Le Naturalisme au théâtre/21

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Charpentier (p. 327-334).

LA PANTOMIME

Il vient de se faire, au théâtre des Variétés, une tentative très intéressante, et dont le succès a d’ailleurs été complet. Je veux parler de l’introduction de la pantomime dans la farce. Frappé du triomphe que les Hanlon-Lees, ces mimes merveilleux, obtenaient aux Folies-Bergère, le directeur des Variétés a eu l’idée heureuse de commander une pièce, une farce, dans laquelle les auteurs leur ménageraient une large part d’action. Il s’agissait donc de leur fournir un thème, de les placer dans un cadre dialogué, où ils pussent se mouvoir avec aisance. Le projet était des plus ingénieux et des plus tentants. C’était produire les Hanlon devant le grand public et élargir leur drame muet d’un drame parlé, qui ménagerait l’attention des spectateurs.

Nous ne sommes pas en Angleterre, où l’on supporte parfaitement une pantomime en cinq actes durant toute une soirée. Notre génie national n’est point dans cette imagination atroce d’une grêle de gifles et de coups de pied tombant pendant quatre heures, au milieu d’un silence de mort. L’observation cruelle, l’analyse féroce de ces grimaciers qui mettent à nu d’un geste ou d’un clin d’œil toute la bête humaine, nous échappent, lorsqu’elles ne nous fâchent pas. Aussi faut-il, chez nous, que la pantomime ne soit que l’accessoire, et qu’il y ait des points de repos, pour permettre aux spectateurs de respirer. De là l’utilité du cadre imposé à MM. Blum et Toché, les auteurs du Voyage en Suisse. Ils ont été chargés de présenter les Hanlon au grand public parisien, en motivant leurs entrées en scène et en embourgeoisant le plus possible la fantaisie sombre de leurs exercices.

Le gros reproche que j’adresserai aux auteurs, c’est d’avoir trop embourgeoisé cette fantaisie. Leur scénario n’est guère qu’un vaudeville, et un vaudeville d’une originalité douteuse. Cet ex-pharmacien qui se marie et que des farceurs poursuivent pendant son voyage de noces, pour l’empêcher de consommer le mariage, n’apporte qu’une donnée bien connue. Encore ne chicanerait-on pas sur l’idée première, qui était un point de départ de farce amusante ; mais il aurait fallu, dans les développements, dans les épisodes, une invention cocasse, une drôlerie poussée à l’extrême, qui aurait élargi le sujet, en le haussant à la satire enragée. Mon sentiment tout net est que le train de la pièce est trop banal, trop froid, et que, dès que les Hanlon paraissent, avec leur envolement de farceurs lyriques, ils y détonnent.

Souvent, lorsqu’on sort d’une féerie, on regrette que toutes ces splendeurs soient dépensées sur des scénarios si médiocres, on se dit qu’il faudrait un grand poète pour parler la langue de ce peuple de fées, de princesses et de rois. Eh bien ! ma sensation a été la même devant le Voyage en Suisse. J’ai regretté qu’un observateur de génie, qu’un grand moraliste n’ait pas écrit pour les Hanlon la pièce profondément humaine, la satire violente et au rire terrible que ces artistes si profonds mériteraient d’interpréter. Leur puissance de rendu, leurs trouvailles d’analystes impitoyables, font éclater les plaisanteries faciles du vaudeville. Il leur faudrait, pour être chez eux, du Molière ou du Shakespeare. Alors seulement ils donneraient tout ce qu’ils sentent.

J’insiste, parce que, malgré leur très vif succès, on ne m’a pas paru les goûter à leur haut mérite. Ils sont de beaucoup supérieurs au canevas qu’on leur a fourni. Lorsqu’ils étaient livrés à eux-mêmes, aux Folies Bergère, ils trouvaient des scènes d’une autre profondeur et qui vous faisaient passer à fleur de peau le petit frisson froid de la vérité. En un mot, leur pantomime a un au delà troublant, cet au delà, de Molière qui met de la peur dans le rire du public. Rien n’est plus formidable, à mon avis, que la gaieté des Hanlon, s’ébattant au milieu des membres cassés, et des poitrines trouées, triomphant dans l’apothéose du vice et du crime, devant la morale ahurie. Au fond, c’est la négation de tout, c’est le néant humain.

