Le Nouveau Silver-Bill aux Etats-Unis

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Le Nouveau Silver-Bill aux Etats-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 313-336).
LE
NOUVEAU SILVER-BILL
AUX ETATS-UNIS

Il n’est pas en économie politique de problème qui touche à plus d’intérêts et qui, en même temps, soit moins compris et plus débattu que la question monétaire. C’est le cas de dire : Res nostra agitur. Tous, tant que nous sommes, depuis le chef de l’état jusqu’au manœuvre à la campagne ou l’ouvrier dans l’usine, nous recevons nos revenus en numéraire et c’est en numéraire aussi que nous payons tout ce que nous achetons. Si la valeur de la monnaie, c’est-à-dire sa puissance d’acquisition, augmente, avec la même quantité d’unités monétaires je pourrai me procurer plus d’objets, et avec le même revenu je serai donc plus riche. Si, au contraire, le pouvoir d’achat de la monnaie diminue, tout devenant plus cher, je ne pourrai plus obtenir autant de choses utiles. Une baisse générale des prix est désavantageuse pour les vendeurs et avantageuse pour les acheteurs; désavantageuse aussi pour les débiteurs et avantageuse pour les créanciers; car pour acquitter une même dette, il faudra livrer l’équivalent de plus de travail ou de plus de denrées. Tel propriétaire rural doit par an 20 francs de contribution foncière à l’état et 20 francs à un créancier hypothécaire : si le froment vaut 20 francs les 100 kilogrammes, il s’acquittera de ses deux obligations moyennant 200 kilogrammes de froment, tandis qu’il devrait en livrer 400, si le prix du blé tombait à 10 francs.

La découverte de l’Amérique, ayant amené en Europe un afflux considérable d’or et d’argent, alors que notre continent n’en possédait plus qu’une quantité très réduite, il en résulta, à partir du milieu du XVIe siècle, une hausse rapide de tous les prix. Les conditions d’existence des différentes classes de la société se trouvèrent ainsi modifiées profondément, sans que personne en soupçonnât la cause. Ceux qui vendaient des denrées s’enrichissaient, ceux qui devaient les acheter, surtout au moyen d’un revenu fixe, s’appauvrissaient et ne parvenaient plus à vivre. Avant que tout ne s’équilibrât sur la base des prix nouveaux, il se produisit une perturbation intense et une crise permanente. Pour mettre un terme à ces souffrances parfois très dures, les classes dirigeantes eurent recours à toute sorte de mesures aussi absurdes qu’inutiles. On attribuait ces maux surtout aux accapareurs et aux exportateurs. On crut donc arrêter la hausse des prix en fixant un maximum et en frappant de droits élevés l’exportation des produits. Cela se fit principalement en Espagne, où l’arrivée de l’argent du Pérou et du Mexique provoquait d’abord le renchérissement.

Blanqui, dans son Histoire de l’économie politique, montre comment cette révolution monétaire contribua à la formation et à l’élévation de la classe moyenne, et Dupont-White met en relief d’une façon un peu excessive, mais très vraie au fond, une autre face du phénomène, quand il dit que Christophe Colomb apporta à l’Europe la quittance des anciennes dettes. En effet, il est admis que la moyenne des prix augmenta alors trois ou quatre fois : ainsi, un hectolitre de blé, qui, au moyen âge, s’échangeait contre la quantité d’argent contenue dans 5 ou 6 francs, valut de 16 à 18 francs. Celui qui devait une rente de 18 francs et qui pour s’acquitter devait vendre trois ou quatre hectolitres de blé, en livrait désormais un seul et en gardait deux ou trois pour lui.

Nous avons assisté à des faits économiques du même ordre, quoique dans des proportions moindres, après 1850, quand, par suite de l’exploitation des placers de la Californie et de l’Australie, la production annuelle de l’or fut décuplée, s’élevant jusqu’à 750 millions de francs, au lieu de 75 millions comme dans la période précédente. Il en résulta une hausse des prix sensible que les deux statisticiens les plus compétens en cette matière, MM. Jevons et Soetbeer, estiment avoir été de 18 à 20 pour 100. Si elle ne fut pas plus considérable, c’est parce qu’un accroissement prodigieux des entreprises, de la production et des échanges fit presque équilibre à l’augmentation si brusque et si inouïe des agens métalliques de la circulation. Les contribuables, les industriels, les fermiers, les propriétaires et surtout les états obérés en retirèrent un grand avantage, à ce point que M. Paul Leroy-Beau lieu a pu dire, peut-être avec quelque exagération, que c’est grâce à l’or des placers et au progrès des machines que la France échappa alors à la banqueroute (Science des finances, II, p. 232). Mais, d’autre part, ceux qui avaient un revenu fixe se trouvèrent gênés par la cherté croissante de la vie. Il fallut même, en plusieurs pays, augmenter le traitement des fonctionnaires. Ces exemples prouvent à quel point ce qui concerne la monnaie a d’influence sur les conditions d’existence de tous.

L’intime solidarité que le commerce établit aujourd’hui entre tous les peuples rend ce fait encore plus sensible. Un grand état ne peut modifier sa législation monétaire sans que tous les autres pays en ressentent le contre-coup. Quand, après 1816, l’Angleterre, abandonnant définitivement l’emploi simultané de l’or et de l’argent, adopta l’étalon d’or et qu’en même temps, pour reprendre les paiemens en espèces, elle attira à elle plus d’un demi-milliard de francs d’or, précisément au moment où les mines de l’Amérique livraient une quantité notablement réduite des deux métaux, il en résulta dans le monde entier une intense et longue crise de contraction monétaire et de baisse des prix, caractérisée par les souffrances de l’agriculture et de l’industrie que signalent les écrits du temps. Après 1870, l’Allemagne, grâce à l’indemnité de guerre de 5 milliards, crut pouvoir passer facilement à l’étalon d’or, à l’exemple de l’Angleterre, et elle commença à démonétiser l’argent. Les états de l’union latine, ne voulant pas continuer à maintenir leurs hôtels des monnaies ouverts à l’argent que le gouvernement allemand vendait, suspendirent la frappe libre de ce métal ; les autres pays, sauf l’Inde et le Mexique, en firent autant, et depuis ce moment l’or seul doit faire l’office d’instrument d’échange international qui était naguère accompli par les deux métaux. Il en est résulté, — d’après un grand nombre de financiers et d’économistes dont je fais partie, — une contraction monétaire et une baisse des prix tout à fait semblables à celles de la période 1820-1830.

Au mois de juillet dernier, les États-Unis adoptent une loi qui oblige le trésor à acheter chaque mois 4,500,000 onces d’argent. Ce nouveau silver-bill a pour effet de faire remonter, en septembre, le prix de l’argent sur le marché de Londres de 42 à 54 pence l’once standard. Aussitôt les conséquences de cette hausse se font sentir dans le monde entier. Nos écus de 5 francs qui ne valaient plus intrinsèquement que 3 fr. 50 reprennent une valeur d’environ 4 fr. 50. Cela ne nous touche guère, car ces écus, investis par la loi du plein pouvoir libératoire, circulent au pair de l’or ; mais cette hausse du métal blanc engage les états qui l’ont pour étalon, la Russie et l’Autriche, à chercher les moyens de passer à l’étalon d’or. D’autre part, le commerce avec l’extrême Orient et même avec l’Autriche est soumis à des perturbations violentes qui entravent les exportations. Les exportateurs de Trieste et de Fiume, de la Chine, de l’Inde et du Japon se plaignent de ne plus trouver d’acheteurs. Et, en effet, le commerçant européen, qui pouvait faire venir des marchandises de ces régions quand il les payait avec de l’argent à 42 pence, ne le peut plus quand ce métal lui coûte plus de 50 pence. Si à Washington la chambre des députés, bientôt renouvelée, en arrivait à voter la frappe libre de l’argent, comme l’a fait déjà le sénat, le prix de ce métal remonterait probablement, relativement à l’or, à l’ancien rapport de 1 à 16, c’est-à-dire à 59 pence à Londres, et les changemens qui en résulteraient dans la circulation universelle, dans les prix des marchandises et dans les relations commerciales du monde entier seraient si considérables qu’il est difficile d’en prévoir toute la portée. La nouvelle législation monétaire des États-Unis offre donc pour tous un intérêt si direct et si important qu’il est urgent de l’étudier attentivement et dans ses principes et dans ses effets ultérieurs. Pour bien comprendre les motifs qui l’ont dictée, il faut résumer rapidement l’histoire de la monnaie dans l’Union américaine.


