Le Nom dans le bronze/05

La bibliothèque libre.
Éditions du Devoir (p. 59-73).


Les semaines qui suivent atténuent peu à peu le chagrin de Marguerite. Rien ne semble changé. Steven est plus assidu que jamais auprès d’elle.

Marguerite désire d’abord savoir ce qu’il pense, ce qu’il veut, ce qu’il a décidé. Les premiers jours, un vague malaise met de l’hésitation dans leur gaîté. Des silences pesants les amènent au bord d’une explication. Mais, graduellement, l’optimisme de la jeune fille reprend le dessus ; elle s’appuie sur l’attitude de son ami, pour concevoir un nouvel espoir de bonheur.

Les beaux jours de l’été qui commence favorisent leurs rencontres. Quand ils ne vont pas ensemble en canot, Steven la retrouve au tennis, à la fin de l’après-midi. Elle s’y rend tous les jours avec Jacqueline Lanoue. Jean vient également les rejoindre, et les parties succèdent aux parties. Marguerite aime passionnément le tennis. Elle joue bien, d’ailleurs, entre toutes. L’ardeur du jeu noie en elle toute pensée, toute préoccupation. Elle s’y donne avec un entrain sans pareil et tient à jouer tant que le ciel garde une lueur de clarté. Jamais son enthousiasme ne fait défaut. Et il déborde quand elle arrache des applaudissements aux spectateurs par une riposte plus savante.

C’est un plaisir de la voir et Steven ne songe pas à se plaindre de la rareté de leurs tête-à-tête. Il y trouve un prétexte pour éloigner les explications. Quand il imagine ce qu’il devra lui dire, il se voit lui conseillant de rester son amie, quelques années de plus. Elle n’a que vingt ans, après tout. Au lieu de prendre l’initiative de leur destinée, pourquoi ne pas laisser aux circonstances le soin de tout régler ?

Il se laisse donc aller presque sans remords à la douceur de la voir sans cesse ; et Marguerite oublie à présent sa veillée d’alarme, comme un cauchemar que dissipe la lumière du jour. Elle se dit qu’elle a dramatisé les choses pour rien.

Elle voudrait, tout de même, avoir le courage de demander à Jacqueline Lanoue de lui donner son opinion là-dessus. Mais elle redoute le vague cynisme de Jacqueline, qui a des idées pessimistes sur la vie conjugale. L’aînée de huit enfants, Jacqueline a encore le soin de ses tout petits frères, elle doit à tout propos se priver, se sacrifier peur eux. Avec tant de bouches à nourrir, à la maison, il n’y a jamais assez d’argent. Elle constate tous les embarras d’un ménage. Elle rêve d’une vie à elle. Elle lit, elle veut écrire, se faire une réputation, pour avoir une raison honorable de rester vieille fille. Mais habiter Sorel la désappointe. Elle ne s’y résigne pas, espère de tout son cœur retourner à Montréal où, jusqu’à ces dernières années, sa famille a vécu.

L’été, Jacqueline aime assez la petite ville. Mais quand revient la saison des concerts, des conférences, quand elle se revoit à Montréal, changeant ses livres à Saint-Sulpice, au Fraser, mangeant à l’heure du thé des brioches chez Kerhulu, courant les magasins, les ventes, flânant aux vitrines des librairies de la rue Saint-Denis, sa nostalgie, son ennui ne connaissent plus de bornes. Et toutes ses amies d’enfance qu’elle a dû quitter ! Sans Marguerite et sans Jean, elle prétend qu’elle serait bien à plaindre. Marguerite aime les choses qui l’intéressent elle-même. La bibliothèque de Jean remplace Saint-Sulpice et le Fraser. Et, Dieu merci, elle peut compter sur le jeune homme pour ne pas penser à l’amour. Il la traite comme une camarade. Il aime à la voir, précisément parce qu’elle affirme sur tous les tons qu’elle ne se mariera pas. Avec elle, il sent son indépendance en sûreté.