Je ne parlerai donc pas de le pièce, qui est l’œuvre de deux auteurs spirituels. Eux-mêmes se sont effacés. Mon seul but, en analysant les principales scènes des Hanlon, est de montrer de quelle observation cruelle, de quelle rage d’analyse, ces mimes de génie tirent le rire. Il leur fallait d’autant plus de souplesse que la situation, pour eux, reste la même depuis le commencement jusqu’à la fin de la pièce. Ils n’ont pas trouvé là un drame avec ses péripéties : leur action se borne à être des farceurs, qui interviennent toujours dans les mêmes conditions. Défaut grave du scénario, monotonie qu’ils ne sont parvenus à dissimuler que par des prodiges de nuances. Ils ont mis partout des dessous, lorsqu’il n’y en avait pas. Leurs merveilles d’exécution ont sauvé la pauvreté du thème.

Voyez leur première entrée en scène. Ils arrivent sur l’impériale d’une vieille diligence qui, tout d’un coup, verse au fond du théâtre. La dégringolade est effroyable, au milieu des vitres cassées, des cris et des jurons. Pour sûr, il y a des poitrines ouvertes, des têtes aplaties ; et le public éclate d’un fou rire. Aimable public ! et comme les Hanlon savent bien ce qu’il faut à notre gaieté ! D’ailleurs, par un prodige d’adresse, ils se retrouvent tous devant la rampe, rangés en une ligne correcte, sur leur derrière. L’adresse, l’escamotage des conséquences de l’accident, redouble ici la gaieté des spectateurs. Dans les accidents réels, on rit d’abord, puis on s’apitoie ; les Hanlon ont parfaitement compris qu’il ne fallait pas laisser à l’apitoiement le temps de se produire. De là le gros effet comique.

J’avoue, au second acte, n’aimer que médiocrement le truc du spleeping-car. Règle générale, toutes les fois qu’on fait du bruit à l’avance autour d’un truc qui doit passionner Paris, il est presque certain que le truc ratera. Le public arrive monté, croyant à une illusion absolue, et lorsqu’il voit les ficelles, comme dans le cas de ce spleeping-car, l’illusion ne se produit plus du tout, parce qu’on l’a rendu exigeant. La vérité est que la manœuvre du truc, dont on a tant parlé, est beaucoup trop lente. L’explosion a lieu, le wagon s’entr’ouvre, les deux moitiés se relèvent à droite et à gauche, tandis que les personnages, qui devraient être lancés en l’air, gagnent tranquillement des arbres, sur lesquels ils se perchent ; le tout à grand renfort de cordages, comme dans les joujoux d’enfant. Je sais bien qu’on ne peut nous offrir un véritable accident. Mais, en cette matière, toutes les fois que l’illusion est impossible, le truc doit être abandonné. Les Hanlon ne trouvent donc dans cet acte qu’à exercer leur adresse et leur audace de gymnastes. C’est très gros comme gaieté. Rien par dessous.

Je préfère de beaucoup le troisième acte. L’entrée en scène est encore des plus étonnantes. Les Hanlon tombent du plafond, au beau milieu d’une table d’hôte, à l’heure du déjeuner. Vous voyez l’effarement des voyageurs. Ici, il y a un de ces coups de folie qui traversent les pantomimes, ces coups de folie épidémiques dont on rit si fort, avec de sourdes inquiétudes pour sa propre raison. Les Hanlon prennent les plats, les bouteilles, et se mettent à jongler avec une furie croissante, si endiablée, que peu à peu les convives, entraînés, enragés, les imitent, de façon que la scène se termine dans une démence générale. N’est-ce pas le souffle qui passe parfois sur les foules et les détraque ? L’humanité finit souvent par jongler ainsi avec les soupières et les saladiers. On est pris par le fou rire, on ne sait si l’on ne se réveillera pas dans un cabanon de Bicêtre. Ce sont là les gaietés des Hanlon.