I.

Avant la guerre de l’indépendance, la monnaie en circulation dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre se composait principalement de dollars mexicains. Pendant la guerre, le numéraire devint si rare qu’on fut obligé de se servir de pesées de tabac comme instrument d’échange. À peine constitué, l’un des premiers soins du gouvernement fédéral fut d’adopter un système monétaire complet. Les hommes politiques du temps étaient favorables à l’emploi simultané des deux métaux comme monnaie principale. Hamilton, le premier secrétaire du trésor, dans son célèbre rapport au congrès sur cette matière (1791), recommande d’établir l’unité de valeur à la fois sur l’or et l’argent, et la raison qu’il en donne est remarquable : « Annuler, dit-il, l’emploi de l’un des deux métaux comme monnaie, c’est diminuer la quantité des intermédiaires de l’échange et s’exposer à toutes les objections qui ressortent d’une comparaison entre les bienfaits d’une circulation pleine et les maux d’une circulation insuffisante. » Le souvenir des souffrances résultant d’un manque d’instrumens d’échanges était encore présent dans tous les esprits et révélait les vrais principes à cet égard. Jefferson partageait la même manière de voir : — « Je vous retourne votre rapport sur la Mint écrit-il à Hamilton, et je pense comme vous que l’unité doit avoir pour base les deux métaux. Février 1792. »

La loi monétaire adoptée par le congrès, le 2 avril 1792, et intitulée : An act estahlishing a Mint and regulating the coins of the united-states, établit ce que l’on appelle maintenant le bimétallisme, par des prescriptions semblables à celles de l’an XI en France, mais plus précises encore. L’unité monétaire est le dollar contenant 371 4/16e grains d’argent pur ou 416 d’argent standard, le dollar d’or contenait 24 grains 75 de métal pur. L’article 15 de la loi portait que « la proportion de valeur » (proportional value) serait de 15 à 1 dans toutes les pièces de monnaie, « c’est-à-dire que 15 livres de poids d’argent pur seraient, en tout paiement, d’égale valeur qu’une livre d’or pur. « l’article 14 autorisait toute personne à apporter à l’hôtel des monnaies des lingots, soit d’or, soit d’argent, lesquels seraient restitués monnayés gratuitement. Ce régime constituait donc le bimétallisme parfait, à savoir la frappe libre et gratuite des deux métaux précieux investis également d’un pouvoir payant sans limite d’après un rapport de poids déterminé par la loi.

Le rapport de 1 à 15 établi entre les deux métaux fixait la valeur de l’or trop bas, car déjà alors régnait en France le rapport de 1 à 15 1/2, que la loi de l’an XI (1803) devait définitivement sanctionner et maintenir jusqu’en 1873. Il s’ensuivit qu’il était profitable d’exporter l’or en Angleterre et en France ; l’argent seul resta dans la circulation aux États-Unis. Cependant, de 1793 à 1834, il y fut frappé pour 11,988,890 dollars d’or, ce qui avait absorbé presque toute la production, qu’on estime avoir été de 14 millions de dollars pendant la même période.

En 1834, une nouvelle loi monétaire fut adoptée. Elle réduisit l’or pur contenu dans l’aigle de 10 dollars de 249 1/2 à 232 grains, en portant l’alliage de 1/12e à environ 1/10e. Il résultait de ce changement que le rapport entre les deux métaux était de 16 à 1, décision que l’on n’a pu expliquer, car depuis trente-quatre ans le rapport français de 15 1/2 à 1 était devenu la règle générale. La frappe libre et le pouvoir payant illimités avaient été conservés à l’or comme à l’argent. La loi monétaire de 1837 codifia les lois précédentes et adopta définitivement pour toutes les monnaies l’alliage de 1/10e en usage en France. Le rapport entre les deux métaux précieux fixé à 1:16 portait trop haut la valeur de l’or et trop bas celle de l’argent. Il y avait donc avantage à porter ce dernier métal en Europe, où il avait une puissance d’acquisition plus grande. Il s’ensuivit qu’on exporta même les pièces divisionnaires d’argent qui étaient au même titre que le dollar étalon. Pour les conserver en faveur des menus paiemens, il fallut réduire l’argent contenu dans le demi-dollar de 206 l/4 à 192 grains et de même pour les pièces plus petites.

En 1873, le congrès vota une loi qui modifia du tout au tout le système monétaire, sans que ni députés ni sénateurs s’en rendissent compte. L’unité fut désormais le dollar d’or contenant 24.75 grains de métal pur ; l’ancien dollar d’argent « des pères » fut supprimé et on y substitua un dollar « commercial » de 420 grains, mais qui ne pouvait être valablement offert en paiement que jusqu’à 25 dollars, et, en même temps, la frappe libre de l’argent était interdite. Les États-Unis passaient ainsi à l’étalon d’or, au moment où la circulation se faisait uniquement au moyen de papier-monnaie jusqu’à concurrence de 902,953,635 dollars et où la dette s’élevait à 2,678,103 dollars. La charge pesant sur les contribuables, déjà si énorme alors-, se trouvait ainsi augmentée dans une proportion considérable et inconnue, au profit des détenteurs des fonds d’Etat, la plupart étrangers et surtout Anglais. Le bill qui démonétisait l’argent ne fut ni lu, ni discuté sérieusement. Comme le dit le professeur Loughlin dans son Histoire du bimétallisme aux États-Unis : « Le sénat s’occupa principalement de la question du frai et du seigneuriage, et la chambre des députés de celle du salaire des fonctionnaires de la Mint. » — A une question posée par M. Potter, député de New-York, le premier rapporteur, M. Kelley, répondit que la loi ne changeait nullement la valeur des monnaies. Quelques années plus tard, il dit : « Je ne connais pas de mystère comparable à celui du vote qui supprima l’ancien dollar d’argent; personne n’a jamais pu me dire comment et pourquoi cette mesure a été votée. » En 1877, le général Garfield dit dans un discours à ce sujet : « Il n’y eut pas d’appel des oui et des non. Il n’y avait pas d’opposition. Ce bill fut voté par le congrès, comme le sont des douzaines de bills, sur le rapport du président du comité spécial. » Cela s’explique; le second rapporteur, M. Hooper, obtint la suspension du règlement, ce qui permettait de ne pas lire le bill. « Il est très long, dit-il, et ceux qui s’y intéressent en ont pris connaissance. »

Je rapporte ces détails comme un curieux exemple de la marche du mécanisme parlementaire aux États-Unis : il montre sur le vif comment le congrès, accablé de besogne, expédie les votes, et il le faut bien : plus de 16,000 bills'' ont été « introduits » durant la dernière session.

Aussitôt que la portée de la nouvelle loi fut connue, une surprise mêlée d’indignation s’empara du public. C’est un tour que nous ont joué les créanciers anglais, dit-on de toutes parts : l’oncle Sam s’est laissé voler en dormant par John Bull. Un mouvement d’opinion irrésistible se fit dans tout le pays en faveur de la réhabilitation de l’argent et du « dollar des pères. » Le congrès dut y obéir. En novembre 1877, M. Bland proposa un bill autorisant « la frappe libre du dollar d’argent standard et lui restituant le caractère de monnaie-étalon (legal tender). » Il fut adopté par 164 voix contre 34. Le sénat, sur le rapport de M. Allison, maintint la restauration de l’ancien dollar, avec pouvoir illimité de paiement; mais à la frappe libre il substitua l’obligation pour le trésor d’acheter chaque mois de l’argent à monnayer en dollars pour une somme de 2 millions de dollars au moins et de 4 millions au plus. C’est là la loi si connue en Europe sous le nom de Bland-bill, désignation inexacte, car le député Bland avait obtenu à une énorme majorité le rétablissement de la frappe libre de l’argent. Le président Hayes, on s’en souviendra, opposa à l’Allison-bill un veto, qui fut annulé le jour même, 28 février 1878, à la majorité des deux tiers, par la chambre, 196 oui, 73 non, et par le sénat, 46 oui contre 19 non.

