Le Naturalisme au théâtre/24

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Charpentier (p. 372-407).

LES REPRISES

I

C’est avec une profonde stupeur que j’ai écouté Chatterton, le drame en trois actes d’Alfred de Vigny, dont la Comédie-Française a eu l’étrange idée de tenter une reprise. La pièce date de 1835, et les quarante-deux années qui nous séparent de la première représentation semblent la reculer au fond des âges.

Dans quel singulier état psychologique était donc la génération d’alors, pour applaudir une pareille œuvre ? Nous ne comprenons plus, nous restons béants devant ce poème des âmes incomprises et du suicide final. Chatterton, on ne sait trop pourquoi, traqué par ses créanciers peut-être, mais cédant aussi à la passion de la solitude, s’est réfugié chez un riche manufacturier, John Bell, qui lui loue une chambr e. Ce John Bel, un brutal, tyrannise sa femme, l’honnête et résignée Ketty. Et toute la situation dramatique se trouve dans l’amour discret et pur du poète et de la jeune femme, amour dont l’aveu ne leur échappe qu’à l’heure suprême, lorsque Chatterton, écrasé par la société, voulant se reposer dans la mort, vient d’avaler un flacon d’opium.

Pour comprendre cette étonnante figure de Chatterton, il faut avant tout reconstruire l’idée parfaite du poète, telle que la génération de 1830 l’imaginait. Le poète était un pontife et la poésie un sacerdoce. Il officiait au-dessus de l’humanité, qui avait le devoir de l’adorer à genoux. C’était un messie traversant les foules, avec une étoile au front, remplissant une fonction sacrée, dont tout l’or de la terre n’aurait pu le payer. Ajoutez que le poète devait être un personnage, fatal, un fils de René, de Manfred et de tous les grands mélancoliques, portant un orage dans sa tête pâle, expiant la passion humaine par une blessure toujours ouverte à son flanc. Il était beau et providentiel, il montait son calvaire au milieu des huées, pur comme un ange et sombre comme un bandit. Un cabotin sublime, en un mot.

L’idéal du genre a été le Chatterton, d’Alfred de Vigny. Quand on voudra connaître la caricature superbe du poète de 1830, il faudra étudier ce personnage navrant et comique. Il n’est pas un des panaches du temps que Chatterton ne se plante sur la tête. Il les a tous, il semble avoir fait la gageure d’épuiser le ridicule et l’odieux. Il chante la solitude, il maudit la société, il traîne à dix-huit ans un cœur las et désabusé, il a des bottes molles, il se tord les bras à l’idée de faire des vers pour les vendre, il passe la nuit à gesticuler et à embrasser le portrait de son père en cheveux blancs, il se tue enfin par monomanie, uniquement pour attraper la société. Chatterton est un polisson, voilà mon avis tout net.

Qu’on fasse des bonshommes en carton, et qu’ils soient drôles, passe encore ! cela ne tire pas à conséquence. Mais qu’on vienne troubler et empoisonner les volontés jeunes avec ce fantoche funèbre, avec ce pantin aussi faux que dangereux, voilà ce qui soulève en moi toute ma virilité ! Le poète est un travailleur comme un autre. Dans le combat de la vie, s’il triomphe, tant mieux ! s’il tombe, c’est sa faute ! La société ne doit pas plus d’aide et de pitié au poète qu’elle n’en doit au boulanger et au forgeron. Il n’y a pas de pontife, il n’y a que des hommes, et l’énergie fait aussi bien partie du talent que le don des vers. Le génie est toujours fort.

Comment ! on vient nous parler de mort, au seuil de ce siècle ! Nous revivons, nous entrons dans un âge d’activité colossale, nous sommes tous pris d’un besoin furieux d’action, et il y a là un pleurard, un polisson qui se tue et qui tue par là même la femme dont il a troublé la cervelle. Mais c’est un double meurtre, c’est une lâcheté et une infamie ! Que dirait-on d’un soldat qui, en face de l’ennemi, se déchargerait son fusil dans la tête ? La nouvelle génération littéraire n’a qu’à pousser dédaigneusement du pied le cadavre de Chatterton, pour passer et aller à l’avenir.

D’ailleurs, c’était là une pose, pas davantage. La vanité était grande, en 1830 ; et, naturellement, les poètes se taillaient eux-mêmes le rôle qu’il leur plaisait de jouer. La mode était au dégoût de la vie, au mépris de l’argent, aux invectives contre la société ; mais, en somme, les poètes—et je parle des plus grands—faisaient très bon ménage avec tout cela. Malgré leur désespérance et leur amour de la mort, ces messieurs ont presque tous vécu très vieux ; en outre, leur mépris de l’argent n’est pas allé jusqu’à leur faire refuser, les sommes énormes qu’ils ont gagnées, et ils se sont très bien accommodés de la société, qui les a comblés d’honneurs et d’argent. Tous blagueurs !

J’ai entendu défendre Chatterton d’une façon bien hypocrite. Oui sans doute, dit-on, le personnage est démodé, mais quel temps regrettable il rappelle ! En ce temps-là, on croyait à l’âme, on était plein d’élan, on aspirait en haut, on élargissait l’horizon de la foi et de la poésie. Quelle plaisanterie énorme ! La vérité est que le mouvement de 1830 a été superbe comme mise en scène. Si l’on gratte les personnages factices, on reste stupéfait en arrivant aux hommes vrais. Ils ne valaient pas plus que nous, soyez-en sûrs ; même beaucoup valaient moins. Il y a eu bien de la vilenie derrière cette pompe Qu’on ne nous force pas à des comparaisons, car nous répondrions avec sévérité. Nous autres, nous croyons à la vérité, nous sommes pleins de courage et de force, nous aspirons à la science, nous élargissons l’enquête humaine, sur laquelle seront basées les lois de demain. Eux autres, ils nient le présent, que nous affirmons. De quel côté sont la virilité et l’espoir ? Et qu’on attende : aux œuvres, on mesurera les ouvriers !

Certes, le romantisme est bien mort. Je n’en veux pour preuve que l’attitude stupéfiée des spectateurs, l’autre soir, à la Comédie-Française. Pendant les deux premiers actes surtout, on se regardait, on se tâtait. Chatterton faisait l’effet d’un habitant de la lune tombé parmi nous. Que voulait donc ce monsieur, qui se désespérait, sans qu’on sût pourquoi, et qui se fâchait de tirer de son travail un gain légitime ? Le quaker paraissait tout aussi surprenant. Étrange, ce quaker qui lâche, sans crier gare, des maximes à se faire immédiatement sauter la cervelle ! Pourquoi diable se promène-t-il là dedans ! Quant à, John Bell, le tyran, le mari implacable, il est certainement le seul personnage sympathique de la pièce. Au moins celui-là travaille, et il apparaît comme un sage au milieu de tous les fous qui l’entourent.

On s’extasie beaucoup sur la figure de Ketty Bell. C’est une des créations les plus pures, dit-on, qui soient dans notre théâtre. Je le veux bien. Mais ce personnage est un personnage négatif ; j’entends que la pureté, la résignation, la tendresse discrète de Ketty sont obtenues par un effacement continu. Jusqu’au dernier acte, elle n’a pas une scène en relief. C’est une déclamation à vide sans arrêt. Elle n’agit pas, elle se raidit dans une attitude. Le personnage, dans ces conditions, devient une simple silhouette et ne demandait pas un grand effort de talent.

