Le National du 12 août 1878/Revue dramatique

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Le National du 12 août 1878
Le National (p. 1).

FEUILLETON DU NATIONAL du 12 août 1878




REVUE DRAMATIQUE




Théâtre-Français : La fille de Roland. — Gaîté ; Orphée aux Enfers. — Gymnase : Le Monde où l’on s’amuse, Reprises — Les danseurs espagnols.

Sur les planches toutes chaudes encore d’Hernani, nous avons revu cette semaine à la Comédie-Française le beau drame de M. Henri de Bornier, La Fille de Roland, et l’effet en a été plus grand que jamais, car on a beau déifier la faribondaine, larifla, turlurette, et, comme Pélion sur Ossa, entasser les unes sur les autres la 628e, la 506e, et la 701e représentations des plus neuves et des plus vieilles opérettes, il arrive un moment où, en dépit de tous les paradoxes, notre lèvre a soif de poésie et, si la coupe lui est tendue, boit avidement. À ces vers pleins, bien construits, sonores, hardiment envolés que Mlle Sarah Bernhardt, Maubant, Laroche, Mounet-Sully ont dits avec la généreuse ardeur des premiers jours, le public ému, entraîné, charmé, battait des mains de toutes ses forces, et il me semble qu’il résumait ainsi non-seulement ce qu’on a appelé la Question de l’Odéon, amis aussi ce qu’on pourrait nommer la Question du Théâtre-Français.

M. Henri de Bornier avait été admirablement inspiré en choisissant ses héros dans La Chanson de Roland, la plus française de nos épopées. M. Génin dit dans la lumière introduction dont il a fait précéder sa traduction du poëme : « Le sujet tient au cœur même de la patrie : il est national pour les Français autant que l’étaient pour les Grecs les événements de la guerre de Troie. Quel nom dans notre histoire plus grand que celui de Charlemagne ? Charlemagne tient dans le monde moderne la place que, dans le monde ancien, tenait Agamemnon. Roland et Olivier peuvent être mis en regard d’Achille et de Patrocle… » Mais en même temps que le sujet de La Fille de Roland était national, il avait pour lui la plus merveilleuse actualité littéraire, car au moment où M. Henri de Bornier s’en emparait, Victor Hugo, dans l’immortelle Légende des Siècles, où il trouvait, fixait définitivement pour nous la langue de l’épopée et du drame épique modernes, avait justement restitué, remis dans la lumière poétique les figures de Charlemagne et de Roland, évoquées tout à coup par ces poëmes admirables, Le Mariage de Roland, Aymerillot, Le petit Roi de Galice.

Ainsi, pour ressusciter les demi-dieux de notre histoire et pour les faire parler en vers fermes, harmonieux, dans lesquels on sente toujours un frémissement d’aile, le poëte nouveau a pu s’inspirer directement du maître illustre, duquel tout poëte actuel procède, sous peine de na pas exister. Avoir bien lu Hugo, qu’on singe quelquefois, mais qui reste, comme la perfection, impossible à imiter, c’est avoir fait un grand pas vers l’originalité ; car Hugo nous enseigne à nous connaître, à nous trouver et à être nous-mêmes. On a pu voir par cette reprise de La Fille de Roland que l’œuvre est durable, reste jeune après cent représentations, et que ses interprètes et son public lui sont demeurés fidèles. Reste maintenant la question ; il s’agit pour les directeurs d’aimer l’habit noir, la redingote, le version, mais de ne pas proscrire le pourpoint, la toge, l’épée ornée de rubis et d’aigues-marines, et de ne pas ressembler à ces censeurs que l’auteur de Marion Delorme montrait autrefois à Charles Dix,

A plat ventre couchés, épiant l’heure où rentre
Le drame, fier lion, dans l’histoire, son antre !