En même temps, un sénateur de l’Ohio, M. Matthews, obtint des deux chambres, 29 janvier 1878, le vote d’une résolution peu connue en Europe, quoiqu’elle soit de première importance pour tous ceux qui détiennent des titres quelconques des États-Unis. Ce bill porte que les obligations (bonds], ayant été stipulées remboursables, capital et intérêts, en monnaie légale (coin), à une époque où le dollar d’argent de 412 grains 1/2 avait cours légal, les États-Unis ont, à leur option, le droit de faire tout remboursement en cette monnaie. Il s’ensuit que, quelle que puisse être un jour la dépréciation de l’argent, l’Union aura toujours le droit de payer ses dettes en ce métal.

Depuis 1878, le trésor américain a régulièrement acheté, chaque mois, pour 2 millions de dollars d’argent, au fur et à mesure monnayés en dollars standard. Comme, depuis la guerre de la sécession, le peuple s’était habitué à se servir principalement de papier-monnaie, ces dollars eurent peu de succès et ils allèrent s’entasser en montagnes dans les caves publiques, qu’il fallut sans cesse agrandir, jusqu’au moment où l’on s’avisa de les représenter par des silver-certificates, certificats de dépôt. Sous cette forme, ils entrèrent peu à peu, presque en totalité, dans la circulation, à l’égal des autres billets de banque.

Malgré le succès de cette dernière combinaison financière, l’Allison-bill ne produisit aucun des effets qu’en avaient espéré ses partisans : il n’arrêta ni la dépréciation du métal blanc, ni la baisse continue du prix des denrées. Aussi l’agitation en faveur de la réhabilitation complète de l’argent recommença bientôt avec une intensité croissante. Les États-Unis essayèrent d’abord de s’entendre avec l’Europe, et spécialement avec la France, pour l’adoption du bimétallisme international, sur la base d’un rapport identique entre les deux métaux, ce qui impliquait le rétablissement de la frappe libre de l’argent. Mais les deux conférences monétaires de 1878 et de 1881 n’ayant abouti qu’à des vœux platoniques en faveur de la continuation de l’emploi de ce métal, les Américains commencèrent à se persuader qu’ils pourraient agir seuls, sans le concours de l’Europe.

La conviction se répandit partout que la cruelle détresse de l’agriculture tant dans le midi que dans l’est, conséquence de la baisse générale des prix, était due à l’insuffisance des moyens de circulation. La population de l’Union, disait-on, s’accroît, chaque année, de plus d’un million et demi d’habitans ; des régions entières se peuplent et s’ouvrent au commerce ; le réseau des chemins de fer s’étend si rapidement que parfois en trois ans on construit autant de milles de chemins de fer qu’il en existe dans la France entière; la production et les échanges s’accroissent par conséquent d’une façon inouïe et, d’autre part, les agens de la circulation ne se multiplient pas en proportion des besoins; il en résulte une contraction monétaire qui écrase principalement les producteurs et les débiteurs. Sans doute pendant les onze dernières années, on a monnayé pour 343 millions de dollars d’argent; mais, comme, d’un autre côté, le total des billets des banques particulières est tombé de 356 millions de dollars, en 1878, à 128 millions de dollars, en 1890, la frappe de l’argent n’a fait que compenser cette énorme réduction, et la circulation ne s’est accrue que de la quantité d’or monnayée chaque année, ce qui est manifestement insuffisant. Avec un territoire qui embrasse tout un continent, de l’Atlantique au Pacifique, avec une population de 65 millions d’habitans, avec un réseau de voies ferrées plus étendu que celui de toute l’Europe, les États-Unis ont, comme monnaie étalon, moins d’or et moins d’argent que la France, qui n’a pas 39 millions d’habitans et qui est moins grande qu’un seul des états qui forment l’Union, c’est-à-dire que le Texas.

Le mouvement en faveur de l’argent entraîna, non-seulement tout l’ouest, mais le centre et le sud, surtout depuis qu’il reçut l’appui énergique de la puissante Alliance des fermiers. Les pétitions en faveur de la frappe libre affluèrent au congrès. Le secrétaire des finances, M. Windom, quoique au fond hostile, se vit obligé, dans son rapport annuel pour 1889, de recommander certaines mesures favorables au métal blanc. Mais elles furent jugées insuffisantes. En 1890, un grand nombre de bills autorisant la frappe libre furent introduits dans le sénat et dans la chambre des députés. Celui de M. Culverson, du Texas, était le plus simple et le plus efficace. Il ne contenait que cette phrase : « Toutes les lois ou parties de lois qui limitent le monnayage du dollar d’argent sont rappelées. « Il serait trop long de suivre le sort de ces différens projets dans la mêlée des débats et des amendemens au sein des deux chambres. Il nous suffit de constater les résultats.

Le sénat adopta, par 43 voix contre 24, un article qui rétablissait le système bimétallique, en des termes si précis qu’ils méritent d’être reproduits : « L’unité de valeur aux États-Unis sera le dollar, qui sera monnayé de 412 grains 1/2 d’argent standard, ou de 25 grains 8 d’or standard, et les pièces ainsi frappées seront monnaie légale (legal tender) pour toutes dettes publiques ou privées. Tout propriétaire de lingots soit d’or, soit d’argent, pourra les déposer à l’hôtel des monnaies pour y être convertis en dollars standard, sans frais pour lui, etc. » Cet article fut repoussé dans la chambre des députés par 152 voix contre 135. Après une conférence des délégués des deux chambres, le silver-bill actuel fut voté, le 11 juillet dernier (1890), par 122 voix contre 90, tous les oui émanant des républicains, tous les non des démocrates. Comme ceux-ci n’ont émis un vote négatif que parce qu’ils voulaient la frappe libre, on peut dire que l’unanimité des membres du congrès voulait au moins les mesures actuelles en faveur de l’argent.

Ces mesures, en substance, sont celles-ci : le secrétaire du trésor est tenu d’acheter chaque mois 4 500, 000 onces d’argent, au prix du jour, jusqu’à la limite de 1 dollar par 371 grains 25 de métal pur, ce qui correspond à la valeur légale ou du rapport avec l’or de 1:16. Le paiement en sera fait en billets du trésor, remboursables à vue, en monnaie légale (coin), c’est-à-dire en or ou en argent, à l’option du secrétaire du trésor, « la politique monétaire des États-Unis étant de maintenir entre les deux métaux la parité sur la base du rapport légal ou de tout autre rapport qui peut être établi par les lois.» Deux millions d’onces seulement seront monnayés chaque mois jusqu’au 1er juillet 1891, et après cette date, autant d’onces seulement qu’il sera nécessaire pour le remboursement des billets du trésor prévus dans cet act. Telle est la loi qui apporte, depuis qu’elle a été votée, des perturbations si grandes et si soudaines dans le monde financier et commercial de l’univers entier.


II.

Le nouveau silver-bill a été jugé sévèrement en Europe : ce n’est rien moins, a-t-on dit, qu’une immense escroquerie commise aux dépens du peuple américain et en faveur des producteurs d’argent. Rien n’est moins justifié que cette appréciation. Ce qui le prouve manifestement, c’est que les seuls opposans que le bill ait rencontrés sont, comme nous l’avons vu, ceux qui voulaient davantage. Sans doute, il est contraire aux principes concernant la monnaie généralement admis aujourd’hui. Il paraît absurde d’obliger l’Etat d’acheter chaque mois une quantité fixe d’argent, surtout pour l’entasser sans le monnayer. Mais les Américains répondent à cela : cet argent acheté, — monnayé ou non, — circulera sous forme de certificats ou de billets du trésor, et il nous procurera les moyens d’échange qui aujourd’hui font défaut à l’expansion économique du pays, et c’est là l’essentiel.

