Le Nouveau Droit des gens et la mission du prince Tcherkassky

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Le Nouveau Droit des gens et la mission du prince Tcherkassky
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 695-706).
LE
NOUVEAU DROIT DES GENS
ET
LA MISSION DU PRINCE TCHERKASSKY.

Le 27 juillet 1874, une conférence où étaient représentés tous les états de l’Europe s’ouvrit à Bruxelles, sur l’invitation et sous la présidence de la Russie. Il s’agissait d’examiner en commun, de discuter, d’amender un projet de convention élaboré à Saint-Pétersbourg, lequel était destiné « à fixer les règles qui, adoptées d’un accord unanime par tous les pays civilisés, serviraient à diminuer autant que possible les calamités des conflits internationaux, en précisant les droits et les devoirs des gouvernemens et des armées en temps de guerre. » Tout le monde rendit hommage à la pensée généreuse qui avait déterminé l’empereur Alexandre à réunir cette conférence. Le projet que ses représentans apportaient à Bruxelles contenait les principes d’un nouveau droit des gens pendant la guerre, et les philanthropes se flattèrent d’abord que ce nouveau droit, accepté par toute l’Europe, serait un bienfait pour l’humanité. Leur espérance fut trompée. Les délégués ne se disputèrent point, mais ils discutèrent beaucoup; plus ils discutaient, moins ils s’entendaient, et la conférence n’aboutit point.

Le principal reproche qu’on fit au projet fut qu’il paralysait les droits de la défense. En commentant ses instructions, le délégué russe, M. le baron Jomini, remarqua que la guerre était autrefois une sorte de drame où la force et le courage personnels jouaient un grand rôle. « Aujourd’hui, ajouta-t-il, l’individualité a été remplacée par une machine formidable que le génie et la science mettent en mouvement. Il faut donc régler, si l’on peut ainsi parler, les inspirations du patriotisme; autrement, en opposant des entraînemens déréglés à des armées puissamment organisées, on risquerait de compromettre la défense nationale et de la rendre plus funeste au pays lui-même qu’à l’agresseur.» Sans contredit, plus une guerre est courte, moins elle est sanglante et ruineuse, et on serait certain d’en abréger la durée, si on obtenait du belligérant le plus faible qu’après une première défaite il renonçât à l’emploi de tous les moyens qui lui permettraient de prolonger sa résistance ; mais ce principe ne pouvait être agréé par les petits états, que leur faiblesse condamne à la défensive. Ils réussissent quelquefois à parer les coups qu’on leur porte; mais, s’ils sont exposés à voir envahir leur héritage, ils ne peuvent se flatter d’envahir celui des autres. L’Angleterre partagea les scrupules des petits états, elle approuva leurs objections. Dans une dépêche datée du 20 janvier 1875, le comte Derby déclara que son devoir était de repousser, au nom de la Grande-Bretagne et de ses alliés dans les guerres futures, tout projet tendant à altérer les principes du droit international en vigueur jusqu’ici, et de refuser sa participation « à tout arrangement qui aurait pour objet de faciliter les guerres d’agression et de paralyser la résistance patriotique d’un peuple envahi. »

Au surplus, il répugnait aux petits états qu’on prétendît codifier, formuler solennellement les droits et les devoirs d’un envahisseur. Ils savaient qu’il est dangereux de reconnaître des droits aux conquérans, parce qu’ils sont toujours tentés d’en abuser, et qu’il est inutile de leur rappeler leurs devoirs, parce qu’ils trouvent toujours d’excellentes raisons pour se dispenser de les remplir. De quoi sert à la mouche de raisonner principes avec les araignées? Les araignées commencent par la manger, après quoi elles démontrent savamment que l’affaire s’est passée dans toutes les règles, et le monde les en croit. Il est des cas où la meilleure législation est de n’en pas avoir; les lois écrites ont cet inconvénient qu’elles légitiment tout ce qu’elles n’interdisent pas.

