Le Nouveau Bill de réforme électorale et la Chambre des Lords

La bibliothèque libre.
Le Nouveau Bill de réforme électorale et la Chambre des Lords
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 201-212).
LE NOUVEAU BILL
DE
REFORME ELECTORALE
ET LA
CHAMBRE DES LORDS

Un publiciste anglais, M. Bagehot, écrivait, il y a quelque vingt ans, qu’on avait tort d’imaginer que la chambre des lords fût un rempart contre la révolution. Il remarquait que, dans les temps de troubles révolutionnaires, il n’y a que deux pouvoirs : le peuple et l’épée, mais qu’une chambre haute n’est pas une épée, qu’une assemblée pacifique, « composée de lords timides, de jurisconsultes âgés et de quelques littérateurs émérites, » n’a pas la force de comprimer une nation et de lui imposer ses volontés. « Toute chambre haute, disait-il, qui se recrute dans une classe privilégiée et ne représente qu’une minorité, se sent bien faible pour résister à un mouvement national. Les plus sages des lords, ceux qui dirigent le troupeau, savent qu’il faut céder au peuple quand le peuple veut et commande. On l’a bien vu, et dans la discussion de l’acte de réforme et dans la législation des céréales. Pour la plupart des lords, la réforme était la révolution, le libre-échange était la confiscation, et cependant ils ont cédé. » Les anémomètres ne sont pas destinés à nous protéger contre les tempêtes, ils nous servent seulement à mesurer la force du vent. M. Bagehot considérait la chambre des lords comme un anémomètre qui ne préserverait jamais l’Angleterre d’aucune tempête et d’aucun malheur, mais qui servait à la rassurer en lui prouvant que les malheurs n’étaient pas proches. « Appuyée sur les vieux sentimens de respect dont on lui offre l’hommage séculaire, cette vénérable assemblée nous démontre par son existence et sa durée que nous ne sommes pas disposés à rompre avec notre passé. Tant que les vieilles feuilles se maintiennent sur les arbres en novembre, on est certain qu’il y a eu peu de gelée et point de vent ; tant que la chambre des lords possédera parmi nous quelque autorité et quelque crédit, il sera permis d’en conclure qu’il n’y a dans le pays ni mécontentemens extrêmes ni aucun des signes avant-coureurs d’une grande perturbation. »

Si l’on en jugeait sur les apparences, le Royaume-Uni serait entré dans la saison des tempêtes, car jamais la chambre des lords n’a été en butte à tant de colères, à tant d’invectives, à des attaques si passionnées. Jamais on ne lui a rappelé avec plus d’aigreur tous les griefs qu’on avait contre elle ; jamais les feuilles jaunies du vieux chêne n’ont été froissées et secouées avec tant de violence par le vent de la justice populaire. Cependant il ne faut rien exagérer ni croire que M. Bagehot se soit trompé, que les lords, cédant tout à coup aux entraînemens d’un enthousiasme héroïque, aient résolu de prouver au monde qu’ils sont un rempart contre la révolution. Ils ne songent pas à lui jeter le gant, à emboucher la trompette des combats, à affronter tous les conflits et tous les périls, quittes à mourir noblement comme des sénateurs romains sur leurs chaises curules, ou à trouver leur salut dans les inspirations soudaines d’un beau désespoir. M. Gladstone les avait mis en demeure d’approuver un bill de réforme électorale, voté par la chambre des communes, et qui crée deux millions d’électeurs de plus. Ils ont répondu qu’ils n’accepteraient L’extension du droit de vote que le jour où le gouvernement, s’expliquant sur l’usage qu’il compte en faire, leur présenterait un bill complémentaire touchant la nouvelle distribution des collèges électoraux. C’est à cela que se borne leur opposition, et il ne s’agit dans cette affaire que d’une manœuvre de parti, où les principes n’ont rien à voir.