Les motifs qui ont imposé l’adoption du bill, même aux républicains les moins favorables à l’argent et à toute « inflation, » ont été très clairement exposés dans la discussion. Tout d’abord on a fait valoir l’intérêt de l’agriculture. Elle subit, on le sait, une crise désastreuse qui n’a fait que s’aggraver depuis quinze ans et que récemment M. de Kératry a si bien décrite ici même. On peut en lire aussi les navrans détails dans les revues américaines[1]. Fermiers et propriétaires, très entreprenans, ont beaucoup emprunté, et, par suite de la baisse des prix des denrées, la valeur, suit de la terre, soit du matériel d’exploitation, n’équivaut plus à la dette. C’est donc, en quelque sorte, la banqueroute de la classe agricole, qui est encore prédominante aux États-Unis. « Supposons, dit le député Lind, une ferme du Minnesota produisant 1,000 bushels de froment en 1873 et en 1889. Les frais de production seront les mêmes, disons 700 bushels ; il restera ainsi au cultivateur 300 bushels, soit le même surplus disponible aux deux époques. Mais il résulte de la table des prix que ce surplus valait a New-York, en 1873, 393 dollars, et en 1889 269 dollars seulement. C’est donc la misère pour l’exploitant. En 1873, un bushel de froment équivalait à 33.41 grains d’or, et à 20.89 seulement en 1889. La baisse générale des prix a atteint toutes les classes, mais surtout les cultivateurs, et elle est due à la proscription de l’argent. »

Un autre député, M. Steel, montre l’influence exercée par cette proscription sur toutes les dettes hypothécaires. « Au moment où le propriétaire contractait la dette, il pouvait payer 1 dollar au moyen d’un demi-bushel de froment ou de 5 livres de coton. Aujourd’hui il doit donner 1 bushel 1/2 de froment ou 12 livres de coton. C’est donc la ruine de tout propriétaire et de tout fermier endetté. »

Au sénat, M. John Jones faisait remarquer que ce sont précisément les gens qui empruntent qui forment la partie active de la nation. « La dette, disait-il, est la caractéristique de la société moderne. C’est par la dette que s’est accompli le merveilleux développement de la civilisation au XIXe siècle. Qui emprunte dans notre pays? qui sont les débiteurs? Les hommes entreprenans et industrieux, ceux qui travaillent, qui créent des industries, qui, prévoyant l’avenir, se lancent dans des entreprises nouvelles. Partout ce sont les débiteurs qui représentent l’énergie « constructive. » Ce sont eux qui créent la richesse et assurent la prospérité des nations. C’est en empruntant qu’ils enrichissent la communauté. Ils forment cette ioule active, toujours en mouvement, toujours occupée à faire valoir notre fonds productif, et c’est à elle que les États-Unis doivent leur grandeur et leur puissance. En augmentant le poids de la dette, c’est donc la force dynamique de notre pays que vous écrasez. »

Le député Wickham, se plaçant au point de vue juridique, faisait ressortir combien il était injuste de donner pour base à tous les contrats une unité monétaire, l’or, dont la valeur allait croissant, en raison de sa rareté relative. La qualité essentielle de toute monnaie, disait-il, est de conserver une valeur stable : en empêchant, par la proscription de l’argent, l’instrument des échanges de s’accroître en raison des besoins de la circulation, on provoque une hausse continue de l’unité monétaire, et par conséquent on fausse la base de tous les contrats et on lèse gravement l’intérêt de tous les producteurs.

Il est encore une autre considération qui a exercé une influence décisive sur les résolutions du congrès. L’importation du blé de l’Inde en Europe est favorisée par une prime qui est d’autant plus considérable que le métal blanc est plus déprécié. En effet, supposons que le froment se cote à Bombay 8 roupies ou 16 shellings les 100 kilogrammes. Comme je le vendrai payable en or à Londres, si l’argent est déprécié de 25 pour 100, je pourrai me procurer ces 16 shellings ou 8 roupies moyennant 12 shellings or. Je pourrai donc vendre en Angleterre le blé indien à 12 shellings, plus les frais. En vertu de la loi de l’offre et de la demande, le prix moyen sur le marché d’une denrée est déterminé par la quantité de cette denrée qui s’offre à meilleur compte. Par conséquent, c’est le blé indien qui règle le prix du blé anglais et du blé américain, et cela d’autant plus que les exportations de blé de l’Inde augmentent sans cesse et s’élèvent presque à la moitié de celles des États-Unis. C’est ainsi que la baisse de l’argent ruine les cultivateurs de l’Amérique et de l’Europe. Si la valeur de l’argent était ramenée à son ancien taux, pour se procurer 16 shellings ou 8 roupies argent à Londres, il faudrait vendre le blé de l’Inde 16 shellings-or, et ce serait ce prix que les cultivateurs américains et européens obtiendraient désormais pour leur grain. Il en est de même pour le coton. On voit donc quel colossal intérêt pousse les États-Unis à favoriser la hausse du métal blanc, et l’on s’explique l’unanimité que rencontre dans les deux chambres du congrès toute mesure qui paraît devoir amener ce résultat.

Il nous faut examiner maintenant quels seront les effets du nouveau silver-bill et pour l’Amérique et pour l’Europe. Et d’abord, l’achat de 4,500, 000 onces d’argent imposé au trésor suffira-t-il pour ramener l’argent à l’ancien rapport légal, relativement à l’or, de 16 à 1, soit à 59 pence l’once à Londres, comme l’espèrent les partisans du bill ? Les résultats obtenus par le Bland-bill de 1878 ne sont guère encourageans à cet égard.

Les États-Unis ont d’abord, de 1873 à 1876, acheté 31 millions 603,905 onces d’argent, au prix de 37,571,148 dollars, pour en faire de la monnaie divisionnaire (subsidiary coins). Du 28 février 1878 au 1er novembre 1889, il a été acquis 299 millions 889,416 onces d’argent, pour 286,930,633 dollars, qui ont été frappées en 343,638,001 dollars legal-tender, avec plein pouvoir payant. Sur ce total, 60,098,480 dollars, ou moins de 1 dollar par tête, étaient en circulation au 1er’novembre 1889 ; 283 millions 539,521 dollars étaient déposés dans les caves du trésor, mais 277,319,944 dollars circulaient sous forme de silver-certificates ; l’excédent n’agissant pas comme instrument d’échange n’était que de 6,219,577 dollars. On peut donc affirmer que la tentative de faire emploi de l’argent comme moyen de paiement sous forme de certificat a complètement réussi, et c’est même l’un des motifs qui a engagé le congrès américain à donner une place encore plus large dans la circulation au métal blanc.

Mais, d’un autre côté, les achats si considérables faits par les États-Unis n’ont pas empêché la baisse continue du prix de ce métal, comme le montre un rapport récent de M. William Windom, secrétaire du trésor. (Silver. — Washington, Prititing office, 1889.)

« En 1873, date où commencent les achats d’argent pour la monnaie divisionnaire, la valeur marchande du dollar, contenant 371.25 grains d’argent fin, était d’environ 1 1/2 cent (le cent centième partie du dollar, vaut un peu plus de 5 centimes) plus élevée que celle du dollar d’or. Au 1er mars 1878, quand commencèrent les achats pour le monnayage des dollars, la valeur du dollar d’argent n’était plus que de 0.93 dollar or, et maintenant (novembre 1889) elle est tombée à 0.72 dollar or. En d’autres termes, l’argent est tombé, relativement à l’or, de 28 pour 100 dans ces dernières seize années, et de 20 pour 100 depuis le commencement des achats de 1878. »

Cette baisse continue s’est produite, quoique la quantité d’argent acheté augmentât à mesure que le prix en baissait, puisqu’on vertu du Bland-bill, il fallait en acquérir pour 2 millions de dollars par mois. Au 1er mars 1878, au prix de 54 15/16 pence l’once standard, ou de 1.20429 dollar par once de fin, les 2 millions de dollars employés mensuellement achetaient 1,660,729 onces de fin, qui livraient 2,147,205 dollars standard. Au prix moyen de l’année fiscale, finissant au 30 juin 1889, soit au prix de 42 pence 49 l’once standard, équivalant à 0.93163 dollar l’once de fin, les 2 millions de dollars employés mensuellement achetaient 2 millions 146,755 onces de fin, qui livraient 2,775,628 dollars standard.

Certes, si les États-Unis continuent à acheter chaque mois 4 millions 500,000 onces d’argent, le prix s’en relèvera, puisqu’il a suffi, l’an dernier, en mai-juin, de la perspective encore incertaine de certaines mesures favorables à l’argent qui pouvaient être adoptées par le congrès pour faire monter de dix pence environ le prix de ce métal. Mais maintenant, dans quelle mesure se produira cette hausse ? Nul ne peut le dire. Ce qui est certain, c’est que le prix de l’argent ne sera pas stable tant qu’il n’aura qu’un marché à prix débattu car le moindre excédent dans l’offre suffira pour amener une baisse hors de proportion avec l’accroissement de la production. Il n’y a évidemment que la frappe libre et illimitée, d’après un rapport légal avec l’or, qui puisse donner aux métaux précieux une valeur fixe. Reste à voir si les États-Unis pourraient, par ce moyen, rendre à l’argent son ancienne valeur ? En tout cas, il est hors de doute que nul pays ne pourrait tenter cette entreprise avec autant de chances de succès que la grande république transatlantique, pour les motifs suivans.