Bien que la conférence de Bruxelles n’ait pas abouti, elle n’a pas été absolument inutile; elle a donné lieu à des débats intéressans, et ces débats nous ont valu quelques-uns des meilleurs chapitres d’un ouvrage judicieux et solide intitulé : Précis du droit des gens, par MM. Funck Brentano et Albert Sorel[1]. Les auteurs de ce livre, où les questions sont nettement posées et les principes clairement déduits, semblent avoir pris à cœur de réclamer au nom du bon sens français et d’une sage philosophie contre les conséquences dangereuses de la nouvelle doctrine russe touchant le droit des gens. Ils commencent par démontrer qu’à proprement parler il n’y a point de guerres justes ou injustes, que la guerre n’est jamais un droit, qu’elle est un acte politique par lequel des états qui ne peuvent plus concilier leurs intérêts et leurs prétentions respectives recourent à la lutte armée, et demandent à l’évènement de décider lequel d’entre eux, étant le plus fort, pourra en raison de sa force imposer sa volonté aux autres. Les belligérans, ayant rompu les liens formés par le droit des gens en temps de paix, ne reconnaissent plus dans leurs relations réciproques d’autre loi que la force, et aussi longtemps que la lutte se prolonge, la seule question qui soit posée est de savoir lequel est assez fort pour contraindre la partie adverse à confesser sa supériorité et à se soumettre à sa puissance. La lutte finit quand l’état le plus faible accepte les conditions que lui impose l’état le plus fort et s’engage à les observer. Cet engagement crée un droit pour le vainqueur, et ce droit n’est pas autre chose que ce qu’on appelle communément le droit du plus fort, lequel est de tous les droits le moins respectable. Le devoir du vaincu, qui a confessé sa faiblesse, est de subir les conséquences de son aveu et d’exécuter loyalement les obligations qu’il vient de souscrire; le devoir du vainqueur est d’acquérir, s’il le peut, le droit au respect par l’usage qu’il fait de sa victoire. Montesquieu a dit : «C’est à un conquérant à réparer une partie des maux qu’il a faits; je définis ainsi le droit de conquête : un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine. »

Si la guerre, poursuivent nos auteurs, a pour seule mission d’établir le droit du plus fort, si cette démonstration est son seul objet, il en résulte qu’il y a des actes de guerre qu’il est permis de juger nécessaires et d’autres qu’on peut considérer comme inutiles et partant comme odieux. Les actes nécessaires sont ceux qui tendent à détruire le plus promptement possible les forces de l’état ennemi; les actes inutiles et odieux sont ceux qui prolongent la lutte ou la rendent plus atroce sans détruire l’ennemi. Cette distinction a été consacrée par ce qu’on peut appeler les coutumes de la guerre, lesquelles dépendent les mœurs des nations et varient avec les lieux et avec les temps. Les belligérans ne peuvent supprimer la civilisation ; ils sont obligés d’en tenir compte, et une sorte d’entente tacite s’est établie dans la manière d’employer la force; ces pratiques, acceptées, respectées par tout le monde, sont devenues de véritables obligations. Toutefois, en dépit de ces coutumes, les conflits armés, ramenant les peuples à l’état barbare, seront toujours accompagnés d’excès et de violences; par une inévitable fatalité, il n’y a de ressource contre les excès de la guerre que dans la guerre elle-même, et cette ressource consiste à opposer la violence à la violence ; c’est ce qu’on appelle les représailles. Un philosophe du siècle dernier a remarqué que, quand la nature forma notre espèce, elle nous donna quelques instincts, « l’amour-propre pour notre conservation, la bienveillance pour la conservation des autre?, l’amour, qui nous est commun avec toutes les espèces, et le don inexplicable de combiner plus d’idées que tous les animaux ensemble, » et qu’après nous avoir ainsi assigné notre lot, elle nous dit : Faites comme vous pourrez. C’est surtout sur les champs de bataille et dans le siège des places fortes qu’on fait comme on peut, en conciliant tant bien que mal le désir d’exterminer son ennemi avec la crainte salutaire des représailles et avec un certain respect pour l’opinion publique, dont il est toujours dangereux d’encourir la réprobation. — « Il n’y a pas de préteur pour prononcer sur les différends de peuple à peuple, disait Hegel, ou plutôt le seul préteur qui puisse juger ces plaideurs armés est l’esprit du siècle. »