Les tories, tout le monde le sait, espéraient renverser le ministère libéral en exploitant contre lui les fautes qu’il a pu commettre dans sa politique étrangère, ses embarras égyptiens et la popularité de Gordon. Mais M. Gladstone n’était pas homme à engager la lutte suc un terrain si dangereux. A l’époque de la guerre de Crimée, un ministère, excellent pour les temps de paix, dut céder la place à un cabinet d’action qui eût la main forte et le goût des entreprises, et on disait : « Nous avons renvoyé le quaker pour prendre un pugiliste. » M. Gladstone est à la fois un quaker très convaincu et un pugiliste consommé. Personne n’est plus savant que lui dans l’art et dans la tactique des joutes parlementaires. Pour conjurer les menées de ses ennemis, il a fait sortir de sa boîte à surprises une question de politique intérieure qui servît de diversion, et substitué à un sujet de conversation désagréable pour lui un autre sujet où il est passé maître et qui lui permettait de reprendre ses avantages. On lui disait : « Causons Égypte. » Il a répondu : « Nous en parlerons plus tard, quand j’aurai réparé mes fautes et sauvé Gordon. Pour le moment, causons bill de réforme électorale. » — Vous en prenez trop à votre aise, lui a répliqué le chef du parti conservateur, lord Salisbury. Votre bill n’est qu’un expédient pour vous maintenir au pouvoir et rétablir votre popularité compromise. Nous l’approuvons en principe, mais nous allons le rejeter. Cela vous obligera à dissoudre votre chambre des communes, à faire les électeurs juges de notre différend, et une dissolution prochaine nous convient, car il nous importe de précipiter les choses. A Dieu ne plaise que nous vous laissions le temps de rétablir vos affaires en Égypte et de délivrer Gordon ! — Vous me croyez bien simple, a reparti M. Gladstone. Je suis aussi opportuniste que vous et j’entends dissoudre à l’heure qui me conviendra. Je vous présenterai de nouveau mon bill en automne, et, d’ici là, je provoquerai contre vous dans tout le royaume une agitation qui lui fera complètement oublier l’Égypte.

Rien ne prouve mieux que le langage tenu par lord Salisbury, dans ce grave et épineux débat, combien les lords sont peu disposés à courir les hasards d’une lutte ouverte avec la chambre des communes et avec l’opinion publique. Il ne s’est pas porté comme le défenseur des prérogatives de la chambre haute ni des traditions qui l’autorisent à arrêter au passage une loi qui lui déplaît en exerçant son droit de contrôle, de révision, de veto sinon absolu, du moins suspensif. Il a dit au contraire : Vox populi, vox Dei ! — et il a voulu forcer le gouvernement à en appeler au peuple, s’engageant à souscrire aux décisions de cet auguste arbitrage. « Notre conduite, disait-il, est la plus conforme aux intérêts de la liberté et des institutions du pays. Nous ne redoutons point l’humiliation dont on nous menace, et il nous en coûtera peu de nous soumettre à l’opinion du peuple, quelle qu’elle soit. S’il décide que l’un des bills doit être voté sans l’autre, j’en serai surpris, mais je m’abstiendrai de toute chicane. Encore un coup, nous demandons au gouvernement d’en appeler au peuple, et le résultat de cet appel, nous l’acceptons d’avance. »

Jamais le chef d’un grand parti conservateur n’a montré plus de déférence pour la souveraineté du peuple, et de telles déclarations sont un éclatant témoignage de la puissance des idées démocratiques dans la moderne Angleterre. Comme on l’a remarqué, il semble que lord Salisbury veuille introduire dans la constitution anglaise une doctrine toute nouvelle, celle du plébiscite, ou une sorte de referendum tel que le pratiquent les démocraties les plus avancées. Mais, dans les conditions où il serait appliqué, ce référendum ne serait qu’une arme de parti. La chambre haute, ne se renouvelant point par l’élection, est comme le camp retranché ou la citadelle du torysme, et il est naturel de penser qu’elle ne ferait usage de son droit d’appel au peuple que pour donner des dégoûts aux cabinets libéraux ou pour hâter leur chute, mais qu’en revanche elle laisserait fort tranquilles ses amis quand ils seraient au pouvoir et ne se presserait pas de les traîner devant le grand juge d’en bas, qui n’aurait à prononcer que sur les affaires dont elle voudrait bien le saisir.