Premièrement, le rapport de 1 à 16 entre l’or et l’argent empêcherait les envois d’argent en échange d’or faits par l’Europe pour le compte des arbitragistes, puisque, l’argent n’ayant aux États-Unis qu’un pouvoir payant seize fois moindre que l’or, au lieu de quinze fois et demie en Europe, il faudrait envoyer à New-York 16 kilogrammes d’argent pour obtenir 1 kilogramme d’or qui, monnayé en Europe, n’équivaudrait qu’à 15 kilogrammes 1/2 d’argent. Donc, la perte sur l’opération serait de 1/2 kilogramme d’argent ou 100 francs, plus les frais. Il n’y aurait à redouter que les ventes pour compte des gouvernemens, auxquelles ceux-ci renonceraient peut-être, comme l’Allemagne le proposait au congrès monétaire de 1881. Secondement, les États-Unis, étant le plus grand producteur d’argent (1,227,141 kilogrammes sur 3,137,175 kilogrammes de production totale en 1888), ne feraient qu’ouvrir un débouché au produit de leur sol. Troisièmement, la puissante confédération, se développant d’une façon inouïe en population, en territoires défrichés et peuplés, en richesses de toute sorte créées et échangées, a besoin d’instrumens de circulation en quantité rapidement croissante, ainsi que le prouvent et l’emploi sans cesse plus grand des silver-certificates et les mesures proposées par les différens partis pour augmenter les agens de l’échange. Il serait donc possible que tout l’argent monnayé par la frappe libre pénétrât dans la circulation sans rendre inutile l’or existant et, par conséquent, sans en amener l’exportation.

D’ailleurs, le bilan général de l’argent nous montre que la quantité disponible est minime. Voici le calcul très frappant que fait, à ce sujet, un statisticien dont c’est la spécialité, M. Ottomar Haupt.

La production de l’argent, en 1889, a été de 125 millions d’onces et l’emploi de 130,480,000 onces pour la monnaie et de 17 millions 600,000 onces pour les arts ; total : 148,080,000 onces[2]. La consommation dépasse ainsi la production de 23,080,000 onces. La frappe libre se trouvant en présence, non d’un excédent, mais d’un manquant, devrait donc, en vertu des lois économiques, ramener le prix de l’argent au taux légal, soit à dollar 1.29 ou 59 pence l’once. Quand même les 70 millions de dollars d’argent qu’on pourrait frapper ne seraient pas absorbés par les besoins croissans de numéraire et élimineraient une quantité égale d’or, comme les États-Unis possèdent pour 700 millions de dollars de ce métal, il en résulterait qu’il faudrait dix ans pour que, tout l’or étant exporté, l’action de la frappe bimétallique libre perdît son action régulatrice sur le prix de l’argent. C’est seulement quand une traite tirée sur New-York ne pourrait plus être payée qu’en argent, que le prix de ce métal et le change sur les États-Unis se régleraient d’après le cours variable du métal blanc à Londres.

D’ailleurs, l’or ne serait pas soustrait aux États-Unis aussi facilement et aussi vite qu’on serait tenté de le croire. Les 120 millions de francs (24 millions de dollars) d’argent frappés sous l’empire du Bland-bill n’ont pas empêché l’Amérique d’enlever de l’or en Europe et d’en accumuler pour 3 milliards et demi de francs en dix-sept ans. Le métal jaune ne pourrait être exporté par des opérations d’arbitrage sur l’argent, car à l’état de monnaie en Europe il a une moindre valeur qu’en Amérique, et à l’état de lingots, comme l’a souvent affirmé M. Freemantle, directeur de la Mint anglaise, il n’en existe nulle part d’approvisionnement considérable.

L’or serait sans doute exporté en vertu d’un change défavorable, dans le cas où l’abondance du numéraire amènerait une notable hausse des prix et favoriserait par suite les importations de marchandises étrangères, mais le fameux bill Mac-Kinley a pourvu à ce danger. Déjà précédemment, la balance du commerce était, en général, favorable aux États-Unis. Elle le sera bien plus, maintenant que les droits protecteurs ont été relevés d’une façon exorbitante et que les formalités les plus vexatoires et les plus arbitraires dans l’exécution entravent l’envoi des produits européens. Des mesures de représailles sont impossibles, car nous ne pouvons nous passer de leur blé, de leur coton, de leur lard, de leur pétrole, et ils peuvent, eux, se dispenser d’acheter nos objets manufacturés, car ils les fabriquent eux-mêmes plus chèrement, il est vrai, mais mieux que nous. Il est donc possible que, grâce au prodigieux développement de la population, de la richesse et des échanges, l’Union puisse maintenir son rapport légal entre l’or et l’argent, même avec la frappe libre des deux métaux, pendant un certain nombre d’années dont il est impossible de prévoir le terme. Néanmoins, comme il n’est pas probable qu’elle puisse, à défaut d’une convention internationale bimétallique, annuler la loi de Gresham et garder, en droit et en fait, le double étalon pendant soixante-dix ans, comme l’a fait la France, de 1803 à 1873, ainsi que l’affirmait récemment encore M. Léon Say, il nous faut examiner ce qui adviendrait le jour où les États-Unis deviendraient pratiquement un pays à monnaie d’argent, en regard de l’Europe, où la base des transactions resterait l’or. Les conséquences en seraient graves, surtout pour notre continent.


III.

Les États-Unis ayant, comme la France, le droit de payer en argent l’intérêt et le capital de leurs bonds en vertu de la teneur même des titres, confirmée par la résolution Matthews de 1878, il en résulterait d’abord que la valeur de ces titres se déprécierait dans la même proportion que le métal blanc. Il en serait de même pour le change sur l’Amérique. Supposons que le taux de l’argent, qui ne serait plus soutenu par l’action de la frappe libre bimétallique, retombe au même niveau que l’an dernier, soit à 42 ou 43 pence, il s’ensuivrait que toute traite tirée sur New-York ne se négocierait qu’avec une perte d’environ 25 pour 100. On sait combien un semblable état de choses est désastreux pour tout pays qui est tenu de payer à l’étranger des intérêts en or, et qui doit faire des emprunts au dehors, car cet or, il ne peut l’obtenir que moyennant une torte prime, et les banquiers ne lui font de nouvelles avances que sur promesse de s’acquitter en or, ce qui aggrave encore sa situation. Mais tel ne serait pas le cas des États-Unis. La dette fédérale est stipulée payable en coin c’est-à-dire en monnaie légale, donc soit en or, soit en argent, puisque tel était le régime monétaire au moment où les bonds ont été créés. Le gouvernement fédéral paierait en argent ; il ne devrait donc pas acheter de l’or à cet effet. Il n’aurait pas non plus à s’inquiéter des exigences des banquiers étrangers, puisqu’il a chaque année un excédent de recettes d’un demi-milliard et qu’il rembourse sa dette avec une hâte dont on commence à se plaindre.

La perte que subiraient les traites sur New-York serait bien plus préjudiciable à l’Europe qu’à l’Amérique. Elle entraverait l’importation des marchandises européennes aux États-Unis, puisque le prix n’en serait plus payé qu’en argent déprécié et, d’autre part, elle favoriserait l’exportation des denrées américaines, puisque le prix de celles-ci serait acquitté en Europe en or ou en argent maintenu par le cours légal au pair de l’or. Ainsi le blé américain jouirait de la même prime que le blé indien aujourd’hui et il pourrait se vendre sur le marché de Liverpool à meilleur compte que maintenant; car l’exportateur, recevant de l’or qui jouirait d’une prime de 20 à 25 pour 100 relativement à l’argent, monnaie légale de l’Union, pourrait diminuer son prix dans la même proportion. Les cultivateurs de l’Angleterre et de notre continent se trouveraient donc frappés plus durement encore qu’actuellement par la concurrence de l’Amérique.