Le drame, d’ailleurs, est la négation du théâtre, tel qu’on l’entend aujourd’hui. Il ne contient pas une seule situation. C’est une élégie en quatre tableaux. Les deux premiers actes sont complètement vides. On a, dans la salle, l’impression de la nudité de l’œuvre, maintenant qu’elle n’est plus échauffée par les phrases démodées qui passionnaient autrefois. Le premier tableau du troisième acte, long monologue de Chatterton dans sa mansarde, est peut-être ce qui a le plus vieilli. Rien d’incroyable comme ce poète, déclamant au lieu de travailler, et déclamant les choses les plus inacceptables du monde. Enfin, le tableau du dénouement est le seul qui reste dramatique. Un garçon qui s’empoisonne, une femme qui meurt de la mort de l’homme qu’elle aime, cela remuera toujours une salle.

L’avouerai-je ? ma préoccupation, ma seule et grande préoccupation, pendant la soirée, a été le fameux escalier. Et je suis sorti avec la conviction que cet escalier est le personnage important du drame. Remarquez quel en est le succès. Au premier acte, quand Chatterton apparaît en haut de l’escalier et qu’il le descend, son entrée fait beaucoup plus d’effet que s’il poussait simplement une porte sur la scène. Au second acte, quand les enfants de Ketty Bell montent des fruits au pauvre poète, c’est une joie dans la salle de voir les petites jambes des deux adorables gamins se hisser sur chaque marche ; encore l’escalier. Enfin, au quatrième acte, le rôle de l’escalier devient tout à fait décisif. C’est au pied de l’escalier que l’aveu de Chatterton et de Ketty a lieu, et c’est par dessus la rampe qu’ils échangent un baiser. L’agonie de Chatterton empoisonné est d’autant plus effrayante qu’il gravit l’escalier, en se traînant. Ensuite Ketty monte presque sur les genoux, elle entr’ouvre la porte du jeune homme, le voit mourir, et se renverse en arrière, glissant le long de la rampe, venant tourner et s’abattre à l’avant-scène. L’escalier, toujours l’escalier.

Admettez un instant que l’escalier n’existe pas, faites jouer tout cela à plat, et demandez-vous ce que deviendra l’effet. L’effet diminuera de moitié, la pièce perdra le peu de vie qui lui reste. Voyez-vous Ketty Bell ouvrant une porte au fond et reculant ? Ce serait fort maigre. Voilà donc l’accessoire élevé au rôle de personnage principal. Et je pensais au cerisier vrai qui porte de vraies cerises, dans l’Ami Fritz. L’a-t-on assez foudroyé, ce cerisier ! La Comédie-Française s’était déshonorée en le plantant sur ses planches. La profanation était dans le temple. Mais il me semble, à moi, que la profanation y était depuis quarante-deux ans, car l’escalier sort tout à fait de la tradition.

Je dirai même que cet escalier n’est pas excusable, au point de vue des théories théâtrales. Il n’est nécessité par rien dans la pièce, il n’est là que pour le pittoresque. Pas une phrase du drame ne parle de lui, aucune indication de l’auteur ne le rappelle. Au contraire, dans l’Ami Fritz, le cerisier a son rôle marqué ; il donne un épisode charmant. On raconte que l’escalier est une invention, une trouvaille de madame Dorval. Cette grande artiste, qui avait certainement le sens dramatique très développé, avait dû très bien sentir la pauvreté scénique de Chatterton ; elle ne savait comment dramatiser cette élégie monotone. Alors, sans doute, elle eut une inspiration, elle imagina l’escalier ; et j’ajoute qu’un esprit rompu aux effets scéniques pouvait seul inventer un accessoire dont le succès a été si prodigieux. A mon point de vue, c’est l’escalier qui joue le rôle le plus réel et le plus vivant dans le drame.

Certes, le drame est très purement écrit. Mais cela ne me désarme pas. Cette langue correcte est aussi factice que les personnages. On n’y sent pas un instant la vibration d’un sentiment vrai. Il y a deux ou trois cris qui sont beaux ; le reste n’est que de la rhétorique, et de la rhétorique dangereuse et ennuyeuse. Le public a formidablement baillé.

Je remercie cependant la Comédie-Française d’avoir remonté Chatterton. J’estime qu’on rend un grand service à noire génération littéraire, en lui montrant le vide des succès romantiques d’autrefois. Que tous les drames vieillis de 1840 défilent tour à tour, et que les jeunes écrivains sachent de quels mensonges ils sont faits. Voilà les guenilles d’il y a quarante ans, tâchez de ne plus recommencer un pareil carnaval, et n’ayez qu’une passion, la vérité. Celle-là ne vous ménagera aucun mécompte ; on ne rira, on ne baillera jamais devant elle, parce qu’elle est toujours la vérité, celle qui existe.


II

Le théâtre de la Porte-Saint-Martin, auquel appartient la propriété du répertoire de Casimir Delavigne, paraît user de cette propriété avec la plus grande prudence. Il attend l’été, les lourdes chaleurs, qui vident toutes les salles, pour hasarder un drame en vers, bien convaincu que les recettes sont compromises à l’avance et que la prose elle-même devient d’une digestion impossible. Casimir Delavigne est simplement là pour boucher un trou, entre une pièce à spectacle, comme le Tour du monde en 80 jours, et un mélodrame populaire, comme les Deux orphelines.

Et telle est, au bout de trente ans, la gloire d’un poète acclamé, d’un académicien, d’une personnal ité littéraire, considérable en son temps, qui a contrebalancé autrefois les succès de Victor Hugo ! Il y a là matière à de sages réflexions. On se demande où l’on jouera dans trente ans les pièces applaudies cette année sur nos grandes scènes, signées de noms retentissants, déclarées de purs chefs-d’œuvre par la bourgeoisie qui tient à suivre la mode. Évidemment, on les jouera l’été, sur des planches encanaillées par les féeries et les pièces militaires ; et les banquettes elles-mêmes bâilleront.

J’estime qu’on est bien sévère pour Casimir Delavigne. Autour de moi, pendant la représentation de Louis XI, j’ai entendu des ricanements, des plaisanteries, toute une « blague » préméditée. Vraiment, des critiques, qui ont discuté sérieusement et sans se fâcher les Danicheff et l’Étrangère, des écrivains qui trouvent du génie à M. Dumas fils et qui lui accordent en outre de l’esprit, sont singulièrement mal venus de traiter avec cette légèreté une œuvre de grand mérite, dont certaines parties sont fort belles en somme. Il n’y a pas aujourd’hui un seul de nos auteurs dramatiques qui pourrait composer un acte aussi large que le quatrième acte de Louis XI.

Certes, la tragédie classique est morte, le drame romantique est mort. Qu’ils reposent en paix, ce n’est pas moi qui demanderai leur résurrection ! Casimir Delavigne a, dans notre histoire littéraire, une situation d’autant plus fâcheuse, qu’il a voulu rester en équilibre entre les deux formules, demeurer le petit-neveu de Racine et devenir le filleul de Shakespeare. Le génie ne s’accommode jamais de ces arrangements ; il est extrême et entier. Tout concilier, croire qu’on atteindra la perfection en prenant à chaque école ses meilleurs préceptes, conduit droit au simple talent, et même au très petit talent. Un tempérament d’écrivain original ne choisit pas ; il crée, il marche à l’intensité la plus grande possible des notes personnelles qu’il apporte. Mais si Casimir Delavigne nous apparaît aujourd’hui ce qu’il est réellement, un arrangeur habile, un esprit souple et intelligent, il n’en est pas moins d’une étude intéressante et il n’en reste pas moins très supérieur aux arrangeurs de notre époque.