La nouvelle tactique adoptée par le marquis de Salisbury peut sembler fort habile, mais elle a ses dangers, et il n’est pas prouvé qu’elle procure au grand parti qu’il dirige plus de profits que de désagrémens. Les plébiscites sont une arme a deux tranchans qui blesse souvent la main qui s’en sert ; il faut les laisser aux Césars, qui en connaissent le maniement et qui, en interrogeant une nation, sont certains de lui faire dire tout ce qu’il leur plaît. Si les lords prenaient l’habitude de contraindre à en appeler au peuple les cabinets qu’ils n’aiment pas, il pourrait arriver que le chef d’un ministère libéral s’avisât de demander un jour à ce juge souverain s’il veut conserver la chambre haute. Dans le cas où la réponse serait négative, lord Salisbury serait-il disposé à passer condamnation ?

Une assemblée d’aristocrates qui recourt à la souveraineté du peuple pour s’affranchir d’un embarras momentané risque de s’en attirer de bien plus redoutables, et quand les chefs de parti n’hésitent pas à se tirer d’un mauvais pas en invoquant un principe dangereux, ils sont aussi imprudens que Sindbad le marin, qui, pour cueillir un fruit auquel sa main ne pouvait atteindre, fit monter sur ses épaules un petit vieillard de chétive apparence, que le ciel semblait lui envoyer à cet effet. Il se trouva que le petit vieillard avait des muscles d’acier, et lorsque Sindbad voulut se débarrasser d’un fardeau qui lui devenait incommode, l’autre lui serra si fort le cou de ses deux jambes entrelacées qu’il faillit l’étrangler. Quand on a pris des engagemens avec un principe, on ne se dégage pas toujours au gré de ses convenances, il y faut quelque cérémonie, et à notre époque surtout, les conservateurs doivent y regarder à deux fois avant de se lancer dans la politique plébiscitaire : « Ce n’est point ici un monde, disait un personnage de Shakspeare, où l’on puisse s’amuser à la poupée et jouer des lèvres. »

Mais quelque jugement qu’on porte sur la politique du marquis de Salisbury et sur les conséquences lointaines qu’elle pourrait avoir pour le torysme, elle a eu pour premier résultat de soulever un conflit entre les deux chambres et de provoquer d’un bout à l’autre de l’Angleterre une vive effervescence, une bruyante agitation contre les lords. Beaucoup d’entre eux l’avaient prévu, et ils n’ont obéi qu’à leur corps défendant aux ordres qu’on leur donnait ; c’est un pénible sacrifice qu’ils ont fait à la discipline parlementaire. Ils savent depuis longtemps que la chambre haute telle qu’elle est constituée n’est guère en harmonie avec l’esprit du siècle. Ils sentent qu’on les aime peu, que c’est tout au plus si on les supporte, et ils s’appliquent à mériter la grâce qu’on leur fait par l’esprit d’accommodement qu’ils apportent dans toutes les querelles qu’ils peuvent avoir. Ils se regardent comme des valétudinaires qui ne sauraient prendre trop de soin de leur santé, trop surveiller leur régime, et ils sont toujours attentifs à éviter le serein et les courans d’air.

En vain ceux de leurs confrères qui ont l’humeur plus chaude et plus hardie leur représentent qu’avoir la peur du mal est avoir le mal de la peur, que l’excès des inquiétudes et des précautions est pire que la mort. Ils estiment que vivre est quelque chose, qu’un bon vieillard de petite santé, à qui on permet de s’asseoir sur le pas de sa porte pour y prendre le frais ou pour se chauffer au soleil, peut goûter encore quelque bonheur dans ce monde, et ils ne demandent qu’à prolonger leur existence en se garant de tous les accidens. Un proverbe anglais dit qu’il faut laisser tranquilles les chiens qui dorment : Let sleeping dogs lie. Les lords dont nous parlons en veulent au marquis de Salisbury d’avoir réveillé des chiens qui ne dormaient que d’un œil. Les plus gros se sont dressés en sursaut, les petits ont suivi leur exemple, et les uns jappant, les autres hurlant, ils remplissent le Royaume-Uni de leurs aboiemens furieux. Cette musique est fort désagréable pour les gens qui ont l’oreille délicate et elle est fort inquiétante pour ceux qui n’aiment pas à être mordus, d’autant que parmi ces chiens qu’on a réveillés il en est plus d’un qu’on soupçonne avec raison d’être atteint de la rage.