Une autre considération mérite aussi l’attention. Les États-Unis dans le commerce avec l’Asie : Chine, Japon, Indo-Chine, etc., jouiraient d’un avantage évident relativement aux pays à étalon d’or, car ils auraient pour les transactions avec tout l’Orient la même base monétaire, l’argent. Quand les Anglais vendent leurs produits aux Indes, ils doivent en augmenter le prix en raison de la dépréciation de l’argent, puisqu’ils sont payés en ce métal et qu’ils doivent, eux, acquitter les frais de production en or. Il n’en serait pas de même pour les Américains : ils pourraient livrer leurs produits à Tokio ou à Shanghaï au même prix qu’à San-Francisco, moins le fret et les profits, car ils rétribueraient leurs ouvriers au moyen du même métal qu’ils auraient reçu. Probablement les effets que je signale seraient en partie contre-balancés par une certaine hausse de tous les prix qu’amènerait une circulation plus abondante au sein de l’Union. Toutefois cette influence ne se ferait sentir qu’après que trois milliards et demi d’argent auraient remplacé les trois milliards et demi d’or qu’elle détient maintenant.

Pour fortifier leur situation, les États-Unis s’efforcent d’obtenir de tous les pays des deux Amériques l’adoption d’une même unité monétaire en argent, et des délégués sont réunis actuellement à Washington à cet effet. Si même cet accord était obtenu, il n’en résulterait pas grand avantage, car, sauf au Mexique, partout circule du papier-monnaie et il n’est frappé ni or ni argent. Certains financiers argentins engagent, il est vrai, avec instance leur gouvernement à se prévaloir de leur système monétaire qui est bimétallique pour rembourser les billets et toutes les dettes publiques en argent. Mais un semblable décret serait illusoire, puisqu’il n’y a dans le trésor pas plus de métal blanc que de métal jaune. Il n’aurait quelque effet que le jour où les financiers de New-York consentiraient à faire aux banques argentines des avances en argent suffisantes pour leur permettre de reprendre leurs paiemens en ce métal. Ce serait aussi un moyen de vider un peu les caves du trésor public, ce dont on ne se plaindrait pas. Mais la garantie qu’offrirait Buenos-Ayres paraîtrait-elle suffisante?

La Chine pourrait offrir à l’argent un champ d’emploi bien autrement vaste que l’Amérique méridionale. Jusqu’à présent, les échanges s’y faisaient, comme on le sait, au moyen de billon de cuivre et de petits lingots d’argent, qu’il fallait, à chaque paiement, essayer et peser. C’était donc le régime du troc, avec toutes les entraves qu’il apporte à la circulation. Récemment, la Chine a frappé des monnaies impériales en argent, et si elle continue à le faire, il faudra une quantité supplémentaire notable de ce métal pour fournir un instrument d’échange suffisant à ses 400 millions d’habitans.

Il est une autre considération que les partisans du métal blanc peuvent faire valoir en sa faveur. Des économistes de grande autorité, et parmi ceux-ci Michel Chevalier en France, MM. Frère-Orban et Pirmez en Belgique, les ministres des finances en Hollande, ont soutenu, après 1850, que le meilleur métal monétaire est l’argent, et même, sous l’empire de cette opinion, la Belgique et la Hollande avaient adopté l’étalon d’argent. À mon avis, ils n’avaient pas tort. Sans doute, l’argent est plus encombrant que l’or ; mais du moment qu’il est représenté par des certificats ou des billets de banque, cet inconvénient disparaît. Quoique sous le régime bimétallique, la Néerlande, le pays le plus commerçant du monde, possède très peu d’or, et les transactions s’y règlent presque exclusivement au moyen de billets et d’argent. La qualité principale d’une monnaie est la stabilité de sa valeur. À cet égard, l’or présente un grave défaut : comme l’a montré M. Suess, professeur à l’université de Vienne, dans son livre si intéressant : Zukunft des Goldes (l’Avenir de l’or), sa production, provenant pour les sept huitièmes du lavage des sables aurifères, est extrêmement irrégulière. De nouveaux placers livrent subitement des quantités énormes et puis s’épuisent rapidement ; tandis que la production de l’argent, opération industrielle, s’accroît régulièrement, à peu près dans la mesure des besoins croissans de l’échange dans le monde entier. À ne garder qu’un seul métal comme monnaie libératoire, mieux vaudrait encore choisir l’argent.

Quoi qu’il en soit, la cause du free-coinage, c’est-à-dire de la frappe libre de l’argent, semble avoir fait aux États-Unis des progrès si rapides et si décisifs qu’elle pourrait bien l’emporter dans la session prochaine du congrès, où les démocrates, les amis de l’argent, seront en beaucoup plus grand nombre.

Au mois de juillet dernier, la frappe libre, qui avait été adoptée, nous l’avons vu, à une majorité de 17 voix au sénat, n’a été repoussée dans la chambre basse par les républicains votant contre les démocrates, qu’à la même majorité de 17 voix. Or les dernières élections ont donné aux démocrates une prépondérance écrasante. L’une des causes principales de l’échec inouï subi par les républicains a été leur vote contre le free-coinage. Les partisans de cette mesure le leur avaient bien prédit au cours des débats. Vous voulez, leur disaient-ils, maintenir le privilège inique de l’or en faveur des banquiers. Vous proscrivez « le dollar de nos pères,» notre monnaie nationale depuis la fondation de la république. Le peuple, qui veut pour l’argent le même traitement que pour l’or, vous proscrira à son tour. Bientôt, vous ne reparaîtrez plus dans cette enceinte.

Le président de la puissante association agricole, the Farmers Alliance, qui se vante de disposer de 3 millions de voix, le colonel Polk, dans un discours récent attribuait la défaite des républicains à leur refus d’adopter le libre monnayage de l’argent[3].

On sait qu’un bill décrétant la frappe libre de l’argent a été voté récemment par le sénat, mais qu’il vient d’être repoussé par la chambre des députés. Quand même il serait adopté dans la prochaine session, le président y opposerait, dit-on, son veto, quoique la Tribune, organe assez fidèle de la « Maison-Blanche, » prétende qu’il se contentera de blâmer. Il faudrait voir alors s’il se trouverait dans chacune des deux chambres une majorité des deux tiers pour annuler ce veto. Le président aurait, d’ailleurs, à compter avec la pression de l’opinion publique. Le parti qui réclame le bimétallisme sans restriction avec frappe libre de l’or et de l’argent est fortement organisé. Outre la Farmer’s Alliance, si influente dans toute l’Union, il a un organe central à Washington, le National executive silver Comniittee, qui menace, si on ne fait pas droit à ce qu’il appelle la volonté du peuple, de convoquer une convention nationale à ce sujet. Jamais, on n’a vu la question monétaire agiter à ce point l’opinion publique dans un grand pays, car elle figure dans presque toutes les platforms électorales[4].

Les Américains qui ont le plus approfondi ce grave problème, ainsi les sénateurs Aldrich, Bland, Teller, Jones, les députés Kelly, Wickam, Williams, se rendent bien compte que le meilleur moyen de régler définitivement cette question est d’amener l’Europe à s’entendre avec l’Amérique, pour adopter le bimétallisme international, sur la base d’un rapport légal identique à établir entre l’or et l’argent, comme le voulait Newton. Mais ils pensent, — et beaucoup d’économistes et de financiers européens partagent cette opinion, — qu’en ramenant le prix de l’argent à l’ancien taux et en montrant ainsi que la loi, qui a amené la dépréciation de ce métal, peut aussi en assurer la réhabilitation, on arriverait à faire disparaître la défaveur dont il est frappé. Si l’argent, sous l’empire de la frappe libre aux États-Unis, conservait une valeur stable, les états européens qui l’ont proscrit pourraient, espèrent-ils, lui rouvrir leurs hôtels des monnaies, et ainsi les échanges dans le monde entier se régleraient, comme cela s’est fait de tout temps, au moyen des deux métaux. Je suis de ceux qui restent convaincus que rien n’est plus désirable, mais je ne crois pas que la politique monétaire adoptée récemment à Washington soit le meilleur moyen d’atteindre le but désiré.