Et voyez l’aventure, ce qui fait sourire maintenant dans ses œuvres, ce sont justement la rhétorique classique et la rhétorique romantique, tout le clinquant littéraire des modes d’autrefois. Les vers, par moment, sont abominablement plats, alourdis de périphrases, d’une banalité de mauvaise prose ; là est l’apport classique. Quant à l’apport romantique, il est aussi fâcheux, il consiste dans la stupéfiante façon de présenter l’histoire et dans l’étalage grotesque des guenilles du moyen âge. Rien ne me paraît comique comme les romantiques impénitents d’aujourd’hui, qui ricanent à une reprise de Louis XI. Eh ! bonnes gens, ce sont justement les panaches et les mensonges en pourpoint abricot de 1830, qui ont vieilli et qui gâtent l’œuvre à cette heure !

Je ne parle pas des anachronismes qui font de Louis XI le plus singulier cours d’histoire qu’on puisse imaginer ; il est entendu que l’anachronisme est une licence nécessaire, sans laquelle toute composition dramatique se trouverait entravée. Mais je parle de la grande vérité humaine, de la vérité des caractères. Le Louis XI de Casimir Delavigne, assassin, fou, lugubre, est une figure ridicule, si on le, compare au véritable Louis XI, que la critique historique moderne a su enfin dégager des brouillards sanglants de la légende. Il est vu à la manière romantique, une manière noire, avec des clairs de lune par derrière, éclairant des gibets, avec des donjons et des tourelles, des ferrailles et des poignards, tout un tra la la de grand opéra. La vérité se trouve à chaque scène sacrifiée à l’effet, les personnages ne sont plus que des pantins qui montent sur des échasses pour paraître des colosses. C’est ainsi que Casimir Delavigne a transformé en un héros de ballade le grand roi si énergique et si habile qui travailla un des premiers à la France actuelle.

Nous sommes ici dans la question grave, dans le mouvement fatal de science qui doit peu à peu influer sur notre théâtre et le renouveler. Pendant que le romantisme combattait pour la liberté des lettres et substituait fâcheusement une rhétorique à une rhétorique, il ne s’apercevait pas que, parallèlement à lui, les sciences critiques marchaient et devaient un jour le dépasser et le vaincre, comme-il venait de vaincre l’esprit classique. Il a conquis la liberté de tout écrire, rien de moins, rien de plus ; il a été une insurrection nécessaire. On peut indiquer ainsi les trois phases : règne classique, épuisement de la langue, immobilité des formules, mort lente des lettres ; règne romantique, révolution dans les mots, déclaration des droits illimités de l’écrivain, bataille des opinions et fondation d’une nouvelle Église ; règne naturaliste, plus d’Église d’aucune sorte, création d’une méthode, enquête universelle à la seule clarté de la vérité.

Ce qui rend aujourd’hui certaines œuvres romantiques presque comiques, ce qui fait que la jeune génération les trouve si vieilles et ne peut les lire sans un sourire, c’est que la critique a marché, que l’histoire vraie commence à se dégager des documents, que nous nous sommes mis à étudier l’homme et à en connaître les ressorts. Interrogez les jeunes gens de vingt-cinq ans, demandez-leur ce qu’ils pensent des plus grands poètes romantiques, ils vous répondront que la lecture leur en est devenue impossible et qu’ils sont obligés de se rejeter sur Stendhal et Balzac ; car ce qu’ils cherchent, avant tout, c’est la science exacte de l’homme. Cela est un symptôme décisif. Évidemment, pour tout esprit juste, le mouvement naturaliste s’accentue, le besoin de méthode s’est propagé des sciences à la littérature ; on ne peut plus mentir, sous peine de n’être pas écouté.

J’insiste, on ne doit pas chercher ailleurs les causes de la mort du drame. L’esprit moderne, façonné à la vérité, ne tolère plus au théâtre, même à son insu, les contes à dormir debout qui amusaient nos pères. Certes, le drame historique peut renaître, mais il faudra qu’il soit vrai, qu’il ressuscite l’histoire et ne la mette pas en complainte pour les petits et les grands enfants. Dès qu’un auteur dramatique se dégage des draperies de convention et pousse un cri de vérité humaine, un frémissement passionne la salle. Le trait restera éternel, on l’applaudira toujours, en dehors des modes littéraires.

La représentation de Louis XI à la Porte-Saint-Martin a été caractéristique. Rien n’est long et pénible comme les trois premiers actes. Casimir Delavigne les a employés à peindre un Louis XI légendaire, une figure sombre dans laquelle la cruauté domine, malgré les touches familières et comiques. Je ne parle pas de la fable romanesque, de ce Nemours dont le père a été assassiné sur l’ordre de Louis XI, et qui revient à la cour comme ambassadeur de Charles le Téméraire, avec des pensées de vengeance. Cette fable, compliquée des tendresses de Nemours et de Marie de Comines, n’a d’autre intérêt que de ménager une belle scène au quatrième acte. Les personnages entrent, disent ce qu’ils ont à dire, puis s’en vont. On ne peut guère détacher que la scène où Louis XI vient assister aux danses des paysans et la scène dans laquelle Nemours, accomplissant sa mission, jette aux pieds du roi son gant, que le dauphin relève.

Mais, je l’ai dit, le quatrième acte garde encore aujourd’hui une belle largeur. Louis XI se traînant aux genoux de François de Paule, le suppliant de prolonger son existence par un miracle, puis confessant ses crimes ; et ensuite Nemours apparaissant un poignard à la maintenant le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme vengeance : ce sont là des situations superbes et profondes qui ont de l’au delà. Même les vers prennent plus de concision et de force, s’élèvent, sinon à la poésie, du moins à la correction et à la netteté. Il faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquième acte, l’épisode emprunté à Shakespeare du roi agonisant qui voit le dauphin, la couronne sur la tête, jouer déjà son rôle royal.


III

Je parlerai de deux reprises, celles de la Tour de Nesle et du Chandelier, qui me paraissent soul ever d’intéressantes réflexions, au point de vue de la philosophie théâtrale.

L’Ambigu, éprouvé par une longue suite de désastres, a eu l’excellente idée de rouvrir ses portes en jouant la Tour de Nesle, dont le succès est toujours certain. La fortune de ce drame est d’être une pièce typique, contenant la formule la plus complète d’une forme dramatique particulière. En littérature, aussi bien au théâtre que dans le roman, l’œuvre qui reste est l’œuvre intense que l’écrivain a poussé le plus loin possible dans un sens donné. Elle demeure un patron, la manifestation absolue d’un certain art à une certaine époque.

Que l’on songe au mélodrame de 1830, et aussitôt l’idée de la Tour de Nesle vient à l’esprit. Elle est encore à cette heure le modèle indiscuté d’une forme dramatique qui s’est imposée pendant de longues années ; et même aujourd’hui que cette forme est usée, la pièce conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le répète, la fortune des œuvres typiques.