Et que dire de la scène du gendarme, qui vient ensuite ? Un gendarme se présente pour arrêter les coupables. Dès lors, c’est le gendarme qui va être bafoué. Il est l’autorité, on le bernera, on passera entre ses jambes pour le faire tomber, on lui causera des peurs atroces en s’élançant brusquement d’une malle, on l’enfermera dans cette malle, on le rendra si piteux, si ridicule, si bêtement comique, que la foule enthousiaste applaudira à chacune de ses mésaventures. C’est la scène qui a même produit le plus d’effet. Personne n’a songé qu’on insultait notre armée. Pourtant, rien de plus révolutionnaire. Cela flatte le criminel qu’il y a au fond des plus honnêtes d’entre nous. Cela nous gratte dans notre besoin de revanche contre l’autorité, dans notre admiration pour l’adresse, pour le coquin adroit qui triomphe de l’honnête homme trop lourd, que ses boites embarrassent.

Je signalerai, dans le genre fin, la scène de l’ivresse, que le public a trouvée trop longue, parce que les délicatesses de cette analyse savante lui ont échappé. Elle est pourtant tout à fait supérieure, comme observation et comme exécution. Les grands comédiens ne rendent pas d’une façon plus détaillée, et nous pouvons prendre là une leçon d’analyse, nous autres romanciers. Rien n’est plus juste ni plus complet que ces tâtonnements de deux ivrognes engourdis par le vin, qui, voulant avoir de la lumière, perdent successivement les allumettes, la bougie, le chandelier, sans jamais retrouver qu’un des objets à la fois. C’est toute une psychologie de l’ivresse.

En somme, je le répète, le succès a été très vif. On a beaucoup applaudi les Hanlon. Je ne fais pas ici une étude complète de ces grands artistes, car il faudrait dégager leur originalité, bien montrer ce qu’ils ont apporté de personnel, en dehors de leurs sauts de gymnastes et de leurs jeux de mimes. Ce qu’ils mettent dans tout, c’est une perfection d’exécution incroyable. Leurs scènes sont réglées à la seconde. Ils passent comme des tourbillons, avec des claquements de soufflets qui semblent les tic-tac mêmes du mécanisme de leurs exercices. Ils ont la finesse et la force. C’est là ce qui les caractérise. Sous le masque enfariné de Pierrot, ils détaillent l’idée avec des jeux de physionomie d’un esprit délicieux ; puis, brusquement, un coup du vent semble passer, et les voilà lancés dans une férocité saxonne qui nous surprend un peu. Ils bondissent, ils s’assomment, ils sont à la fois aux quatre coins de la scène ; et ce sont des bouteilles volées avec une habileté qui est la poésie du larcin, des gifles qui s’égarent, des innocents qu’on bâtonne et des coupables qui vident les verres des braves gens, une négation absolue de toute justice, une absolution du crime par l’adresse. Telle est leur originalité, un mélange de cruauté et de gaieté, avec une fleur de fantaisie poétique.

Je le dis encore, je ne sais rien de plus triste sous le rire. Cela rappelle les grandes caricatures anglaises. L’homme se débat et sanglote, dans les gambades et les grimaces de ces mimes. Je songeais avec quel cri de colère on accueillerait une œuvre de nous, romanciers naturalistes, si nous poussions si loin l’analyse de la grimace humaine, la satire de l’homme aux prises avec ses passions. Imaginez un moment la scène du gendarme dans un de nos livres, admettez que nous traînions ce pauvre gendarme dans le ridicule, en mettant sous la charge une pareille négation de l’autorité : on nous traiterait de communard, on nous demanderait compte des otages. Certes, dans nos férocités d’analyse, nous n’allons pas si loin que les Hanlon, et nous sommes déjà fortement injuriés. Cela vient de ce que la vérité peut se montrer et qu’elle ne peut se dire. Puis, la caricature couvre tout. On lui permet le par-dessous et l’au delà. Et c’est tant mieux, puisqu’elle nous régale. Faisons tous des pantomimes.