Cependant, comme il faut que tout le monde vive, quoique mon cœur soit avec les héros de l’épopée, je ne refuserai pas non plus une larme et un sourire aux héros de la parodie et de la farce musicale, décidément navrés et vaincus. Car, s’il est triste de voir le cadavre ensanglanté d’Orphée traîné par les flots gémissants de l’Hèbre, combien n’est-il pas plus douloureux encore de regarder le cadavre d’un Orphée de carton, emporté par le fougueux ruisseau de l’oubli ! Oui, le théâtre de la Gaîté a repris Orphée aux Enfers, et qui eût dit jamais que cette débauche de folie et d’esprit n’en fût qu’à sa 900e représentation ? Je répétais ce chiffre à voix haute, en me promenant dans les Champs-Elysées, quand je fus interpellé par Polichinelle, qui voulut bien s’interrompre un instant, et cesser de tourmenter le Chat et de battre le Commissaire. « Bah ! me dit-il (et il tirait de sa pratique ses sons extra-wagnériens,) 900 représentations, voilà une belle misère ! Et que diraient-ils donc si, moi, je comptais les miennes ? Mais je dédaigne ces frivoles réclames, moi dans l’exposition vraiment universelle dure toujours ! 900 représentations, et aussi 900 fois 900 représentations, je les avais eues bien longtemps avant que naquissent Napoléon et Chateaubriand, et le musicien qui devait un jour écrire Orphée aux Enfers et attacher une lèchefrite à la lyre divine ! — Hélas ! répondis-je à Polichinelle, il faut en tout cela beaucoup de conciliation. Certes, en son temps, cet Orphée a été une œuvre de haine judaïque et israélite, contre la Grèce des temples de marbres et des lauriers-roses, où les collines sont à la taille de l’homme, où Diane parlait dans les bois au jeune chasseur et où Anchise a tenu dans ses bras la tremblante Aphrodite. Car le Jehovah, l’implacable simoun du désert, est un exterminateur, et n’admet pas que les Dieux aiment le héros libre, ne relevant que de sa propre énergie et de sa propre bravoure. Mais depuis le temps où cette œuvre essentiellement juive amusait tous les Rougon-Mocquart du deuxième empire, beaucoup d’eau a passé sous les ponts, et même quelques ponts nouveaux ont été suspendus sur l’eau qui passe ! Les Ulgade, les Schneider, les anciennes Eurydices et les anciennes grandes-duchesses, rêvent cachées dans quelque trou qu’ont embrassé des forêts de lierre : Bache est mort, Cora Pearl ne s’occupe plus qu’à dompter les coursiers ; M. Léonce est triste comme si quelque Virgile du bugle et du cor anglais l’avait mené dans l’enfer des opérettes et l’en avait ramené vivant ! »

Ainsi je parlais à Polichinelle, et je songeais à cette belle jeune fille du peintre Gustave Moreau qui pieusement porte dans ses mains la tête et la lyre du poëte Orphée. Voici que cette scène se renouvelle ; mais la lyre est un harmonica dont les verres sont cassés, la tête est une tête à perruque dont le visage déchiré laisse voir les filaments de carton, et la jeune fille se montre avec le visage intelligent mais chiffonné de M. Camille Weinschenck. Ah ! la malheureuse Eurydice ! C’est Mme Peschard ; elle chante hardiment et correctement avec sa belle voix rompue aux tours de force les plus périlleux ; mais elle ne croit pas à ces furies, à ces magies, à ces démences ; elle était trop jeune dans le temps où elles triomphaient, et où Jeanne Garnier, Lecoq et Planquette n’avaient pas encore dansé leur folle sarabande sous les fenêtres ahuries du dieu de l’opérette.

Quant à M. Hervé, il joue le rôle de Jupiter dans l’opéra de celui-là même qui fut son rival, tant tout cela, amours et haines, est passé, ruiné, aboli, et tant la révolution des âges les a couverts de sa brume, lui le créateur du roi de Béotie et lui l’inventeur du verre de bœuf à la mode ! En somme cette reprise a bien marché ; les vendanges, les dieux, les chars, les cortéges, Mlle Angèle, qui est une Vénus bien construite, Diane, qui en train de rire, a pris les traits de Berthe Legrand, et qui pour peu, si on l’en priait, imiterait Céline Chaumont ; Grivot, qui a toujours l’air de jouer Petitpatapon avec son bon sourire de chat, font merveille en ces bacchanales, et Léonce créant de nouveau, après tant de guerres, d’événements et de misères, son rôle d’Aristée-Pluton, semble être là pour prouver que l’homme aussi est immortel dans une certaine mesure !

Au Gymnase, entre deux danses des danseurs espagnols, on a repris (car on reprend partout !) une très fine et très amusante comédie de M. Édouard Pailleron : Le Monde où l’on s’amuse. Rien de plus jeune, de plus neuf et de plus actuel comme verve, comme mots, comme esprit ; rien de plus vieux en tant que sujet et mœurs décrites, car il y a douze ans qu’on s’amusait comme cela, et maintenant c’est tout autrement qu’on s’amuse ! En ce temps vénérable, les jeunes don Juan fréquentaient les femmes mariées, folles de leur esprit ; les unions à trois florissaient, et le mariage, parmi certains révoltés de mœurs élégantes et faciles, étaient une institution tempérée par la présence d’un ami.