La formule que représente la Tour de Nesle est une des plus caractéristiques dans notre histoire littéraire. On pourrait dire qu’elle exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de réaction plus violente contre notre théâtre classique, immobilisé dans l’analyse des sentiments et des passions. Le théâtre de Victor Hugo laisse encore des coins aux développements analytiques des personnages. Mais le théâtre de MM. Dumas et Gaillardet coupe carrément toutes ces choses inutiles et s’en tient d’une façon stricte aux faits, à l’intrigue nouée de la façon la plus puissante, sans avoir le moindre égard à la vraisemblance et aux documents humains.

En somme, cette formule peut se réduire à ceci : poser en principe que seul le mouvement existe ; faire ensuite des personnages de simples pièces d’échec, impersonnelles et taillées sur un patron convenu, dont l’auteur usera à son gré ; combiner alors l’armée de ces personnages de bois de façon à tirer de la bataille le plus grand effet possible ; et aller carrément à cette besogne, ne pas faire la petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en vue du résultat final, qui est d’étourdir le public par une série de coups de théâtre, sans lui laisser le temps de protester.

On connaît le résultat. Il est réellement foudroyant. Le public suit la terrible partie avec une émotion qui augmente à chaque tableau. Ce spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue comme sous les décharges successives d’une machine électrique. Une fois engagé dans l’engrenage de cet art purement mécanique, s’il a livré le bout du doigt au prologue, il faut qu’il laisse le corps entier au dernier acte. La langue étrange que parlent les personnages, les situations stupéfiantes de fausseté et de drôlerie, rien n’importe plus. On assiste à la pièce, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont les péripéties vous empoignent et vous brisent, à ce point qu’on ne peut s’en arracher, même lorsqu’on en sent toute l’imbécillité.

Mais qu’arrive-t-il quand on a terminé la lecture d’une telle œuvre ? On jette le roman, dégoûté et furieux contre soi-même. Quoi ! on a pu perdre son temps dans cette fièvre de curiosité malsaine ! On s’essuie la face comme un joueur qui s’échappe d’un tripot. Et, au théâtre, la sensation est la même. Interrogez le public qui sort, par exemple, d’une représentation de la Tour de Nesle. Sans doute, la soirée a été remplie, et tout ce monde s’est passionné. Mais, au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la répugnance. Les plus grossiers sentent un malaise, comme après une partie de cartes trop prolongée. Rien n’a parlé à l’intelligence, aucun document nouveau n’a été fourni sur la nature et sur l’humanité.

J’ai appelé cet art un art mécanique. Je ne saurais le définir plus exactement. Tout y est ramené à la confection d’une machine, dont les pièces s’emboîtent d’une façon mathématique. Le chef-d’œuvre du genre sera le drame où les personnages, réduits à l’état de rouages, n’auront plus en eux aucune humanité et garderont le seul mouvement qui conviendra à la poussée de l’ensemble. Ils ne parleront plus, ils lanceront uniquement le mot nécessaire. Ils seront là, non pour vivre, mais pour résumer des situations. On les aplatira, on les allongera, on fera d’eux du zinc ou de la chair à pâté, selon les besoins. Et les gens du métier s’extasient. Quelle facture ! quelle entente du théâtre ! quel génie !

Vraiment, il faudrait s’entendre. Cet enthousiasme pour un art très inférieur en somme me paraît malsain. Certes, je ne songe pas à nier la puissance toute physique du mélodrame romantique. Mais vouloir faire de cette formule la formule de notre théâtre national, dire d’une façon absolue : « Le théâtre est là, » c’est pousser un peu loin l’amour de la mécanique dramatique. Non, certes, le théâtre n’est pas là : il est où sont Eschyle, Shakespeare, Corneille et Molière, dans les larges et vivantes peintures de l’humanité. On ne veut pas comprendre que nous pataugeons aujourd’hui dans la boue des intrigues compliquées. Notre théâtre se relèvera le jour où l’analyse reprendra sa large place, où le personnage, au lieu d’être écrasé et de disparaître sous les faits, dominera l’action et la mènera.

Quel critique dramatique oserait dire à un débutant : « Lisez la Tour du Nesle », lorsqu’il peut lui dire : « Lisez Tartufe, lisez Hamlet. » Ce qui m’irrite, c’est cette passion du succès brutal et immédiat, c’est cette odieuse cuisine qui cache jusqu’à la vue des chefs-d’œuvre. On fait du théâtre une simple affaire de poncifs, lorsque les littératures des peuples sont là pour témoigner qu’il n’y a pas d’absolu dans l’art dramatique et que le talent peut tout y inventer. Chaque fois qu’on voudra vous enfermer dans un code en déclarant : « Ceci est du théâtre, ceci n’est pas du théâtre, » répondez carrément : « Le théâtre n’existe pas, il y a des théâtres, et je cherche le mien. »

Mais je trouve surtout, dans la Tour de Nesle, de bien curieuses remarques à faire au sujet de la moralité de la pièce. Vous savez quel rôle on fait jouer aujourd’hui à la moralité. Il faut qu’un drame soit moral, sans quoi il est foudroyé par les critiques vertueux. Or, il y a, dans la Tour de Nesle, le plus incroyable entassement d’infamies qu’on puisse rêver. Cela atteint presque à l’horreur des tragédies grecques. Je ne parle pas de ce passe-temps que prend une reine de France, à noyer tous les matins ses amants d’une nuit. Simple peccadille, lorsque l’on songe que la reine en question a fait assassiner son père et s’oublie dans les bras de ses fils. Eh bien ! toutes ces abominations sont parfaitement tolérées par le public. C’est à peine si les critiques réactionnaires osent réclamer, pour le principe.

Habileté suprême du génie, disent les enthousiastes. Il fallait MM. Dumas et Gaillardet pour déguiser ainsi l’ordure. Vraiment ! J’imagine, moi, que le bois dont ils ont fabriqué leurs bonshommes, les a singulièrement servis en cette affaire. Comment voulez-vous qu’on se fâche contre des pantins ? Il est trop visible que ce ne sont pas là des êtres vivants, mais de purs mannequins allant et venant au gré des combinaisons scéniques. Le mouvement n’est pas la vie. Puis, toute cette histoire reste dans la légende. Au fond, il s’agit d’un conte pareil à celui du Petit Poucet, et personne ne s’est jamais avisé de trouver l’ogre immoral. Marguerite de Bourgogne, se vautrant dans le meurtre et la débauche, fait simplement son métier de monstre en carton. Elle peut épouvanter une minute l’imagination des spectateurs ; mais, dès qu’elle est rentrée dans la coulisse, elle n’est plus, elle n’a même pas la réalité d’une fiction logiquement déduite.

Voilà ce qui explique pourquoi les horreurs des drames romantiques ne blessent personne : c’est qu’on ne sent pas l’humanité engagée dans l’affaire, tellement les coquins et les coquines y sont hors de toute réalité. Si MM. Dumas et Gaillardet avaient mis debout une Marguerite de Bourgogne en chair et en os, au lieu de cette étrange reine de France qui court si drôlement le guilledou, vous entendriez les protestations indignées de la salle. J’ose même dire que plus ils ont chargé cette figure de crimes, et plus ils l’ont rendue acceptable. Au delà d’une certaine limite, lorsqu’il entre dans la fable, le mal est un plaisir dont la foule se régale. Mettez une bourgeoise qui trompe son mari un peu crûment, le public se fâchera, parce qu’il sentira que cela est vrai.

