Le Nouveau Louvre et les Nouvelles Tuileries

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Le
nouveau Louvre
et
les nouvelles Tuileries


Lorsqu’au début du nouvel empire un décret annonça qu’en cinq années au plus le Louvre serait achevé et réuni aux Tuileries, que les plans étaient faits, le projet arrêté, le parti pris, les fouilles préparées, qu’aucune hésitation, aucun délai, aucune consultation ne retarderait l’entreprise, la foule battit des mains. Elle aime ce qui va vite, et l’espoir si prochain d’un changement à vue sur cette place depuis si longtemps en décombres, cette transformation subite d’échoppes, de plâtras, de ruines, de débris, en constructions neuves et régulières, furent salués par elle avec reconnaissance. Cependant quelques esprits moins prompts et moins pressés, amateurs de projets plus mûrement conçus et d’œuvres moins précipitées, se permirent d’exprimer certains doutes. Ils ne comprenaient pas qu’on fît si largement appel à nos finances sans tout au moins consulter notre goût. Ils rappelaient que depuis deux cents ans cette question de l’achèvement du Louvre et de la jonction des deux palais avait à plusieurs reprises divisé les esprits, et que les plus compétens peut-être s’étaient presque toujours hautement prononcés en faveur d’une idée que les constructions nouvelles allaient rendre impossible. Avant de prendre un parti si tranché, n’aurait-il pas fallu en expliquer les causes, en donner les raisons, entendre les raisons contraires, instruire en un mot l’affaire avec maturité ? Qu’importait une année de plus pour s’épargner des siècles de regret ? — Ces respectueuses remontrances, présentées dès l’abord, avant que le projet fût en exécution, valaient au moins la peine qu’on les examinât.

On ne répondit rien, ou plutôt la réponse ne se fit pas attendre : les travaux commencèrent ; le terrain fut creusé, et bientôt dans ces immenses fouilles on versa des flots de béton, devenus aussitôt comme un rocher factice sur lequel les assises de pierre ne tardèrent pas à s’élever. Alors on vit sortir de terre et grandir à vue d’œil d’énormes pavillons, flanqués de longues séries d’arcades et entrecoupant des corps de bâtimens si vastes, si profonds, si nombreux et si hauts qu’il eût fallu dans l’ancien temps peut-être un demi-siècle pour les édifier. En moins de cinq années, le tout était construit, couvert et en partie sculpté.

Si donc il s’agissait de constater l’exactitude et la célérité des conducteurs de ces travaux, l’embarras ne serait pas grand, la tâche nous semblerait légère ; mais par malheur l’architecture n’entend pas qu’on la juge ainsi. Exprime-t-elle ce qu’elle doit dire ? le dit-elle avec simplicité, avec élégance ou grandeur ? repousse-t-elle les parures inutiles, la richesse de mauvais aloi ? Voilà ce qu’on lui demande, ce que la postérité veut savoir. Qu’on ait bâti plus ou moins vite, il nous importe peu, le temps ne fait rien à l’affaire. Ce n’est d’ailleurs que la masse extérieure, l’enveloppe visible de ce Louvre nouveau qu’on a construite avec si grande hâte. Tout ce qui n’est pas vu du dehors, les distributions, les décors, les dégagemens, les escaliers, tout l’intérieur enfin marche d’un pas beaucoup moins prompt, nous dirions presque avec lenteur. Faut-il s’en étonner ? On ne saurait tout faire en même temps. Le ravalement de ces façades était à peine terminé qu’une autre œuvre dont tout à l’heure nous parlerons avec détail, la reconstruction des Tuileries, a pris un caractère d’urgence et de nécessité dont jusque-là personne n’avait encore soupçon, travail immense où chaque année vont s’engloutir tous les fonds disponibles. De là un temps d’arrêt forcé dans l’achèvement du Louvre. On avait annoncé que pour l’exposition prochaine, pour 1867, l’escalier principal, celui qui doit conduire directement au grand salon, serait livré au public ; vain espoir : on se contentera de terminer pour cette époque un escalier plus modeste, celui qui se développe dans une partie du pavillon Mollien. Et qui peut dire, une fois cette occasion manquée, quand la dernière main sera mise à l’intérieur du Louvre ? Ce ne sera certes pas avant que les travaux extérieurs en cours d’exécution (la reconstruction et l’élargissement de la galerie du bord de l’eau) soient eux-mêmes entièrement terminés : or d’ici là peut-on répondre que le besoin de raccorder, d’amplifier, de remettre à neuf chaque partie des Tuileries, ne commandera pas de nouveaux ajournemens ? Rien n’est donc moins certain que l’époque où les promesses de 1852 seront enfin accomplies. Ce n’est pas une raison pour s’abstenir, en attendant, d’examiner et de juger dans leur ensemble ces constructions nouvelles. Ce qui reste à faire au Louvre est, à vrai dire, si peu de chose en comparaison de ce qui est déjà fait, que, sans scrupule, sans crainte d’avoir à se dédire, on peut dès aujourd’hui considérer le tout comme à peu près fini et publier ce qu’on en pense. C’est aussi ce que nous allons faire. Ce sera pour nous le complément d’une étude entreprise il y a quatorze ans et qu’il est temps de conduire à fin.

En parcourant dans le passé l’histoire de cette royale demeure, nous l’avions vue, à chacune de ses phases, donner en quelque sorte le ton à l’art français. En sera-t-il de même maintenant que la voilà complète, et faudra-t-il s’en applaudir ? Quel enseignement sortira de ces constructions ? Quelle influence exercera sur nos arts du dessin non-seulement dans la capitale, mais dans maint autre lieu, dans nos principaux centres de population, cette façon de comprendre et de pratiquer l’architecture ? C’est là ce qu’il nous faut chercher. Loin de nous tout système de blâme préconçu ; nous n’avons aucun goût pour la critique tracassière et ne savons au monde rien de si doux que d’admirer. Nous nous dépouillons donc de toute prévention en nous plaçant en face de ce Louvre nouveau ; nous oublions nos préférences pour un plan désormais impossible, et, acceptant celui qui a prévalu, nous en cherchons les bons côtés, les avantages. L’a-t-on bien mis en œuvre ? Cela seul nous importe. Nous ne pensons pas même au surcroît de dépenses dont il est devenu l’inévitable cause. Que dans un grand pays, pour l’embellissement d’une grande cité, certains travaux soient faits avec quelque largesse, il n’y a rien là qui nous révolte. La charge peut être lourde : si les travaux promettent de faire honneur à notre temps, s’ils sont d’un bon exemple, s’ils relèvent le goût, s’ils l’épurent et le fortifient, n’insistons pas sur ce qu’ils coûtent et gardons-nous de mesquines chicanes ; mais si pour prix de dépenses énormes, d’imprévoyances dispendieuses, d’évidentes prodigalités, rien dans ces travaux ne révèle le culte sérieux d’un art sobre et viril ; s’il n’en résulte pour le public ni leçon, ni profit ; si ce goût du clinquant, ce luxe à tout propos, ce luxe sans mesure qui s’étale aujourd’hui partout, dans les maisons, dans les ameublemens, dans les toilettes, dans tous les détails de la vie, trouve là son excuse et son apothéose, qu’on ne s’étonne pas de nous voir, malgré nous, d’autant moins indulgent que cette occasion d’une noble lutte, d’un grand et salutaire exemple, était plus solennelle, plus éclatante, et, disons-le, plus introuvable. On ne recommence pas un Louvre tous les jours : le caractère qui s’imprime à un tel monument ne se corrige ni ne s’efface ; il reste, il survit et demeure attaché, soit à titre d’honneur, soit comme un triste témoignage, à l’époque qui l’a produit. Voyons donc froidement, sans passion, en quelle estime il faut tenir ces constructions nouvelles et quel souvenir de notre temps elles légueront à la postérité.


I.

Avant tout, point de vaines et tardives querelles à l’occasion du plan, bien qu’à vrai dire nos regrets se réveillent, et toujours aussi vifs, chaque fois que nous traversons cette place. Il était si facile, en y touchant à peine, d’en faire quelque chose de vraiment grand et d’incomparable en son genre ! Ne se souvient-on pas que les plus incrédules, pendant les courts instans qui précédèrent l’ouverture des travaux, quand les maisons venaient d’être abattues et le terrain déblayé, ne purent s’empêcher de reconnaître l’heureux effet de ces longues lignes encadrant cet immense espace ? Les proportions étaient si justes, bien que données par le hasard ! On pressentait si bien le mouvement, la vie que jetterait au milieu de ces lignes, non pas un maigre échantillon de gazon et d’arbustes comme les deux square en miniature qui font si pauvre mine au pied de ces pavillons, mais de grands massifs de verdure largement dessinés ! Comment n’en pas vouloir à ces deux montagnes de pierres qui ont dévoré moitié de cet espace et qui l’encombrent si lourdement ? Enfin n’en parlons plus : le fait est accompli, consommé, sans remède ; passons condamnation sur la question du plan.

Le seul regret dont on ne peut se défendre et qu’il est juste d’exprimer, c’est que l’auteur de ce projet n’en ait pas pu suivre lui-même l’exécution jusqu’au bout. Il y avait à coup sûr une vraie garantie, et comme une sorte de consolation pour ceux qui blâmaient le projet et qui en redoutaient les conséquences, à le voir mis en œuvre par des mains aussi sûres. Sans s’être longtemps nourri de classiques études, Visconti connaissait d’instinct les secrets de son art, et il avait reçu par héritage en quelque sorte de son illustre père, sinon la science de l’antiquité, du moins le goût et le respect du beau. Tout ce qu’il faisait était marqué à un certain cachet de distinction, de bonne grâce. Modeste et consciencieux, se défiant de son savoir, il cherchait les conseils, et pour ceux qui lui paraissaient bons, on peut dire qu’il se prenait en quelque sorte de passion, tant il s’y conformait avec ardeur. Aussi lorsqu’on l’eut chargé de l’achèvement du Louvre, cette grande entreprise qui comblait sa juste ambition et couronnait sa vie, ce ne fut pas sans quelque trouble qu’il vit ses confidens les plus habituels, ceux dont il écoutait de préférence les avis, repousser la donnée principale du projet qu’il avait adopté, c’est-à-dire l’amoindrissement, le rétrécissement de l’espace compris entre les deux palais. L’origine de cette combinaison n’avait, il faut le dire, rien d’architectural ; c’était tout simplement une facilité de plus que le pouvoir nouveau voulait se ménager en concentrant sous sa main, en abritant du même toit que son propre palais, une foule de services jusque-là dispersés, et par exemple des casernes tout entières, de vastes écuries, un manège, une imprimerie, deux ou trois ministères, sans compter les musées, les galeries, les collections nées et à naître, ces hôtes ordinaires du Louvre depuis le consulat, qu’on n’en pouvait exclure et qui même réclamaient une meilleure hospitalité. Pour tout cela, il fallait envahir et convertir en surface bâtie une partie considérable de l’espace que les démolitions mettaient à découvert. Or Visconti, sans grand effort de conscience, avait pu se plier à ces conditions qui au fond ne lui déplaisaient pas. Il était de ceux qui supposaient, avant que le déblaiement des abords du Carrousel eût prouvé le contraire, que cet espace était trop vaste et trop irrégulier pour, qu’il en pût sortir sans de profonds changemens une place monumentale ; que les deux palais ainsi mis en regard deviendraient discordans, et, diminués par la distance, ne conserveraient pas leur véritable échelle. Il avait donc admis sans peine le programme qui lui était tracé, ou plutôt il l’avait fait sien ; mais quand il vit les partisans les plus respectueux de l’œuvre de Pierre Lescot tenir son projet pour suspect et redouter pour le vieux Louvre le voisinage écrasant de ces massives additions, il prit ses précautions et redoubla d’efforts pour atténuer le plus possible les dangers qu’on lui signalait, pour ne donner, en d’autres termes, aux constructions nouvelles qu’une hauteur moyenne, un éclat modéré, et pour en déguiser la trop grande importance par la sobriété de l’ornementation. Tel était son ferme dessein, et il en a laissé une preuve authentique qu’il est permis d’invoquer aujourd’hui. Une vue cavalière dessinée sous sa direction, gravée et publiée peu de temps avant sa mort, représente le nouveau Louvre tel qu’il se proposait de le construire. Nous ne prétendons pas qu’en cours d’exécution il n’eût, sur certains points, modifié plus ou moins ce premier jet de sa pensée : la planche dont nous parlons est d’ailleurs si petite que beaucoup de détails n’y sont pas indiqués ; mais ce qu’elle exprime, clairement, sans équivoque, ce sont quelques données principales du projet que l’auteur tenait pour nécessaires, et sur lesquelles aucun pouvoir, aucune considération ne l’auraient fait transiger. Ainsi pour rien au monde il n’aurait porté ses façades à la hauteur qu’elles ont aujourd’hui : il leur donnait un étage de moins ; à aucun prix non plus, il n’aurait renoncé aux combles apparens, aux toits à la française, et il s’était promis qu’au-dessus des corniches tout cordon de balustres serait sévèrement proscrit ; en d’autres termes, c’était à Pierre Lescot et non pas à Claude Perrault qu’il voulait, dans la cour du Louvre, emprunter ses inspirations.