Les plus modérés des libéraux s’accordent avec les plus timorés des tories pour regretter que la chambre haute se soit compromise dans une aventure. Ils ont pour elle les meilleurs sentimens, ils souhaitent sincèrement sa conservation, pourvu qu’elle se tienne à sa place, qu’elle se consacre tout entière à la pratique des vertus douces et modestes, et qu’elle ne soit gênante pour personne. Ils sont fermement convaincus qu’un grand pays se trouve bien d’avoir une chambre de contrôle et de révision, armée d’un droit de veto suspensif, pouvant modifier ou rejeter les bills dont le vote n’est pas réclamé avec insistance et sur lesquels l’opinion publique est encore indécise. Ils ne pensent pas qu’elle1 commette une usurpation ni qu’on puisse l’accuser d’immodestie quand elle se permet de dire : « Nous rejetterons ce bill une fois, deux fois, trois fois même ; mais si vous persistez à nous le renvoyer, nous finirons par l’accepter. » Les libéraux modérés ont trop d’expérience des assemblées électives pour ne pas savoir qu’elles ne sont point infaillibles, que leur bonne foi est souvent surprise, que leur bon sens n’est qu’intermittent, que la passion, les cabales des partis, l’assujettissement aux coteries et la crainte de l’électeur, qui n’est pas toujours le commencement de la sagesse, leur font faire bien des sottises. A ceux qui crient : « A bas les lords ! Down with lords ! » ils répondent : « Que mettrez-vous à leur place ? Qui désormais réparera nos étourderies ? » Il se commet tant de péchés dans la vie politique qu’en organisant les corps de l’état, tous les sages législateurs ont réservé une place au repentir. C’est l’office propre d’une chambre haute ; elle se repent des péchés des autres.

Les libéraux modérés savent gré à la chambre des lords non-seulement des services qu’elle peut rendre au pays, mais de ceux qu’elle leur rend à eux-mêmes en se chargeant d’introduire dans les bills des amendemens pour lesquels ils ne pourraient voter dans la chambre des communes sans se brouiller avec leurs commettans : « Votons de travers, disent-ils ; nous serons agréables à ceux qui nous ont élus. Les cinq cents lords sont là ; que Dieu bénisse leurs ciseaux et leur grattoir ! » Il en est aussi qui considèrent que si l’on venait à supprimer la chambre haute, beaucoup de lords demanderaient à entrer dans la chambre basse et deviendraient pour eux de dangereux compétiteurs, les agens électoraux ayant reconnu depuis longtemps qu’un lord d’opinions avancées est de tous les candidats celui qu’on a le plus de chances de faire passer. On peut croire que, s’il avait à conquérir les bonnes grâces d’un collège, tel tory rétrograde, à qui on reproche ses tendances obstructionnistes, son conservatisme étroit et brutal, s’empresserait de faire avancer sa montre. On ouvre le cadran, on pousse l’aiguille avec le doigt, cela se pratique tous les jours. Les libéraux qui se disent que si on fermait les portes de la chambre des lords, il faudrait ouvrir aux pairs les portes de la chambre des communes, sont les plus ardens à reprocher au marquis de Salisbury les audaces de sa politique, qu’ils traitent de coups de tête. Ils supplient les valétudinaires d’avoir plus d’égards pour leur santé, ils leur remontrent que leur existence ne tient qu’à un fil, et qu’ils sont perdus s’ils écoutent plus longtemps les conseils téméraires d’un casse-cou : the rash conceits of that reckless leader.