Un hasard a voulu que la Comédie-Française eût repris le Chandelier, juste une semaine avant la reprise de la Tour de Nesle. Eh bien ! l’adorable comédie d’Alfred de Musset a été froidement écoulée. Cela est un fait, et la critique, pour l’expliquer, a dû s’en prendre à la nouvelle distribution. On a trouvé Clavaroche insupportable de brutalité et de fatuité soldatesques. Fortunio a paru sournois et vicieux. Quant à Jacqueline, elle est sûrement une gredine de la pire espèce ; elle se donne sans amour, elle se prête à un jeu cruel et finit par changer d’amant comme on change de chemise. Quels personnages ! quelles mœurs !

Ah ! vraiment, c’est à faire saigner le cœur des honnêtes écrivains, ce public froid et scandalisé, qui affecte de ne pas comprendre ! Quoi de plus profondément humain que cette histoire, dont on trouverait les éléments dans notre vieille et franche littérature ! Une femme qui trompe son mari, qui abrite ses amours derrière la tendresse tremblante d’un petit clerc, et qui est vaincue à la fin par tant de jeunesse, de dévouement et de désespoir : n’est-ce pas le drame de la passion elle-même, avec une fraîcheur de printemps exquise ? Musset n’a jamais été plus railleur ni plus tendre ; il a touché là le fond des cœurs. Son œuvre a le frisson de la vie, le charme d’une analyse de poète. Chaque scène ouvre un monde. On ne sort pas du théâtre l’âme et la tête vides, car on emporte un coin d’humanité avec soi, sur lequel on peut rêver indéfiniment.

Mais je n’ai point à louer le Chandelier. Je désire seulement poser côte à côte Marguerite de Bourgogne et Jacqueline. Auprès de la reine parricide et incestueuse, mettez la bourgeoise qui trompe simplement son mari, et demandez-vous pourquoi la seconde révolte une salle, tandis que la première fait le régal du public. C’est que Jacqueline n’est pas en carton, c’est qu’elle est la femme tout entière. On la sent vivre dans ses froides coquetteries, dans la façon dont elle joue de son mari, surtout dans cet éclat de passion qui l’anime et la transfigure au dénouement. Elle vit : dès lors, elle est indécente. Voilà ce que je voulais démontrer.

Que la Tour de Nesle reste dans notre musée dramatique, comme l’expression curieuse de l’art d’une époque, je l’accorde volontiers. Mais que l’on dise aux jeunes auteurs : « Faites-nous des Tour de Nesle, » c’est ce que je me permets de trouver très fâcheux. Certes, il n’est pas un écrivain qui ne préférerait avoir fait le Chandelier. Cette comédie peut manquer complètement de mécanique dramatique, elle n’en a pas moins l’éternelle jeunesse ; elle vivra toujours, aussi fraîche, lorsque la Tour de Nesle sera, depuis longtemps, mangée par la poussière des cartons. A quoi sert donc la fameuse mécanique, que l’on prétend si faussement indispensable, puisqu’elle ne peut pas faire vivre une pièce et qu’une pièce peut vivre sans elle ? Le théâtre est libre.


IV

On tolère toujours une reprise ; si certaines scènes ont vieilli, si l’on est blessé par de monstrueuses invraisemblances, si l’on s’ennuie, on en est quitte pour dire : « Dame ! la pièce date de trente ans, il faut tenir compte des époques et accepter les modes du temps passé. » On en arrive, en faisant ainsi la part des engouements d’autrefois, à supporter des choses qu’on refuserait violemment aujourd’hui. Pour une pièce nouvelle, on se montre impitoyable ; elle intéresse ou elle n’intéresse pas ; personne ne lui fait crédit, et l’indifférence se produit tout de suite autour d’elle, si elle ne passionne pas le public.

Voilà pourquoi le théâtre de la Porte-Saint-Martin, dont les traditions sont d’exploiter le drame historique, se trouve réduit à vivre de reprises. Les quelques drames historiques qu’il a essayé de donner ont échoué. Les auteurs eux-mêmes me paraissent pris de peur ; ils sentent que le goût du public n’est plus là, ils n’ont aucune envie de perdre leur temps et de risquer encore une chute. Alors, pour ne pas mentir à son enseigne, pour vivre d’ailleurs et boucher des trous qu’il ne sait comment combler, le théâtre est bien forcé de fouiller les vieux cartons et de tirer quelques recettes des grands succès d’autrefois. Les chefs-d’œuvre du genre reparaissent ainsi périodiquement. On n’a pas inventé une formule neuve de drame, on vivote comme on peut avec les vieux habits et les vieux galons du répertoire romantique. Telle est la situation exacte, et je crois que personne ne peut me démentir. Seulement, on ne semble pas s’apercevoir d’ une chose, c’est qu’on achève de tuer le genre historique, tel que Dumas et ses collaborateurs l’ont créé, en faisant de la sorte servir leurs drames à boucher des trous. Ces drames passent à l’état d’œuvres classiques, d’œuvres mortes, puisqu’elles restent des types dont on ne peut plus tirer des copies. Les reprises, d’ailleurs, ne sauraient être éternelles. Après les Trois Mousquetaires, la Reine Margot ; après la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge. Je consens à ce que toute la série y passe, mais ensuite on ne recommencera sans doute pas. Il faut que notre génération produise. Quand on aura usé toutes les anciennes pièces, quand on aura compris que le cadre en est démodé et que décidément le public n’en veut plus, l’heure arrivera enfin où tout le monde sentira la nécessité d’une nouvelle forme de drame. C’est cette heure-là qui ne saurait tarder à sonner, selon moi.

Je ne dis pas autre chose depuis longtemps. J’estime que la défense d’une idée juste suffit à la bonne volonté d’un homme. On me prête je ne sais quelles théories révolutionnaires en art, qui, en tous cas, seraient des théories purement personnelles. Depuis que je vais assidûment dans les théâtres, je constate qu’il y règne un grand malaise, que les directeurs, les auteurs, le public lui-même sont inquiets et ne savent ce qu’ils veulent ; je me persuade de plus en plus que, les anciennes formules ayant fait leur temps, il serait bon de trouver un nouveau drame au plus vite. C’est ce que je répète chaque jour, rien de plus. Maintenant, personnellement, je vois l’avenir dans l’école naturaliste ; selon moi, pour de nombreuses raisons, le mouvement scientifique du siècle doit fatalement gagner les planches. Mais c’est là une opinion particulière que je défends à mes risques et périls. Le théâtre réclame une évolution littéraire, voilà une vérité indiscutable. Maintenant, que cette évolution se produise dans n’importe quel sens, si elle se produit puissamment, elle me passionnera.

La Reine Margot, que le théâtre de la Porte Saint-Martin vient de reprendre, ne me fera pas regretter, je l’avoue, le genre dit historique. Le sens de ces grandes machines me manque décidément. Certes, je suis très sensible à l’ampleur du cadre, je trouve excellente cette coupure du drame en douze ou treize tableaux ; cela permet de multiplier les décors, de promener l’action partout, de donner de la vie et de la mobilité à l’œuvre. Mais quel étrange emploi d’un cadre aussi vaste ! Il semble que les auteurs n’aient profité de l’élargissement du cadre que pour y élargir des mensonges. Un grand opéra serre à coup sûr la vérité de plus près.