Aussi, même en laissant dans l’ombre toutes les qualités de cet homme excellent et tant de justes raisons de déplorer sa perte, à ne parler que du Louvre, la mort prématurée qui frappa Visconti était un coup irréparable. On perdait avec lui non-seulement son talent, son goût, son expérience, son culte respectueux de ce noble monument, son scrupuleux désir de le ménager avant tout ; on perdait quelque chose de plus rare, une autorité suffisante pour tenir tête aux fantaisies, aux caprices qui assiégent tout architecte, même dans nos demeures privées, à plus forte raison dans les cours. Sans être d’un caractère absolu ni cassant, sans rechercher la lutte, en l’évitant plutôt, Visconti parvenait toujours à ne faire que ce qu’il voulait bien. Sa réputation, ses services, la confiance qu’il avait su se concilier, l’auraient mis à l’abri de demandes importunes et d’ordres malencontreux. Il fût resté maître de son œuvre sans presque avoir à la défendre, et nous aurions vu son projet s’accomplir sans encombre, tel qu’il l’avait conçu.

Que pouvait au contraire son jeune successeur ? Subitement appelé à ce poste d’honneur, à ce lourd héritage, par un jeu du hasard, par une de ces faveurs qui, pour être au fond méritées, n’en font pas moins l’effet d’un caprice ; connu par des succès d’école et par quelques travaux secondaires dans une résidence impériale, mais ignoré du public, n’ayant ni fait ses preuves en dirigeant lui-même de grandes constructions, ni donné de son savoir-faire un gage qu’on pût citer, de quel droit aurait-il prétendu faire triompher son goût et imposer son sentiment ? Évidemment on ne l’avait choisi que pour lui réserver un rôle plus modeste. Quelle que pût être son énergie, sa force de résistance aux volontés d’autrui, il était condamné à n’en pas faire usage. Se retirer, refuser d’obéir, à son âge et dans sa position, rien au monde n’était plus impossible : on eût traduit cet héroïsme en aveu d’impuissance. Du moment qu’il avait accepté, il fallait donc qu’il se soumît et devînt l’auteur apparent d’innovations que par lui-même il n’eût pas inventées.

Autrement comment croire qu’à peine entré en fonction ce jeune homme se fût permis de bouleverser de fonds en comble les plans de son prédécesseur ? Le 3 janvier 1854, devant une tombe entr’ouverte, M. le ministre d’état, prononçant un solennel adieu, se félicitait publiquement que Visconti eût laissé assez d’études et de notes pour « assurer l’achèvement de cette grande œuvre telle qu’il l’avait conçue, » et voilà que dès le mois suivant on commençait à démolir une partie de cette grande œuvre pour la reprendre à nouveau, et non-seulement on renonçait au système de décoration projeté, mais on remaniait les constructions déjà faites, on en changeait les proportions, on en dénaturait l’aspect, en exhaussant le monument d’un étage dans toute l’étendue de ses façades. Or nous disons que ce n’est pas de lui-même et sur sa seule responsabilité qu’un jeune artiste, à son début, se serait donné de telles licences. Aussi, quand tout à l’heure nous parlerons de ses travaux, quelles que soient nos sévérités, ce n’est vraiment pas à lui-même, ce n’est pas à son talent que dans notre pensée elles s’adresseront. Nous sommes convaincu que les traditions et les exemples dont il était nourri, non moins que son goût naturel, plutôt porté jusque-là à la délicatesse qu’à la fausse grandeur, le devaient détourner de la voie regrettable où il s’est engagé. La faute en est aux influences plus ou moins élevées, plus ou moins subalternes, qu’il était, nous le reconnaissons, hors d’état de combattre ; mais en architecture les fictions parlementaires n’étant point abolies, c’est le ministre responsable, c’est-à-dire l’architecte, qui seul répond pour tous. Il faudra donc, à notre grand regret, que nous fassions peser sur un artiste habile le poids de fautes dont, à part nous et en bonne équité, nous aimons à l’absoudre, mais qui ne peuvent publiquement être imputées qu’à lui.

Le jour où Visconti fut mortellement frappé, le dernier jour de l’année 1853, la maçonnerie du nouveau Louvre était déjà sur certains points parvenue à toute sa hauteur. Ainsi le pavillon de Rohan, répétition exacte de l’ancien pavillon de Lesdiguières, du petit pavillon formant guichet sur le quai, vis-à-vis le pont des Saints-Pères, venait de recevoir ses dernières assises, le couronnement de sa corniche. Ce ne fut donc pas sans surprise qu’un certain jour les nombreux ouvriers qui peuplaient le chantier et le public qui passait dans la rue entendirent frapper à grands coups sur les pierres de cette corniche à peine mise en place. Le marteau travaillait à la rogner, à la réduire, à ne lui laisser que la simple épaisseur d’un bandeau séparant deux étages. Allait-on donc greffer un étage de plus sur cet étroit pavillon ? Personne n’y voulait croire : l’invraisemblance était trop grande, et pourtant il fallut se rendre à l’évidence, car bientôt on vit monter les pierres, on vit se hisser lourdement au-dessus de ce petit ordre modeste, portant un fronton arrondi, sans prétention, mais non sans grâce, un second ordre opulent, bien nourri, un ordre en ronde bosse, portant aussi un fronton arrondi tout chargé d’ornemens, d’attributs, de figures. Nous ne croyons pas que personne, en aucun lieu du monde, se fût encore passé la fantaisie de poser ainsi deux frontons l’un sur l’autre et de faire porter des colonnes en saillie sur des pilastres méplats. Après tout cependant, si ces innovations étaient d’un bon effet, nous nous garderions d’en médire et laisserions gloser les critiques chagrins ; mais nous le demandons à tous ceux qui, traversant la place, voudront bien lever la tête avant d’entrer sous le guichet, l’effet de cette surélévation, de cette excroissance de pierres, n’est-il pas malheureux encore plus qu’insolite ? Nous ne savons qu’une chose peut-être encore moins heureuse, c’est la forme du toit qui surmonte cet ordre parasite, et qui lui-même est flanqué de quatre énormes cheminées, dont l’usage au-dessus d’un guichet est tout au moins problématique, et surmonté d’un campanile d’une maigre élégance, à qui le voisinage de ces lourdes cheminées et de toutes les masses qui l’entourent donne l’aspect le plus étrange, le plus grêle, le plus fluet.

Mais nous nous arrêtons à un détail : que ce pavillon ou plutôt que ces deux pavillons, car, une fois l’un des deux façonné de la sorte, la symétrie voulait que l’autre le fût aussi, que ces deux pavillons de Rohan et de Lesdiguières soient plus ou moins défigurés, ce n’est pas une raison pour que le reste du palais ait éprouvé le même sort. Ces pavillons ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’ensemble des constructions nouvelles ; par malheur les additions qu’ils ont subies n’étaient pas un fait isolé. On ne les surélevait ainsi, on ne leur imposait cette étrange coiffure que pour se donner moyen d’exhausser les façades voisines, et de proche en proche le palais tout entier. Supposez en effet que le pavillon de Lesdiguières fût resté à sa hauteur première, sa corniche devenait un niveau nécessaire qu’on ne pouvait dépasser ni d’un côté ni de l’autre, pas plus pour les façades nouvelles que pour la grande galerie communiquant aux Tuileries, et dès lors il fallait bien se contenter d’un seul et noble étage, ainsi que l’avait fait Visconti ; autrement les pierres du second étage seraient venues butter contre l’ardoise, contre le toit du pavillon. Voilà pourquoi, une fois admis le projet d’une surélévation générale, il fallait, n’importe à quel prix, surélever le pavillon. Eh bien ! cet étage de plus, cette surélévation générale, cette infraction capitale au plan de Visconti, voilà le vice incorrigible de tout l’ensemble de ces constructions. De là cette lourdeur d’aspect, cette hauteur écrasante ; de là l’inévitable tentation de déguiser ces formidables masses sous un flot de sculptures et de décorations ; de là enfin ce défaut d’harmonie, cette dissonance manifeste entre les nouvelles façades et les anciennes, disparate assez forte pour que la nécessité prochaine de reconstruire en entier et la grande galerie et la presque totalité des Tuileries ait apparu de très bonne heure même aux moins clairvoyans.

Telle est pourtant la conséquence d’une simple erreur de calcul : on croit qu’on peut impunément donner ou ne pas donner à de tels édifices un étage de plus ; on se hasarde à en courir la chance, et quand l’œuvre est montée, on voit qu’on s’est trompé d’échelle. Que faire alors ? Démolir ce qu’on vient d’élever ? ce serait bien naïf et confesser bien humblement qu’on a construit à la légère : mieux vaut abattre ce qui est vieux sous prétexte de maladie. Il en coûtera trois ou quatre fois plus, qu’importe ? Les millions font-ils jamais défaut ? et n’y gagne-t-on pas la perte définitive de vieux témoins des anciens temps, de souvenirs à jamais effacés ?

Cherchons cependant s’il n’y avait pas quelque sérieux motif de renoncer au plan convenu et d’exiger ce supplément d’étage, cause de tout le mal. Évidemment l’aspect du monument, l’effet extérieur n’y pouvait rien gagner : ces ouvertures multipliées, ce long cordon de petites fenêtres sans accent et sans style n’ajoutent à ces façades aucune sorte d’agrément, et leur donnent plutôt un certain air industriel peu compatible avec un palais ; mais, si l’innovation n’avait à l’extérieur ni avantage ni profit, n’étaient-ce pas les besoins du service, les exigences intérieures qui la rendaient nécessaire ? Puisqu’on voulait trouver dans ces bâtimens neufs un vaste abri pour les services les plus divers, quelque chose d’analogue à ces châteaux du moyen âge où s’entassaient à la fois les hommes d’armes destinés à les défendre et tous les corps d’état propres à rendre plus facile la vie du châtelain, n’est-il pas naturel qu’on attachât quelque importance à l’étendue des logemens ? Soit ; mais le nouveau système, l’addition d’un étage apparent, d’un étage de pierre, n’ajoutait absolument rien à la surface habitable, puisqu’en élevant les façades on diminuait d’autant la hauteur des combles, et que la seule différence entre le nouveau plan et le plan de Visconti n’était pas de créer un étage de plus, c’était de rendre carré, c’est-à-dire vertical sur ses quatre faces, l’étage qui, pratiqué dans les combles, aurait eu des parois légèrement inclinées. Nous nous hâtons de reconnaître que pour l’habitation mieux vaut une muraille que le rampant d’un toit ; mais est-il donc si difficile, en sacrifiant un peu d’espace pour corriger l’inclinaison de la toiture, d’obtenir dans un comble un étage carré ? N’oublions pas d’ailleurs que, pour l’emploi qu’on en voulait faire, ce second étage, ou, pour mieux dire, cet attique n’avait aucun besoin d’être monumental. Des casernes, des dortoirs de soldats, des bureaux, des logemens d’employés, des débarras, des dépôts d’objets d’art, voilà la vraie destination de ce second étage ; on pouvait donc impunément maintenir les combles en saillie et ne pas exhausser les façades. Pense-t-on que nos musées prendront un jour une telle extension qu’il leur faudra envahir cet attique ? Il n’est guère dans nos habitudes françaises de faire monter les gens si haut pour contempler des chefs-d’œuvre ; à supposer même que ce genre de fatigue vînt à être accepté chez nous, et que ces ascensions si bien admises en Italie nous devinssent nécessaires ; à supposer qu’il fallut dans ce dernier étage ouvrir des galeries, exposer des tableaux éclairés par le haut, ne conviendra-t-on pas qu’il n’eût pas été moins facile de prendre des jours sur un comble apparent que sur le comble déguisé qui existe aujourd’hui ?

Nous n’insistons ainsi que pour bien démontrer non-seulement que le goût, l’art, le sentiment des lignes protestaient contre cet exhaussement dont nous voyons le triste effet et les coûteuses conséquences, mais qu’il n’y avait pas même un prétexte spécieux, fondé sur des idées d’utilité ou de convenance, pour adopter un tel parti. A-t-on du moins tenté quelques efforts, une fois le système admis, pour sauver par un peu d’invention et d’originalité, par la distinction et l’élégance des détails, la massive lourdeur de la construction ? Non, et c’est ici qu’il nous en coûte de ne pouvoir imputer qu’à l’architecte seul cette ornementation vraiment désespérante, tout à la fois maigre et banale sur certains points du monument, et sur d’autres d’une ampleur et d’une exubérance qui passent toute imagination.