La politique aventureuse du marquis de Salisbury a chagriné, alarmé beaucoup de gens ; en revanche, elle a réjoui les radicaux, qui considèrent tout conflit entre les deux chambres comme un événement heureux. Ils se sont appliqués à aigrir la querelle, à envenimer les plaies, à prouver à l’Angleterre que la chambre des lords est un danger pour la paix publique, qu’il faut à tout prix la réformer et que la meilleure des réformes est de l’abolir. Ennemis acharnés de toutes les institutions qui ont longtemps vécu, ils éprouvent un singulier plaisir à abattre les vieux arbres, comme pour se venger d’un passé où ils n’étaient rien, et ils trouvent qu’un lord, quel que soit son âge, ressemble à un vieil arbre. Au surplus, l’aversion qu’ont les taureaux pour le rouge et les sansonnets pour le blanc, ils la ressentent pour les chambres hautes, de quelque façon qu’elles se recrutent. En toute chose, ils ont la fureur de la simplification. Pascal opposait l’esprit de géométrie à l’esprit de finesse, et il disait que les géomètres, ne connaissant que leurs principes et, ne voyant pas ce qui est devant eux, veulent traiter géométriquement des choses fines et déraisonnent à force de bien raisonner.

S’il est aisé de prouver géométriquement qu’une chambre haute est une institution inutile, quand elle n’est pas nuisible, il est encore plus facile de démontrer par l’expérience et par l’histoire que les assemblées uniques se transforment fatalement en conventions et qu’une convention est le gouvernement le plus tyrannique auquel un peuple puisse être soumis. Mais les radicaux anglais, comme ceux du continent, ont dressé depuis longtemps la liste des destructions nécessaires au bonheur de l’humanité, et ils n’attendaient qu’une occasion de crier : Down with lords ! L’occasion s’est présentée, ils l’ont saisie avec empressement. Les chiens qu’on a eu l’imprudence de réveiller et qui remplissent la Grande-Bretagne de leurs aboiemens ne sont pas tous en colère ; il en est beaucoup qui hurlent de joie. Il s’était formé naguère une association pour la réforme de la chambre des lords ; elle s’est changée en une ligue populaire pour l’abolition de la chambre législative héréditaire. Sir Wilfrid Lawson, membre de la chambre des communes, a accepté la présidence de cette ligue, qui prend toutes ses dispositions pour ouvrir une campagne active à Londres et plus tard en Écosse. M. Gladstone ne la patronnera pas, mais il n’aura garde de rien dire, de rien faire qui puisse la contrarier. Les ennemis de nos ennemis sont toujours un peu nos amis.

Il n’est pas prouvé que la ligue populaire réussisse avant peu à supprimer la chambre des lords ; mais il n’est pas prouvé non plus que cette chambre puisse subsister longtemps encore telle qu’elle est. Ceux de ses partisans qui prétendent qu’il vaut mieux l’abolir que d’y rien changer sont des imprudens qui boudent leur siècle, et le dépit est une bien petite passion pour lutter contre les destinées. Les réformes valent mieux que les révolutions, et les gens sensés ne balancent point à changer leurs habitudes quand il y va de leur vie. Des publicistes qui ne pensaient pas que l’Angleterre pût facilement se passer d’une chambre haute n’ont pas laissé de remarquer a qu’une assemblée qui se recrute par le droit d’aînesse combiné avec les hasards de l’histoire ne possède pas nécessairement le don de sagesse. » Ils ont remarqué aussi que les lords, à la réserve de quelques jurisconsultes et de quelques déclassés, sont presque tous de grands propriétaires plus ou moins opulens, et qu’en révisant la législation, ils ne s’inspirent que des intérêts, des sentimens et des préjugés de la classe qu’ils représentent. Ils ont remarqué encore que le vote par procuration est un abus, que les pairs qui assistent aux séances sont bientôt comptés, qu’il en est quelquefois jusqu’à six, et qu’une assemblée de cinq cents membres à qui il suffit que trois soient présens pour qu’elle entre en délibération, ne peut donner à ses décisions beaucoup d’autorité. Ils ont remarqué enfin que nous vivons dans un siècle où les intérêts économiques ont le pas sur tous les autres, et qu’il est difficile de les comprendre quand on n’a pas l’esprit des affaires : « Un jeune lord qui vient d’hériter de 750,000 francs de rente, disait M. Bagehot, n’ira pas en général se préoccuper de lois sur les brevets d’invention, sur les péages ou sur les prisons. Comme Hercule, il peut préférer au plaisir la vertu, mais Hercule lui-même ne serait pas tenté de préférer les affaires au plaisir. »