Aujourd’hui, que tout s’est défini et que nous marchons vers un but sérieux, le mécanisme social s’est simplifié. Parmi les femmes, il n’y a plus que des femmes honnêtes et des filles ; parmi les hommes, il y a ceux qui veulent travailler et ceux qui ne veulent rien faire. Ceux-là, espèce de nihilistes, aspirent au Nirvâna, se refusent à toute peine, même en vue du plaisir, et fuient la femme mariée, comme habitant des salons où l’on ne met pas ses bottes sur le canapé. Ils ne dansent pas et ne cherchent pas de figures nouvelles pour le cotillon, parce qu’à leurs yeux rien ne mérite aucun effort, rien n’est rien, et l’idéal, c’est d’avoir le moins possible ! On n’en a pas moins revu avec un plaisir infini la peinture de l’âge mythologique où les jeunes gens daignaient tromper le baron Koller, et consentaient à faire quelques frais pour être adorés.

Blaisot, Landrel, Frédéric, Achard, Francès, Lenormant, Mmes Fromentin, Lesage et l’intelligente et jolie débutante Mlle Minha-Meley ont été justement applaudis, en même temps que la pièce ; du moins elle sera encore longtemps le monde où le public s’amuse. Mais puisque les tableaux de la vie réelle se succèdent et se transforment avec une rapidité vertigineuse, ne faudra-t-il pas bientôt remplacer la Comédie humaine par la Photographie humaine ? Et encore, le temps de dire : Ne bougeons plus ! les modèles auront déjà bougé ; et que dis-je ! depuis que la pièce de M. Pailleron a été jouée pour la première fois, on a déjà inventé le téléphone, le phonographe, l’éclairage à la lumière électrique et Mme Théo !

Avant et après cette jolie comédie, on nous a montré (car il faut bien y venir !) les nouveaux danseurs espagnols du seigneur don Guerrero. Par le triste privilége de mon âge, j’ai vu les Petra Camera, les Dolorès, les Concepcion Ruiz, et toutes les Espagnoles qui ont fait cliqueter sur nos théâtres leurs castagnettes endiablées. Nestor Roqueplan riait beaucoup lorsqu’il entendait comparer ces célébrités exotiques à nos danseuses, aux élèves des Perrot et des Saint-Léon, qui connaissent leur art et savent leur métier. Ainsi, en relisant un volume de George Sand qui vient de paraître (Questions d’Art et de Littérature), je vois que très naïvement, très honnêtement, vers 1845, elle inventait tous les huit jours un poëte de province, très supérieur à Victor Hugo.

Mais, pour en revenir à nos Espagnols, si ce qu’ils faisaient n’était pas de la danse, c’était autre chose qui avait son charme. Les hommes minces, taillés pour gravir les sierras ou combattre le taureau, étaient tannés comme du cuire et fiers comme le Cid ; ils avaient bien l’air intrigant et farouche de l’homme que les femmes peuvent aimer. Quant à elles, avec la rose dans les cheveux de nuit ou de flamme, souples, ardentes, voluptueuses, amoureuses, leurs lèvres de grenade frissonnantes comme un charbon ardent, elles s’alanguissaient, se tordaient, se campaient sur leurs pointes d’acier, d’un geste charmant relevaient leur jupe, se penchaient vers le cavalier comme pour se faire dévorer, et tout à coup, s’enfuyaient, traînant leur esclave dompté dans le flamboiement de leur sourire !

Beaucoup plus calmes sont les ballerines du seigneur don Guerrero ; on dirait que c’est l’Immobilité qui les a prises dans ce blanc filet orné de fanfreluches qui enferme leurs robes vertes ; les hommes sont toujours fauves, minces et fiers, mais ils ne bougent plus guère, et, quant à la première danseuse de la troupe, avec ses formes opulentes et superbes, elle a l’air d’une vivante statue colossale de l’Espagne, qui, après tant de révolutions et de guerres civiles, voudrait enfin se reposer de ses fatigues. Mais jamais le démon effrené de la Danse n’entrera dans ce beau corps, où il ne pourrait pas cabrioler à son aise. Comme on ne doute de rien en fait de reprises, ce soir-là même, à sept heures et demie, pour employer le talent de la fine Geneviève Dupuis, M. Derval avait voulu reprendre Le Gamin de Paris, ce vieux triomphe de Bouffé. Mais, cette fois, par exemple, le vieux vaudeville a déclaré qu’il était mort, bien enterré, tout à fait enseveli, couché dans la tombe, qu’il ne voulait pas s’en relever, et que, bien décidément, il avait envie de dormir.

THÉODORE DE BANVILLE.