Que voulez-vous ? l’illusion ne se produit pas pour moi, et dès lors je ne puis goûter aucun plaisir. Il m’est impossible d’empêcher ma raison de fonctionner. Dans les endroits les plus pathétiques, ce sont des réflexions, des révoltes du bon sens, qui me gâtent absolument les meilleures scènes. Pourquoi tel personnage fait-il cela ? pourquoi tel autre dit-il ceci ? c’est ridicule, c’est puéril, et le reste. Je passe les soirées, dans mon fauteuil, à couver de grosses colères, lorsque naturellement je ne demanderais pas mieux que de m’amuser en digne bourgeois. Une scène vraie arrive-t-elle, je suis pris tout entier, et je sens bien que la salle est prise comme moi. La vérité est donc la grande force au théâtre, la seule force qui impose l’illusion complète, qui donne à l’art dramatique l’intensité, du réel. Et je ne demande pas autre chose, je demande à ce qu’on me prenne tout entier, sans laisser à ma raison le loisir de critiquer en moi mon émotion, à mesure qu’elle voudrait naître. Toute la théorie du théâtre est là.

La Reine Margot est d’un art absolument inférieur. J’y vois une exhibition, un carnaval historique, pas davantage ; cela pourrait très bien se jouer dans une baraque de foire, si la baraque avait les dimensions convenables. Mais, ceci posé, il est évident que l’œuvre a été fabriquée par des mains habiles, qu’elle contient même quelques scènes puissantes, où l’on reconnaît la griffe d’Alexandre Dumas, cet inépuisable conteur d’une invention si extraordinaire. Je vais tâcher d’indiquer ce qui me plaît et ce qui me déplaît.

J’ai beaucoup entendu vanter l’exposition, la rencontre de Coconnas et de La Mole, le soir même de la Saint-Barthélemy, leur combat, la fuite de La Mole jusque dans la chambre de la reine Marguerite, enfin le roi Charles IX tirant un coup d’arquebuse par une des fenêtres du Louvre. C’est une course, un piétinement, une bousculade à travers trois tableaux. Beaucoup de bruit, des cortèges, des coups de fusil, du mouvement à coup sûr, mais de la vie, pas le moins du monde ! Il ne faut pas confondre la vie avec le mouvement. Je suis certain qu’un simple tableau, largement conçu, poserait beaucoup mieux la Saint-Barthélemy que ce tourbillon de gens qui se précipitent, sans que nous ayons le temps de faire connaissance avec eux. Il y a simplement là un intérêt de bruit, une enfilade de scènes destinées à agir sur le gros public. C’est l’art des tréteaux, avec les ressources de la mise en scène moderne.

Je ne parle pas de la vérité. Une des choses qui m’ont le plus stupéfié, ç’a été de voir une troupe de gardes, les gardes de la duchesse de Nevers, passer par la chambre à coucher de la reine de Navarre. La duchesse traverse la chambre, il est vrai ; mais est-il acceptable que les gardes la traversent aussi ? Je me demande encore ce que ces gardes font là. Une chose bien étrange aussi, c’est la façon dont le roi tire sur le peuple. Il dirige d’abord son arme sur Henri de Navarre, puis reculant pour ne pas céder à une pensée criminelle, il s’écrie : « Il faut pourtant que je tue quelqu’un ! » Et il tire par la fenêtre. Remarquez que le Charles IX du drame est un personnage sympathique ; les auteurs ne lui ont donné que cet accès de férocité, pour utiliser la légende : c’est un placage visible, d’un effet qui consterne. Le pis est qu’on charge si fortement l’arquebuse, afin d’émouvoir la salle sans doute, que le roi a l’air de tirer un coup de canon.

La partie la plus puissante du drame est l’empoisonnement de Charles IX, à l’aide d’un livre de chasse, dont Catherine de Médicis a trempé les pages dans une solution d’arsenic et qu’elle destinait à Henri de Navarre. La fatalité vengeresse veut que la mère tue ainsi son propre fils. Ajoutez que le duc d’Alençon, le frère du roi, surprenant celui-ci en train de s’empoisonner, en mouillant son doigt afin de tourner les pages, le laisse tranquillement continuer, jugeant l’occasion bonne pour monter sur le trône. Une famille intéressante, vraiment ! A ce propos, je faisais une réflexion. Pourquoi, au théâtre, permet-on tous les crimes dans les familles royales ? Le théâtre classique nous montre les rois grecs s’égorgeant entre eux avec la plus belle facilité du monde. Les drames romantiques abusent aussi des rois chenapans. Dans les drames bourgeois, au contraire, les trop gros crimes indignent la salle. Sans doute, il faut porter couronne pour être un gredin à son aise.

Je ne parle toujours pas de vérité. Rien n’est plus comique, au fond, que ce roi empoisonné qui se promène encore dans une demi-douzaine de tableaux, avec des accès de coliques de temps à autre. Il finit par savoir qu’il a de l’arsenic dans le corps, et René, un savant médecin, lui ayant dit qu’il n’y avait rien à faire, il ne fait rien pour lutter contre la mort. Cela est inacceptable, l’arsenic est un poison que l’on combat parfaitement. J’ai été obsédé par cette idée pendant toute la deuxième partie du drame : « Mais pourquoi Charles IX n’est-il pas dans son lit ? » C’est un souci vulgaire, une préoccupation bourgeoise, je le sais ; mais je ne puis rien contre les habitudes de mon esprit. Lisez donc Madame Bovary, voyez comment on meurt par l’arsenic, vous me direz ensuite si Charles IX n’est pas très drôle. Non seulement aucun des symptômes n’est observé, mais encore il est impossible que le roi ne se mette pas entre les mains des médecins, en leur disant de tenter quand même la guérison.

Les personnages de Coconnas et de La Mole, qui ont fait autrefois le succès du drame, sont des silhouettes enluminées de tons vifs pour les spectateurs peu lettrés. D’ailleurs, la partie purement romanesque tient fort peu de place, et l’on regrette l’histoire, cette Marguerite si belle, que tout son siècle a adorée. Comme elle est réduite là-dedans à un rôle de poupée vulgaire ! Elle, la savante, la spirituelle, l’amoureuse, c’est à peine si elle est un rouage dans cette machine dramatique. Tout se rapetisse et s’aplatit. On dirait un théâtre mécanique. Le plus grand défaut de ces vastes pièces populaires, découpées dans des romans, c’est de réduire ainsi les personnages les plus importants à des emplois d’utilités ; il ne reste guère que de la figuration ; toute la chair de l’œuvre s’en va pour ne laisser voir que la carcasse. D’autre part, on ne comprend plus que difficilement, on doit sans cesse suppléer à ce que les héros n’ont pas le temps de nous dire.

Le succès de la Reine Margot a été très vif autrefois, et il est possible que la reprise soit fructueuse. Sans doute, pour goûter une œuvre pareille il faut une naïveté d’impressions que je n’ai plus. Si je pouvais retrouver mes seize ans, mes durs commencements de jeune homme, et reprendre une place en haut, à une des galeries, je serais sans doute moins sévère. Mais trop d’études ont passé sur moi, trop d’analyse et trop d’observation, pour que je puisse me plaire à une œuvre qui m’ennuie par sa puérilité et qui me fâche par ses mensonges. Je suis même d’avis que, si le peuple s’amuse à un pareil spectacle, on devrait l’en sevrer, car il ne peut qu’y fausser son jugement et y désapprendre notre histoire nationale.