Comment comprendre, par exemple, qu’au sommet de ces hautes façades, et pour en couronner les dernières assises, on n’ait rien inventé de plus neuf et de mieux en rapport avec le monument que ces petits génies formant groupe avec les attributs qui les caractérisent, lourdes ébauches, sculpture à la fois molle et théâtrale, comme on en fabrique à la hâte pour la décoration d’une fête publique ? Que font-ils là ces pauvres groupes reliés de distance en distance par ces petits balustres si mesquins et si grêles ? Ne croyez pas, quant aux balustres, que nous ayons contre eux, en thèse générale, un invincible préjugé. Employés avec art et avec discrétion, à leur vraie place, dans des constructions franchement italiennes, ces parapets à jour sont d’un charmant effet. Était-ce une raison pour en mettre partout, sur tous nos monumens, sans le moindre à-propos ? L’abus que nous signalons, déjà vieux à Paris, a pris depuis quinze ans de telles proportions qu’on est vraiment tenté d’attribuer à ce genre d’ornement un caractère officiel et presque obligatoire. À moins d’y être condamné par une sorte de consigne, quel artiste aujourd’hui oserait faire emploi de ce motif usé et affubler de cet uniforme les monumens qu’il construit ? Visconti, comme on l’a vu plus haut, entendait bien s’en affranchir, et ce n’était pas par des balustres, c’était en s’inspirant des belles découpures dont Pierre Lescot a surmonté sa façade de la cour du Louvre qu’il avait l’intention de couronner les siennes. Pourquoi donc avoir pris, même à propos de ce détail, le contre-pied de son projet ? Si le plan rectifié, en supprimant les combles apparens, avait adopté un système de terrasse et déguisé toute espèce de toit, comme l’avait fait Perrault au-dessus de la colonnade, on comprendrait que les balustres eussent été préférés, car ils se seraient alors détachés sur le ciel, ce qui est conforme à leur nature et à leur vraie destination. Il en est tout autrement. En renonçant au toit à la française, on n’a pas adopté la terrasse italienne, on est resté entre les deux ; on a imaginé un comble à moitié apparent, tronqué, bâtard, ne sachant pas ce qu’il veut être, devant lequel les découpures de Pierre Lescot, sans tablette d’appui, auraient encore leur raison d’être, tandis que la balustrade proprement dite, adossée à ce toit, se détachant sur ce fond gris, est un tel contre-sens qu’il n’y a vraiment aucune excuse à s’être ainsi permis un changement de plus aux intentions de Visconti.

Si du moins, les balustres admis, on leur avait donné une forme vigoureuse, de justes proportions, une importance suffisante, nos regrets seraient fort atténués. N’a-t-on pas vu au dernier siècle, vers la fin de Louis XV et tant que Louis XVI a régné, des hommes pleins d’esprit et de ressources, de véritables architectes, qui se sont fait un style sans obéir, comme leurs prédécesseurs, seulement au caprice, sans s’imposer non plus de serviles entraves, s’appropriant l’antique sans s’y assujettir, l’interprétant, l’adaptant à nos mœurs et nous laissant ainsi de précieux modèles, mieux compris, mieux goûtés chaque jour, ne les a-t-on pas vus prêter à leurs balustres un accent tout nouveau par quelques heureuses variantes de galbe et de disposition ? Ils ont fait mieux encore : pour sortir de l’ornière, pour rajeunir ce vieux motif, ils ont cherché de nouveaux types de balustrades à jour, et, retrouvant sans le savoir la voie qu’avaient suivie leurs frères du moyen âge et de la renaissance, ils ont, par réminiscence instinctive et sans la moindre imitation, pratiqué dans la pierre de régulières découpures de forme élégante et simple, en général ovale ou arrondie, et produisant les plus piquans effets. Nous ne demandions pas qu’au Louvre on prît de telles libertés, nous voulions seulement qu’on se donnât la peine, sans sortir des types consacrés, d’engraisser un peu ces fuseaux, d’en accuser mieux les contours, de les mettre un peu plus à l’échelle, et d’en marquer les divisions par des groupes de sculptures moins monotones et moins insignifians.

La froideur de cette décoration superposée à la corniche est d’autant plus choquante qu’elle vient se heurter à ces énormes pavillons et aux sculptures non moins énormes sous le poids desquelles ils semblent succomber. Ici la scène change : nous gémissions d’un excès de maigreur, nous voici en présence de l’embonpoint le plus extraordinaire et le plus gigantesque qui se puisse imaginer. Il n’y a personne qui n’en dise son mot. Les moins experts, les plus indifférens, tous ceux qui traversent la place, sont sous le coup du même étonnement. Ils s’expliquent plus ou moins ce qui les trouble, ce qui les choque, mais tous ils s’aperçoivent qu’il y a là quelque chose d’insolite, un luxe sans raison, un défaut d’harmonie, une disproportion manifeste entre l’échelle de la parure et celle du monument. Ne parlons même pas de ces colonnes accouplées qui flanquent ces pavillons, et dont l’office est une énigme. À quoi bon essayer de comprendre ce qu’elles font là, ne portant rien, et si fort en saillie qu’elles sont comme étrangères à la construction ? Sont-ce des contre-forts ajoutés après coup et déguisés comme on a pu sous forme de colonnes ? sont-ce vraiment des colonnes, et alors quelle étrange idée de les avoir ainsi placées en dehors du fardeau qu’elles devraient soutenir ? On se rappelle qu’à leur début, lorsqu’elles virent le jour pour la première fois, elles étaient surmontées par des groupes d’enfans à peu près dans le genre de ceux qui entrecoupent la petite balustrade dont nous parlions tout à l’heure. Ce :, fûts robustes, ce double étage de supports herculéens sans autre fin que de porter une poignée de Myrmidons, donnèrent naissance à tant de quolibets qu’un erratum fut jugé nécessaire. À peine sortis de leur prison, à peine délivrés de leurs échafaudages, ces pavillons furent de nouveau claquemurés et emmaillottés ; puis au bout de six mois, quand la correction fut faite et livrée aux regards, les enfans avaient disparu, mais à leur place qu’avait-on mis sur chaque paire de colonnes ? Deux consoles renversées, deux consoles la tête en bas, expédient singulier, énigme encore plus insoluble que les petits génies, et dont pourtant, de guerre lasse, faute de mieux, crainte de pis, on s’est prudemment contenté.

Après tout, ces colonnes n’ont d’autre tort que d’être mal placées : elles sont parfaitement inutiles, et voilà tout ; du reste par elles-mêmes sans vice ni vertu. Nous ne saurions en dire autant de la décoration qui surmonte ces mêmes pavillons, ou plutôt seulement quatre d’entre eux, ceux dont la toiture se dessine en cône tronqué à quatre pans. C’est déjà quelque chose qui nous blesse les yeux que la forme écrasée de ces toits. Un premier essai de ce genre attrista tous les gens de goût, voilà près de trente ans, lorsque pour restaurer, refondre et agrandir l’Hôtel-de-Ville, on en modifia la toiture. Au lieu de ces grands combles à la française, se dressant fièrement en pyramide aiguë et tronquée seulement presque au sommet de l’angle, on nous fit, sous le prétexte de mieux assurer le service des vigies, des pompiers et des rondes de nuit, de vraies terrasses, de larges plates-formes sur chaque pavillon, par conséquent des toits tronqués presque à mi-corps, forme écrasée, aussi lourde que plate, rappelant celle du képi de nos soldats. C’est cette malheureuse toiture, dont aurait dû nous garantir l’exemple de l’Hôtel-de-Ville, qu’on nous a transportée au Louvre en lui donnant encore un supplément de pesanteur. Aussi les quatre pavillons qui en sont affublés feraient déjà triste figure quand même ils n’auraient pas à supporter cette profusion d’ornemens, ce pêle-mêle de fleurs, de fruits, de guirlandes, d’attributs, d’armoiries, de figures qui les surmontent et les écrasent. Nous admettons qu’il fallût des mansardes ornées sur le rampant de ces grands toits, mais à quoi bon ces baies immenses, ces arcades démesurées et ces couronnemens gigantesques ? Pour trouver sur un édifice un tel amas de membres inutiles, pour rencontrer un tel défaut de proportion et de mesure, il faudrait faire bien du chemin. Nous ne voulons pas dire jusqu’où notre pensée voyage quand elle se met à la recherche d’effets à peu près semblables, d’exemples aussi complets de fausse et massive richesse : ce n’est pas en Europe, même au temps de nos décadences les plus complexes et les plus surchargées, c’est au fond de l’Asie, dans les pagodes des Hindous. Nous ne passons pas une fois devant ces mansardes colossales sans que cette analogie bizarre ne nous vienne à l’esprit malgré nous.

Quant aux deux autres pavillons, ceux qui s’élèvent à plus grande hauteur et qui se terminent en coupole, bien que très ornés eux-mêmes, ils prennent par comparaison un air de simplicité ; c’est qu’ils ne sont, à peu de chose près, que la reproduction du pavillon de Lemercier, du pavillon de la cour du Louvre, celui dont le fronton est si hardiment soutenu par les grandes et belles cariatides de Sarrazin. Copier est sans doute un moyen de ne pas s’égarer tout à fait. Pour peu que le modèle soit bon et la copie passable, vous obtenez une œuvre qui, par certains côtés, échappe à la critique, mais en même temps, disons-le bien, la plus pauvre, la moins utile, la plus dangereuse des œuvres. Non-seulement vous ne créez pas et ne mettez au jour qu’un produit presque inerte, faute de sève intérieure ; vous faites plus, vous dépréciez, vous avilissez votre modèle. C’est de l’architecture que nous parlons ici : il en est autrement de la peinture. Les tableaux ne perdent jamais rien à être copiés : on peut les reproduire de toutes les façons, par tous les procédés, sans qu’ils en souffrent la moindre atteinte. Et supposez la meilleure des copies exposée en regard, même à côté de l’original, bien loin de lui porter dommage elle le met en valeur, elle en fait ressortir certains mérites qui lui appartiennent en propre, certaines délicatesses tellement individuelles qu’elles sont inimitables. C’est que le peintre est son propre interprète ; il entre directement en rapport avec le spectateur ; c’est sa main, son pinceau, son esprit, sa personne, que vous lisez sur sa toile ; on peut tout imiter, tout contrefaire, tout, excepté sa touche : sa touche c’est lui-même. L’architecte au contraire n’est jamais avec vous dans ces rapports intimes. Toujours entre vous et lui se glisse un tiers, un interprète. Son œuvre une fois construite n’est plus son œuvre personnelle ; elle est la traduction de sa pensée écrite par une main étrangère. Si donc vous chargez après coup une autre main étrangère de reproduire cette traduction, il n’y a plus entre les deux œuvres la même différence qu’entre la copie d’un tableau et le tableau lui-même ; ce sont deux copies en présence. Il s’établit entre le monument original et la contrefaçon une sorte d’identité mathématique qui tourne au détriment du monument original. Son titre s’avilit ; il n’a plus ni la même importance ni le même intérêt, et d’un autre côté le monument nouveau ne recueille point tout le profit du tort qu’il fait à l’autre. Le spectateur n’accueille qu’avec indifférence, d’un œil blasé, ces nouveautés qu’il sait par cœur : il n’y voit qu’un aveu d’impuissance, n’y porte qu’un regard inattentif ou dédaigneux.

Dira-t-on que nos deux pavillons ne sont pas des copies, qu’ils imitent et rappellent le pavillon de Lemercier sans le reproduire trait pour trait ? Nous en tombons d’accord : ils ont la taille infiniment moins svelte ; ces colonnes en saillie les épaississent outre mesure, et leur font une sorte de ventre le plus disgracieux du monde. Quant à l’étage supérieur, les cariatides qui le supportent n’ont avec celles de Sarrazin qu’une parenté très éloignée. Elles ne sont pas de même race. L’ajustement, la pose, l’esprit, le caractère, tout est d’une autre qualité. Ce ne sont plus ces figures hardies, originales, artistement accouplées : ce sont des femmes, de style soi-disant grec, non sans mérite assurément, mais froidement conçues, isolément posées et étrangères au monument. Il n’en est pas moins vrai qu’à première vue ce qui frappe ce sont les ressemblances. On ne voit que des masses à peu près identiques, de grandes cariatides soutenant un fronton, encadrant trois fenêtres, dominant tout ce qui les entoure. On se croit dans la cour du Louvre, ou plutôt devant un simple calque du monument qu’on connaît, et quand l’erreur se dissipe, à mesure que se révèlent de regrettables différences, l’impression première n’en persiste pas moins : c’est de l’architecture copiée qu’on a devant les yeux, seulement avec un déplaisir de plus, les changemens, les fautes, les infidélités du copiste.