Jusqu’au grand acte de réforme de 1831, qui a créé l’Angleterre moderne, il ne pouvait éclater entre les deux chambres que des conflits sans conséquence. Ce n’étaient pas des batailles, ce n’étaient que des escarmouches. « La noblesse était alors le pouvoir prépondérant dans le pays. L’industrie, les chemins de fer, les obligations, les dividendes n’avaient pas encore multiplié dans son voisinage ces grandes existences qui avec le temps finiront par l’éclipser. Dans beaucoup de districts la parole d’un lord était toute la loi. La plupart des députés des bourgs et le plus grand nombre des députés des comtés étaient les créatures de l’aristocratie : on lui obéissait respectueusement, pieusement. Si l’assemblée des pairs n’était que la seconde du parlement, les pairs, comme individus, étaient les premiers personnages du pays. » Dans de telles conditions, l’accord était facile à ménager entre deux assemblées soumises aux mêmes influences, animées du même esprit. Sans doute, on se disputait quelquefois. Il y a des oiseaux si batailleurs que si vous approchez d’eux une glace où ils voient se refléter leur image, ils lui allongent de grands coups de bec ; les plus intelligens regardent derrière la glace, s’aperçoivent qu’il n’y a personne et se tranquillisent. Quand la chambre des lords et la chambre des communes procédaient de la même source et que les opinions de l’une n’étaient que le reflet des opinions de l’autre, les luttes ne pouvaient être bien vives ni bien dangereuses. Il n’en va plus de même aujourd’hui ; les conflits donnent lieu à des chocs violens et meurtriers, et quand c’est le plus faible qui les provoque, il risque de s’en trouver mal. C’est toujours la vieille histoire :


Le pot de fer nageait auprès du pot de terre,
L’un en vaisseau marchand, l’autre en vaisseau de guerre ;
L’un n’appréhendait rien, l’autre avait de l’effroi,
Et tous deux savaient bien pourquoi.


Lord Salisbury connaît son pays et son temps, et il désespère de résister à la marée montante de la démocratie. Il y a trois semaines, dans le grand meeting de Manchester, où les délégués de cent soixante quatorze associations du comté de Lancastre lui remirent des adresses approuvant sa conduite, il déclara que si le gouvernement venait à donner sa démission, il ne serait pas difficile de le remplacer, et que cela ne ferait que hâter l’adoption du bill de réforme électorale et du bill relatif à la nouvelle distribution des collèges. Les deux millions de nouveaux électeurs dont le sort est en suspens peuvent être bien tranquilles. Si le marquis de Salisbury arrivait au pouvoir, il s’empresserait de leur conférer le droit de vote, et l’Angleterre verrait s’accomplir sous les auspices du parti tory une réforme décisive qui ne lui donne pas encore le suffrage universel, mais qui le lui promet. Par les modifications successives apportées au système électoral, la chambre des communes a changé de caractère. Elle ne représente plus des intérêts privilégiés, elle représente la nation, la volonté nationale, qui demain peut-être s’appellera la souveraineté du peuple. Comment la chambre des lords se flatterait-elle encore de balancer sa puissance, de lui servir de juste contrepoids ?

Il est douteux qu’un sénat électif ait le droit de s’employer à renverser un ministère qui possède une majorité incontestée dans la chambre des députés. Mais on ne peut douter qu’une chambre composée comme la chambre des lords ne commette une grave imprudence en posant des questions de cabinet et en recourant pour les résoudre à la méthode plébiscitaire. C’est un rôle qu’il faut laisser aux tribuns, et on n’est pas tribun par droit d’aînesse, sans compter qu’il est dangereux de provoquer les grandes discussions quand on est soi-même fort discutable. Jamais occasion meilleure n’a été offerte aux radicaux de répéter leurs vieilles litanies, de crier aux lords : « Qui êtes-vous ? qui vous a nommés ? Clear the way, mylords : Videz les lieux, mes seigneurs. » Dans le discours qu’il a prononcé à Manchester, le marquis de Salisbury demandait au peuple de s’unir aux lords pour résister à un ministère qui n’ose pas soumettre ses actes au jugement du pays. Lord Salisbury se charge-t-il de soumettre au jugement du peuple les raisons qu’on peut avoir de conserver une chaîner de législateurs héréditaires, dans un pays où la démocratie fait chaque jour de nouveaux progrès et où le chef du parti conservateur lui emprunte quelquefois son bréviaire, dont le premier article est que le peuple ne se trompe jamais ?