V

La reprise du Bâtard, à la Porte-Saint-Martin, vient de remettre pour un instant en lumière la figu re d’Alfred Touroude. Il paraissait bien oublié ; la mort, en une seule année, l’avait pris tout entier, et il a fallu le chômage des grosses chaleurs, l’embarras des critiques qui ne savent comment emplir leurs articles, pour ressusciter cet auteur dramatique déjà couché dans le néant.

La mort d’Alfred Touroude a été un deuil pour ses amis. Mais l’art n’avait déjà plus à pleurer en lui, malgré sa jeunesse, un talent dans la fleur de ses promesses. Il est peu d’exemples d’une carrière si courte et si bornée. Acclamé à ses débuts, il avait prouvé son impuissance, dès sa troisième ou quatrième pièce. Il décourageait ceux qui espéraient en son tempérament, il montrait de plus en plus l’impossibilité radicale où il était de mettre debout une œuvre littéraire. Chaque nouveau pas était une chute. Quand il est mort, à moins d’un de ces prodiges de souplesse dont sa nature brutale ne semblait guère capable, on n’osait plus attendre de lui une de ces œuvres complètes et décisives qui classent un homme.

Et veut-on savoir où était sa plaie, à mon sens ? Il ne savait pas écrire, il fabriquait ses pièces comme un menuisier fabrique une table, à coups de scie et de marteau. Son dialogue était stupéfiant de phrases incorrectes, de tournures ampoulées et ridicules. Et il n’y avait pas que le style qui montrât le plus grand dédain de l’art, la contexture des pièces elle-même indiquait un esprit dépourvu de littérature, incapable d’un arrangement équilibré de poète. Il faisait en un mot du théâtre pour faire du théâtre, comme certains critiques veulent qu’on en fasse, sans se soucier d’autre chose que de la mécanique théâtrale.

Quel exemple plein d’enseignements, si les critiques en question voulaient bien être logiques ! Je leur ai entendu dire que Touroude avait le don, c’est-à-dire qu’il apportait ce métier du théâtre, sans lequel, selon eux, on ne saurait écrire une bonne pièce. Un joli don, en vérité, si ce don conduit aux derniers drames de Touroude ! On voit par lui à quoi sert de naître auteur dramatique, lorsqu’on ne naît pas en même temps écrivain et poète. Il serait grand temps de proclamer une vérité : c’est qu’en littérature, au théâtre comme dans le roman, il faut d’abord aimer les lettres. L’écrivain passe le premier, l’homme de métier ne vient qu’au second rang.

Je retombe ici dans l’éternelle querelle. Notre critique contemporaine a fait du théâtre un terrain fermé où elle admet les seuls fabricants, en consignant à la porte les hommes de style. Le théâtre est ainsi devenu un domaine à part, dans lequel la littérature est simplement tolérée. D’abord, sachez-fabriquer une machine dramatique selon le goût du jour ; ensuite, écrivez en français si vous pouvez, mais cela n’est pas absolument nécessaire. Même cela gêne, car il est passé en axiome qu’un écrivain de race est un gêneur sur les planches ; les directeurs se sauvent, les acteurs sont paralysés, jusqu’au pompier de service qui sourit avec mépris !

Il n’y a qu’en France, à coup sûr, qu’on se fait une si étrange idée du théâtre. Et encore cette idée date-t-elle uniquement de ce siècle. Notre critique a rabaissé la question au point de vue des besoins de la foule. Il faut des spectacles, et l’on a imaginé une formule expéditive pour fabriquer des spectacles qui puissent plaire au plus grand nombre. De cette manière, notre critique s’occupe seulement de la fabrication courante, des pièces qui alimentent, au jour le jour, nos scènes populaires, de cette masse énorme d’œuvres de camelote destinées à vivre quelques soirées et à disparaître pour toujours. La nécessité du métier est née de là. Le pis est que la critique veut ramener au métier les écrivains d’esprit libre qui cherchent ailleurs et veulent devant eux le champ vaste des compositions originales.

Cherchez dans notre histoire littéraire, vous ne trouverez pas ce mot de métier avant Scribe. C’est lui qui a inventé l’article Paris au théâtre, les vaudevilles bâclés à la douzaine d’après un patron connu. Est-ce que Molière savait « le métier » ? On l’accuse aujourd’hui de ne jamais avoir trouvé un bon dénouement. Est-ce que Corneille se doutait de la façon compliquée dont on doit charpenter une œuvre dramatique ? Le pauvre grand homme disait simplement et fortement ce qu’il avait à dire, ses tragédies étaient de purs développements littéraires.

Il y a plus, tout ce qui vit au théâtre, tout ce qui reste, c’est le morceau de style, c’est la littérature. Notre théâtre classique, Molière, Corneille, Racine, est un cours de grammaire et de rhétorique. Certes, personne ne s’avise de célébrer l’habileté de la charpente, tandis que tout le monde se récrie sur les beautés du style. Un exemple plus frappant encore est celui du Mariage de Figaro. Là, Beaumarchais a été habile, compliqué, savant dans la façon de nouer et de dénouer sa pièce. Mais qui songe aujourd’hui à lui faire un honneur de sa science ? L’adresse du métier est devenue le petit côté de la pièce, les passages célèbres sont les tirades de Figaro, l’au delà littéraire et philosophique de l’œuvre. Et l’on pourrait continuer cette revue. J’ai souvent demandé aux critiques de bonne foi de m’indiquer une pièce que le seul métier du théâtre ait fait vivre. Quant à moi, je leur en citerai une douzaine, auxquelles l’art d’écrire a soufflé une éternelle vie. Ne prenons que les adorables proverbes de Musset. La fantaisie y tient lieu de science, les scènes s’en vont à la débandade dans le pays du bleu, la poésie s’y moque des règles. N’est-ce pas là pourtant du théâtre exquis, autrement sérieux au fond que le théâtre bien charpenté ? Quel est l’auteur qui n’aimerait pas mieux avoir écrit On ne badine pas avec l’amour, que telle ou telle pièce, inutile à nommer, bâlie solidement selon les règles du théâtre contemporain ?

J’ai toujours été très étonné qu’un public lettré ne se contentât pas au théâtre d’une belle langue, d’une composition littéraire développée par un poète ou par un penseur. Au dix-septième siècle, on discutait les vers d’une tragédie, la philosophie et la rhétorique de l’œuvre, sans demander à l’auteur s’il avait, oui ou non, Je don du théâtre.

Est-il donc si difficile de passer une soirée dans un fauteuil, à écouter de la belle prose, savamment écrite, et à regarder une action qui se déroule selon le caprice de l’écrivain ? Que cette action aille à gauche ou à droite, qu’importé ! Elle peut même cesser tout à fait, l’art reste, qui suffit à passionner. Avec un poète, avec un penseur, on ne saurait s’ennuyer, on le suit partout, certain de pleurer ou de rire.

Mais non, les choses ont changé. On ne s’asseoit plus que bien rarement dans un fauteuil pour goûter un plaisir littéraire. En dehors du style, en dehors des peintures humaines, on demande les secousses d’une intrigue. On s’est habitué à la récréation d’un spectacle mouvementé, la routine est venue, les pièces qui sortent du patron adopté paraissent ennuyeuses ou bizarres. Et ce n’est pas seulement le gros public qui a besoin aujourd’hui de ces parades de foire, le public délicat lui-même a été atteint et réclame des œuvres amusantes comme des histoires de revenants ou de voleurs. La littérature ne suffit plus, elle fait bâiller.