On prendrait pourtant son parti de ces deux pavillons, s’il n’y en avait pas encore un autre ; c’est le troisième qui comble la mesure et par bien des raisons. D’abord mettre en regard à si peu de distance trois simulacres du même monument, il y a de quoi le faire prendre en grippe. Un bon mot répété devient une sottise ; l’architecture a aussi ses bons mots. Ici notre grand grief n’est pas seulement cette faute de goût, cette imitation défectueuse, cette répétition monotone : c’est quelque chose d’infiniment plus triste, quelque chose d’irréparable, la destruction d’une œuvre unique en son genre, d’une œuvre que les amis de notre art national tenaient en haute estime, et qui donnait du talent de Lescot un sobre et vigoureux exemple, non moins précieux peut-être que son brillant chef-d’œuvre.

Qu’est-ce en effet que ce troisième simulacre du pavillon de la cour du Louvre, si ce n’est la face extérieure de ce pavillon même mutilée, transformée et devenue par une sorte de placage à peu près identique à sa face intérieure ? L’intention de Lescot, conforme à toutes nos traditions françaises, était qu’entre le dedans et le dehors de son palais le contraste fût très accusé : à l’intérieur, la grâce, l’élégance, la richesse ; à l’extérieur, la force, la puissance, le souvenir du château fort. Ce pavillon si ferme, si robuste et en même temps si élancé, sans autres ornemens que ces longues chaînes de pierre protégeant ses arêtes, avait presque l’air d’un donjon. Il s’élevait au centre d’une façade simple et mâle elle-même, percée d’ouvertures assez rares pour ménager de grandes parties pleines qui donnaient l’impression du calme et de la force. Rien de tout cela ne subsiste aujourd’hui. Il n’y a plus ni dedans ni dehors. Le pavillon sur ses deux faces est habillé de la même façon : des deux côtés, c’est la même parure, ou plutôt l’extérieur, par un renversement des rôles, semble moins ferme, plus orné, moins sévère que la face opposée. On a efféminé ce pauvre pavillon en le fondant en quelque sorte dans les deux avant-corps qui lui sont contigus. Ces deux petites constructions, servant de cages aux escaliers, avaient besoin sans doute d’être un peu retouchées : elles étaient percées d’ouvertures se raccordant trop mal avec le reste de la façade ; mais, tout en modifiant ce détail, il fallait respecter l’indépendance, l’existence propre de ces deux avant corps, et leur donner un couronnement qui exprimât cette indépendance. On a fait le contraire. On les a terminés par deux amortissemens ondoyans, ou pour mieux dire par deux grandes consoles renversées et chargées de guirlandes, qui les rattachent, les relient, les soudent au pavillon, si bien qu’ils font corps avec lui et dénaturent toutes ses proportions. Il n’y a plus trace de sa haute stature : grâce à l’épaississement de sa base par l’annexion de ces deux avant-corps, il est devenu trop large pour sa hauteur : sa tête semble trop courte, elle est comme enfoncée dans ses épaules ; ces contre-forts onduleux, ces courbes, ces guirlandes l’énervent et l’amollissent ; en un mot, c’est un monument absolument méconnaissable : il ne reste plus trace du pavillon de Pierre Lescot.

Et ce que nous disons là du pavillon, il faut le dire de toute la façade. Ce qui en distinguait l’ordonnance, c’était l’espacement, non pas irrégulier, mais inégal des fenêtres : elles étaient divisées par groupes, combinaison moins monotone et souvent plus heureuse qu’une série d’ouvertures toutes séparées parle même trumeau. On n’a pas même respecté cette innocente particularité ; les fenêtres ont été refaites et placées toutes à la même distance afin d’établir une entière uniformité entre cette ancienne façade et celles qu’on créait à nouveau. Il est vrai que cet égal espacement des fenêtres n’était que la conséquence d’une autre innovation plus grave et moins respectueuse encore pour la noble façade, nous parlons de ce faux portique, de cette série d’arcades aveugles plaquées contre le soubassement pour continuer en apparence le portique véritable construit au pied des façades nouvelles. Ce simulacre, cette décoration de théâtre, sans accent, sans profondeur, sans ombre, sans lumière, substitué au plus simple, au plus ferme des soubassemens, c’est plus qu’un contre-sens, plus qu’une irrévérence, c’est une profanation. Quel architecte libre de toute entrave, maître de ses mouvemens, se serait jamais prêté à un tel sacrifice ? C’était la condition première du plan de Visconti que le maintien respectueux de ce pavillon et de cette façade. Il aurait eu peut-être des combats à livrer, mais il eût tenu bon, jamais il n’aurait démoli et refait à nouveau ces vénérables restes. À ceux qui lui auraient dit que cette extrême simplicité, ce défaut de parure, cet air de sévérité, étaient un triste vis-à-vis pour le palais d’un souverain, il aurait répondu que dans ces nobles lignes rien n’offensait les yeux et qu’il y voyait, lui, le plus heureux contraste pour donner plus d’éclat, sans trop les décorer, aux façades qu’il allait construire.

Pour lui, le nouveau Louvre devait avoir de la grandeur, de la noblesse sans le moindre apparat. Les vaines broderies, les sculptures redondantes, ces fantaisies des enrichis, des vaniteux de bas étage, ne lui semblaient pas à leur place dans ce palais où la France loge ses souverains. En empruntant à Pierre Lescot les arcades de la cour du Louvre pour en composer son portique, jamais l’idée ne lui fût venue de jeter autour des archivoltes, dans les tympans, des amas de feuillages les tapissant entièrement. Il eût, à l’exemple du maître, laissé la pierre nue autour de ces arcades, donnant à notre œil ce repos, aimant mieux lutter de pureté dans les profils que de prodigalité dans les décorations. Un autre exemple fait encore mieux sentir la différence des deux systèmes. Voyez ces statues de grands hommes dont ces portiques sont hérissés ; Visconti leur donnait une tout autre place. Au lieu d’en faire étalage, il les posait modestement chacune sous une arcade, et leur donnait par là non-seulement un abri, ce qui en assurait la conservation, aujourd’hui plus que compromise, mais une raison d’être. Ces personnages ainsi placés donnaient à ces portiques un peu de vie et d’intérêt ; ils les meublaient, les animaient, tandis que, perchés comme ils sont sur la tablette de ce bahut, en plein air, en butte aux intempéries de nos tristes saisons, sans la moindre harmonie de costumes ni de poses, ils n’embellissent rien, et ne sont pour le spectateur qu’un sujet de trouble et de fatigue. Pour planter ainsi des statues sur de grandes lignes horizontales, dans des édifices de ce genre, classiques sinon de fait, au moins d’intention, il faudrait imposer aux sculpteurs un certain rhythme, une certaine unité de style et de costume, un certain choix de gestes et de poses, un peu d’idéal en un mot. La bigarrure que nous voyons ici pourrait couronner les pinacles d’un monument à ogives, et par exemple le Duomo de Milan doit une partie de sa splendeur à l’incohérente forêt des statues qui le surmontent. Ces pointes, ces aiguilles, qui de tous côtés se dressent et s’élancent, sont en parfait accord avec l’esprit du monument ; mais ici qu’en voulez-vous faire ? Quelle dissonance, au milieu du calme de ces lignes, que ces pauvres grands hommes ainsi vêtus, ainsi posés ! On se prend à souhaiter malgré soi que la plaie, la neige, le soleil, tous ces agens de destruction qui chez nous rongent la pierre sans abri, aient bientôt fait justice de ce décor parasite. Quel beau profit de répudier ainsi des projets bien conçus pour le seul plaisir de changer, de ne pas accepter l’œuvre d’un autre ! Il est vrai qu’en étalant ainsi ces statues au dehors on croyait faire plus d’effet, jeter plus de poudre aux yeux, car tel est, à vrai dire, le principal, presque le seul mobile de tous ces changemens aux plans de Visconti.

Somme toute, le nouveau Louvre, dans sa première phase, au début des travaux, grâce au goût exercé qui veillait à la mise en œuvre et malgré nos réserves sur le défaut du plan, promettait des résultats heureux. On était assuré, sinon d’une merveille, du moins d’un effet d’ensemble majestueux et simple, de détails sobres et châtiés. Deux grandes innovations survenues après coup ont démenti ces espérances, d’une part la surélévation des façades, de l’autre l’invasion d’un luxe sans mesure dans certaines parties de l’ornementation. Le monument qu’on nous a fait et qu’il faut accepter, car personne à coup sûr ne s’avisera de le refaire ni même de le corriger, ce monument, qui peut durer des siècles, ne sera pas un témoin commode pour faire le panégyrique de l’art de notre temps. Et cependant, il faut le dire encore, ce n’est pas faute de talent que tant d’erreurs ont vu le jour ; nous en avons la preuve sans sortir de ce Louvre lui-même, et c’est pour nous un vrai plaisir, avant de passer aux Tuileries, où tant d’autres sujets de plainte nous attendent, que de pouvoir enfin interrompre nos doléances par des éloges et des remercîmens.

N’était-ce pas en effet une œuvre difficile que d’établir entre la place du Palais-Royal et le square Napoléon III un passage voûté, qui malgré sa longueur ne prît pas l’apparence d’un tunnel de chemin de fer, qui ne fût ni obscur, ni écrasé, ni humide, qui, tout en s’accommodant à la hauteur donnée par les proportions de l’édifice, eût un air élancé, bien assis, un grand air, un aspect élégant et noble ? Entrez dans ce passage : tous ces problèmes ne sont- ils pas résolus ? Par un savant mélange de colonnes à jour et de pieds-droits massifs se succédant et s’entr’aidant, par un heureux emploi de lumières latérales, il fait grand jour sous cette voûte, et la longueur en est déguisée. La décoration même est sobre et vigoureuse ; tout au plus à chaque clé de voûte reste-t-il à reprendre quelques broderies de trop. En un mot, ce passage est un morceau d’architecture des mieux conçus, des mieux exécutés, une œuvre qui démontre que l’art contemporain, quand il en a la liberté, n’est pas impuissant à bien faire, car nous aimons à supposer que, ce passage n’attirant pas les yeux, personne autre que l’architecte ne s’en sera mis en peine. De là sans doute le succès. Nous ne savons pas si Visconti avait sur ce détail intérieur laissé quelques études ; nous en doutons. Il n’avait pu préparer que les parties extérieures du monument, et la façade même qui regarde le Palais-Royal n’est, croyons-nous, qu’à moitié son ouvrage. Les mansardes notamment, de forme si étrange et qui déparent cette ordonnance vraiment noble, bien qu’un peu surchargée, ne sont certainement pas de lui. Quant au passage voûté, c’est bien à son successeur que l’honneur, en revient tout entier. Lemercier lui aussi, sous son pavillon de l’Horloge, avait fait un passage justement admiré ; mais il n’avait à franchir que l’épaisseur de ce pavillon, tandis qu’ici c’est sous deux pavillons, plus un grand corps de logis, qu’il s’agissait de pénétrer. Le parcours est quatre fois plus long, et l’harmonie n’en est pas moins heureuse. Nous ne pouvons trop le redire, personne n’aurait fait mieux.

Et combien d’autres témoignages d’un talent délicat, soit sur de simples accessoires comme ces candélabres de bronze qui meublent le passage voûté et décorent le pourtour de la place Napoléon III, soit dans l’appropriation de certaines parties intérieures du palais ! La bibliothèque par exemple est combinée avec grand art et ne laisse guère à désirer qu’un peu plus de clarté dans l’une des salles. L’escalier qui conduit à cette bibliothèque, bien qu’un peu compliqué peut-être, est d’un effet très remarquable, et nous n’y saurions reprendre que l’aspect un peu grêle des supports et les galons gaufrés qui en amollissent les arêtes. Enfin dans l’autre partie du monument, dans la région qu’occupent les musées, les salles nouvellement ouvertes et si bien consacrées aux peintures de Lesueur sont du goût le plus irréprochable, et rachètent à force de distinction et de simplicité les trop célèbres magnificences et les excentricités plus qu’étranges de cette salle des États, qui par bonheur n’était que provisoire, et dont on nous promet la prochaine transformation.

On le voit donc, ou le talent de l’architecte est d’une inégalité sans exemple, ou la ligne de démarcation la plus claire nous fait voir les parties de son œuvre qu’il a lui-même gouvernées. Ce qu’il y a de plus triste, c’est que le temps, qui dans sa marche devrait lui porter secours, semble au contraire le désarmer. À mesure qu’il prend des années et qu’il acquiert plus de crédit et de nouveaux honneurs, au lieu de devenir plus ferme et de mieux résister, il semble plus enclin à céder au torrent. Dans l’ornementation du Louvre, tout excessive qu’elle soit, certaine intermittence se fait encore sentir. Le luxe immodéré l’emporte, mais non sans résistance, et par intervalles seulement. Il n’envahit pas tout, il se donne certain repos : on voit encore quelques pierres sans sculptures ; on peut par momens respirer, tandis que nous allons entrer dans une phase nouvelle de cette manie décorative qui depuis quinze ans s’est emparée de nous, nous allons assister à son règne absolu, sans frein, sans résistance, sans repos, sans contraste, le règne du luxe continu, de la broderie sur toutes les coutures, et non-seulement sur toutes les coutures, mais sur l’étoffe tout entière.