MM. Funck et Sorel ne sont pas des utopistes ; ils ne croient pas à la chimère de la paix perpétuelle. S’ils se refusent à tenir la guerre pour un droit, ils la considèrent comme une sorte d’affection morbide, intermittente et fatale, dont les retours ne peuvent être conjurés et dont la pauvre humanité doit prendre son parti. Ils sont même disposés à admettre que cette maladie peut avoir d’heureuses conséquences, qu’elle provoque quelquefois dans une nation des crises salutaires. Hegel a remarqué dans sa Philosophie du droit que la paix, lorsqu’elle dure assez pour qu’on puisse la croire éternelle, a pour effet de réduire une société à l’état de stagnation ; cette eau dormante, que ne balaient plus les vents, ne tarde pas à croupir. Un peuple qui n’a rien à craindre du dehors est bientôt en proie à la corruption de son bonheur; on ne s’occupe plus que de soi, les uns jouissent, les autres calculent, les uns se livrent à une vie molle réglée par l’habitude, les autres à une vie active gouvernée par l’intérêt. Le jour où le salut public est en péril, l’état parle en maître, il fait sentir sa souveraineté aux individus par les sacrifices qu’il leur impose, il les oblige à reconnaître qu’ils font partie d’un grand tout, qui doit leur être plus cher qu’eux-mêmes. — « Non-seulement la guerre, a dit Hegel, rend les peuples plus forts, mais elle procure quelquefois la paix intérieure à des nations ingouvernables. Il faut ajouter qu’elle remet toujours la propriété en question ; par là elle rappelle aux hommes que le changement est la loi de ce monde. On entend souvent parler dans les chaires de la vanité, de l’instabilité, de l’insécurité des choses humaines; ces discours sont écoutés avec une pieuse édification, après quoi chacun se dit : Que cela est vrai! je réussirai pourtant à garder mon bien. Mais s’il arrive que cette insécurité se présente sous la forme de hussards le sabre au poing, alors le sermon est pris au sérieux, et la pieuse édification se change en malédictions contre les conquérans. Malgré cela, des guerres ont lieu, toutes les fois qu’elles sont dans la nature des choses; les moissons repoussent, et les vains bavardages se taisent devant les sérieuses répétitions de l’histoire[2]. » MM. Funck et Sorel sont prêts à convenir que les hussards sont des prédicateurs éloquens et que la guerre se charge de donner aux peuples de terribles leçons d’idéalité. Ils estiment aussi qu’il dépend des gouvernemens et des chefs d’armées de la dépouiller en quelque mesure de son caractère brutal et insolent; «elle mérite alors la gloire dont elle est entourée, et elle emploie à créer une paix durable entre les états les plus nobles vertus dont s’honore l’humanité. » Nonobstant, toujours d’accord avec Hegel, ils désirent qu’elle soit considérée comme un désordre, comme un accident passager, et ils demandent aux parties belligérantes de ne jamais oublier qu’hier elles étaient liées l’une à l’autre par des traités, qu’avant peu elles en concluront de nouveaux, que partant elles doivent s’abstenir rigoureusement de tout ce qui pourrait rendre plus difficile le retour de la paix. A l’heure même où un état civilisé porte le fer et le feu sur le territoire de son voisin, il s’occupe de préparer la paix; à travers la fumée du canon, il voit dans l’ennemi d’aujourd’hui celui qui demain sera une partie contractante. Si les nécessités de la guerre l’autorisent à priver son adversaire de tous ses moyens de défense, il doit se dire que tout ce qu’il ferait de plus serait un abus de la force. Comme le soutenait Hegel, l’envahisseur ne doit rien entreprendre ni contre les habitans inoffensifs, ni contre les droits des familles, ni contre les croyances religieuses, et il est tenu de respecter les institutions intérieures de l’état envahi, avec lequel il traitera aussitôt que les canons auront passé la parole aux diplomates.