A la vérité, il s’est formé dans le parti tory un groupe assez considérable qui proclame ouvertement son désir de conclure un pacte avec la démocratie, et qui engage la chambre haute à se refaire une popularité en prenant l’initiative dans toutes les questions de réforme sociale, en étonnant le monde par la hardiesse de sa philanthropie. Ce groupe, conduit par le remuant et bruyant lord Randolph Churchill, n’a pas les sympathies du marquis de Salisbury et lui a causé plus d’une fois de vives contrariétés. Si les whigs sont souvent embarrassés de leur alliance forcée avec les radicaux, les vieux tories ont beaucoup de peine à s’entendre avec les jeunes ; ils se défient de la pétulance de leur humeur, ils maugréent contre l’étrangeté de leur programme : « C’est un singulier personnage qu’un tory démocrate, lisons-nous dans une revue conservatrice. Ce nom implique contradiction et les conceptions qu’il représente sont aussi obscures que baroques. Les tories démocrates voudraient persuader au peuple que la reine et une chambre des lords ont pour mission d’enregistrer ses vœux et d’exécuter ses ordres sans examen, qu’à l’ombre des vieilles institutions, les révolutionnaires et les spoliateurs pourront se donner libre carrière, qu’il faut maintenir l’ancien ordre établi pour que les radicaux et les socialistes puissent réaliser leurs utopies en toute sûreté. » Les vrais tories traitent lord Randolph Churchill de politicien de hasard et d’enfant terrible. Mais il paraît fort insensible à leurs remontrances, il a une idée, et, qu’elle soit juste ou fausse, c’est beaucoup d’en avoir une quand on est d’un parti qui le plus souvent n’en a pas d’autre que celle de se conserver à tout prix, en vivant au jour le jour, sans vouloir comprendre que les vieilles institutions doivent se faire pardonner leur vieillesse et qu’elles ne peuvent se sauver que par de douloureux sacrifices.

On a vu sur le continent des hommes d’état qui n’aiment guère la démocratie lui proposer des compromis et chercher à se gagner ses bonnes grâces en s’engageant à travailler à son bonheur. Les réformes sociales leur servent d’amorce pour réconcilier les masses avec les institutions du passé. Le chancelier de l’empire allemand n’a pas craint d’affirmer que le roi de Prusse est avant tout le roi des prolétaires. En France, les apôtres du socialisme catholique s’efforcent de persuader aux classes souffrantes que l’église seule a souci de leurs vrais intérêts, qu’elle seule peut obtenir le redressement de leurs griefs et diminuer dès ici-bas la fatale distance qui sépare le riche vêtu de pourpre du misérable Lazare et de ses ulcères, qui sont léchés par les chiens. Le torysme démocratique poursuit les mêmes visées, tient le même langage. Il dit aux petits et aux affamés : « Vos tribuns sont des intrigans qui vous exploitent pour arriver au pouvoir ; nous seuls avons pitié de vos maux et pouvons vous en guérir. » — « Les conservateurs modérés, écrivait dernièrement un publiciste libéral, ont plus de sympathie naturelle pour les libéraux modérés que pour le torysme démocratique, lequel épouse la défense des intérêts populaires avec autant de passion que les agitateurs de l’école radicale et attaque avec une égale violence la base reconnue de la propriété. La seule différence entre un tory démocrate et un radical est que ce dernier entend se passer des évêques et des barons, tandis que l’autre veut arriver à ses fins par l’accord et le concours de la chambre haute et de l’église d’Angleterre, convertie en institution socialiste[1]. »