Il est hors de doute que l’Allemagne, en démonétisant l’argent, après 1870, a provoqué une crise économique intense et persistante, qui a donné lieu, en tous pays, à des enquêtes parlementaires et dont les conséquences fâcheuses se sont fait sentir dans le monde entier. Les autres états ayant suspendu la frappe libre de l’argent, il en est résulté que l’or seul a dû faire l’office d’instrument international des échanges, au lieu des deux métaux réunis, alors que, d’une part, la production annuelle de ce métal tombait de 700 à 500 millions et que, d’autre part, le mouvement général des affaires, s’accroissant sans cesse, exigeait plus de moyens de les régler. Un changement aussi brusque et aussi intempestif devait nécessairement amener de profondes perturbations, auxquelles l’Amérique cherche à porter remède, au moins pour son compte.

Le système monétaire bimétallique, j’ai essayé de le montrer à diverses reprises[5], offre de grands avantages: il sanctionne la coutume immémoriale et tient compte des faits actuels ; s’il est généralisé, il assure la parité du change de pays à pays ; il procure au commerce un taux de l’escompte plus stable, ainsi que le démontre la comparaison des variations de ce taux à la Banque d’Angleterre et à la Banque de France ; même, au point de vue scientifique, il est préférable, car il fournit aux prix et aux échanges une base plus stable que l’or ou l’argent seul. Mais cette opinion, quoique admise aujourd’hui par beaucoup d’économistes et notamment par tous les professeurs d’économie politique d’Angleterre, est loin encore d’être assez puissante pour s’imposer aux gouvernemens européens.

Il se présente, d’ailleurs, certains obstacles pratiques à la réalisation de cet accord, que deux fois déjà l’Amérique est venue proposer à l’Europe aux conférences monétaires de Paris en 1878 et en 1881. Et d’abord, le rapport légal entre l’or et l’argent est de 1 à 16 aux États-Unis et de 1 à 15 1/2 en France, en Allemagne et dans la plupart des pays de notre continent. Il s’ensuit que, comme dans la période 1834 à 1873, tout l’argent accumulé dans l’Union viendrait affluer à nos hôtels des monnaies, ce qui ne serait pas toléré. Il faudrait donc que les États-Unis adoptassent le rapport français, avant que la France pût songer à reprendre la frappe libre de l’argent. Ils s’y préparent, m’écrit-on ; mais même dans ce cas, il se peut que la France hésite et veuille l’adhésion de l’Allemagne, de même que l’Allemagne voudra celle de l’Angleterre. La redoute à enlever est donc l’Angleterre. On y trouve, il est vrai, d’actifs et influens alliés dans une puissante Ligue bimétallique qui a pour président l’un des financiers les plus éminens de l’Europe, M. Henri Gibbs, directeur de la Banque d’Angleterre, et comme adhérens plus de cent membres de la chambre des communes et un grand nombre de ducs et de lords. Mais, contrairement à l’avis de cette figue, je ne crois pas que la récente politique monétaire de l’Amérique soit la plus propre à vaincre les résistances anglaises. Les maux dont se plaignent les Anglais et qui résultent de la dépréciation du métal argent : 100 millions de francs de perte annuelle pour le trésor indien ; perte pour tous ceux qui tirent un revenu quelconque de l’Inde ; primes d’exportation en faveur des producteurs indiens ; variations incessantes du change sur l’Asie ; ruine des fermiers et des propriétaires dans les trois royaumes, tous ces motifs qui pouvaient déterminer l’Angleterre à reprendre l’emploi simultané des deux métaux, définitivement abandonné après 1816 seulement, auront moins d’influence à mesure que l’argent se rapprochera de son ancienne valeur. Pour arriver au but que désire atteindre le congrès américain, il aurait fallu faire le contraire de ce qu’il a fait : vendre à Londres, et à tout prix, chaque mois, pour 2 millions de dollars d’argent, enlever à la Banque une somme égale d’or, provoquer ainsi le retour périodique sur le marché monétaire d’une crise semblable à celle de novembre dernier, déprimer le prix de l’argent à 30 pence, c’est-à-dire à la moitié de sa valeur précédente, et rendre ainsi la culture du blé impossible sous l’action de la concurrence de l’Inde, favorisée par une prime d’environ 50 pour 100. Il est vrai que l’agriculture américaine aurait été aussi atteinte, quoiqu’à un moindre degré, et c’est là précisément ce que les électeurs aux États-Unis n’ont pas voulu.

Si, pour les différentes raisons que nous venons d’indiquer, une entente internationale reste impossible, il est probable qu’après un temps plus ou moins long, il se formera dans le monde deux groupes de peuples : les uns, en Europe et en Australie, ayant pour monnaie principale l’or, et les autres, en Amérique, en Asie et en Afrique, l’argent. Sans doute, cela n’empêchera pas les échanges; ils se régleront moyennant perte ou avance sur le change, comme aujourd’hui quand on vend ou qu’on achète aux Indes. Mais il en résultera des inconvéniens sérieux, et surtout un antagonisme d’intérêts très fâcheux et même inquiétant. Tant qu’en France l’hôtel des monnaies, de 1803 à 1873, livrait à tout venant 3,100 francs pour 1 kilogramme d’or et 200 francs pour 1 kilogramme d’argent, ce rapport faisant loi dans le monde entier, un commerçant de n’importe quelle nation pouvait calculer exactement ce que lui rapportait une traite tirée sur un pays, soit à étalon d’or, soit à étalon d’argent. Elle valait autant de lois 200 francs qu’elle représentait de kilogrammes d’argent, ou autant de fois 3,100 francs qu’elle représentait de kilogrammes d’or dans le pays débiteur. Aujourd’hui, que vaut une traite de 1 kilogramme d’argent sur un pays qui a ce métal pour étalon? Nul ne peut le dire : 150 francs, 160 francs; peut-être, dans peu de temps, 190 ou 200 francs; cela dépend du cours du métal blanc à Londres, lequel, en ce moment, dépend des votes du congrès de Washington. A défaut du bimétallisme international, la même incertitude continuera à régner, et ainsi, dans toute transaction avec l’Amérique, l’Asie ou l’Afrique, il y aura un élément aléatoire, la valeur du paiement restant toujours variable.

Le côté grave de cette situation, c’est qu’elle rendra permanent, en l’accentuant encore, ce mouvement protectionniste qui sévit, hélas! partout. Je l’avais prédit de la façon la plus précise dans une lettre ouverte adressée à mes collègues du Cobden Club, en avril 1881, et il n’était pas difficile de le prévoir.

La production de l’or est manifestement insuffisante pour faire face aux besoins croissans de l’industrie et du monnayage. En voici le bilan annuel. Production : 500 millions de francs. Emplois : industrie, 300 millions de francs (90,000 kilogrammes net, d’après Soetbeer); absorption par l’Orient, 100 millions de francs; frai, pertes, etc., 25 millions de francs : total, 425 millions de francs. Restent 75 millions disponibles pour répondre à l’accroissement si rapide de la population, de la richesse et des échanges dans le monde, et que d’états, à commencer par la Russie et l’Autriche, qui aspirent à remplacer leur papier-monnaie par de l’or! Il n’est pas un seul pays, sauf la France, qui ait assez d’or, pas même la riche Angleterre. Au printemps dernier, lors de la discussion, dans la chambre des communes, au sujet du bimétallisme, le chancelier de l’Echiquier, M. Goschen, la plus haute autorité en la question, disait : «Je ne puis songer, sans un sentiment de honte (shame), que notre marché monétaire est à la merci d’un retrait de quelques millions sterling. » Et la crise de novembre dernier lui donnait raison, puisque la Banque d’Angleterre a dû emprunter 3 millions sterling à la Banque de France. De cet or relativement si rare et si disputé, chaque état veut avoir sa part, parce que c’est désormais le seul métal qui ait une valeur universelle. De là ce que les Anglais ont appelé le struggle for gold, mot que M. de Bismarck traduisait en cette image brutale, mais juste : « Quand la couverture est trop étroite et que chacun veut en avoir son coin, on se cogne.»