La nouvelle doctrine russe en matière de droit des gens n’est pas d’accord sur ce point avec celle du philosophe allemand et de MM. Funck et Sorel. Le projet de convention soumis à l’examen de la conférence de Bruxelles se composait de deux sections, dont l’une était intitulée des Droits des parties belligérantes l’une à l’égard de l’autre. L’article 1er de cette section portait que « l’occupation par l’ennemi d’une partie du territoire de l’état en guerre avec lui y suspend par le fait même l’autorité du pouvoir légal de ce dernier, et y substitue l’autorité du pouvoir militaire de l’état occupant. » Cet article, interprété dans le sens le moins favorable aux intérêts des vaincus, était le fondement sur lequel reposait tout l’édifice du projet. On avait décidé à Saint-Pétersbourg que l’envahisseur n’a pas seulement le droit de prendre possession de tous les capitaux du gouvernement ennemi, de ses dépôts d’armes, de ses moyens de transport, de ses magasins et approvisionnemens, de ses immeubles, de ses forêts, de ses exploitations agricoles, mais qu’il est autorisé à prélever à son profit tous les impôts, redevances et péages ; que le chef d’armée d’occupation peut contraindre les fonctionnaires de tout ordre à continuer sous sa surveillance et sous son contrôle l’exercice de leurs fonctions, en exigeant d’eux qu’ils s’engagent sur la foi d’un serment à remplir tous leurs devoirs envers lui, faute de quoi ils se rendent passibles de poursuites judiciaires. Un pouvoir plus considérable encore lui est octroyé : il lui est permis soit de maintenir dans le territoire envahi la force obligatoire des lois en vigueur, soit de les modifier en partie, soit de les suspendre entièrement. À ce compte, l’envahisseur a le droit de légiférer; dès le premier jour de l’occupation, les envahis ont changé de gouvernement, ils sont déliés de tous leurs devoirs envers leur patrie, ils n’en ont plus qu’envers le conquérant. La justice a renoncé depuis longtemps à l’emploi de la question, du chevalet, du plomb fondu ; le nouveau droit des gens prétend ajouter aux cruelles rigueurs de la guerre de véritables supplices moraux, en mettant à la torture la conscience d’un peuple, en l’obligeant à se mentir à lui-même et à reconnaître ses vainqueurs pour ses maîtres légitimes, avant même que leur victoire ait été consacrée par un traité.

Les auteurs du Précis du droit des gens condamnent énergiquement la doctrine russe ; ils n’ont garde d’admettre que l’état envahisseur soit substitué par le fait de l’occupation à tous les droits de l’état envahi. Ils remarquent que c’est là une assertion toute gratuite. L’occupant n’est point le propriétaire du territoire occupé : « Le pouvoir qu’il y exerce n’a d’autre fondement que la force dont il dispose ; ce pouvoir existe partout où cette force se manifeste, il est nul partout où cette force ne se manifeste pas. » La guerre est la suspension du droit ; elle ne doit s’occuper que de son objet, qui est de détruire les armées de l’ennemi, pour lui prouver qu’il est le plus faible ; mais elle n’a pas qualité ni pour rendre la justice, ni pour faire ou défaire des lois. Le conquérant qui organise sa conquête avant que la paix soit faite préjuge l’événement, il entreprend sur l’avenir et sur l’œuvre des traités, ou, pour mieux dire, il déclare que les traités sont superflus, que la force n’a pas besoin d’être consacrée par d’inutiles formalités, qu’elle se suffit à elle-même et que ses arrêts sont aussi respectables que ceux d’un tribunal. En vain lui direz-vous : « Dans le jeu terrible de la violence et du hasard, l’événement n’est jamais certain ; craignez les retours de la fortune et ses repentirs funestes. Cette province que vous avez prise, êtes-vous sûre qu’elle vous restera ? Mettez partout les scellés dans le territoire envahi, mais ne disposez pas d’avance des effets de la succession, attendez que votre qualité d’héritier ait été reconnue. » — Pour toute réponse, la force vous montre en souriant la pointe de son épée, qui écrit des lois avec du sang.

MM. Funck et Sorel ont fait un livre excellent ; mais, si sages que soient leurs principes, n’ayant pas cinq cent mille hommes à leurs ordres, ils doivent se contenter de les prêcher, et il est douteux qu’ils en puissent jamais faire l’application. Entre eux et le cabinet de Saint-Pétersbourg, la partie n’est pas égale. Le gouvernement russe possède ce grand avantage que non-seulement il professe ses doctrines, mais qu’il les applique. La conférence de Bruxelles n’a pas accepté son nouveau droit des gens, il s’est réservé de le mettre lui-même en pratique ; l’occasion s’en est bientôt présentée, il s’est empressé de la saisir. On a pu s’en convaincre en lisant la remarquable proclamation adressée par l’empereur Alexandre aux Bulgares. Après leur avoir rappelé que le soldat russe est venu combattre pour l’amélioration de leur sort, après leur avoir parlé de l’union intime et séculaire qui les rattache au peuple orthodoxe de Moscou et de Saint-Pétersbourg, ainsi que « de l’amour, de la tendre sollicitude que porte la Russie à tous les membres de la grande famille chrétienne dans la péninsule des Balkans, » l’empereur leur déclare qu’il a confié à son armée la mission d’assurer les droits sacrés de leur nationalité. Ce n’est pas un envahisseur qui se dispose à franchir le Danube, c’est un justicier « qui apporte en Bulgarie la ferme volonté de faire succéder progressivement l’ordre et le droit là où règnent maintenant le désordre et l’arbitraire. » Ce justicier annonce aux musulmans du vilayet du Danube qu’il vient leur demander compte des crimes et des violences dont plusieurs d’entre eux se sont rendus coupables envers des chrétiens sans défense; mais il n’aura garde de les rendre tous responsables: « la justice régulière et impartiale n’atteindra que les seuls criminels restés impunis. » Les généraux russes sont des préteurs, leur camp est un endroit où l’on rend la justice. Ils ne font pas la guerre seulement aux soldats de l’ennemi, ils la font au crime, à l’erreur, ils la font aussi aux institutions qu’ils jugent incompatibles avec le bonheur des peuples. « A mesure que les Russes lisons-nous encore dans la proclamation, avanceront dans l’intérieur du pays, le pouvoir turc sera remplacé par une organisation régulière. Les habitans indigènes seront aussitôt appelés à y participer activement sous la haute direction d’autorités spéciales et nouvelles. Les légions bulgares serviront de noyau à une force armée locale destinée à maintenir l’ordre et la sécurité. »