Marguerite a raison de douter du réconfort qu’elle tirerait de l’opinion de Jacqueline. Quand une jeune fille ne veut pas entendre parler pour elle de mariage, elle n’aime pas que les autres y pensent. Pour Jacqueline, en plus, un prétendant qui est attaché à Sorel doit tout de suite être rejeté. On ne s’enchaîne pas à une petite ville dont rien ne remue l’air endormi, à une petite ville où tous les jours, aux mêmes heures, se font les mêmes choses ! À une petite ville sur laquelle l’imprévu semble n’avoir aucune prise, où les gens ont des manies et sont cancaniers…

Marguerite a cent fois entendu ces doléances sur sa ville natale. Si elle consulte Jacqueline, elle peut s’attendre à être rabrouée. Au fond, elle sait aussi que son amie la blâmera de vouloir épouser un Anglais, si elle est franche. Alors à quoi bon parler ? Marguerite sent que tout est inutile, qu’elle ne se rendra pas aux meilleures raisons du monde, qu’elle dira oui, si Steven lui demande de devenir sa femme.

Mais sur un point Jacqueline exagère. L’imprévu a parfois prise sur Sorel, comme ailleurs.

Un midi, au début de juillet, le téléphone sonne chez Marguerite, qui se précipite pour répondre, certaine que l’appel est de Steven. Elle revient bredouille :

— C’est pour toi, papa, et une voix que je ne connais pas.

Une voix qu’elle ne connaît pas, c’est déjà de l’extraordinaire.

M. Couillard réparait le visage heureux :

— C’est Dupré, de Québec. Il est avec Louise et Philippe. Ils viennent dans un instant.

Jean, volontiers sauvage, n’en veut pas savoir davantage :

— Je me sauve. Vous leur ferez mes amitiés.

Marguerite aussi voudrait disparaître ! Voilà son après-midi bouleversé. Sacrifier le tennis, ne pas voir Steven, pour des gens qu’elle ne connaît vraiment pas, quel contretemps. Comment se souvenir d’eux, quand elle ne les a vus qu’une fois. Louise a quatre ans de plus qu’elle, cela lui semble énorme. La conversation sera difficile. Ennuyée, elle monte refaire sa toilette.

Elle sourit tout de même en redescendant. La porte s’ouvre pour les voyageurs. Parmi ses robes, elle en a choisi une, plus jolie que les autres, en crêpe jaune. La main sur la rampe, aux dernières marches, elle s’arrête hésitante, pour attendre que son père présente le nouveau personnage qu’en grandissant elle est devenue.

Philippe Dupré la regarde surpris. Lorsqu’il était autrefois venu à Sorel, la maison était encore remplie par les aînées maintenant dispersées. En apercevant Marguerite, il se demande d’abord qui elle est. Puis la mémoire lui revient, il revoit la benjamine d’alors, enfant gâtée, encombrante, trop jeune pour partager les amusements des grands, et qui tenait ferme à en être quand même. Ce souvenir le fait sourire.

Les jeunes filles, d’un coup d’œil furtif, se sont examinées. Elles se plaisent, s’embrassent comme des cousines et, presque tout de suite, les visiteurs cessent d’être un ennui pour Marguerite.

Son père et M. Dupré ont autrefois fait ensemble leur droit. Natifs du même village, en pension durant leur cours dans la même maison, ils éprouvent un très vif plaisir à se retrouver. Avant de ressasser leurs souvenirs communs, M. Dupré explique son arrivée soudaine. Ils revenaient de Montréal quand l’auto s’était détraquée à Berthier. Au garage, on ne pouvait pas l’examiner tout de suite. Ils avaient saisi cette occasion de traverser à Sorel.

Ce qu’il ne racontait pas, c’était que Philippe et Louise avaient d’abord protesté. Le retard les contrariait et l’excursion ne les tentait guère. En restant à Berthier, il leur semblait qu’ils hâteraient la réparation de la voiture.

Ils maugréaient encore, en montant à bord du « François C », — qui s’appelait ainsi à cause du prénom et de l’initiale du nom, de son propriétaire. Sur le pont du traversier chauffé par le soleil, ils attendirent un quart d’heure. Mais, le bateau en mouvement, Philippe s’était le premier réconcilié avec le voyage forcé.