Ajoutez à cela notre esprit latin, notre besoin de symétrie, et vous comprendrez comment le théâtre est devenu chez nous un problème d’arithmétique, une manière d’accommoder un fait, de la même façon qu’on résout une règle de trois. Un code a été écrit, les auteurs dramatiques sont devenus des arrangeurs, se moquant de la vérité, de la littérature et du bon sens.

Alfred Touroude est donc, selon moi, une victime du métier. La critique, en déclarant solennellement qu’il avait le don, l’a gonflé d’un orgueil immense. Dès lors, il s’est cru le maître du théâtre, il s’est enfoncé dans les sujets les plus étranges, il s’est imaginé qu’il lui suffisait de charpenter un fait pour composer un chef-d’œuvre. Je me souviens du premier acte de Jane. Cela était très saisissant, en effet. Une femme venait d’être violée. La toile se levait, et on la voyait évanouie après l’attentat, revenant lentement à elle, avec l’horreur du souvenir qui s’éveillait. Puis, lorsque son mari entrait, elle lui disait tout, dans une scène très puissante. Mais comme cela était gâté par la langue, comme l’auteur tirait un pauvre parti de la situation, uniquement parce qu’il ne savait pas la développer ! Donnez ce premier acte à un écrivain, el vous verrez quel tableau complet il en fera. Cela deviendra une tragédie éternelle de vérité et de beauté.

La conclusion est aisée. Touroude ne vivra pas, parce qu’il n’a pas été écrivain. Le don du théâtre n’est rien sans le style. Il peut arriver qu’une pièce solidement fabriquée ait un succès ; mais ce succès est une surprise et ne saurait durer, si la pièce manque de mérite littéraire.


VI

On se souvient du succès obtenu autrefois par Jean la Poste, le gros mélodrame de M. Dion Boucicault, adapté à la scène française par M. Eugène Nus. L’Ambigu a repris dernièrement ce mélodrame.

Je ne le connaissais pas, j’ai donc pu le juger dans toute la fraîcheur d’une première impression. Eh bien ! mon sentiment, pendant les dix tableaux, a été un sentiment de grande tristesse. Je trouve absolument fâcheux que, sous prétexte de lui plaire, on serve au peuple des œuvres d’un art si inférieur, où la vérité est blessée à chaque scène, où l’on ne saurait sauver au passage dix phrases justes et heureuses.

Je comprends d’ailleurs très bien le succès d’une pareille machine. Rien n’est plus touchant que l’intrigue : cette Nora se laissant accuser de vol pour sauver un proscrit, un noble dont elle est la sœur naturelle, et ce Jean se dévouant pour sa fiancée Npra, prenant le vol à son compte, se faisant condamner à être pendu. Cela remue les plus beaux sentiment s : l’amour, l’abnégation, le sacrifice. Ajoutez que le traître Morgan est précipité dans la mer au dénoûment, tandis que Jean peut enfin consommer son mariage en brave et honnête garçon. Et le succès a d’autres raisons encore : deux tableaux sont très vivants, très bien mis en scène ; celui de la noce irlandaise, avec ses fleurs et ses couplets alternés, et celui du conseil de guerre, où le public joue un rôle si familier et si bruyant. Enfin, il y a le décor machiné de la fin : Jean s’échappant de son cachot, montant le long de la tour pour rejoindre Nora qui chante sur la plate-forme ; puis la vue de la mer immense, avec la traînée lumineuse de la lune. Voilà, certes, des éléments d’émotion nombreux et puissants. Je suis sans doute trop difficile ; car, tout en m’expliquant la grande réussite d’une œuvre semblable, je persiste à en être triste et à souhaiter pour les spectateurs des petites places, qu’on entend évidemment flatter, des œuvres d’une vérité plus virile et d’une qualité littéraire plus élevée.

Pour moi, je lâche le mot, un pareil drame n’est qu’une parade. Les interprètes sont fatalement des queues-rouges qui grimacent des rires ou des larmes. Cela n’est pas même mauvais, cela n’existe pas. Les jours de réjouissances publiques, on dresse des théâtres militaires sur l’esplanade des Invalides, où des soldats représentent des batailles. Eh bien ! Jean-la-Posle, ou tout autre mélodrame de ce genre, pourrait être ainsi représenté. La pièce gagnerait même à être mimée, car on éviterait ainsi une dépense exagérée de mauvais style. Les acteurs n’auraient qu’à mettre la main sur leur cœur pour confesser leur amour. Je connais des pantomimes qui en disent certainement plus long sur l’homme que l’œuvre de M. Dion Boucicault : Pierrot est plus profond que Jean, son héros, et Colombine est plus femme que sa Nora. Ce qui me consterne, dans un drame prétendu populaire, ce sont les peintures de surface, les personnages plantés comme des mannequins, le mensonge continu, étalé, triomphant. Entre un théâtre forain et un grand théâtre des boulevards, il n’y a, à mes yeux, qu’une différence de bonne tenue.

Je causais justement de ces choses, et l’on me répondait que le succès de la Porte-Saint-Martin était dans ces pièces grossièrement enluminées, faites pour les tréteaux. Est-ce bien vrai ? Est-il absolument nécessaire, par exemple, qu’un certain major, dans Jean-la-Poste, ait une attitude de pieu coiffé d’un chapeau galonné ? Est-il nécessaire que Jean parle comme un poète incompris, en phrases fleuries qui sont le comble du ridicule dans la bouche d’un cocher ? Est-il nécessaire que chaque personnage enfin soit tout bon ou tout mauvais, sans la moindre souplesse ? Je ne le crois pas. Notre théâtre populaire est dans l’enfance, voilà la vérité. On raconte au peuple les histoires de fées, les contes à dormir debout, avec lesquels on berce les petits enfants. De là, la simplification des personnages, la vie montrée en rêve, le mensonge consolant érigé en principe. La conception du mélodrame, chez nous, est restée dans l’abstraction pure : il ne s’agit pas de peindre les hommes, il s’agit de mettre en jeu des marionnettes, avec une étiquette dans le dos, de façon à leur faire exécuter des mouvements plus ou moins compliqués. C’est la tragédie tombée de l’analyse psychologique à la simple mécanique des événements. Il y aurait autre chose à faire, j’imagine. Quoi ? C’est le secret du dramaturge qui peut surgir demain et donner une nouvelle vie à notre théâtre. J’ai voulu exprimer un simple sentiment, celui que tout spectateur délicat emporte de l’audition d’un mélodrame. On trouve ce spectacle insuffisant et médiocre, faussant le goût de la foule, l’habituant à une sensiblerie grotesque. Les enfants aiment les pommes vertes, et les pommes vertes leur font du mal. Il doit en être de même pour le mélodrame, qui indigestionne le public, quand il s’en gorge. La somme de bêtise qu’on emporte de certains spectacles est incalculable. Quiconque ment, même dans une bonne intention, est un menteur et cause un préjudice à la vérité et à la justice. C’est pourquoi je préférerais une réalité plate aux grands mots qui traînent dans les tirades des héros. Maintenant, si notre théâtre ne produisait que des œuvres fortes, cela serait peut-être gênant ; il existe un équilibre de sottise, sans lequel les sociétés trébuchent.

FIN