Les Russes apportaient aux Bulgares un gouvernement dont la mission était de tout changer en Bulgarie. Quand on veut transformer un pays de fond en comble, la meilleure mesure à prendre est d’en changer la capitale. Midhat-Pacha avait fait de Roustchouk le chef-lieu du vilayet du Danube. Le nouveau gouvernement russo-bulgare, à la fois orthodoxe et révolutionnaire, a établi sa résidence à Tirnova; il a restitué son honneur, sa primauté, toutes ses prérogatives à la cité ou à la bourgade romantique que baigne la Jantra, à la ville épiscopale, à la ville des Asanides, située au pied de la montagne sainte. On s’est étonné du bombardement de Roustchouk; on écrivait à ce propos : « Quand une place est investie ou cernée, tous les moyens sont bons qui peuvent hâter sa chute; mais on ne saurait admettre qu’un général cherche à se faire la main en brûlant de loin le chef-lieu d’une province sur le sol de laquelle il n’a pas réussi à faire passer son armée. » On oubliait que les généraux russes font volontiers de la stratégie psychologique; ils connaissent les hommes, ils savent que l’imagination des peuples est une puissance avec laquelle il est utile de compter. Ce n’est point par inhumanité que les Russes ont bombardé Roustchouk ; ils n’ont aucun goût pour les cruautés inutiles. Ils ont voulu punir cette malheureuse ville de l’usurpation qu’elle avait commise et réduire à néant l’œuvre de Midhat-Pacha. La pluie d’obus qui a fait de Roustchouk en huit jours « un amas de ruines sanglantes et fumantes, dominées seulement par les batteries et les redoutes turques, » était une exécution judiciaire et politique; ces obus meurtriers disaient aux Bulgares : Roustchouk n’est plus, tournez ailleurs vos yeux, regardez du côté de Tirnova. Si Abdul-Kérim eût été plus perspicace, ce bombardement psychologique lui aurait révélé l’endroit où les Russes se disposaient à franchir le Danube. Le 29 juin, le sultan Abdul-Hamid recevait un mémoire où il était dit : « Le passage des Russes près de Sistova avec la plus grande partie de leurs troupes démontre leur intention de s’avancer tout d’abord sur la route de Tirnova et de se mettre en possession de l’ancienne métropole de la Bulgarie pour y créer un gouvernement central et un foyer révolutionnaire d’où l’insurrection se propagera dans tous les sens. » La Russie n’oublie jamais la politique dans ses opérations militaires. Où commence la guerre? où finit la diplomatie? elle ne veut pas le savoir.