Quand vous longez Berthier jusqu’au chenal du Saint-Laurent, la petite ville se présente sous son aspect le plus caractéristique. Les maisons de la rive, solides, anciennes, ombragées par une allée de vieux ormes, se reflètent dans le bras du fleuve d’abord étroit et paisible. Elles sont belles et fières, avec cette admirable simplicité de ligne, qui distinguait chez nous l’architecture des débuts de la colonie et qui aurait dû rester pour les Canadiens, en même temps qu’un motif de fierté, un modèle à imiter, une tradition à suivre.

Philippe exprima cette opinion. Il était de cette génération nouvelle, pour qui le patriotisme est une vertu d’urgence, et l’apathie en cette matière, un crime. Soucieux de la valeur des siens, il recherchait dans l’histoire les trésors de passé, et dans les paysages, les vestiges du régime français ou de l’époque qui s’en rapprochait le plus. La destinée du petit peuple que nous sommes le préoccupait grandement. Il avait confiance qu’avec de bons professeurs d’énergie, — il avait lu Barrès et appliquait ses doctrines, — avec de la vigilance, nous finirions par être autre chose que de pauvres coloniaux. Notre droit de premier occupant, de défricheurs de cette immense contrée, il le comptait pour un titre. Ce qu’une poignée de héros avait semé de souffrance sur notre sol, il l’évaluait comme un patrimoine précieux ; plus que les richesses de ceux qui, étrangers, étaient venus se fixer ici, pour y trouver une vie facile et lucrative. Au début de notre histoire brillent des faits et des gestes splendides ; vaincus, nous restons quand même les plus glorieux. Philippe répétait souvent, avec un orgueil qui contenait bien un peu de fanatisme, que, avec un bout de papier timbré, peut-être américain ou canadien qui veut, mais que pour être canadiens-français, il faut dater de deux à trois siècles.

En regardant la ligne harmonieuse des vieilles maisons de Berthier et les clochers presque deux fois centenaires, qui dépassent les feuillages des ormes et restent visibles longtemps quand le village a disparu, Philippe évangélisait Louise.

À midi, le « François C » entrait dans le port de Sorel. À l’Angelus qui sonnait s’ajoutait le cri des sifflets d’usine. Des chantiers de l’État, sur la rive opposée du Richelieu, les ouvriers sortaient en troupeau pressé. Deux à deux, ils sautaient dans les chaloupes amarrées les unes à côté des autres au bord de la rivière, et donnant, sans prendre la peine de s’asseoir, de vigoureux coups de rames, traversaient, se lançant des défis, rivalisant de vitesse. En moins d’un instant, leur flottille couvrit le Richelieu. Philippe et Louise s’amusèrent de ce spectacle que tous les jours ils auraient pu revoir. Les ouvriers se paient vite une chaloupe, avec l’argent qu’ils donneraient au bac, qui fait la navette entre Sorel et les chantiers maritimes. Et le soir, leurs familles utilisent l’embarcation et vont se promener en chantant, sur le grand ou le petit fleuve, ou pêcher la perchaude et le brochet.

Les Dupré, finalement, restent à Sorel jusqu’au lendemain. Pour occuper l’après-midi, M. Couillard propose une promenade en yacht.

En descendant vers le bassin, les jeunes gens discutent comme s’ils s’étaient toujours connus. La conversation se déroule facile et agréable. Tous les trois semblent avoir tout un arriéré de choses à se dire.

Tout de suite, Marguerite se découvre beaucoup d’amitié pour Louise. Elles ont lu les mêmes romans, elles sont au même tournant de leur vie ; un peu téméraires dans leurs jugements, croyant de bonne foi que leurs opinions valent autant que l’expérience des autres. Philippe les écoute, vaguement paternel. Quand Marguerite surprend l’expression complexe de son regard fixé sur elle, elle écarquille curieusement ses yeux gris. À cette muette interrogation Philippe répond une fois :

— Vous préférez que je ne vous regarde pas ? Je vous intimide ?

— Non, mais vous vous amusez à nos dépens si je ne me trompe ?

— Dieu m’en garde ! Je viens de vous revoir nettement, telle que vous étiez il y a huit ans, la dernière fois que je suis venu…

— Il y a huit ans, j’avais treize ans alors. Est-ce que je disais autre chose que des sottises ?