Lorsqu’un pays veut attirer à lui ou conserver de l’or, l’expérience a montré qu’il y a pour cela deux moyens : élever le taux de l’escompte, ce qui attire les capitaux (c’est ce que fait l’Angleterre) ; ou élever les droits de douane pour se créer une balance favorable (c’est ce que font les autres états). La hausse de l’escompte frappe le national, la hausse des droits frappe l’étranger; on préfère donc naturellement celle-ci. La baisse générale des prix qui a caractérisé la crise de 1873 à 1889, et qui est due, d’après moi, à la contraction monétaire, a été attribuée par les industriels et par les agriculteurs de chaque pays à la concurrence étrangère : ils ont donc voulu s’en défendre par la protection. Au contraire, quand, après 1850, l’abondance de l’or des placers a provoqué la hausse des prix, tous les producteurs en bénéfice étaient disposés à accepter le libre échange. On ne s’explique pas comment les économistes partisans du free-trade ont pu approuver la proscription de l’argent, qui méconnaissait à la fois les lois de la nature, mettant à la disposition de l’homme deux métaux monétaires, et l’usage immémorial consacrant leur emploi simultané, et qui devait par conséquent provoquer le réveil du protectionnisme, en contribuant à abaisser tous les prix.

Il est certain que l’Amérique, si même elle va jusqu’à la frappe libre de l’argent, ne se laissera pas dépouiller de son or sans une lutte à outrance. Elle entravera de toutes façons les importations de l’Europe, afin de n’avoir pas à les lui demander et à les lui payer, lors même que les prix monteraient chez elle. Le bill Mac-Kinley est un bel échantillon de ce que nous réserve en ce sens l’esprit ingénieux des Yankees. Si l’Autriche et la Russie passent à l’étalon d’or, elles agiront de même pour conserver le précieux métal, chèrement acheté et toujours réclamé par les intérêts de la dette payables au dehors. Aussitôt que le rouble a haussé en Russie, les industriels menacés ont réclamé et ont obtenu une aggravation des droits d’entrée. C’est donc à une guerre économique sans merci et sans terme qu’il faut s’attendre. Que nous sommes loin de ces années où Cobden et ses disciples sur le continent allaient prêchant aux nations, qui volontiers les écoutaient, l’évangile de la liberté du commerce et de l’harmonie universelle, au nom de cet admirable mot d’ordre : Peace and good will amongst men, « paix et affection réciproque parmi les hommes. »

Les États-Unis s’apprêtent, paraît-il, à nous offrir une troisième fois la branche d’olivier, comme en 1878 et en 1881. Si nous la repoussons, ce sera la lutte économique sur le terrain monétaire et industriel. Alors, dans ce conflit, entre l’Europe, d’une part, surchargée de dettes et d’impôts, accablée sous la charge de ses armemens toujours augmentés, morcelée et entravée par des barrières douanières de plus en plus infranchissables, minée par l’antagonisme des races et des animosités nationales, et, d’autre part, l’Amérique une de race, de langue et d’idées, presque sans armée, sans flotte et bientôt sans dette, éclairée par un nombre incalculable d’écoles de tous les degrés, prompte à inventer tous les perfectionnemens des engins du travail et surtout à les appliquer, possédant des mines de fer et de charbon cinq fois plus riches que les nôtres et deux fois plus faciles à exploiter, disposant encore d’immenses étendues de terres vierges où peuvent se multiplier à l’aise et s’enrichir des populations si rapidement croissantes, ce n’est pas nous, je le crains, qui souffrirons le moins. Toutes les dettes étant payables en or, en Europe, et en argent, en Amérique, la charge en deviendra plus lourde pour l’Européen et plus légère pour l’Américain. L’Angleterre, — elle a déjà pu s’en apercevoir, — sera le pays qui en pâtira le plus. Et ce ne sera que juste, car c’est elle qui, par l’adoption et le maintien de l’étalon d’or unique, force les autres états à en faire autant, et qui rend ainsi la lutte inévitable. La lutte pour l’or a provoqué une marée montante de protectionnisme qui emportera jusqu’aux derniers vestiges du libre échange.


Émile de Laveleye.
  1. Pour montrer l’importance qu’on attache à cette question, il suffit de noter que le même numéro de l’une des principales revues américaines, le Forum pour novembre dernier, contient deux importans articles relatifs à ce sujet : Embattled farmers par le révérend docteur W. Gladden, et Western farm mortgages par D. Reaves Goodloe. La baisse du prix des fermages et des terres est un fait général, et on ne sait que trop à quelles plaintes elle donne lieu et à quelles mesures de protection on a partout recours pour y porter remède. J’estime que dans toute l’Europe la valeur du sol cultivé a diminué d’un quart au moins, et plutôt d’un tiers. Nul pays n’a été plus durement atteint sous ce rapport que l’Angleterre. Et voici quelques exemples curieux empruntés à l’année qui vient de finir (1890). Le domaine de Brackenburgh, Lincolnshire, est hypothéqué, il y a vingt ans, pour 36,000 livres sterling; ou y dépense 10,000 livres sterling; il est évalué aujourd’hui 19,000 livres sterling. Tilshead-manor, Northwilts, acheté 12,000 livres sterling, hypothéqué pour 10,000 livres sterling, ne trouve pas acquéreur à 5,400 livres sterling. Le duc de Newcastle a vendu à un brasseur pour 137,000 livres sterling le magnifique domaine de Worksop-manor, acheté par son père 375,000 livres sterling en 1840. Le domaine de Bandirran en Écosse, acheté 90,000 livres sterling en 1870, est offert en vain pour 43,000. La terre d’Auchterhouse, Forfarshire, achetée, il y a quinze ans, 31,500 livres sterling, est vendue 16,000 livres sterling. Parmi les vendeurs de terres patrimoniales, on voit les plus grands noms : le duc de Fife, le duc de Buccleugh, lord Clinton, lord Carlisle, le comte d’Egmont, le comte de Devon, le comte Amherst, lord Ashburton, le marquis de Huntley, etc. En Écosse, cinq grands domaines, évalués chacun plus de 200,000 livres sterling (5,000,000 de fr.), sont à vendre sans trouver d’acheteur; beaucoup de fermes restent en friche, faute de fermiers. En Irlande, la baisse des denrées, en ruinant les tenanciers, a fait naître la crise agraire actuelle.
  2. D’après M. Haupt, l’emploi de l’argent dans les différens pays sera pour les quelques années suivantes en onces de métal fin : ¬¬¬
    États-Unis 54,000,000
    Inde anglaise 41,600,000
    Chine 12,800,000
    Japon 7,680.000
    Cochinchine 640,000
    Singapour (straits settlements) 3,200,000
    Angleterre et ses colonies 3,200,000
    Autriche 3,840,000
    Serbie et Bulgarie 1,920,000
    Balance restant au Mexique 1,600,000
    Total 130,480,000
    Emploi par les arts 17,600,000
    Total général 148,080,000

    Rien n’est compté pour la Russie, l’Amérique méridionale et l’Afrique.

  3. Voici un extrait de ce discours qui montre clairement les idées qui dominent en ce moment aux États-Unis à ce sujet : « Nous savons que l’argent était l’étalon de valeur, lorsque Jefferson a formulé le programme du parti démocrate. Lorsque le parti républicain s’est formé et a grandi, l’argent était l’étalon, et les grands hommes d’état des deux partis n’ont jamais rêvé de n’avoir qu’un étalon d’or. Nous prétendons que nous avons autant de droit de porter notre argent à la monnaie et de le faire frapper que les détenteurs d’or. De plus, cela augmenterait le volume de la monnaie. Pour ces raisons et d’autres, le peuple réclame le libre monnayage de l’argent.
    « Le congrès a voté une loi plaçant dans les mains du secrétaire de la trésorerie le pouvoir de décider l’importance de la frappe. Nous avons combattu ce pouvoir arbitraire donné à un seul homme. Nous avons combattu le bill. Le congrès n’a pas fait attention à nous. »
    Le député Springer disait le 5 juin dernier, dans la chambre, en s’adressant aux républicains : « Vous voulez empêcher les représentans du peuple de mettre à exécution les volontés du peuple. Eh bien ! vos électeurs vous répudieront aux prochaines élections. » M. Mac-Kinley, l’auteur du fameux bill ultra-protectionniste, avait voté contre le free-coinage; il n’a pas été réélu.
  4. Un télégramme nous apprend que la lettre que Cleveland vient de publier contre la frappe libre de l’argent l’empêchera d’être désigné pour la présidence à la prochaine élection.
  5. Voir mon volume : la Question monétaire en 1881 et plus récemment: la Question monétaire en 1890, échange de vues, par MM. Frère-Orban et Émile de Laveleye.