du fermier et un air d’étonnement de la part du berger. — C’est la laine, mon brave homme, c’est la laine, et non la bête elle-même, qui fait appeler la brebis courte ou longue, dit celui-ci. Je crois que si vous mesuriez leur dos, la courte brebis serait la plus longue des deux ; mais c’est la laine qui paie la rente, et nous en avons besoin.

— Sans doute, des courtes brebis payaient de courtes rentes. Mon père ne donnait pour notre ferme que soixante pounds, et elle m’en coûte à moi trois cents. Mais ce qui n’est pas moins vrai, c’est que je n’ai pas le temps de rester ici à conter des histoires.

— Mon hôte, servez-nous à déjeuner, et voyez si nos rosses ont à manger. Il me faut aller voir Christy Wilson, afin de nous entendre sur le luck-penny que je lui dois depuis notre dernier compte ; j’espère que nous n’en viendrons pas à un procès.

— Écoutez-moi, voisin, ajouta-t-il en s’adressant à mon digne et savant patron, si vous voulez savoir quelque chose de plus sur les brebis longues et les brebis courtes, je reviendrai manger ma soupe aux choux vers une heure de l’après-midi, ou si vous voulez entendre de vieilles histoires sur le Nain noir, et d’autres semblables, vous n’aurez qu’à inviter Bauldie, que voici, à boire une demi-pinte.

Le fermier revint à l’heure dite, et avec lui Christy Wilson, leur différend ayant été terminé sans qu’ils eussent recours aux messieurs en robes longues. Mon digne et savant patron ne manqua pas de se trouver à leur arrivée, autant pour entendre les contes promis que pour les rafraîchissements dont il avait été question. Notre hôte se joignit à nous, et nous restâmes autour de la table jusqu’au soir, assaisonnant la liqueur avec maintes chansons et maints contes. Le dernier incident que je me rappelle fut la chute de mon savant et digne patron, qui tomba de sa chaise en concluant une longue morale sur la tempérance.

Dans le cours de la soirée, le Nain noir n’avait pas été oublié : le vieux berger Bauldie nous fit sur ce personnage un grand nombre d’histoires qui nous intéressèrent vivement. Il parut aussi, avant que nous eussions vidé le troisième bol de punch, qu’il y avait beaucoup d’affectation dans le prétendu scepticisme de notre fermier, lequel croyait sans doute qu’il ne convenait pas à un homme qui paie une rente annuelle de trois cents livres, de croire aux traditions de ses ancêtres ; mais au fond du cœur il y avait foi. Selon mon usage, je poussai plus avant mes recherches en m’adressant à d’autres personnes qui connaissaient le lieu où s’est passée l’histoire suivante, et je parvins heureusement à me faire expliquer certaines circonstances qui mettent dans leur vrai jour les récits exagérés des traditions vulgaires.

  1. On appelle loaning un endroit découvert, près de la ferme, où l’on trait les vaches.