— Je ne me rappelle pas vos propos. Ce que je sais bien cependant, c’est qu’il y avait en vous une espèce de grâce sauvage…

— Vous me flattez un peu…

— Vous étiez amusante, avec vos mêmes yeux, dans un visage plus flou. Vous aviez une petite robe à pois rouge et vous avez pleuré parce que nous allions à la Pointe aux Pins et que vos sœurs ne voulaient pas de vous…

— Finalement, elles m’ont emmenée parce que Jean a plaidé pour moi…

C’est curieux, songe ensuite Marguerite. Une heure auparavant, elle croyait ne pas connaître Philippe, et voilà qu’il se souvient exactement de son visage de petite fille, d’une de ses robes et de larmes qu’elle a versées. Elle voudrait l’interroger, savoir autre chose de ces jours oubliés, mais elle n’ose pas. Philippe croira à une vaine complaisance en elle-même.

Ils sont bientôt absorbés par le paysage où le yacht s’engage. Marguerite aime passionnément son fleuve. Elle déclare parfois : « Je dois avoir du sang de pilote dans les veines ». Elle a grandi en se promenant sur l’eau.

— Autrefois, raconte-t-elle, ma place préférée, ce n’était pas dans un fauteuil, mais étendue à l’avant, la tête dépassant la proue, pour ne voir que l’eau.

— Et elle ruinait toutes ses robes… ajoute sa mère.

— Et papa me prédisait tous les jours que j’allais me noyer…

— C’est encore à venir…

Le vent joue dans les cheveux de Marguerite ; elle replace d’un geste vif une boucle qui l’agace, et Philippe tente cette fois de tirer du passé une image qu’il n’a pas vue ; la jolie proue qu’elle devait faire, étendue à l’avant, les coudes appuyés et son visage frais reposant dans la coupe bronzée de ses deux petites mains brûlées de soleil.

Mais on attire son attention. Ces îles du lac Saint-Pierre sont des merveilles, comme douceur de lignes, comme teintes veloutées. Le yacht, en quittant le large, s’engage dans le chenal du Moine et longe l’île du même nom, couverte d’un épais gazon vert. Puis il s’égare dans les canaux qui sillonnent capricieusement cette terre basse imprégnée d’eau ; entre les îles Bibeau, aux Étourneaux, aux Fantômes. Quelques-unes ne sont séparées que par une étroite pièce d’eau, miroir lisse et profond, sombre à cause des grands arbres dont les branches, d’une rive à l’autre, se rejoignent presque en arceaux. Le yacht sort d’une allée ainsi ombragée, où le soleil ne pénètre que tamisé, pour entrer dans un courant élargi et lumineux comme une plaque d’argent.

Philippe, qui a vu nos grands lacs, véritables mers intérieures, le Golfe Saint-Laurent, la baie des Chaleurs, le lac Saint-Jean, le Saguenay et tant d’autres rivières et d’autres lacs que nos cartes ne mentionnent même pas, s’étonne encore de l’extrême beauté de notre pays.

L’air meilleur, tiédi, emprunte à l’odeur de l’eau la saveur d’un breuvage. Les îles s’ajoutent aux îles. Quelques-unes sombrent sous le poids d’impénétrables forêts, d’autres sont unies et planes, clairières bornées par le ciel bas. Ailleurs, des rivages se couvrent de hauts joncs, ou de gazons gras, courts comme une pelouse de ville sous des ormes au feuillage en dômes. On dirait le fond conventionnel d’un vieux tableau.

Philippe confesse son admiration :

— Je ne croyais pas qu’un pays plat pouvait être aussi pittoresque. J’avoue mon chauvinisme de Québécois. Mais je me rétracte. C’est splendide, et si calme, si paisible, comparé à notre région tourmentée. Et c’est encore si désert, qu’on imagine sans peine les Iroquois, toujours cachés dans les fourrés, comme autrefois…

Marguerite et Louise se souviennent des épisodes historiques appris au couvent et relégués si loin dans leur mémoire. Le paysage où ils se sont déroulés leur redonne l’importance de réalités.

Par le chenal aux Corbeaux le yacht rentre dans le fleuve. Le soleil baisse, change la couleur des choses. Sorel revient vers eux avec ses clochers, ses vieux arbres, ses phares et la ligne grise des quais où rêvent en fumant des bateaux…