II.

Admettons sans difficulté qu’il y eût urgence à reconstruire quelques travées de la grande galerie. Le surplomb qui s’était déclaré dès le commencement du siècle par suite d’un remaniement imprudent des fenêtres du rez-de-chaussée, et qu’on avait cru combattre, voilà quinze ou vingt ans, au moyen d’ancres et de chaînes, faisait évidemment de sensibles progrès. L’étaiement devenu nécessaire, la sûreté publique compromise, il fallait bien réédifier. Quant au pavillon de Flore, depuis longtemps aussi on le disait malade, et ce bruit semblait confirmé par des lézardes apparentes qu’on ne réparait pas, sans pourtant aller jusqu’à prétendre qu’une masse aussi épaisse fût prête à s’écrouler et menaçât personne d’un sérieux péril. À plus forte raison n’était-il nullement nécessaire de toucher à toutes les travées de la grande galerie qui n’avaient ni perdu leur aplomb, ni donné le moindre sujet d’alarme. Les immenses travaux maintenant commencés auraient donc pris les proportions les plus modestes, s’il n’eût été question que de reconstructions urgentes. Portés un peu plus tôt au corps législatif, examinés et discutés avec un soin plus minutieux, les crédits demandés se seraient assurément réduits aux sommes nécessaires pour démonter pierre par pierre les travées vraiment endommagées, créer un nouveau sol et remonter les pierres telles qu’elles étaient, sans addition ni changement. C’était l’affaire d’une campagne et d’un million peut-être, tout au plus.

D’où vient donc cette vaste entreprise qui se poursuit en ce moment, et dont les progrès ultérieurs sont dès à présent annoncés par les amorces les plus visibles et les moins déguisées ? Ce n’est évidemment pas la reprise en sous-œuvre de ces pierres délabrées qui a produit de telles conséquences : elle en est l’occasion, pour ne pas dire le prétexte ; la véritable cause c’est d’abord, comme nous l’avons dit, la surélévation du nouveau Louvre, le besoin de corriger la disparate survenue entre les deux palais, puis un autre désir tout naturel et tout pratique, l’envie de rendre les Tuileries plus commodes et plus habitables, de leur donner plus de surface, d’en augmenter les logemens. Ce sont ces deux motifs qui, s’unissant et se prêtant main-forte, ont mis au monde le projet en cours d’exécution. Voilà pourquoi le parti le plus simple, le plus sûr, le moins dispendieux, la dépose et la repose des travées en souffrance, n’a pas pu triompher. On a voulu que la reconstruction ne fût pas seulement partielle, qu’elle fût totale, afin d’avoir le droit de lui donner un autre style et plus d’élévation ; puis, ce point décidé, on s’est dit : Profitons du surcroît de hauteur, mettons-nous plus à l’aise, élargissons la construction. Et c’est ainsi que sur un travail de pure restauration et de peu d’importance on a greffé une œuvre colossale dont on n’aurait jamais abordé la pensée directement, de prime abord.

On nous dira peut-être qu’autant valait bien faire du moment qu’on se mettait en train, que déposer et reposer purement et simplement ces lourds pilastres et cet entablement coupé par des fenêtres, c’était pousser trop loin le respect du passé, que de l’aveu de tous cette architecture de Henri IV était une erreur de goût : pourquoi dès lors s’imposer le devoir de la faire vivre quelques siècles encore ? Ne valait-il pas mieux tenter quelque autre essai ? — Nous convenons que cette architecture n’était pas un chef-d’œuvre ; mais à ses défauts mêmes ne s’attachait-il pas une empreinte historique qui n’est jamais à dédaigner ? C’était le caractère, le cachet d’une époque, et même on pourrait dire que ce style un peu lourd n’était pas sans utilité, qu’il faisait mieux valoir par l’effet du contraste les charmantes délicatesses d’une autre partie de la même galerie plus rapprochée du Louvre. N’était-ce rien enfin que la vieille habitude de voir à ce palais cette physionomie, toute défectueuse qu’elle fût ?

Aussi remarquez bien que le premier empire, quoiqu’il ne pût avoir et pour la royauté et pour ses monumens que l’amour le plus platonique, n’hésita pas à reconnaître qu’il y avait là des souvenirs qui méritaient respect. Lorsque après le déblaiement d’une partie du Carrousel il fut question de commencer le grand travail maintenant accompli, la jonction des Tuileries et du Louvre, lorsqu’il fallut décider quel serait le style des constructions nouvelles en retour du pavillon de Marsan et parallèles à la rue de Rivoli, il n’y eut pas même un doute : tout d’une voix on reconnut que du côté du Carrousel on devait reproduire la galerie de Henri IV. Et cependant à cette époque on était loin de professer cet amour de l’histoire, ce culte des monumens aujourd’hui en si grand honneur. Les architectes de l’empereur, pleins des idées de leur temps, devaient priser médiocrement, et encore moins que nous peut-être, les licences de cette architecture. Ils n’avaient aucun goût à s’en faire les copistes, et auraient cent fois mieux aimé, aussi bien sur le Carrousel que sur la rue de Rivoli, se donner carte blanche et composer une façade. D’où vient qu’ils n’en ont rien fait et se sont résignés à reproduire ces pilastres accouplés et ces échancrures d’architraves ? C’est qu’ils étaient gens de bon sens, et qu’adopter un plan qui aurait grevé l’état d’une double dépense pour le seul avantage de faire du nouveau leur semblait une témérité qu’ils n’osaient concevoir, et que l’empereur de son côté n’eût jamais accueillie. Quel que fût son amour des grandes constructions et son désir immodéré de perpétuer son nom, ne fût-ce que par l’éclat de ses monumens, il avait avant tout l’horreur des prodigalités. Construire sur un nouveau modèle vis-à-vis de la galerie de Henri IV, c’était ou renoncer à toute symétrie, ce qui aurait révolté ses habitudes italiennes, ou bien s’imposer la charge de démolir et de refaire à neuf l’ancienne galerie dès que la nouvelle serait terminée. La première hypothèse lui aurait semblé un désordre, la seconde une folie, tandis qu’en répétant au nord ce qui existait au midi il faisait d’un seul coup quelque chose de symétrique et de définitif. Voilà pourquoi MM. Percier et Fontaine se gardèrent bien d’inventer autre chose, et ne se mirent en frais d’imagination que du côté de la rue de Rivoli, en composant une façade un peu triste, mais non sans force et sans grandeur.

Eh bien ! nous admettons qu’aujourd’hui, grâce aux progrès du temps et aux vertus inépuisables de nos finances, nous soyons moins timides et moins parcimonieux que l’empereur Napoléon Ier, que nous nous imposions sans émoi, sans scrupule, l’obligation de reconstruire presque en entier et le palais des Tuileries et le bâtiment en retour jusqu’au pavillon de Rohan ; nous admettons que l’habitation et le service du palais en dussent devenir plus larges et plus faciles : restait, le principe admis, une question non moins intéressante et non moins difficile, la question d’art, l’emploi de tous ces millions. Allait-on tout régler, tout décider, comme pour le Louvre, en silence, à huis clos, sans la moindre consultation, sans le moindre appel à l’opinion, non pas même aux lumières du public tout entier, mais au goût exercé de quelques juges compétens ? Ce procédé sommaire et taciturne de décider les questions d’art était ici d’autant plus regrettable, que la moindre discussion, nous en avons la certitude, aurait battu en brèche le parti qu’on a pris.

Du moment en effet qu’on avait renoncé aux travaux de restauration, au rétablissement pur et simple de la galerie telle qu’elle était, un seul parti nous semblait acceptable, faire franchement du neuf, sans emprunt, sans imitation, inventer quelque chose, remplacer l’œuvre de Henri IV par une œuvre portant sa date, exprimant les idées, le goût de notre temps, et se donnant sincèrement pour ce qu’elle devait être, pour une création nouvelle, contemporaine de Napoléon III. Il n’y a d’art véritable qu’à cette condition.

Au lieu de cela qu’a-t-on fait ? Un pastiche, un trompe-l’œil, la reproduction de l’autre moitié de cette même galerie, celle dont l’honneur appartient, selon les uns à Henri II, selon les autres à Charles IX, ou pour mieux dire à sa mère. L’œuvre est exquise assurément ; mais, à Paris surtout, elle est assez connue pour qu’on pût s’épargner d’en faire une effigie. Passe encore si c’était un palais de Florence ou de Rome qu’on se fût proposé pour modèle : le principe ne serait pas meilleur, l’application serait au moins profitable. Les Parisiens apprendraient quelque chose ; pour eux, ce serait du nouveau, tandis que le modèle qui est là sous leurs yeux, ils le connaissent depuis trois siècles, et n’ont aucun besoin qu’on les en rassasie. C’est pourtant bien la satiété, ne nous y trompons pas, qu’engendre un tel système. On ne prolonge pas impunément, sans raison ni mesure, le monument même le plus parfait. Ce que tout à l’heure nous disions à propos du pavillon de Lemercier est ici bien autrement vrai, car pour ces pavillons à cariatides l’imitation ne porte que sur une donnée générale, les détails de l’exécution diffèrent entièrement, tandis qu’ici tout est imitation, les détails aussi bien que l’ensemble, l’exécution comme la pensée.

Si du moins la copie était vraiment fidèle, il n’y aurait que demi-mal. On serait encore en droit de trouver inutile et même fastidieuse cette répétition, à si peu de distance, de deux monumens identiques ; mais notre honneur serait sauf, nous n’aurions pas la mortification de nous faire battre par le XVIe siècle en allant sans nécessité nous commettre sur son terrain. Tel est pourtant le résultat de ce système d’imitation si imprudemment adopté. Il ne suffit pas en effet de dire à un architecte : Détruisez-nous la galerie de Henri IV et refaites en place la galerie de Catherine ; il faut encore que d’une part la configuration du terrain, de l’autre les nouvelles prescriptions du programme ne mettent pas l’artiste dans l’impossibilité de soutenir à armes égales la lutte qui lui est commandée.

Quant au terrain, n’est-il pas évident qu’aux approches du pavillon de Flore, par l’effet du remblai qui bute la culée du Pont-Royal, le niveau du sol est tout autre qu’à deux cents mètres plus loin, devant la galerie proposée pour modèle ? Or, comme le premier étage de la grande galerie formant plain-pied entre les Tuileries et le Louvre est un niveau invariable, il s’ensuit que, si vous demandez qu’on vous donne au voisinage du pavillon de Flore la même architecture qu’aux abords du pavillon de Lesdiguières, vous proposez un problème insoluble. Ainsi la perle, le joyau, l’honneur de cette charmante façade, la frise attribuée aux frères L’Heureux, il faut vous en passer ; vous n’avez pas moyen d’introduire une frise dans votre imitation ; elle serait à deux mètres du sol, et les pilastres qui la supporteraient auraient l’air de tronçons rabougris. Vous voilà donc forcé d’innover en imitant, d’inventer une autre ordonnance, tout en gardant le même décor. Votre modèle se divise en trois ordres, vous êtes condamné à n’en avoir que deux. Il vous faut renoncer au petit ordre intermédiaire, au mezzanino, simple expédient sans doute, sans autre but que le raccordement de la galerie du premier étage avec un soubassement antérieurement construit, mais, comme tant d’autres expédiens fournis par le hasard, combinaison heureuse, originale, qui contribue à l’agréable aspect de toute cette façade. Le mezzanino supprimé, les pilastres prolongés jusqu’au premier étage, il va sans dire que l’effet général est complètement changé. Ajoutez même que dans chaque travée de ce nouveau soubassement deux ouvertures de moyenne dimension percées l’une sur l’autre, sans divisions ni supports apparens, à la façon de l’ordre colossal, font paraître le soubassement lui-même encore moins ferme, encore plus énervé qu’il ne l’est réellement. Peut-être avait-on moyen de raccourcir un peu ces pilastres, et par là de tout raffermir en ménageant entre les deux étages une frise en imitation de celle des frères L’Heureux. Quoique placée plus haut, elle eût encore produit un très heureux effet et bien divisé les deux ordres ; mais nous oublions les fenêtres, la seconde rangée de fenêtres percées dans le soubassement, et la recommandation qu’aura reçue l’architecte de les ouvrir aussi haut que possible, afin de donner plus de jour dans l’intérieur des logemens. Or, pour ouvrir ces fenêtres à la hauteur où les voici, il fallait que la frise, même la plus étroite, fût entamée par intervalles et subît autant d’échancrures qu’il y avait de fenêtres. Force était donc de se passer de frise, dût la façade en souffrir quelque peu, car en architecture c’est toujours le programme qui doit avoir le dernier mot.