C’est au prince Tcherkassky, nommé depuis longtemps gouverneur-général de la Bulgarie, qu’était dévolue la tâche de prendre possession de Tirnova, d’y installer son prétoire et d’organiser la conquête qu’on n’avait pas encore faite. S’il faut en croire les indiscrétions viennoises, l’empereur lui dit à Bucharest, dans son audience de congé : « Il vous a été confié une double mission de la plus haute importance ; vous avez à établir en Bulgarie une administration fondée sur de nouvelles bases et à créer un lien moral entre ce pays et la Russie. » Le gouvernement russe ne pouvait mieux choisir son instrument. Le prince est un homme de conseil et d’exécution; il a fait ses preuves chez les Polonais, qui ont admiré avec épouvante la subtilité de ses pensées et la pesanteur de sa main. Il appartient à la race des pétrisseurs de nations, qui ont étudié par principes ce qu’on pourrait appeler les lois du transformisme politique. Les idées de Darwin jouissent d’une grande vogue à Saint-Pétersbourg, et on les a appliquées avec infiniment de sagacité à la science sociale; certains politiques russes se chargent de perfectionner les hommes, les peuples et les consciences avec autant de succès que le célèbre naturaliste anglais perfectionne les pigeons. Dans ses charmantes Lettres sur la Russie, où la finesse du coup d’œil est accompagnée de belle humeur et d’une malice sans fiel, M. de Molinari nous raconte que, sous le règne de Nicolas, on envoya dans la Sibérie occidentale un gouverneur qui, indigné que l’idolâtrie existât encore dans son gouvernement, se mit en devoir de l’extirper. Il fit faire une enquête, et cette enquête lui ayant appris que chaque tribu idolâtre avait ses dieux particuliers, il voulut mettre un terme à cette anarchie divine. A cet effet, il rendit une ordonnance et dressa le rôle exact des dieux officiels qu’il était permis d’adorer à l’exclusion de tous les autres. C’était le premier pas, mais ce n’était pas assez; il s’agissait d’amener par degrés les idolâtres dans le giron de l’église orthodoxe. Il est des fossés qu’on ne franchit pas de plein saut, et les hommes d’état qui savent leur métier ménagent les transitions. Après y avoir rêvé, le gouverneur adressa à Saint-Pétersbourg un mémoire dans lequel il démontrait la nécessité de convertir graduellement les païens au christianisme, en les convertissant d’abord au mahométisme. C’est ainsi que procèdent dans leurs hardies expériences ces régénérateurs de peuples. Ils perfectionnent l’animal humain par la sélection des idées, et si la sélection ne suffit pas et que les cerveaux résistent, on y joint des mesures d’expropriation pour cause d’utilité publique. Cela s’est vu en Pologne.

Quand M. de Bismarck quitta Berlin pour aller rejoindre l’armée prussienne en Bohême, il prit congé de M. Benedetti en lui disant : « J’emporte avec moi mon encrier et tout ce qu’il faut pour écrire. » M. de Bismarck emportait en Bohême son encrier, dans l’espérance qu’il aurait prochainement à écrire la minute d’un traité de paix. Lorsque le prince Tcherkassky quitta Bucharest, accompagné de ses 400 employés civils, il emportait un très grand nombre d’écritoires et de rames de papier, non qu’il se proposât d’écrire des dépêches, c’est l’affaire des diplomates; mais quand on est chargé de rendre des jugemens, de faire des lois, de donner une constitution à une province et d’établir « un lien moral » entre la Bulgarie et la Russie, le papier est un objet de première nécessité. On assure que, depuis qu’il est à Tirnova, le prince Tcherkassky écrit beaucoup. Il a décrété que désormais la langue officielle de l’administration et des tribunaux bulgares serait le russe, et c’est en russe qu’il rédige présentement un code provisoire. Le prince a toujours eu des secrets particuliers pour apprendre le russe aux peuples qui ne se soucient pas de le parler.