L’église anglicane n’est pas restée sourde à cet appel ; plus d’un révérend s’est enrôlé sous la nouvelle bannière et prêche la sainte croisade. Nous lisons dans des sermons qui ont fait du bruit, et dont quelques-uns ont été prononcés devant les universités d’Oxford et de Cambridge, que l’égalité politique entraîne nécessairement l’abolition graduelle des inégalités sociales, que le peuple ayant été proclamé souverain, il faut le traiter en souverain, qu’il n’est plus permis de l’exclure du banquet de la vie, que l’église est appelée à le soutenir dans ses justes revendications, qu’elle a pour objet le perfectionnement de la société autant que le salut des âmes, que tout en reconnaissant le principe de la propriété individuelle, elle en subordonne l’application à un principe plus élevé qui est le bien-être commun de la famille humaine, qu’il faut réaliser dans ce monde le royaume de Dieu, que le partage des produits du travail, au lieu de dépendre des hasards de la naissance, doit se faire d’un commun accord selon les règles que prescrit l’équité, que le riche qui ne travaille pas n’a pas le droit de manger[2]. L’éloquent vicaire de Granborough, M. Stubbs, qui a prononcé ces discours, propose à la démocratie de conclure un marché avec l’église, qui en s’employant à son service, lui donnera ce qui lui manque, une doctrine, une discipline et un culte.

Ce que font les uns par un emportement de zèle apostolique et de généreuse conviction, les autres le font par calcul, en mêlant l’astuce à l’enthousiasme, et rien n’est plus propre à enfler d’orgueil la démocratie, à lui donner une haute idée d’elle-même, de sa puissance, de son prestige, de l’empire qu’elle exerce dans ce siècle finissant que les empressemens dont elle est l’objet de la part de chefs de partis qui la goûtent peu, mais qui se sentent perdus s’ils ne s’assurent de son concours ou de sa tolérance. Ils savent que l’avenir lui appartient, que dès aujourd’hui, c’est elle qui dispose de la rosée du ciel et de la graisse de la terre. Quand Jacob voulut supplanter Ésaü dans le cœur et dans les bénédictions de son père Isaac, il prit les vêtemens de son frère, enveloppa ses mains d’une peau de chevreau, et Isaac, l’ayant touché, s’y trompa et le bénit, en disant : « Si la voix est de Jacob, les mains sont velues comme celles d’Ésaü. » Isaac devenait vieux, et sa vue s’était affaiblie. La démocratie est jeune, elle a bon œil autant qu’elle a bonne dent et elle se méfie de tout le monde, excepté d’elle-même. Nous doutons qu’elle prenne lord Randolph Churchill pour un vrai tribun, qu’elle lui dise avec le patriarche : « Mon fils, que les peuples te soient soumis et que maudit soit quiconque te maudira ! »

Plus la démocratie anglaise sentira croître ses forces, moins elle sera disposée à croire que l’église anglicane et la chambre des lords sont ses alliées naturelles et qu’elle doit recourir à leur assistance pour assouvir ses ambitions. Elle ne lit plus l’évangile, mais elle l’a lu jadis, et elle en a retenu ce mot : qu’il ne faut pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres, parce que les outres se rompent et que le vin se répand. En toute chose, la démocratie n’aime que le neuf ; elle méprise et les vieilles outres, et les vieux arbres et les vieilles maisons. Elle entend bâtir la sienne à sa guise, et il est douteux qu’il s’y trouve une place pour une chambre des lords, car, si reconnaissante qu’elle soit à ceux qui désirent son bonheur, elle a juré de se rendre heureuse à sa façon. Aussi, pensons-nous qu’au lieu de se bercer de chimériques espérances, le meilleur parti que puisse prendre la chambre des lords est de se défier des équipées, et de regarder comme ses vrais amis les libéraux modérés qui souhaitent qu’elle se régénère par une infusion de sang nouveau et qu’elle s’accommode à l’esprit du temps. Cela vaut mieux pour elle que de se lancer dans les périlleuses aventures d’une politique de combat ou de se résigner mélancoliquement à son destin, en disant comme Anne Boleyn : « Je suis facile à décapiter, car je n’ai qu’un petit cou bien mince. »


G. VALBERT.

  1. The Nineteenth Century, numéro du mois d’août 1884 : the House of lords and the Country, by viscount Lymington.
  2. Christ and Democracy, by Charles William Stubbs, vicar of Granborough. Londres, 1884.