Ceci nous conduit à compléter ce que nous n’avons fait tout à l’heure qu’indiquer en passant. Pour expliquer cette infériorité de la façade qu’on nous construit, comparée à celle qu’on imite, ce n’est pas assez de remarquer les inégalités du terrain, il faut songer aussi aux différences du programme. Les architectes de Catherine et même aussi ceux d’Henri IV avaient leurs coudées franches. En ce temps-là, bien qu’il y eût à la cour, comme dans tous les temps, nombre d’oisifs qu’il fallait héberger, on ne se mettait pas en souci d’assurer à chacun, dans les palais royaux, un logement indépendant. Les gens étaient moins difficiles ; ils partageaient les chambres et même aussi les lits, ce qui permettait à l’architecte de ne pas multiplier plus que de raison le nombre de ses fenêtres. De bons trumeaux bien larges, cette condition première de tout effet monumental, se rencontraient partout. L’habitude en était prise, et par exemple, dans cette galerie dont on prétend nous donner la copie, les ouvertures, largement espacées, sont séparées extérieurement par des niches abritant des statues, motif riche et meublant qui a le double avantage d’accidenter et d’orner la façade, tout en lui maintenant de grandes parties pleines et de solides repoussoirs.

Or voilà qu’aujourd’hui, grâce aux modernes exigences en matière de logement, on dit à l’architecte : « Ces niches, ces statues ne nous servent à rien ; ce sont des fenêtres qu’il nous faut. Supprimez-nous les niches et percez des fenêtres. » Jugez quel tourment pour l’artiste ! Ces ouvertures nouvelles qui lui sont imposées tombent précisément au point où l’édifice, par les lois de la construction, pour satisfaire et rassurer les yeux du spectateur, doit présenter sa force la plus grande : elles tombent au point de jonction, à la rencontre des frontons, et c’est là qu’on le force à établir un vide ! Aussi qu’arrive-t-il ? au-dessus de ce vide, au-dessus de chaque fenêtre nouvelle, vous voyez apparaître — quoi ? une souche de cheminée, un de ces petits simulacres d’autels ou de cippes antiques qui sont là sur ce toit, on ne sait trop pourquoi, mais au fond pour cacher quelques tuyaux de poêle. Une cheminée au-dessus d’une fenêtre ! quelle dure extrémité pour un homme de talent copiant un chef-d’œuvre ! Et cependant il a fallu se rendre et percer les fenêtres. Le pauvre bâtiment, le voilà tout troué ! deux fenêtres au lieu d’une, un vide au lieu d’un plein ! Et cela s’appelle imiter ! Dites donc contrefaire.

Au moins eût-il fallu, une fois ce parti pris, en accepter les conséquences, donner au bâtiment ainsi percé à jour sa vraie physionomie, convenir qu’on l’avait refait, que c’était quelque chose d’actuel, moitié caserne, moitié palais, et composer à son usage tout un système d’ornementation, moins coquet, moins chargé, plus simple et plus tranquille, laissant voir çà et là la pierre lisse et nue pour compenser les niches supprimées et le repos qu’elles procuraient. On pouvait maintenir la silhouette générale, la forme des frontons, alternativement aigus et arrondis, afin de conserver l’harmonie de l’ensemble, mais en se distinguant profondément du style du XVIe siècle dans les détails sculptés, de peur d’attirer l’œil sur de fâcheuses dissemblances en laissant subsister de trop nombreuses similitudes.

Essayez donc de parler ce langage dans ce temps de fièvre ornemaniste ! Retrancher des sculptures, omettre des broderies ! être moins élégans, moins riches que nos pères ! C’est le contraire qu’on a voulu et qu’on a fait. Par la raison qu’on sacrifiait à des nécessités un peu bourgeoises, on a redoublé de luxe et d’airs princiers. Tel est en tout l’esprit de notre époque, la confusion et l’amalgame des choses qui s’excluent, l’union des contradictoires. Voyez en politique, on pratique à la fois et la paix et la guerre : la paix, en adoptant, en propageant le libre échange, cette promesse de paix universelle, en en faisant la base de notre société, comme si le rêve de l’abbé de Saint-Pierre était déjà réalisé ; la guerre, en travaillant à raffiner sans cesse sur les engins de destruction, en cultivant les principes, en honorant les traditions de la politique de conquête. Ce n’est là qu’un échantillon des contradictions de notre temps. En toutes choses, nous prétendons nous ménager toutes les chances : que la porte soit ouverte et en même temps fermée. Faut-il donc s’étonner si les arts, comme tout le reste, sont atteints de cette maladie, si notamment l’art de bâtir est devenu tout à la fois, mesquin et luxueux, industriel et grand seigneur ? Pour construire un palais, on arrête aujourd’hui son plan comme un propriétaire qui cherche à tout utiliser, à mettre en valeur son terrain, puis on rachète ce prosaïsme en enguirlandant sa façade, en la couvrant de fleurs et de paillettes. Telle est l’histoire de cette reproduction de l’ancienne galerie du Louvre qu’on nous construit en ce moment. Vous pouvez compter les fenêtres, il n’y a pas de place perdue ; c’est comme au Grand-Hôtel ou peu s’en faut. D’un autre côté, comptez les fleurons, les rinceaux, les attributs, les ornemens de toute sorte, la surface qu’ils ont à couvrir a beau être réduite de tous les vides nouvellement créés, il y en a tout autant, peut-être plus que sur le vieux modèle. Aussi cette pauvre façade en est comme encombrée, elle n’en peut mais, qu’on nous passe le mot, elle crève d’ornemens.

Eh bien ! ce n’est rien encore, et vous n’avez rien vu en fait de luxe hyperbolique, si vous n’avez jeté les yeux sur la face opposée de ce même bâtiment, celle qui regarde le Carrousel. Ici point d’imitation directe d’un monument particulier : c’est une création libre, ou plutôt une accumulation de tout ce que l’album d’un voyageur qui a parcouru la France, l’Italie, l’Allemagne, — Chambord, Blois, Chenonceaux, Rome, Venise, Heidelberg, — a pu recueillir de motifs plus ou moins élégans, délicats, recherchés, brillans, et même empanachés parmi les œuvres de la renaissance. Il y en a tant, de tant d’espèces, depuis la base jusqu’au sommet, que vous en êtes du même coup ébloui et comme accablé. Toujours même système, même gageure ; les ornemens se touchent, pas un repos, pas un mètre carré de simple pierre sans parure. Ce serait un travail au-dessus de nos forces que de décrire ou seulement de suivre exactement des yeux cette mêlée de sculptures, autant vaudrait essayer de compter les fusées d’un bouquet d’artifice. Et notez que parmi ces détails il en est en bon nombre devant lesquels on voudrait s’arrêter, qui, pris à part, ont une vraie valeur, non-seulement par leur provenance, mais par une exécution souvent ferme et brillante.

C’est encore là quelque chose qui n’appartient qu’à ce temps-ci : des mains habiles, d’ingénieux instrumens, vous en trouvez presque autant qu’il en faut ; ce que vous ne trouvez pas, c’est la pensée. Le manœuvre aujourd’hui est aussi supérieur que l’artiste l’est peu. On sculpte bien une corniche, on ne fait pas un monument. Il en est de même à la guerre : des soldats admirables, des généraux de second ordre ; assez pour gagner encore des batailles, pas assez pour combiner un plan. Les décadences d’autrefois avaient un autre caractère : elles étaient tout d’une pièce. À chaque époque où la pensée s’abaisse, voyez l’exécution, elle faiblit en même temps. C’est une corrélation naturelle qui tend à disparaître, car ce n’est certes point parce que la pensée s’élève que l’exécution matérielle fait aujourd’hui de continuels progrès. Consolons-nous, mieux vaut, quand on dégénère, ne dégénérer qu’à moitié ; mais, quelle que soit la valeur de notre armée démocratique, il ne faut point croire que dans les arts on puisse aller bien loin en se passant de généraux.

Notre façade en est la preuve : qu’importe qu’à la loupe vous puissiez admirer l’exécution de cette ciselure, de cette orfèvrerie de pierre ; la grande affaire est de savoir ce qu’elle dit à distance, comment elle est conçue, distribuée, ordonnée. Supposons même que ces innombrables détails soient tous d’un goût irréprochable, ce qui est loin d’être vrai, resterait encore à nous dire ce qu’ils font là tous ensemble, à quelle pensée ils obéissent, ce qu’ils prétendent exprimer. Bien habile qui pourrait le savoir. Il eût fallu qu’une main sévère élaguât cette épaisse forêt, y jetât un peu d’air : alors vous auriez eu ce qu’on peut appeler une imitation libre du style des Valois ; mais, telle qu’elle est, nous ne savons pas de mot pour définir cette façade. C’est plus que du style fleuri, c’est quelque chose qui dépasse en richesse toute espèce de monument connu : seulement cette richesse est jetée là pêle-mêle, comme en un garde-meuble, sans autre ordre apparent, sans autre règle que celle-ci : le plus de décoration qu’il est possible d’entasser dans un certain espace. N’en prenons qu’un exemple. L’attique, car, pour se raccorder à la surélévation du nouveau Louvre, on ne pouvait manquer de terminer par un attique cette façade réédifiée, l’attique a l’intention de rappeler le dernier ordre de la cour du Louvre, le petit ordre de Pierre Lescot. Les sculptures de Paul Ponce viennent à la pensée devant ces bas-reliefs encastrés au milieu de pilastres qui les serrent de près comme dans le modèle. Jusque-là, nos réserves faites contre la stérilité de ces sortes d’emprunts, nous n’avons pas grand’chose à dire ; mais Lescot et Paul Ponce, en traçant cette brillante page, en avaient fait le dernier mot, le suprême ornement, l’apogée de leur façade. Au-dessus d’un tel attique, rien que le comble et le ciel. Ici, nous ne sommes pas gens à nous contenter de si peu. Au-dessus d’un tel attique, il nous faut autre chose ; il nous faut des frontons arrondis, de grands frontons pleins de figures en ronde-bosse et soutenus par des groupes d’animaux faisant fonction de chapiteaux ou plutôt de consoles. Ces groupes sont en pleine saillie, si bien que la sculpture méplate des bas-reliefs à la façon de Paul Ponce en est tout écrasée et aplatie. On se demande ce qu’elle fait là ; on souffre de la voir en pareille compagnie. Voilà pourtant l’effet de ces ornemens jetés ainsi à pleines mains : ils s’entre-nuisent à qui mieux mieux. On peut en dire autant de toutes les statues qui peuplent, cette façade. N’en conservez que la moitié et logez-les un peu moins mal, elles feront un tout autre effet ; mais quel moyen de pratiquer des niches de grandeur raisonnable dans l’intervalle de pilastres si rapprochés les uns des autres ? N’importe ; on voulait des statues, on en voulait aux deux étages : les voici, tant pis pour elles si dans ces gaines elles sont trop à l’étroit.

N’essayons pas, la tâche est impossible, d’énumérer dans cette architecture tout ce qu’il y a de trop ; aussi bien ce n’est peut-être pas de cette façade entièrement neuve, ou aspirant à le paraître, qu’il y a lieu de s’étonner le plus. Le pavillon de Flore a droit évidemment à nous causer encore plus de surprise.

En effet, lorsqu’on reconstruisant un édifice on entend lui donner un aspect tout nouveau, il n’y a rien que d’assez naturel à changer non-seulement ses lignes principales, mais le système de sa décoration. Ainsi pour cette façade regardant le Carrousel, comme il est évident qu’en lui donnant plus de hauteur, en modifiant la forme des frontons et celle des baies du premier ordre, on a voulu faire quelque chose qui ne rappelât en rien la galerie d’Henri IV, on comprend, même quand on en gémit, cette prodigalité de sculptures comme un héroïque moyen de distinguer l’œuvre nouvelle de celle qu’on a voulu détruire ; mais le pavillon de Flore, qu’on n’avait pas dessein de rendre méconnaissable, dont on a conservé avec une intention marquée et les lignes essentielles et la silhouette générale, à quel propos le chamarrer de ces milliers d’ornemens ? Pourquoi, lui maintenant sa taille, sa tournure, ne pas lui laisser aussi ce costume simple et décent que porte encore son compagnon, son vis-à-vis, le pavillon de Marsan ? Pourquoi l’affubler ainsi ? Pourquoi cet habit de gala, toilette endimanchée que rien n’excuse ou n’autorise ? Non-seulement cette ornementation est d’une exubérance affligeante, mais elle est entachée, à un degré peut-être encore plus fort, de l’incohérence de style qui déjà nous avait frappé sur la nouvelle façade du Carrousel. À côté de sculptures simulant les délicatesses des meilleurs temps de la renaissance, sculptures méplates s’il en lut, reliefs modérés et sobres, vous voyez poindre au-dessus de votre tête des figures posées à la Michel-Ange sur les rampans de frontons échancrés, figures en pleine ronde-bosse et du mouvement le plus accentué. Il faut vivre dans un temps comme le nôtre, avoir l’amour, le culte des contradictions pour s’aviser en même temps sur le même monument de se faire le disciple de Jean Goujon et du Bernin. Quel étrange gâchis ! quel bizarre amalgame ! Et remarquez que ces groupes téméraires, ces surplombs effrayans, ces tours de force pleins de péril pour la vie des passans sont d’autant plus extraordinaires que c’était en l’honneur de ces mêmes passans, pour les mieux protéger, les mieux mettre à l’abri, qu’on avait entrepris cette très grosse affaire, la reconstruction du pavillon de Flore. Et voilà qu’en relevant ces pierres on dispose si bien les choses que les menaces et le péril ont au moins décuplé. Au lieu de modestes corniches, suspectées on ne sait trop pourquoi, ce sont de tous côtés des sculptures en saillie, à peine en équilibre, une carrière de pierres suspendue sur nos têtes, et que le premier hiver un peu rude, le premier dégel un peu brusque, doivent nécessairement faire voler en éclats.