Les projets attribués par les journaux roumains au prince Tcherkassky ont étonné l’Europe, car l’Europe s’étonne de tout, faute d’avoir assez médité le nouveau droit des gens et les débats de la conférence de Bruxelles. L’Europe s’en tient aux règles du bon sens, que MM. Funck et Sorel ont habilement réduites en corps de doctrine; elle estime que la force n’est pas le droit, qu’un détenteur n’est pas un propriétaire, que l’occupant n’a aucune juridiction sur le territoire occupé et qu’il ne lui est pas permis d’en disposer comme de son bien, qu’il doit au contraire autant que possible laisser toutes choses dans l’état et dans leur intégrité, ne point anticiper sur l’œuvre de la diplomatie et attendre, pour faire acte de possesseur, qu’un traité en forme ait sanctionné sa conquête. Ce n’est point ainsi que l’entend le prince Tcherkassky, et on peut s’en remettre à lui du soin de remplir scrupuleusement sa mission. Pendant qu’on se bat au nord et au sud du Balkan, il s’occupe de faire bonne justice et maison nette. On lui a recommandé de tout changer, il change tout, il transforme les fez en casquettes de peau ornées d’une croix, et il introduit dans la province du Danube les institutions communales de la Russie. Rien n’échappe à sa vigilante sollicitude ; tout l’intéresse, le spirituel comme le temporel. Il confisque les biens des mosquées, il ordonne de réciter dans tous les temples des prières pour le tsar, et il a mis l’exarque de l’église bulgare, qui réside à Constantinople, en demeure de venir exercer sa charge à Tirnova, sous peine d’être destitué et remplacé. Désespérant de convertir les musulmans, le prince a commencé par les exclure de l’armée nationale et de toute fonction civile. Il s’occupe aujourd’hui de les bannir ou de les déposséder par une nouvelle répartition des biens-fonds, et il réserve le même sort aux riches propriétaires chrétiens qui étaient dévoués aux Turcs et qui remplissaient l’office de maires dans les villages. C’est ainsi que le nouveau gouverneur-général prépare en Bulgarie une vaste révolution économique et sociale, en transformant les fermiers en propriétaires. et les propriétaires en gens ruinés, mais heureux, attendu qu’ils ont parole d’être dédommagés, si Dieu les aide, avant cinquante années révolues. Le prince Tcherkassky, la Pologne le sait, a étudié tout particulièrement l’influence qu’exercent les mesures agraires sur les affaires humaines; il sait aussi tout le parti qu’on peut tirer d’un terrorisme habilement employé pour faciliter le déplacement de la propriété. On lisait l’autre jour dans le Journal russe de Saint-Pétersbourg : — « Il n’y a pas lieu de regretter que la population musulmane de la Bulgarie fuie et quitte le pays pour la civilisation duquel elle n’a rien fait durant des siècles. Bien loin de les retenir, il faut favoriser cette émigration des musulmans, qui facilite considérablement la tâche de l’organisation agraire des Bulgares. »

A vrai dire, les mesures prises ou préparées par le prince Tcherkassky outre-passent les droits attribués aux conquérans par le projet qui a été discuté à Bruxelles. L’article 50 de la deuxième section portait que « les convictions religieuses, l’honneur, la vie et la propriété de la population pacifique doivent être respectés par l’armée ennemie. » Peut-être le prince a-t-il jugé que cet article n’était pas conforme à l’esprit général du projet, que c’était une inconséquence, une dérogation au grand principe en vertu duquel le fait de l’occupation substitue l’état envahisseur à tous les droits de l’état envahi. Le gouverneur-général de la Bulgarie est l’homme des méthodes précises et rigoureuses, il aime à trancher dans le vif, il estime que la logique est la première des vertus de l’esprit. Il entend faire une application énergique et radicale du nouveau droit des gens, et il ne craint pas que son radicalisme déplaise en haut lieu. On lui a donné pour instruction « de combler de biens les chrétiens de Bulgarie; » il leur fait part du bien des musulmans et il les enrichit, sans qu’il lui en coûte rien. La dette de gratitude qu’ils auront contractée envers leur bienfaiteur sera immense; comment la paieront-ils? Ces insolvables ne pourront s’acquitter qu’en se donnant à la Russie corps et âme.

Pendant que l’envahisseur taille, coupe, rogne dans le vilayet du Danube, aussi librement qu’un propriétaire accommodant son jardin à sa guise, les hommes d’état de Vienne recourent à de singulières subtilités pour se dispenser de se fâcher de rien et de rien empêcher. Ils distinguent entre les actes politiques et les actes militaires, et ils déclarent que l’empire austro-hongrois, fidèle à la neutralité qu’il a promis d’observer, respectera la liberté de la Russie en tout ce qui concerne les actes militaires, mais qu’il se réserve à lui-même toute sa liberté d’action en tout ce qui regarde les actes politiques. Or il se trouve qu’en Bulgarie la politique, la guerre, la diplomatie, tout se fait à la fois, tout marche de front, et que l’Europe, si jamais elle se réunit pour dire son mot sur la question, n’aura plus qu’à sanctionner des faits accomplis, rendus plus irréparables encore par des dépossessions et par des massacres. On le sait à Vienne, mais on juge à propos de n’avoir pas l’air de le savoir. Aujourd’hui personne en Europe n’a sa liberté d’action, tout le monde y est le prisonnier de quelqu’un. Nous doutons à la vérité que M. de Bismarck, comme on le prétend, soit le prisonnier de sa reconnaissance; mais il se pourrait que le comte Andrassy fût le prisonnier du parti de la cour, lord Beaconsfield le prisonnier du Times, l’Angleterre la prisonnière de son bonheur et de sa richesse, comme la France est la prisonnière du 16 mai. S’il était vrai que de son côté le prince Gortchakof eût les bras liés par le panslavisme, il n’y aurait dans le monde entier que le prince Tcherkassky qui eût les mains libres, et c’est une bonne fortune dont il faudrait le féliciter.