Laissons là ce danger de voirie : il en est un d’une autre sorte qui ne doit pas moins nous occuper, bien qu’il n’entraîne pas mort d’homme et n’offense que le bon goût. Nous parlons de cet étrange oubli des lois de l’harmonie qui permet de penser qu’on peut impunément décorer comme on veut, à sa pure fantaisie et dans le style qu’on affectionne, tout monument, de quelque forme, de quelque dimension qu’il soit, comme si le mode de construction ne commandait pas par lui-même le caractère de la décoration. Ainsi voilà le pavillon de Flore, le plus massif des pavillons, de taille colossale, et destiné par son auteur et par la nature des choses à n’être revêtu que de rares sculptures d’un dessin ferme et arrêté ; vous le reconstruisez, vous ne changez rien à sa structure, à sa hauteur, ni à son épaisseur, c’est bien le même pavillon, solennel, imposant, se prêtant mal au badinage, et vous vous croyez le droit, parce que tel est votre plaisir, de le couvrir du haut en bas de cette parure délicate dont notre renaissance, toujours intelligente, même quand elle badine, s’amuse à revêtir ses propres monumens, constructions tempérées, aux membres fins, aux dimensions moyennes ! Trouvez un édifice dans les proportions formidables du pavillon de Flore que la renaissance ait osé recouvrir de ses méandres et de ses arabesques sculptés à fleur de pierre ? Les Tuileries primitives, les Tuileries de Catherine, étaient-elles donc comme aujourd’hui dominées par l’épaisse calotte d’un énorme monceau de pierre ? Ne sait-on pas que Louis XIV a quadruplé ce pavillon central en l’amplifiant sur ses quatre faces ? Le pavillon de Philibert de Lorme n’était-il pas svelte, souple, élégant, en harmonie avec le fin décor qui en revêt encore quelques colonnes ? Il faut être arrivé à l’an de grâce où nous voici pour que l’idée d’habiller de la sorte le robuste pavillon de Flore ait osé se produire. Nous ne savons rien de plus étrange qu’un contre-sens pareil dans un temps qui se pique sinon de produire des chefs-d’œuvre et de faire pratiquement de la bonne architecture, du moins d’en connaître l’histoire et d’en expliquer les lois.

Ce qu’il y a de plus triste, c’est que, dans l’art de bâtir, les faux pas et les inadvertances ne se réparent pas comme on veut. Allez donc demander qu’on nous rende le pavillon de Flore tel qu’on l’avait reçu ! Faites gratter ces pierres si finement sculptées, détruisez tous ces charmans détails ! Que de main-d’œuvre, que de talent, que d’habileté perdus ! On se révoltera contre votre purisme, il n’y faut pas songer, il faut subir le contre-sens. Notre gros pavillon restera tout cousu de fines broderies et surmonté de figures tapageuses : toutes les disparates à la fois ! C’est un genre de spectacle que nous devront nos arrière-neveux ! S’ils se raillent de nous, vous n’y pouvez plus rien, l’affaire est consommée ; mais au moins faut-il obtenir, il en est temps encore, qu’on ne déguise pas ainsi cet autre pavillon encore debout, là-bas, à l’autre extrémité de ces longues façades. Il est peut-être un peu morose ou tout au moins austère ; sa toilette est modeste, mais il est calme et comme il faut, il a bon air et quelque chose de bonne compagnie. Qu’on le conserve, ne fût-ce qu’à titre de témoin du luxe de Louis XIV comparé au luxe d’aujourd’hui.

La symétrie sans doute exigerait deux pavillons exactement semblables ; mais comme ici la forme générale des deux constructions est à peu près la même, et qu’à si grande distance l’œil ne peut comparer des différences de détail et se tient satisfait par des analogies d’ensemble, on peut, nous le croyons, demander hautement que le pavillon de Marsan, encore solide, ce nous semble, et loin de menacer ruine, soit indéfiniment maintenu tel qu’il est. Et ce n’est pas le seul vœu de ce genre que nous devions former. Demandons grâce avant tout pour les anciennes Tuileries, pour le pavillon central, ses deux ailes et les deux pavillons de Bullant. C’est là comme une arche sainte devant laquelle, espérons-le, la destruction s’arrêtera. Ces cinq corps de logis ont déjà bien assez souffert et des additions de Le veau et d’autres additions plus récentes, sans qu’on s’avise encore de les remanier.

Quant aux deux ailes qui relient les deux pavillons de Bullant aux pavillons de Marsan et de Flore, l’une d’elles, la plus voisine de la rivière, est déjà en partie entamée. On en a démoli et reconstruit une tranche, probablement à titre d’échantillon. Que veut dire en effet ce fronton arrondi posé là en retour d’équerre, et entièrement semblable aux huit autres frontons qui surmontent le nouveau bâtiment substitué à l’ex-galerie d’Henri IV ? Évidemment c’est une amorce qui semble dire : Donnez des fonds et nous continuerons. Eh bien ! franchement l’échantillon n’a rien qui nous séduise. C’est déjà bien assez de tout ce luxe et de tous ces frontons arrondis sur un des côtés de la cour, sans qu’il soit nécessaire d’en faire autant sur l’autre. Si les yeux sont comme éblouis de cette chamarrure telle qu’elle est aujourd’hui, que sera-ce lorsqu’on l’aura doublée ! — Voulez-vous donc, va-t-on nous dire, que ce tronçon de façade et de toiture reste éternellement là inachevé, interrompu ? Puisqu’on a commencé, ne faut-il pas finir, au moins jusqu’au pavillon de Bullant ? — Nous savons bien que ce langage a grande chance de réussir. Pour l’honneur des principes, pour établir par un exemple qu’on ne peut engager l’état dans d’onéreuses constructions sans que des plans publiquement débattus aient indiqué d’avance et le caractère du monument et le montant de la dépense, nous souhaiterions que ce bout de façade restât toujours tel qu’il est là, sans faire un pas de plus ; ce serait une preuve parlante de l’efficacité des règles financières, et dans un autre genre un autre moulin de Sans-Souci ; ou bien encore, si cette amorce semblait trop déplaisante, nous aimerions qu’on la fît disparaître en se bornant à rétablir les choses telles qu’elles étaient ; mais c’est trop demander : l’issue la plus probable est qu’on persuadera au corps législatif qu’il faut finir ce qui est commencé. On prolongera donc la splendide façade jusqu’au pavillon de Bullant : seulement, une fois là, ne sera-t-il pas permis d’exiger qu’on s’arrête ?

Nous nous flattons peut-être, mais il nous semble difficile qu’on ne respecte pas les vieilles Tuileries. Ces cinq corps de logis sont de date trop noble et de trop haut renom pour n’avoir pas leur sauvegarde. Ils subiront peut-être un nettoyage, quelques embellissemens de toiture, quelques remaniemens de l’attique dont la toilette peut sembler par trop simple ; mais aller plus avant, réformer les ordres, les profils de Philibert et de Bullant, ravager ces chefs-d’œuvre, on n’oserait. Ce n’est qu’au-delà, à partir de la seconde aile de Leveau, qu’on deviendra plus audacieux. Au nom de la symétrie, on nous persuadera qu’on ne peut laisser tels qu’ils sont ni les pilastres de Leveau, ni le pavillon de Marsan, ni l’aile commencée par Napoléon Ier, continuée par la restauration et achevée sous le présent règne ; qu’il faut nécessairement refaire et reproduire du côté de la rue de Rivoli les constructions de toute forme qui, du côté de la rivière, sont maintenant en cours d’exécution.

Or sait-on bien quel engagement il s’agirait de prendre ? Rien n’est plus compliqué que ces constructions. Il n’y a de clair et d’achevé jusqu’ici que la partie la plus proche du pavillon de Flore ; puis vient l’énorme brèche ouverte l’an passé entre le quai et la place du Carrousel, brèche déjà comblée jusqu’au premier étage, mais dont on ne saurait, à moins de voir les plans, se figurer exactement la partie supérieure. Ce qu’on devine cependant à la seule inspection de toutes ces pierres épannelées, c’est qu’une grande variété de bâtimens et de toitures remplacera la longue uniformité des combles de l’ancienne galerie. Cette ligne horizontale, tout d’une venue depuis le pavillon de Flore jusqu’au grand salon carré, jetait sur la façade tout entière une froideur désolante, et c’est avec grand’raison qu’en restaurant et achevant le Louvre on avait introduit par l’exhaussement d’un simulacre du grand salon carré un peu plus de variété dans une partie de ces toitures. Nous craignons seulement qu’on n’aille cette fois un peu trop loin dans ce nouveau système. Si l’uniformité produit l’ennui, l’extrême variété mène à l’incohérence. Ainsi, pour ne parler d’abord que du côté du quai, on nous élève en ce moment, outre une seconde galerie de Charles IX, un second pavillon de Lesdiguière, un troisième grand salon carré, plus un corps de logis tout nouveau surmontant trois immenses arcades ou plutôt trois arches de pont destinées à la circulation des voitures. C’est donc, de compte fait, y compris le pavillon de Flore et le pignon de la galerie d’Apollon, dix constructions indépendantes, dix toitures différentes, qui seront ainsi juxtaposées. Nous ne prétendons pas que la combinaison soit mauvaise, elle nous plaît à beaucoup d’égards ; ces répétitions symétriques sont ingénieusement conçues, seulement nous n’avons pas la certitude que des diversités de toiture aussi multipliées ne brisent pas un peu trop la ligne qu’il était bon de rompre, et que l’effet en soit complètement heureux.

Du côté de la place, nos doutes sont les mêmes. On ne peut encore juger qu’imparfaitement quelle sera la silhouette des constructions qui s’élèvent. Une seule est connue d’avance, le second pavillon de Lesdiguière, copie nécessairement fidèle du premier. Nous n’éviterons donc ni les deux frontons l’un sur l’autre, ni la coiffure cubique surmontée du petit campanile. Pour tout le reste, élévations et toitures, nous ignorons ce qu’on prépare. Une addition très importante, un pavillon qui contiendra, dit-on, la salle définitive des États, fait déjà saillie sur la place : quelle en sera l’ordonnance ? quelle hauteur lui veut-on donner ? quelle forme affectera le comble ? Nous n’en savons rien encore. Même ignorance en ce qui touche la partie supérieure de ces arches de pont. Nous devons même confesser quelque inquiétude à ce sujet. Au-dessus de ces immenses vides, comment trouver quelque motif heureux ? Comment sauver le porte à faux ? Triomphât-on de la difficulté, à quoi bon l’être allé chercher ? Pourquoi ces ouvertures démesurément larges eu égard à une hauteur que le plain-pied du premier étage ne permet pas de modifier ? On veut sous chaque arcade donner passage à deux voitures marchant en sens contraire : ce qu’on leur donne, à vrai dire, c’est l’occasion de s’accrocher. Six guichets de dimension normale, et attribués trois à l’aller, trois au retour, n’auraient-ils pas aussi bien fait l’affaire ? Et du moins vous n’auriez rien changé aux proportions de votre ordonnance, tandis que ces gigantesques voûtes rompent toute harmonie.

Suspendons, si l’on veut, notre jugement à ce propos, tant que l’étage supérieur ne sera pas en place, tant que le ravalement n’aura pas expliqué la vraie pensée de l’architecte. Nous ne constatons pour le moment qu’un fait acquis, que rien ne peut changer ; ce fait, c’est que les constructions qui s’achèvent en ce moment sont d’une telle importance et modifient d’une façon si notable l’ancien état de choses, que pour les reproduire de l’autre côté de la place, pour en donner un exact pendant, ce n’est pas un simple placage, un simple remaniement qu’il faudrait entreprendre, c’est une reconstruction de fond en comble, et Dieu sait à quel prix ! Voudra-t-on nous lancer dans de telles aventures ? Nous n’osons rien prédire, car la manière dont les travaux actuels ont été mis en train, sans que la portée en pût être comprise, n’a rien de très rassurant ; mais les choses qu’on fait une première fois, on n’est pas toujours apte à les recommencer. Le public était convaincu, lorsqu’il vit démolir la galerie d’Henri IV et le pavillon de Flore, qu’on allait les refaire exactement tels qu’ils étaient. Il acceptait cette reconfection comme un cas de force majeure ; mais maintenant qu’il voit ce qu’on a fait, on est moins bien placé pour lui dire : laissez-nous en refaire autant. Aussi nous avons quelque espoir que cette fois du moins la question ne sera pas entièrement résolue avant d’être posée. On n’aura plus cet argument magique dont on a fait si merveilleux usage, la vétusté des bâtimens. Ici c’est le contraire, la plus grande partie des murs qu’il faudrait démolir ne datent que d’hier. Refaire à neuf dès aujourd’hui ce qu’ont bâti Napoléon Ier et même Napoléon III, c’est pousser un peu loin l’amour de la symétrie. Il est vrai que sans plus de raison on a, depuis quinze ans, fait parfois bon marché d’œuvres non moins récentes, d’œuvres impériales, témoin l’escalier du musée, la création par excellence de MM. Percier et Fontaine, la gloire à peu près unique de l’architecture de ce temps-là. On n’a pas fait le moindre effort pour en tirer parti dans les nouvelles constructions, on l’a démoli sans pitié ; il n’en reste plus trace, et dans la même cage, ou peu s’en faut, on se promet d’en construire un autre. Qu’un des gouvernemens précédens eût toléré ce sacrilège, les amis de l’empire l’auraient pour le moins lapidé : ils n’ont pas dit mot cette fois ; on se passe tout en famille. D’où il suit que, le cas échéant, on pourrait bien laisser encore abattre sans émotion et en silence l’aile de la rue Rivoli, bien que bâtie par deux Napoléon. Si donc l’espoir nous reste que le 'statu quo' puisse être maintenu, ce n’est pas que nous comptions sur l’âge et sur l’origine des constructions qu’il s’agirait de démolir, nous avons plus de confiance dans les défauts de celles qu’il faudrait imiter.

Attendez-vous pourtant, quand cette architecture sera presque terminée et dégagée des échafauds, attendez-vous à un premier concert d’officieuses louanges ; on se battra les flancs pour admirer, et cette partie du public qui croit ce qu’on lui dit, que les détails amusent, que le luxe éblouit, pourra venir en aide aux Aristarques complaisans. Ce ne sera pas pour longtemps. Le vrai public a des instincts qui font bientôt justice des admirations de commande, et ce n’est pas seulement au théâtre que le parterre est souverain. Hâtons-nous d’ajouter que la critique aussi saura remplir sa tâche. Les arts ont encore chez nous ce privilège qu’ils sont parfois jugés avec indépendance, même au bas des colonnes où le pouvoir chaque jour reçoit pour sa politique des brevets d’infaillibilité. Quant aux artistes, aux amateurs tant soit peu clairvoyans, ils sont tout convertis, leurs convictions sont faites. Jamais peut-être, sur une question de goût, inévitable source de divergences et de contradictions, nous n’avons rencontré un accord si parfait, un sentiment si unanime ; c’est comme un chœur à l’unisson. Y a-t-il un seul approbateur, un admirateur éclairé et désintéressé de ce luxe à la Sardanapale ? Nous sommes encore à le trouver, tandis que les improbations, les plaintes, les regrets, les exclamations désolées, on en recueille plus qu’on n’en veut. Nous nous gardons de rapporter ici, comme empreints d’une vivacité qu’on pourrait croire hostile, bien qu’elle soit seulement pittoresque, les jugemens qu’à tout propos nous entendons émettre sur ces travaux et sur certains détails de l’ornementation, par exemple sur les gaufrures de plomb si épaisses et si volumineuses, sur les crêtes à grand fracas, sur les galons massifs dont tous ces combles sont surchargés, aussi bien ceux du Louvre que ceux des Tuileries. Vous en trouvez partout : ils s’enroulent en bosse autour des moindres ouvertures, lucarnes ou chatières, dont tous ces toits sont percés. Vit-on jamais pareil abus d’un des motifs décoratifs les plus fins et les plus gracieux qu’aient pratiqués nos architectes jusqu’au milieu de l’avant-dernier siècle ? Des crêtes découpées se détachant sur le sommet d’un toit, ou bien encore quelques galons en bordant les arêtes, mais tout cela léger, délicat, aérien, n’attirant pas les yeux, parure de plume en quelque sorte servant à enlever le toit, à lui donner des ailes, voilà ce dont jadis on a pu faire chez nous, ce dont on pourrait encore faire un heureux usage ; mais ici, c’est un affreux fardeau, une accablante charge qu’on impose à ces pauvres toitures ! Et pourquoi ? Pour faire de la richesse, pour employer beaucoup de plomb ! Beau résultat ! Ces ornemens seraient vraiment riches, s’ils étaient autrement conçus, sauf à coûter la moitié moins.

Nous citons cet exemple parce qu’il est un des plus saillans ; mais ce n’est pas seulement ce luxe de plomberie qui ouvre les yeux au public. Pierre ou plomb, peu importe, il aperçoit le vice de ces décorations ; il en pèse le prix ; son bon sens se révolte et ses goûts sont choqués. Aussi nous espérons, sans trop grand optimisme, que nous touchons au port. Le grand projet, le plan de reconstruction, ou pour mieux dire de destruction totale, nous semble devenu à peu près impossible. Ce qui subsiste restera, tout au moins à partir des vieilles Tuileries ; on n’ira pas plus loin, la part du feu est faite. Nous serions moins confians si la première campagne avait été conduite avec plus de prudence et de sobriété, on en pourrait tenter une seconde. C’est le pompeux étalage de ces magnificences qui nous devient une garantie. Qui voudrait maintenant, de sang-froid, sciemment, prendre à son compte une seconde fois, autoriser par de nouveaux crédits des travaux que personne n’approuve ? Les plus dociles reculeraient, on ne les mettra pas à l’épreuve.

Ce sera donc une consolation pour tous les gens de goût, pour les amis de notre art national, que de sauver le peu qui reste de ces constructions historiques. Quant à la disparate qui en pourra résulter entre les deux côtés de la place du Carrousel, c’est la moindre des choses ; dans un si vaste espace, où est la nécessité d’une parfaite symétrie ? Passe encore pour les monumens dont on saisit l’ensemble d’un coup d’œil ; il est bon que les parties qui se correspondent n’aient pas entre elles par trop de dissemblance. Et encore est-ce un bien grand malheur qu’une des tours de Saint-Sulpice ne soit pas trait pour trait l’imitation de l’autre ? À plus forte raison doit-on se résigner lorsqu’il s’agit de constructions si éloignées les unes des autres que jamais le regard ne les embrasse en même temps. Cette disparate après tout ne sera pas sans intérêt pour les générations qui nous suivront : elle servira de commentaire à bien des choses de ce temps-ci.

Ce qui sera pour nous, si nos vœux s’accomplissent, un sujet plus sérieux de regrets que ce défaut de symétrie, ce n’est pas seulement la perte irréparable de tant de nobles pierres dont sans raison on a hâté la chute, ou, ce qui est pis encore, qu’on a déshonorées comme ce pavillon de Pierre Lescot, c’est avant tout une occasion manquée, une grande occasion de donner à notre architecture, et par elle à tous nos arts du dessin, de solennels et salutaires exemples. Jamais en ce pays, quelque prospérité, quelques coups de fortune que l’avenir lui prépare, jamais, sous aucun régime, un concours plus étrange de circonstances favorables ne mettra dans les mains du pouvoir les flots d’or qui depuis quinze armées ont été répandus sur le Louvre et sur les Tuileries. Louis XIV lui-même et tous nos rois les moins soumis aux règles de finances n’ont jamais, en si peu d’années, disposé pour bâtir et orner leurs palais de sommes aussi fastueuses, et quant à ceux de nos monarques qui n’ont régné que sous l’égide d’une constitution, on sait de quelle manière leur étaient marchandées ces sortes de dépenses. Il a fallu les hasards de ce règne pour que, sans embarras, sans remontrances, par la vertu d’un mécanisme constitutionnel tout nouveau, dépassant en largesses les plus riches épargnes de la monarchie absolue, un crédit à peu près sans limites fût ouvert au pouvoir pour accomplir les plus somptueux travaux. Que de bienfaits pouvaient sortir d’un pareil réservoir ! Quel renouvellement des meilleures traditions, des plus saines études ! Quel réveil de ce noble art français qui n’a pas dit son dernier mot, qui ne demande pas mieux que de vivre pourvu qu’on sache le cultiver, de vivre non tel qu’il fut, mais tel qu’il devrait être, en conservant ses lois et ses principes, pour se prêter à notre temps ; de cet art dont l’accent délicat, intelligent et ferme se trahit et s’accuse aussi bien dans les élégances chevaleresques de la seigneurie d’Écouen que dans les sévérités du cloître des Invalides ! Voilà ce que ces trésors auraient dû nous donner ! Et dire qu’ils n’auront servi qu’à stimuler le goût le plus frivole, le goût du faste et du clinquant, à détourner des voies sévères non-seulement la jeunesse, mais nos meilleurs artistes, à les surexciter, à les lancer sans frein et malgré leurs instincts, malgré l’habileté persévérante de leur ciseau, en pleine décadence, en plein courant de bas-empire !

Devant de tels mécomptes, comment se consoler ? Nous n’osons vraiment dire quel chagrin c’est pour nous que cette occasion manquée ! Si du moins nos regrets s’arrêtaient à la barrière du Louvre ! mais, hélas ! au-delà du palais vient la ville ! En passant de ce Louvre nouveau, de ces nouvelles Tuileries, dans le nouveau Paris, nous n’avons certes pas sujet de reprendre courage. Là aussi, grâce au même concours de chances merveilleuses, grâce encore, car il faut être juste, à d’audacieuses combinaisons, non pas toujours fondées sur les meilleurs moyens, mais poursuivies avec un rare mélange d’énergie, de persévérance et de sagacité, il a pu s’accomplir depuis ces quinze années des travaux gigantesques qui passent la croyance, et dont naguère encore on aurait prudemment confié l’entreprise à deux ou trois générations ne perdant pas leur temps. Bien que dans ces travaux le but soit souvent dépassé, bien qu’ils abondent en contradictions, tantôt prodiguant sans raison l’espace et la lumière, tantôt s’en montrant avares, et laissant quelquefois l’utilité publique assez problématique pour provoquer des conjectures d’utilité privée ; bien qu’il y ait en un mot dans cette transformation fabuleuse d’une immense cité beaucoup à blâmer sans doute, il y a beaucoup à louer aussi. Ces larges ouvertures, ces trouées, ces raccords, ces vastes débouchés abrégeant les distances, ces créations de quartiers tout entiers subitement sortis de terre, ces arbres, ces jardins, cette eau interrompant et coupant çà et là la série fastidieuse des rues et des maisons, ce sont vraiment des conquêtes. Tout cela, vous l’achetez sans doute au prix de quelque monotonie ; ces boulevards se ressemblent tous ; ces trottoirs, ces candélabres se répètent à satiété ; un je ne sais quoi d’Américain s’est répandu sur notre ville, et néanmoins sans ces travaux que deviendraient les habitans ? C’est par eux qu’ils circulent, c’est par eux qu’ils respirent. Le Paris matériel, l’œuvre de l’ingénieur, a donc fait des progrès qui tiennent du miracle ; mais au milieu de cette vie plus facile, moins heurtée, moins étouffée, que devient l’art ? qu’en a-t-on fait ? C’est ici que nos douleurs se réveillent ! L’art du nouveau Paris ne vaut pas mieux que l’art du nouveau Louvre ; il est peut-être pis encore. Si quelque jour nous prenons le courage d’accomplir la même tâche qu’aujourd’hui, de nous donner le soin pénible d’affliger des hommes de talent en leur disant avec franchise les atteintes aux lois du goût, qu’à notre avis on leur a fait commettre, nous essaierons de parcourir Paris, d’en étudier et les maisons nouvelles et surtout les nombreux monumens éclos depuis quinze années. Là nous serons aux prises avec les mêmes ennemis que dans nos deux palais, avec le même goût de parures inutiles, les mêmes contradictions et le même mélange de luxe et de mesquinerie ; mais nous aurons surtout affaire à un véritable fléau, le défaut d’originalité provoqué et entretenu, selon nous, par une organisation vicieuse du corps des architectes. Soumis à une hiérarchie qui leur interdit le droit d’exécuter leurs propres œuvres, d’en conserver l’honneur et la responsabilité, simples rédacteurs de projets, ou surveillans passifs de projets qu’ils n’ont pas conçus, les architectes de la ville de Paris sont aujourd’hui des ingénieurs. Faut-il donc s’étonner que l’art en leurs mains soit en souffrance ? Il est paralysé dans sa racine même.

N’entamons pas ce sujet aujourd’hui, il demande à lui seul de trop longs commentaires.


L. Vitet.