Que le panslavisme profite des circonstances favorables et vraiment exceptionnelles que lui offre la situation de l’Europe pour accomplir ses grands et ambitieux desseins, on ne saurait sans injustice lui en faire un crime, et si la fortune lui est complaisante jusqu’au bout, on ne pourra nier qu’il n’ait mérité son succès ni soutenir qu’il a été plus heureux qu’habile. Seulement, lorsqu’il cherche à nous persuader que son seul mobile est l’intérêt de l’humanité, sa sollicitude pour les populations de la péninsule du Balkan et son zèle pour la religion orthodoxe, il est difficile à l’Europe de prendre au sérieux ses protestations ; malgré sa bonne volonté, elle n’aperçoit pas sur les lèvres panslavistes « le lait de l’humaine tendresse. » Hegel, qu’on a pourtant accusé de trop respecter les faits accomplis et de donner toujours raison aux victorieux, a dit dans sa Philosophie du droit que tout état en guerre avec un autre doit être considéré comme un particulier qui plaide et qui a des intérêts et des passions, que partant il aurait mauvaise grâce de se poser en défenseur de l’éternelle justice, en représentant de la Providence. L’Europe ne croit plus aux guerres philanthropiques, aux guerres faites pour une idée, elle croit encore moins aux guerres saintes, et elle ne saurait admettre le désintéressement russe comme un point de doctrine. Le 14 mars 1769, au moment où Catherine II allait entrer en campagne contre la confédération de Bar, elle publia un manifeste que signa le général en chef de l’armée russe, le prince Alexandre Michaïlovitch Galitzyne : «Ma très gracieuse souveraine, disait le prince dans ce curieux document, a fait suffisamment connaître à toute l’Europe et en particulier à la sérénissime république de Pologne par des déclarations réitérées les vues qui l’ont déterminée à prendre part aux affaires intérieures de cet état... Sa majesté l’impératrice s’est rendue aux prières que les Polonais lui ont faites et les a secourus avec tant d’affection et de désintéressement que les marques qu’elle a données de la pureté de ses intentions, de son amour pour la justice et de sa fidélité à remplir ses promesses, ne peuvent être contestées et dureront à jamais dans le souvenir de la nation polonaise. » Le généralissime ajoutait que sa majesté impériale n’avait en vue que le redressement des abus qui s’étaient glissés dans le gouvernement polonais, que la protection qu’elle devait aux dissidens persécutés par le fanatisme catholique, et qu’elle était uniquement guidée « par ses sentimens d’humanité[3]. » Trois ans plus tard, la Pologne était partagée, et Catherine s’adjugeait pour son lot la Livonie polonaise avec un morceau de la Lithuanie; c’était un à-compte, en attendant mieux. Il est vraiment bien difficile de croire aux guerres saintes et désintéressées depuis que nous avons vu plus d’un conquérant

Par le chemin du ciel courir à la fortune.


Le Barbier de Séville, qui vient d’être repris à la Comédie-Française avec un si brillant succès, est l’histoire d’une annexion, et cette histoire nous plaît, parce que l’annexioniste qui en est le héros y va de franc jeu et ne donne point de fausses couleurs à ses desseins. Il ne se pique pas d’être un humanitaire ni l’apôtre du droit des gens, il n’aurait garde de faire des phrases ; il aime éperdument la pupille du docteur Bartholo, il a juré qu’elle serait à lui : « Chacun court après le bonheur, s’écrie-t-il, il est pour moi dans le cœur de Rosine ; je n’ai qu’un mot à vous dire, elle sera ma femme. » Ce cri de la passion nous réjouit; mais si le comte Almaviva s’avisait de se donner pour un philanthrope, s’il essayait de nous persuader qu’en délivrant Rosine de ses grilles, il fait œuvre pie, qu’il obéit aux ordres du ciel, le comte Almaviva nous plairait beaucoup moins, et nous serions tentés de trouver qu’après tout le docteur Bartholo est un personnage intéressant et que Figaro fait un vilain métier.


G. VALBERT.

  1. Paris, 1877. Plon.
  2. Hegel’s Crundlinien der Philosophie des Rechts, p. 420.
  3. Recueil des traités, conventions et actes diplomatiques concernant la Pologne, par M. le comte d’Angeberg, p. 72. Paris, Amyot, 1862.